Étude sur Orphée/08

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ÉTUDE SUR ORPHÉE

De GLUCK
(Suite)

Nous l’avons dit, les manuscrits de Gluck sont très incomplets, et ne doivent être regardés que comme de simples esquisses. Nul doute que le maître fit exécuter ensuite le détail de sa partition par quelque copiste expert en les pratiques intérieures des orchestres, suivant l’usage constant du xviiie siècle. L’article : Copiste, du Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau, nous donne à ce sujet des notions bien caractéristiques, et qui étonneraient fort les compositeurs accoutumés au travail raffiné de l’orchestration moderne. C’est pourquoi l’on doit considérer les partitions conductrices et les parties d’orchestre comme exprimant de la manière la plus complète la pensée de Gluck, puisqu’elles représentent cette mise au point dernière, exécutée sous sa propre direction. Or, il y a là des divergences considérables, tant avec la version italienne qu’avec les intentions esquissées dans le manuscrit. Tout d’abord, le cornetto est remplacé par les clarinettes, ce qui n’a rien que de normal ; mais, tandis que ces instruments suivent exactement la partie de premier violon pendant les onze premières mesures du prélude, les trombones, au lieu de les soutenir de leurs accords, se taisent pendant toute la durée de cette exposition instrumentale, et n’entrent qu’avec le chœur, doublant les voix d’hommes. Cette disposition est d’autant plus surprenante que, dans son manuscrit, Gluck avait pris la peine (nous l’avons signalé) de noter une partie absolument conforme à celle du 3e  trombone d’Orfeo, et que, d’autre part, la sonorité de ce prélude funèbre, réduite aux seuls instruments à cordes auxquels s’unissent simplement les clarinettes et bassons, doublant les premiers violons et les basses, est vraiment bien pauvre. Une autre indication du manuscrit semble corroborer l’intention où était Gluck de faire entendre les trombones dans ce prélude : ce sont les mots déjà mentionnés comme écrits devant la ritournelle finale : Senza les inst. S’il était spécifié que « les instruments » dussent se taire ici, c’est apparemment qu’ils avaient précédemment joué dans la partie correspondante.

Cependant le témoignage de la partition conductrice et des parties d’orchestre est formel : les trombones restaient silencieux pendant le prélude aux représentations données à l’Opéra sous la direction de Gluck. Il nous semble qu’il n’est pas impossible de deviner les raisons pour lesquelles le compositeur s’est résigné à cette suppression, si contraire à sa conception première et au bon effet du morceau : elles sont tout simplement dans la faiblesse des exécutants d’alors. En effet, avant Gluck, les trombones n’avaient fait à l’Opéra que des apparitions si timides qu’on peut avancer que l’auteur d’Orphée en est le véritable introducteur dans l’orchestre français. Il est donc aisé de concevoir que les trombonistes, ayant si peu d’occasions d’exercer leur talent, n’étaient pas de première force, et que, devant la difficulté d’un passage à découvert où il fallait retenir le son et jouer pianissimo, ils aient reculé et obtenu la suppression d’une partie qu’ils étaient incapables d’exécuter. C’est pourquoi, aujourd’hui que les musiciens de nos orchestres ne connaissent plus d’obstacles, nous pensons qu’il serait bon de rétablir à l’exécution les parties de trombones telles qu’elles figurent dans la plus ancienne version de l’œuvre : à l’égard de l’exactitude du texte, ce serait peut-être s’écarter de la lettre, mais assurément ce serait rendre hommage à la conception de l’auteur en ce qu’elle a de plus personnel et de plus spontané.

Nous avons, dans cet examen, négligé complètement les indications de la partition française gravée : c’est que, dès le premier morceau, cette partition nous révèle son insuffisance. On n’y trouve, en effet, aucune trace de la partie de clarinette, et, quant aux trombones, ils ne sont indiqués ni dans le prélude ni pendant le chœur, sauf lorsque survient l’épisode dialogué des dernières mesures ; d’où il résulterait que les trombones, après être restés en silence pendant tout le développement, partiraient soudain, sans que l’on sache pourquoi, pour jouer huit ou dix notes éparses. — C’est pour s’en être tenu à ce seul document et n’avoir pas consulté les manuscrits de l’Opéra (qui, à la vérité, n’étaient probablement pas communiqués à l’époque) que Berlioz a écrit que « le cornetto n’étant pas connu à l’Opéra de Paris, fut supprimé sans être remplacé par un autre instrument, et les soprani du chœur, dont il suit le dessin à l’unisson dans la partition italienne, furent ainsi privés de leur doublure instrumentale[1]. » Nous avons vu au contraire que, loin d’avoir été supprimé purement et simplement, le cornetto fut remplacé, dans des exécutions de l’Opéra, par des clarinettes

Nous n’aurons pas à insister aussi longuement sur les autres morceaux ; mais l’examen de celui-ci, outre son intérêt particulier, avait en outre le mérite de nous révéler des pratiques générales d’autant plus curieuses à observer qu’elles s’éloignent davantage de celles de notre temps.

Poursuivons la comparaison des deux partitions.

Récitatif : Vos plaintes, vos regret. — Différent dans les deux versions. Au reste, on peut poser en principe que tous les récitatifs ont été refaits pour la partition française d’Orphée.

Pantomime. reprise et sortie du chœur. — Semblables, sauf cette réserve que le récitatif : Éloignez-vous, ce lieu convient à mes malheurs, n’existe pas dans la version italienne.

Scène ii, Orphée seul. — Air : Objet de mon amour, et Récitatifs. La forme générale est la même dans les deux partitions (ton de fa dans Orfeo, d’ut dans Orphée), et les récitatifs, sans être parfaitement semblables, sont composés sur les mêmes éléments. Mais l’instrumentation présente dans les deux textes des différences sensibles. C’est ainsi que, là où la partition française indique simplement un hautbois, on lit dans la partition italienne ce mot, quelque peu inaccoutumé : Chalumaux (il y a même écrit : Schalamaux dans la copie de Vienne). Berlioz avait déjà remarqué une indication semblable dans l’Alceste italienne. « Je n’ai pu savoir exactement, écrit-il, quel instrument Gluck a voulu désigner par le mot bizarre de chalumaux. Est-ce la clarinette employée dans le chalumeau ? le doute est permis[2] ». Sans aller jusqu’à cette interprétation forcée, on peut, ce semble, considérer comme fondée l’assimilation de l’instrument employé par Gluck avec le rustique chalumeau, dont l’utilisation dans la scène antique et pastorale d’Orphée n’a, au point de vue de la couleur, rien de déplacé. — Mentionnons enfin l’emploi de deux cors anglais, dans la partition italienne, à la troisième strophe : Piango il mio ben cosi, à l’endroit où la partition française indique deux clarinettes.

Ces remarques ont un intérêt particulier pour l’histoire de l’instrumentation : elles nous montrent que si Gluck, dans ses opéras français, a inauguré les procédés modernes, au contraire, jusqu’à la fin de sa carrière italienne, il avait conservé les traditions des anciennes écoles, auxquelles l’emploi de ces instruments archaïques ou exceptionnels le rattache manifestement.

Récitatif : Divinités de l’Achéron. — Développé différemment dans la partition française.

Scène iii, Orphée, l’Amour. — Beaucoup plus développée dans la version française, où se trouve un morceau nouveau, l’air de l’Amour : « Si les doux accords de ta lyre ». Récitatifs complètement remaniés. Seul, l’air : « Soumis au silence » (Gli sguardi trattieni) se retrouve exactement dans les deux versions.

Svène iv, Orphée seul. — Sauf quelques détails du récitatif : « Impitoyables dieux », le manuscrit autographe reproduit la version italienne, qui se compose de dix-neuf mesures de récitatif obligé suivi de douze mesures d’un dessin d’orchestre rapide et véhément, pendant lesquelles Orphée saisit sa lyre, ses armes, et s’élance vers le chemin des Enfers. Les autres documents français originaux donnent tous l’air : « L’espoir renaît dans mon âme ».

Acte ii, Scène i (Tableau des Enfers). La composition générale est la même dans les deux versions ; mais les différences de détail sont nombreuses et notables.

Au point de vue de la forme et de la disposition des morceaux, nous n’avons guère à signaler d’autre divergence qu’une reprise, dans la partition italienne gravée, du prélude orchestral de l’acte avant l’air d’Orphée : Deh ! placate vi con me, « Laissez-vous toucher par mes pleurs », particularité dont le manuscrit de Vienne ne porte pas de trace, — ainsi qu’un plus grand développement donné, dans la partition française, au chant de ce même air, qui a reçu l’addition de six mesures (le manuscrit de Vienne, par une correction de la main de Salieri, ajoute ces six mesures au texte original). Enfin la partition italienne, d’accord avec l’autographe français de Gluck, termine le tableau immédiatement après le dernier chœur : Ah ! quale incognito, « Par quels puissants accords », tandis que les autres documents français (partition conductrice, parties séparées, partition gravée, indication du livret) donnent uniformément pour conclusion à la scène un air de ballet, sur l’origine musicale duquel nous reviendrons. En l’absence de toute conclusion instrumentale, la partition italienne gravée donne les instructions suivantes :

Cominciano a ritirarsi le furie ed i mostri, e dilegmandosi per entro le scene, ripetono l’ultima strofa del Coro, che continuando sempre frattanto, che si allontano, fonisce finalmente in un confuso mormorio. Sparite le Furie, sgombrati i Mostri, Orfeo s’avanza nell’inferno.

(À suivre.)
Julien Tiersot.

  1. H. Berlioz. — À travers chants, p. 114.
  2. H. Berlioz, À travers chants, p. 210.