Étude sur Orphée/09

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ÉTUDE SUR ORPHÉE

De GLUCK
(Suite)

Au point de vue de la succession des tonalités, les différences s’accusent davantage. Dans l’opéra italien, l’unité tonale est si bien observée que la musique du tableau tout entier a pu être écrite d’un bout à l’autre avec la même armure à la clef (trois bémols) sans nécessiter la trop fréquente intervention des altérations accidentelles. Le prélude d’orchestre, en mi bémol, s’enchaîne naturellement avec le dessin de la harpe et la première attaque du chœur, qui sont en ut mineur. L’air de ballet suivant, ainsi que la reprise et le développement du chœur, se maintiennent dans cette tonalité ; puis on revient en mi bémol, avec l’air d’Orphée. Le chœur reprend en mi bémol mineur, puis module rapidement, et amène les deux chants d’Orphée, avec lesquels il alterne en fa mineur, ton et mode qui se maintiennent jusqu’à la fin.

La transposition du rôle d’Orphée de la voix de contralto à celle de ténor et la nécessité de donner la seconde partie du chœur aux hautes-contres ont amené un remaniement général qui, il faut l’avouer, n’est pas toujours à l’avantage de la version nouvelle. C’est ainsi que, le prélude instrumental restant en mi bémol, le chœur avec lequel il s’enchaîne est élevé d’un ton, passant en ré mineur. L’air d’Orphée est en si bémol, de façon que dans le dessin vocalisé de la dernière période : « À l’excès de mes malheurs », la voix monte jusqu’au contre-. Les relations tonales des épisodes suivants restent un moment ce qu’elles étaient dans l’œuvre originale, les morceaux se succédant à la quarte inférieure des tons primitifs : le chœur « Qui t’amène en ces lieux, » en si bémol mineur, et les deux chants d’Orphée : « Ah ! la flamme qui me dévore, » et « La tendresse qui me presse, » en ut mineur ; mais les chœurs : « Par quels puissants accords, » et « Quels sons doux et touchants », au lieu de rester dans le même ton, répondent, le premier à la dominante, sol mineur, le second à la quarte supérieure, fa mineur, ton dans lequel s’achève la partie chantée de la scène.

Enfin, l’orchestre des deux versions présente des différences considérables. Dans Orféo, la suprématie reste, pleine et entière, aux voix, qui ne sont accompagnées que par les instruments à cordes, avec, de loin en loin, quelques notes de hautbois et de cors, ainsi que la harpe d’Orphée. C’est du moins tout ce que spécifie le manuscrit de Vienne. Déjà pourtant la partition gravée d’Orfeo mentionne les tromboni e cornetto comme renforçant les voix sur le « No ! » par lequel les voix formidables des démons répondent à la supplication d’Orphée : les parties de ces instruments sont notées sur la même portée que celle des violons. Les cornetti, avec les hautbois, sont encore portés comme doublant la partie des premiers violons dans les chœurs : Misero giovane et Ah ! quale incognito.

Dans la partition française gravée, il n’est fait mention que d’une trompette (dans Orfeo, c’étaient des cors) mélant, dans le prélude, ses notes isolées et aiguës aux sons graves et tenus des instruments à cordes et des hautbois, et, sur le « Non ! » de l’air « Laissez-vous toucher », aucun nom d’instrument de cuivre n’est porté à la tablature. Mais les autres documents français donnent des indications toutes différentes.

C’est d’abord la partition conductrice et les parties séparées qui nous montrent, dès le prélude, la trompette et les cors jouant ensemble, et les trois trombones unissant leurs puissantes voix aux accords plus sourds des instruments à cordes dans le grave et des hautbois et bassons. Les trombones continuent et doublent les voix d’hommes pendant toute la durée de la scène, même dans les morceaux ayant un caractère doux, — tandis que les clarinettes unies aux hautbois accompagnent les soprani et que les bassons suivent la partie des basses à cordes. Ainsi la sonorité de la partie chorale est-elle considérablement renforcée.

Comme on l’a expliqué précédemment, la partition conductrice et les parties d’orchestre sont des documents qui doivent faire autorité par-dessus tout autre ; aussi, les ayant consultés, ne saurions-nous partager l’avis de Berlioz lorsqu’il écrit : « Des trombones furent ajoutés par l’un des anciens chefs d’orchestre de l’Opéra dans certaines parties de la scène des Enfers où l’auteur n’en avait pas mis, ce qui affaiblissait nécessairement l’effet de leur intervention dans la fameuse réponse des démons : « Non ! » où le compositeur a voulu les faire entendre[1] ».

Il est visible, en effet, que les parties d’orchestre ne portent aucune trace d’addition à la version primitive : elles ont toutes les apparences d’être celles-là mêmes qui ont servi dès la première représentation. D’autre part, l’autographe, malgré ce qu’il a de sommaire, va nous donner encore une indication précieuse, quoique pouvant rentrer dans la catégorie des « infiniment petits » : c’est, dans la marge, à l’entrée du chœur : « Quel est l’audacieux », et devant les quatre portées réservées aux voix, ces deux simples mots : « Les instruments » ; puis, dans l’air d’Orphée, devant le « Non ! », le mot tutti entre les portées où le chœur est noté et celles des parties d’orchestre. Or, déjà nous avons vu que, dans le premier chœur, ces mots : « Les instruments » s’appliquaient à la combinaison des trombones et clarinettes doublant les voix. Leur présence ici n’est pas moins significative, et vient confirmer l’idée que, le manuscrit de Gluck n’étant qu’une simple esquisse, la forme orchestrale définitive fut exécutée d’après ses indications et conformément aux ressources du théâtre, et que cette forme est celle qui nous est parvenue par les diverses copies restées à l’Opéra.

Scène ii. — Le tableau des Champs Élysées a reçu dans la partition française un développement plus considérable que celui qu’il avait dans la partition italienne ; l’énumération suivante en donnera la preuve :

Air de ballet en fa. — Existe identiquement dans les deux versions.

Air de ballet en ré mineur ; reprise du précédent ; air en ut ; solo et chœur : Cet asile aimable et tranquille. — Manquent totalement dans la partition italienne.

Scène iii. — Air d’orphée : Quel nouveau ciel, — Che puro ciel. Existe dans les deux partitions, mais a subi dans la deuxième des remaniements considérables et très intéressants à étudier. Les dessins principaux, celui des seconds violons avec le grupetto si caractéristique dont Beethoven et Berlioz ont fait, après Gluck, un non moins heureux emploi (dans la Symphonie pastorale, la scène des Sylphes dans la Damnation de Faust, etc.), la discrète batterie des altos divisés, le chant expressif du hautbois, dialoguant avec la calme mélopée de la voix, tout cela est dans les deux œuvres ; mais, dans Orfeo, cette polyphonie si limpide était compliquée par un dessin passant sans cesse de la flûte traversière au violoncelle solo, et que Gluck a supprimé, simplifiant son œuvre première pour l’amener au plus haut point de perfection.

Scène iv. — air de danse, récitatif et chœur. — Sauf deux mesures ajoutées au chœur des Ombres heureuses : Torna o bella al tuo consorte ( « Il s’aperçut fort tard, dit Berlioz, que l’absence de cette mesure détruisait la régularité de la phrase finale » ), le remaniement du récitatif, enfin l’addition des flûtes et des clarinettes dans l’accompagnement des chœurs, cette fin du deuxième acte est la même dans les deux partitions.

(À suivre.)
Julien Tiersot.

  1. H. Berlioz, À travers chants, p. 115.