Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.7

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 237-253).

CHAPITRE VII.

Décret de l’assemblée nationale constituante, du 7 juillet 1791. — Réunion de la seconde assemblée coloniale. — Ses actes. — Ses dispositions à se soumettre à la Grande-Bretagne. — Décret de l’assemblée nationale, du 29 août et du 24 septembre.

Le décret du 12 octobre 1790, en cassant l’assemblée générale de Saint-Marc, avait ordonné la formation d’une nouvelle assemblée ; mais cette disposition n’avait pas reçu son exécution, parce que ce décret, parvenu officiellement à Blanchelande, seulement en février 1791, dans le temps où ce gouverneur, suivant le plan de Peinier, détruisait les corps populaires de concert avec Mauduit, il n’avait point voulu se donner l’embarras d’un corps constitué, représentant la colonie entière. Marchant d’accord avec l’assemblée provinciale du Nord, composée de contre-révolutionnaires comme lui, il ne se pressa pas davantage de le faire après l’assassinat de Mauduit, qui le contraignit à fuir du Port-au-Prince, livré alors à une réaction furibonde en faveur du système de l’assemblée de Saint-Marc.

D’un autre côté, les provinces de l’Ouest et du Sud, gagnées aux doctrines de cette assemblée, attendaient l’effet des intrigues de ses membres restés en France, et de celles du club Massiac, pour porter l’assemblée nationale à revenir sur le compte des Léopardins. Dans le Nord, où dominait l’assemblée provinciale, on ne voulait pas non plus d’une nouvelle assemblée qui eût effacé celle-ci.

Il arriva alors que les intrigues prévues portèrent Barnave à déterminer l’assemblée nationale à rendre un nouveau décret, le 7 juillet 1791, qui déclara n’y avoir lieu à suivre contre les membres de l’assemblée de Saint-Marc, et qui permit à ceux-ci de retourner à Saint Domingue ; car, jusque-là, ils étaient retenus en France. Toutefois, Barnave les obligea à rétracter préalablement leur acte du 28 mai 1790.

Mais avant ce décret du 7 juillet, celui du 15 mai étant arrivé au Cap le 30 juin, les colons sentirent la nécessité de former cette nouvelle assemblée coloniale, pour pouvoir y résister et régler ce qui avait rapport aux hommes de couleur et aux esclaves. Un autre motif les y excitait : c’était l’attitude que prirent alors les hommes de couleur dans l’Ouest, aussitôt l’arrivée de la nouvelle du décret du 15 mai.

Dans le courant de juillet 1791, les colons procédèrent à l’élection des membres de la nouvelle assemblée, bien résolus à ne pas admettre ceux des hommes de couleur qui, au terme du décret du 15 mai, étaient habiles à en faire partie, 1o  parce qu’ils étaient nés de pères et de mères libres ; 2o  parce que ce décret voulait qu’ils fissent partie des assemblées futures. Ils furent repoussés, sous le prétexte que ce décret, n’ayant pas été envoyé officiellement, l’assemblée coloniale devait se former uniquement d’après les principes consignés dans les décrets des 8 mars et 12 octobre 1790. Blanchelande se prêta complètement à cette manœuvre.

La nouvelle assemblée se réunit à Léogane et se constitua le 1er août. Léogane était le lieu fixé par l’assemblée nationale pour ses séances ; mais elle jugea plus convenable de s’assembler au Cap, où elle devait trouver plus de chances de dominer, parce que cette ville était devenue le siège du gouvernement, et que les commissaires civils annoncés y résideraient indubitablement. Elle prit un arrêté à cet effet, le 9 août, en s’ajournant pour la fin du mois. Elle allait s’y réunir, quand la prise d’armes de Diègue et l’insurrection des esclaves du Nord éclatèrent en même temps.


Tous autres hommes que les colons de Saint-Domingue eussent reconnu dans ces faits extraordinaires la nécessité de modifier le régime colonial, surtout lorsqu’ils revendiquaient le droit que leur concédaient les décrets du 8 mars et du 15 mai, de régler eux-mêmes le régime intérieur de la colonie. Mais loin de là ; ces hommes qui n’ignoraient pas que la classe de couleur égalait celle des blancs en nombre, qui savaient que les noirs étaient encore infiniment plus nombreux, espérant tout de la puissance de l’organisation coloniale, de l’appui de la France, de celui des commissaires civils et du gouverneur général, ces hommes orgueilleux s’imaginèrent qu’ils pourraient facilement comprimer l’une et l’autre insurrection.

À la première nouvelle de l’incendie des habitations de la plaine voisine du Cap, les blancs supposèrent une vaste conspiration de la part des mulâtres et des noirs de cette ville, d’accord avec les esclaves pour l’incendier et égorger les blancs, et ils massacrèrent une foule de mulâtres. Ceux qui échappèrent à ces assassinats, s’étant réfugiés dans l’église, l’assemblée coloniale eut l’air de les prendre sous sa sauvegarde, pour pouvoir les contraindre à concourir avec les blancs à combattre les insurgés de la plaine. Des malheureux qui étaient tenus sous l’appréhension d’une mort prochaine, se fussent bien gardés de refuser leur concours à cette répression : ils acceptèrent ou sollicitèrent de marcher, avec toutes les apparences d’une vive satisfaction, et s’enrôlèrent sous les ordres des blancs. S’ils avaient été libres d’adopter le parti qui leur eût mieux convenu, il n’y a nul doute qu’ils eussent préféré imiter ceux de leur classe qui se joignirent aux esclaves pour combattre les blancs. Dans son Récit historique, Gros signale à chaque page le concours des mulâtres et des nègres libres, donné aux insurgés. Peut-on supposer, en effet, que ces hommes, qui avaient vu rouer Ogé et Chavanne pour leur cause commune, n’éprouvaient pas une joie secrète de les voir vengés par les nègres esclaves, réunis aux nègres et mulâtres libres ?

Nous n’entrerons pas dans le récit de tous les combats qui eurent lieu alors, et qui continuèrent entre les blancs et les noirs insurgés du Nord ; car notre but est surtout de chercher à découvrir l’influence qu’exercèrent sur la situation du pays les actes des autorités coloniales et de la métropole.

Que Blanchelande et les autres contre-révolutionnaires aient été ou non les auteurs de l’insurrection des esclaves, que ce soient les colons eux-mêmes, suivant les conseils de Gouy d’Arcy et des autres intrigans résidans à Paris, toujours est-il que les blancs combattirent les insurgés à outrance, firent pendre et rompre vifs tous les prisonniers qu’ils faisaient. Deux échafauds pour le supplice de la roue, et cinq potences furent dressés en permanence au Cap. Ces malheureux périssaient dès qu’ils tombaient au pouvoir de leurs vainqueurs. Des prisonniers eurent immédiatement la tête tranchée, d’autres furent brûlés vifs. L’assemblée coloniale institua des commissions prévôtales auxquelles elle donna le droit d’employer la torture pour porter les noirs prisonniers à faire des aveux. Celle du Cap en faisait périr vingt et trente chaque jour, dans les premiers momens de l’insurrection.

Si les blancs furent véritablement les premiers instigateurs de la révolte, ils durent être d’autant plus furieux, que ceux dont ils croyaient faire de simples instrumens, allaient au-delà de leurs desseins, en incendiant leurs propriétés et en égorgeant la plupart des blancs qui tombaient entre leurs mains ; car il est à remarquer que, dans cette lutte désespérée, les noirs épargnèrent souvent la vie de leurs prisonniers, tandis que leurs ennemis agissaient tout autrement. Quelques rares prisonniers noirs que les blancs épargnaient étaient marqués sur la joue, d’une étampe à feu portant la lettre R, signifiant révolté.

Sans doute, et nous l’avons déjà dit, des actes barbares, cruels, féroces même, furent aussi commis par les noirs ; et Jeannot, en particulier, surpassa tout ce que l’esprit humain pouvait concevoir de la fureur de la vengeance.

Mais Jeannot fut bientôt fusillé par Jean François, à cause de ses atrocités, tandis qu’aucun blanc ne fut puni pour ses cruautés envers les noirs, tandis que dans le même temps les blancs brûlaient vif le fameux Boukman qu’ils firent prisonnier. Garran, en citant ce dernier fait, remarque que Gros cite lui-même beaucoup de nègres dont il avait reçu des témoignages d’une grande humanité ; il dit : « qu’à la honte des blancs qui n’avaient su réprimer aucun meurtre, les chefs des noirs punirent le principal coupable. »


Les membres de la nouvelle assemblée, qui avait repris le titre d’assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue, et ceux de l’assemblée provinciale du Nord étaient tellement animés contre l’assemblée constituante, par rapport au décret du 15 mai, qui ne favorisait cependant que le sixième de la population de couleur[1], qu’ils abandonnèrent alors la cocarde nationale tricolore pour adopter la cocarde noire, en faisant porter aux troupes blanches des cocardes blanches, jaunes et vertes, signes de l’aristocratie française qui, en ce temps-là, essayait en France de replacer la royauté dans les conditions de l’ancien régime : circonstance qui peut, jusqu’à un certain point, expliquer la coïncidence du soulèvement des noirs, attribué à Blanchelande et aux autres contre-révolutionnaires, dans le but d’opérer aussi à Saint-Domingue la contre-révolution.

La formation de deux régimens fut décrétée pour la colonie. Les drapeaux de ces troupes devaient être, — le premier, blanc, avec des cravates blanches, noires et rouges, ayant une salamandre au milieu, avec ces mots : Je vis dans le feu. Le second drapeau devait être noir, rouge et blanc, avec des cravates blanches, ayant un phénix dans le blanc, portant ces mots : Je renais de ma cendre[2]. La coiffure des soldats était un chapeau rond à l’anglaise, avec panache noir et blanc. On dira bientôt pourquoi cette affectation à prendre le chapeau à l’anglaise. Ce n’est que plusieurs mois après, que les troupes reçurent des cocardes tricolores et autres insignes de la nationalité française.

Chose étrange ! mais bien significative ; dans le même temps, les esclaves révoltés adoptaient aussi la cocarde blanche et un drapeau blanc ; leurs chefs se décoraient dans le même sens. Gros indique ainsi le costume de Jean François, généralissime de l’année des insurgés : « habit de drap gris, parement jaune, enrichi d’un crachat avec la croix de Saint-Louis et le cordon rouge : il avait, dit-il, douze gardes du corps, ceints d’une bandoulière remplie de fleurs de lis. » Qui les lui avait fournies ? « Biassou portait seulement la croix de Saint-Louis et le cordon rouge ; plusieurs autres chefs subalternes, Toussaint Louverture et d’autres étaient décorés de la croix et des épaulettes. Leur passeport et leur brevet portaient toujours ces mots : Nous, généraux et brigadiers des armées du roi, en vertu des pouvoirs qui nous ont été délégués, etc., etc[3] » Jean François prenait en outre le titre de grand amiral de France, et Biassou celui de généralissime des pays conquis : ils qualifiaient leur armée de gens du roi[4].

Les membres des deux assemblées siégeant au Cap avaient adopté, en outre de la cocarde noire, d’autres insignes antinationaux. Ceux de l’assemblée générale portaient une écharpe noire, en signe du deuil qu’éprouvait la colonie par les insurrections des deux branches de la race noire ; et ceux de l’assemblée provinciale adoptèrent une écharpe rouge, en signe du sang européen que ces deux insurrections faisaient verser dans les combats.

De telles idées devaient naturellement amener les colons à des résolutions insensées. Dès les premiers jours de septembre, dans une séance en comité secret, le marquis de Cadusch, président de l’assemblée générale, proposa à ce corps de livrer la colonie à la Grande-Bretagne, seule puissance qui pouvait, selon lui, la sauver de la fureur des nègres et des mulâtres, et des mauvaises intentions, disait-il, de l’assemblée constituante à l’égard des colons. En conséquence, elle députa auprès du gouverneur général de la Jamaïque pour en recevoir des secours. On a déjà vu que l’assemblée provinciale de l’Ouest et la municipalité du Port-au-Prince, aussitôt l’insurrection des hommes de couleur, avaient envoyé de leur côté, auprès du même gouverneur et dans le même but. Des vaisseaux y avaient paru ; il en vint également au Cap. Dans le Sud, les colons agirent de la même manière. Il est vrai qu’en même temps l’assemblée générale s’adressa aussi aux États-Unis et porta Blanchelande à s’adresser aux gouverneurs de Cuba et de la colonie espagnole de Saint-Domingue ; mais ce fut uniquement pour masquer la négociation avec celui de la Jamaïque.

À propos de cette négociation, une chose est à remarquer, qui prouve la passion et l’inconséquence des colons de Saint-Domingue : c’est que, dans la demande de secours adressée au gouverneur de la Jamaïque, ils désignaient les nègres indépendans de la montagne Bleue, comme propres à leur être envoyés pour comprimer la révolte des nègres de Saint-Domingue.


En même temps qu’elle réclamait des secours de la Jamaïque, pour cacher son intention de livrer la colonie à la Grande-Bretagne, l’assemblée générale du Cap fit mettre l’embargo sur tous les navires français, afin que la France ne fût pas informée de ce qui se passait à Saint-Domingue. La nouvelle de ces événemens n’y arriva que par la voie de l’Angleterre. On en douta même, tant il paraissait extraordinaire que ni le gouverneur Blanchelande, ni l’assemblée générale ne se fussent pas empressés d’en donner avis à la métropole.


Cependant, malgré toutes les intrigues et les manœuvres odieuses de la part du club Massiac et des membres de l’assemblée de Saint-Marc restés en France, on avait enfin nommé commissaires civils, MM. Roume, de Mirbeck et de Saint-Léger, pour se rendre à Saint-Domingue. Ces commissaires étaient sur le point de partir de Brest, lorsque Barnave fit rendre un décret, le 29 août, qui suspendit leur départ. Poursuivant son plan criminel, il obtint bientôt de l’assemblée constituante de rendre le décret du 24 septembre, qui assurait exclusivement aux blancs des colonies la législation sur les hommes de couleur et les esclaves, sous la seule sanction absolue du roi. Cette matière importante était soustraite à la connaissance des législatures futures de la France. L’article 3 de ce décret fut ainsi conçu :


« Les lois concernant l’état des personnes non libres, et l’état politique des hommes de couleur et nègres libres, ainsi que les règlemens relatifs à l’exécution de ces mêmes lois, seront faites par les assemblées coloniales actuellement existantes et celles qui leur succéderont ; s’exécuteront provisoirement avec l’approbation des gouverneurs des colonies, pendant l’espace d’un an pour les colonies d’Amérique, et pendant l’espace de deux ans pour les colonies au-delà du Cap de Bonne-Espérance, et seront portées directement à la sanction absolue du roi, sans qu’aucun décret antérieur puisse porter obstacle au plein exercice du droit conféré par le présent décret aux assemblées coloniales. »


Ce décret, qui devait accroître les désastres de Saint-Domingue, fut déclaré constitutionnel, bien que la constitution du royaume eût été achevée depuis le 3 septembre. L’assemblée constituante voulait, par cette qualification, enchaîner la volonté de l’assemblée législative qui allait la remplacer, afin qu’elle ne pût pas le révoquer ni même le modifier. Étrange présomption de ces législateurs, qui ne prévoyaient pas alors que les constitutions elles-mêmes se succéderaient dans leur beau pays, aussi facilement que les décrets !… Confier aux seuls ennemis éternels de la race noire le droit de faire des lois qui la concernaient ! Abdiquer entre les mains des hommes intéressés à perpétuer l’esclavage et le préjugé de la couleur, le droit souverain de la législature du royaume !… Le roi s’empressa d’accepter, de sanctionner ce décret : il n’en pouvait être autrement de sa part.

Mais, comme l’observe judicieusement le rapporteur des débats sur les colonies, déjà les faits qui se passaient à Saint-Domingue détruisaient le décret du 24 septembre. Les concordats dictés dans l’Ouest par les hommes de couleur leur assuraient plus que ne leur concédait le décret du 15 mai. Ils entraient dans la plénitude des droits octroyés par l’édit de Louis XIV. Nègres et mulâtres libres étaient égaux aux blancs. Dans le Nord, le joug avilissant de l’esclavage était secoué par les noirs, la torche et le poignard dans les mains !

La force appuyait le droit : elle le faisait respecter, du moins en apparence.


Blanchelande, qui avait la perfidie de la faiblesse, écrivit le 12 octobre à Hanus de Jumécourt, le 20 aux hommes de couleur, que l’assemblée générale et lui voulaient l’exécution du décret du 15 mai. Préalablement, il avait déclaré qu’il ne le ferait pas exécuter, alors même qu’il le recevrait officiellement !. En voici la raison.

Cette assemblée, effrayée de l’incendie qui se propageait toujours dans le Nord, des massacres que faisaient les noirs en révolte, voulant gagner les hommes de couleur à la cause des blancs pour combattre les noirs, rendit divers arrêtés les 5, 6 et 14 septembre, pour leur permettre de pétitionner, de faire connaître leurs vœux ; elle promit de ne point s’opposer à l’exécution du décret du 15 mai… lorsqu’il serait connu officiellement.

Insigne mauvaise foi ! Car elle était assurée que le gouvernement royal ne l’enverrait pas ; sa correspondance avec le club Massiac lui avait appris d’une manière certaine la connivence coupable du gouvernement et de l’assemblée constituante elle-même, dont les colons résidans à Paris se promettaient d’obtenir le décret du 24 septembre.

L’assemblée générale ajouta, par un arrêté du 20 septembre, qu’elle promettait d’adoucir le sort de ceux des hommes de couleur qui ne pouvaient participer aux avantages décernés par le décret du 15 mai, c’est-à-dire à ceux qui n’étaient pas nés de pères et mères libres, aux simples affranchis.

Les concordats avaient voué à l’exécration de la postérité les juges d’Ogé, de Chavanne et de leurs compagnons. L’assemblée générale rendit une amnistie concernant ceux de ces malheureux qui vivaient encore et qui étaient à la chaîne ; elle fît grâce provisoirement à Marc Chavanne, l’un des condamnés, qui eut la bassesse de combattre les noirs pour les blancs, tandis que d’autres contumaces de l’entreprise glorieuse de son infortuné frère étaient dans les rangs des noirs, combattant les blancs pour venger la mémoire de cette illustre victime.

Elle accorda grâce pleine et entière aux hommes de couleur du Fond-Parisien qui, dans les rangs de leurs frères, s’étaient réhabilités eux-mêmes par leurs armes et leur valeur. Eux tous étaient au combat de Pernier, l’un des Desmares était signataire du concordat du 7 septembre. L’assemblée les réintégra dans la possession de leurs biens, qui avaient été confisqués, tandis que les concordats avaient déjà stipulé, non-seulement la remise légale de ces biens, mais une indemnité en leur faveur. De même que pour Marc Chavanne, la grâce était provisoire : les commissaires de l’assemblée, en France, étaient chargés de la solliciter définitivement de l’assemblée nationale et du roi.

Ces insolens arrêtés, rendus le 27 septembre et le 7 octobre, détruisaient implicitement les concordats : ils prouvaient que l’assemblée générale n’en admettait pas la légitimité, la légalité ; et en les rendant, elle était évidemment contrainte par les circonstances.

Mais, dans les premiers jours de novembre, la nouvelle du décret du 24 septembre était parvenue au Cap. En apprenant aussi la prochaine arrivée des commissaires civils avec des troupes, l’assemblée générale, qui venait de recevoir une humble pétition des hommes de couleur de cette ville, lesquels la priaient respectueusement d’étendre à tous ceux de leur classe le bénéfice du décret du 15 mai, se croyant assurée de pouvoir comprimer et les mulâtres et les nègres armés, rendit l’arrêté suivant. Il est utile de le consigner ici en son entier, afin de prouver jusqu’à quel point la haine et le préjugé aveuglaient les colons. Il fut rendu le 5 novembre.


Sur la motion faite par un membre, relativement à l’état politique des hommes de couleur et nègres libres.

L’assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue,

Considérant que ce n’est pas dans un temps de troubles, de confusion et de révolte, qu’elle peut s’occuper de l’objet de cette motion ;

Considérant que ses arrêtés des 5, 6, 14 et 20 septembre dernier leur ont été insidieusement interprétés ;


Considérant que les hommes de couleur et nègres libres ont été méchamment excités à des opinions erronées sur les décrets nationaux, et notamment sur celui du 15 mai, qui n’a jamais été envoyé officiellement dans cette colonie ;

Considérant que le décret constitutionel de l’assemblée constituante, du 24 septembre dernier, ne peut manquer de dessiller leurs yeux et de les ramener à leurs devoirs ;

Et, dans ce cas, voulant les prendre tous sous sa sauveguarde spéciale, a arrêté et arrête :

1o Qu’elle ne s’occupera de l’état politique des hommes de couleur et nègres libres qu’à la cessation des troubles occasionnés par la révolte des esclaves, et qu’après que lesdits hommes de couleur et nègres libres, rentrés dans leurs paroisses respectives, sous l’autorité de l’assemblée générale, ou réunis dans les divers camps sous les ordres du représentant du roi, auront coopéré avec les citoyens blancs à ramener l’ordre et la paix dans la colonie.

2o Que les hommes de couleur et nègres libres seront tenus de se conformer au précédent article, sous peine d’être poursuivis et jugés par les tribunaux, comme séditieux et perturbateurs du repos public.

3o Ordonne que tous les projets et plans déjà proposés concernant l’état politique des hommes de couleur et nègres libres, seront remis à son comité de constitution, pour lui présenter ses vues, aussitôt que la tranquillité rétablie permettra de s’occuper de cette question.

Déclare l’assemblée générale qu’elle maintient de plus en plus ses arrêtés des 5, 6 et 14 septembre dernier ; en conséquence, autorise de nouveau les hommes de couleur et nègres libres de chaque paroisse à lui présenter leurs pétitions, qu’il leur sera loisible de faire parvenir par l’un d’entre eux, choisi parmi les propriétaires nés de père et mère libres, lesquels pourront rester dans le lieu de la résidence de l’assemblée générale pour y faire telles autres pétitions que l’intérêt desdits hommes de couleur et nègres libres pourra exiger.

4o Qu’elle accorde amnistie générale aux hommes de couleur et nègres libres, qui pourraient s’être portés à des actes de violence, tant contre des citoyens que contre des corps populaires, et qui se seraient armés illégalement, toutefois qu’ils rentreront dans leur devoir aussi tôt après la promulgation du présent arrêté.

En conséquence, l’assemblée prend sous sa sauvegarde spéciale lesdits hommes de couleur et nègres.

Arrête en outre, qu’il sera fait une mention honorable dans son procès-verbal, des hommes de couleur et nègres libres du Cap et autres quartiers, qui ont concouru avec les blancs à la défense commune contre les brigands.

Arrête enfin, que le représentant du roi sera invité à faire une proclamation, conformément à l’esprit du présent arrêté.


Il ne suffisait, pas à l’assemblée générale d’avoir rendu cet acte inique ; elle l’accompagna d’une adresse où on lit les passages suivans : cette adresse portait la date du 7 novembre.


Ce n’est point sur la sédition et la violence que vous deviez fonder votre espoir ; les traités arrachés par la force et la perfidie ne peuvent avoir qu’un succès passager, et le retour doit être terrible… L’assemblée générale vous avait tracé une route plus heureuse et plus sûre : c’est dans le sein de sa justice et de sa bonté que vous deviez voler et vous réunir. Cessez d’invoquer aveuglément des lois éteintes qui vous portaient les coups les plus rigoureux. Cessez de croire que le sage sénat de la France, que le roi, que le peuple français puissent approuver un moment le désordre et le crime ; craignez plutôt la juste sévérité de cette assemblée auguste dont les sentimens et les décrets ont été calomnieusement interprétés, craignez la juste et terrible vengeance d’un peuple entier, dont les intérêts ont été si cruellement outragés ; craignez la terrible et juste vengeance d’une colonie tombée en un instant du faîte de la prospérité dans toute la profondeur de l’infortune ; craignez enfin l’éclat, de cette chute et le ressentiment inévitable de toutes les puissances qui nous environnent, et qui ont le même intérêt que nous : tremblez surtout que vous ne soyez reconnus et jugés comme les auteurs et les complices de tant de malheurs et de forfaits. Le jour de la clémence n’est pas encore passé ; l’assemblée générale vous ouvre ses bras protecteurs, venez-y déposer vos chagrins et vos espérances : comptez entièrement sur sa loyauté et sa bienfaisance ; mais comptez aussi irrévocablement sur toute l’étendue de sa justice et de sa fermeté. Salut[5].


Le 13 novembre, Blanchelande adressa aussi aux hommes de couleur sa proclamation, pour leur ordonner de se soumettre aux volontés de l’assemblée générale composée, disait-il, de leurs pères et bienfaiteurs. Il les invitait à se joindre aux blancs pour combattre les nègres révoltés, en leur faisant envisager que leurs intérêts étaient semblables, qu’ils avaient tout à redouter des esclaves. Il suivait ainsi le plan machiavélique qui formait la base du régime colonial, de mettre la division entre les hommes de couleur et les nègres esclaves. Cet acte de Blanchelande insinuait que la révolte de ces derniers aurait eu lieu à l’instigation de la classe intermédiaire.

Plût à Dieu que l’histoire pût constater qu’effectivement cette insurrection des noirs ne fut que l’œuvre des hommes de couleur ! Ce serait leur plus beau titre de gloire aux yeux de la postérité. Mais nous avons dit toutes les causes qui ont contribué à cette action hardie des esclaves, la seule qui pouvait enfin contraindre les blancs à proclamer la liberté générale, ainsi que nous le verrons plus tard.


Peu de jours après arriva officiellement le décret du 24 septembre. Le gouvernement royal, qui n’avait point expédié de la même manière ni le décret du 28 mars 1790 favorable, dans ses termes, aux hommes de couleur, ni celui du 15 mai 1791 encore plus favorable, par ses dispositions expresses, à une portion de cette classe ; le gouvernement royal s’était empressé d’envoyer celui du 24 septembre, avec ordre au gouverneur général de le faire exécuter. Une lettre de Delessart, ministre de la marine et des colonies, fut imprimée et répandue aussitôt dans toute la colonie. Le ministre citait les paroles de Louis XVI aux commissaires de l’assemblée constituante, chargés de présenter ce décret à son acceptation. Le roi avait dit « qu’il regardait le décret du 24 septembre comme le complément de la constitution, dans les rapports de la France et de ses colonies. »

Ainsi Louis XVI approuvait entièrement que le décret conférât aux colons le droit de disposer seuls du sort des mulâtres et des nègres !

C’était toujours, relativement à ces derniers, le même monarque auteur de tant d’autres ordonnances que nous avons déjà citées. Il croyait, de même que l’assemblée nationale, maintenir l’autorité de la France à Saint-Domingue, en maintenant le régime colonial dans toute sa rigueur ; et il sapait l’une et l’autre dans leurs bases !

On aperçoit la main de Dieu dans tous les actes de la métropole, depuis 1790 jusqu’à 1802. Lorsque les gouvernemens sont injustes, il sait les punir de leurs mauvais sentimens, par l’effet même de leurs actes.

  1. Le colon Page affirma aux Débats (tome 1er, page 261) que le décret du 15 mai ne devait profiter qu’au vingtième de la population de couleur, à quatre ou cinq cents. Sur une population de 40,000 âmes, les colons trouvaient que c’était encore trop ! Tout ou rien semble avoir été leur vœu : que leur a donné la Providence ? Rien !
  2. C’est de l’adoption de ces couleurs qu’est née, parmi le plus grand nombre des Haïtiens, de ceux du Nord surtout, l’idée que le drapeau et la cocarde tricolores représentaient la couleur des trois classes d’hommes qui habitaient Saint-Domingue, les blancs, les mulâtres et les nègres, bien que le drapeau tricolore ait le bleu au lieu du noir. Dans la guerre de l’Indépendance, Dessalines retrancha le blanc du drapeau, pour indiquer que les blancs ne devaient plus faire partie de la nouvelle société à créer. En 1805, il changea le bleu en noir, et le drapeau haïtien fut noir et rouge. — H. Christophe conserva ce drapeau ; et en se faisant roi dans le Nord, il adopta le phénix au milieu de ses armoiries, comme emblème de sa royauté, de son pouvoir, avec la même devise : Je renais de mes cendres. Dessalines, Empereur, avait adopté le coq gaulois. Pétion, en fondant la République d’Haïti, rétablit le bleu et le rouge dans son drapeau : ces couleurs provenaient du drapeau tricolore.

    Toutes ces choses indiquent l’influence des traditions parmi les peuples.

  3. Récit de Gros, pages 59 et 60.
  4. Pamphile de Lacroix, tome 1er, page 101
  5. Le Fameux Page était un des rédacteurs de cette adresse : c’est tout dire. Débats, tome 1er, page 347.