Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 2/2.11

La bibliothèque libre.
Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 2p. 265-291).

chapitre xi.


Propositions des colons de Saint-Domingue au gouvernement britannique, du 25 février 1793, pour livrer la colonie. — Examen de cet acte et de la conduite de la Grande-Bretagne. — Les Anglais prennent possession de Jérémie et du Môle Saint-Nicolas. — Proclamation de Sonthonax, du 19 septembre, contre les fonctionnaires du Môle. — Polvérel se rend aux Cayes. — Il y proclame la liberté générale. — Pinchinat, délégué de la commission civile dans l’Ouest. — Autorités militaires dans cette province et dans le Sud. — Proclamation de Whitelocke, officier anglais. — Proclamation de Polvérel, du 31 octobre 1793, sur la police et la discipline des ateliers émancipés.


Dans le sixième chapitre de ce livre nous avons parlé de la constitution du conseil de sûreté et d’exécution du quartier de la Grande-Anse, qui remplaça le conseil d’administration créé précédemment à Jérémie, par les colons de ces paroisses. Ce changement de nom eut lieu après l’affaire du camp Desrivaux, où Rigaud et sa troupe furent défaits. C’était à dessein que les colons substituaient ainsi une nouvelle dénomination à ce conseil. Il fut alors revêtu de tous les pouvoirs, tandis qu’auparavant il se bornait à administrer. En conséquence, le 18 août 1793, le conseil expédia le colon Pierre Venault de Charmilly[1] à la Jamaïque, pour offrir la soumission du quartier de la Grande-Anse à la Grande-Bretagne. Cette offre de soumission était le résultat des propositions faites au gouvernement britannique par des colons de Saint-Domingue, alors à Londres, dès le 25 février de la même année.

Le 3 septembre, Venault de Charmilly signa, à San-Yago de la Véga, avec Adam Williamson, lieutenant-gouverneur de la Jamaïque, l’acte qui suit et qui est textuellement le même qui fut signé à Londres.


Propositions faites le 25 février 1793, à S. M. B., par les propriétaires français de l’île de Saint-Domingue résidans en Angleterre, approuvées par les propriétaires et habitans de la Grande-Anse, représentés par M. Pierre Venault de Charmilly, propriétaire de Saint-Domingue, porteur de leurs pouvoirs, par brevet du conseil de sûreté dudit lieu, en date du 18 août même année, et présentés à Son Excellence Adam Williamson, lieutenant-gouverneur de la Jamaïque, etc.


Article 1er. Les habitans de Saint-Domingue ne pouvant recourir à leur légitime souverain pour les délivrer de la tyrannie qui les opprime, invoquant la protection de S. M. B., lui prêtant serment de fidélité, la supplient de lui conserver la colonie, et de les traiter comme bons et fidèles sujets jusqu’à la paix générale, époque à laquelle S. M. B., le gouvernement français et les puissances alliées décideront définitivement entre elles de la souveraineté de Saint-Domingue. — Accordé l’article 1er.

2. Jusqu’à ce que l’ordre et la tranquillité soient rétablis dans la colonie, le représentant de S. M. B. aura tout pouvoir de régler et d’ordonner toutes les mesures de sûreté et de police qu’il jugera convenables. — Accordé l’article 2.

3. Personne ne pourra être recherché pour raison des troubles antérieurs ; excepté ceux qui seront juridiquement accusés d’avoir provoqué ou exécuté des incendies et des assassinats. — Accordé l’article 3.

4. Les hommes de couleur auront tous les priviléges dont jouit cette classe d’habitans dans les colonies anglaises. — Accordé l’article 4.

5. Si, à la conclusion de la paix, la colonie reste sous la domination de la Grande-Bretagne, et que l’ordre y soit rétabli, alors les lois relatives à la propriété, à tous les droits civils qui existaient dans ladite colonie avant la révolution de France, seront néanmoins conservées jusqu’à la formation d’une assemblée coloniale ; S. M. B. aura le droit de la tenir provisoirement ainsi que l’exigera le bien général et la tranquillité de la colonie ; mais aucune assemblée ne pourra être convoquée qu’après le rétablissement de l’ordre dans tous les quartiers de la colonie. Jusqu’à cette époque, le représentant de S. M. B. sera assisté, dans tous les détails de police et d’administration, par un comité de six personnes qu’il devra choisir parmi les propriétaires des trois provinces de la colonie. — Accordé l’article 5.

6. Attendu les incendies, insurrections, révoltes des nègres, vols et pillages qui ont dévasté la colonie, le représentant de S. M. B., au moment où il prendra possession de la colonie, pour satisfaire à la demande qu’en font les habitans, les a autorisés à proclamer qu’il accorde, pour le paiement des dettes, un sursis de dix années, qui commenceront à courir du jour de la prise de possession ; et la suspension des intérêts commencera à courir depuis l’époque du 1er août 1791, pour n’expirer qu’à la fin des dix dites années de sursis accordées pour le paiement des dettes ; et cependant ne pourront être comprises dans lesdits sursis les dettes pour compte de tutèle et compte de gestion des biens des propriétaires absens, et aussi les dettes pour tradition de fonds de propriétaires. — Accordé l’article 6.

7. Les droits d’importation et d’exportation pour les denrées et marchandises d’Europe seront réglés sur le même pied que dans les colonies anglaises. — Accordé l’article 7. En conséquence, le tarif sera rendu public et affiché, pour que personne n’en ignore.

8. Les manufactures de sucre blanc conserveront le droit d’exporter leurs sucres, tenus sujets aux règlemens des droits qu’il sera nécessaire de faire à cet égard. — Accordé l’article 8. Les droits sur les sucres blancs seront les mêmes que ceux qui étaient perçus dans la colonie de Saint-Domingue, en 1789.

9. La religion catholique sera maintenue sans acception d’aucun autre culte évangélique. — Accordé l’article 9, à condition que les prêtres qui auront prêté serment de fidélité à la République seront renvoyés et remplacés par ceux réfugiés dans les États de S. M. B.

10. Les impositions locales, destinées à acquitter les frais de garnison et d’administration de la colonie, seront perçues sur le même pied qu’en 1789, sauf les modifications et décharges qui seront accordées aux habitans incendiés, jusqu’au moment où leurs établissemens seront réparés. Il en sera tenu en conséquence compte par la colonie de toutes les avances qui pourront être faites par la Grande-Bretagne, pour suppléer au déficit desdites impositions. Ledit déficit, ainsi que toutes les autres dépenses publiques de la colonie (autres que celles relatives aux escadres de vaisseaux du roi qui y seront employées), seront défrayés par la colonie. — Accordé l’article 10.

11. Le représentant de S. M. B. à Saint-Domingue s’adressera au gouvernement espagnol, pour la restitution des nègres et des animaux vendus dans son territoire par les nègres révoltés. — Accordé l’article 11.

12. L’importation des vivres, bestiaux, grains et bois de toute espèce, des États-Unis de l’Amérique, sera permise à Saint-Domingue sur des vaisseaux américains. — Accordé l’article 12, pourvu que les bâtimens américains n’aient, qu’un seul port d’importation ; cette importation aura lieu tant qu’elle paraîtra nécessaire pour l’approvisionnement et le rétablissement de la colonie, ou jusqu’à ce qu’on ait pris des mesures pour la mettre à cet égard sur le même pied que les colonies anglaises. Il sera tenu un état exact des vaisseaux, avec la description de leur cargaison, lequel sera envoyé tous les trois mois aux commissaires de la trésorerie de S. M. B., ainsi qu’à un des principaux secrétaires d’État. Sous aucun prétexte, il ne sera permis auxdits vaisseaux de prendre en chargement aucune denrée de la colonie, à l’exception de la mélasse, du rhum et tafia.

13. Aucune partie des susdites propositions ne pourra être considérée comme une restriction au pouvoir qu’aura le parlement de la Grande-Bretagne de régler le gouvernement politique de la colonie. — Accordé l’article 13.

J’accorde les treize articles de la capitulation ci-dessus et des autres parts, suivant les conditions que j’ai faites en les accordant au nom de Sa Majesté Britannique.

San-Yago de la Véga, le 3 septembre 1793.

Adam Williamson.

J’accepte les treize articles de la capitulation ci-dessus et des autres parts, au nom des habitans de la Grande-Anse, avec les conditions faites par Son Excellence Adam Williamson, le 3 septembre 1793.

Venault De Charmilly.


Lorsque ce négociateur arriva à Jérémie, l’acte qu’il avait souscrit fut accepté ainsi qu’il suit :

« Nous, membres du conseil extraordinaire de sûreté des paroisses unies de la Grande-Anse, et nous, membres du conseil exécutif desdites paroisses, acceptons, au nom de tous les citoyens de la Grande-Anse, les treize articles de la capitulation ci-dessus, que déjà M. Venault de Charmilly a acceptés au nom des habitans de la Grande-Anse, et nous promettons d’en accomplir fidèlement l’exécution.

Fait en conseil à Jérémie, le 19 septembre 1793, et ont les membres signé avec le procureur général des communes, le commandant militaire, le major de la place, le premier capitaine de la garde nationale, et deux membres du conseil exécutif. (Signé) Lacombe, président ; Vorose de Maigne, secrétaire.


Tout ce que nous avons rapporté précédemment, de la part des colons de Saint-Domingue, prouve l’intention qu’ils eurent constamment de se déclarer indépendans de la France, dont les principes révolutionnaires les effrayaient par rapport au régime colonial. Résolus à cette mesure pour conserver l’esclavage des noirs et l’avilissement des affranchis, mais présumant que la France s’y opposerait, ils recherchèrent dès lors la protection de la Grande-Bretagne pour les aider dans cette entreprise, et consentirent même à lui livrer la colonie, s’ils ne pouvaient réussir dans leur projet primitif. En cela, ils imitèrent les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale qui, on le sait, recoururent à la France pour les aider dans leur soulèvement. Ce que nous disons ici est constaté par des faits authentiques. Ainsi, on voit l’assemblée générale de Saint-Marc, peu après son installation en avril 1790, recevoir des dépêches des autorités de la Jamaïque ; on voit la seconde assemblée générale ou coloniale, siégeant au Cap à la fin du mois d’août 1791, s’empresser d’envoyer dans cette île, des commissaires chargés de réclamer des secours à l’occasion de l’insurrection des noirs du Nord et des hommes de couleur de l’Ouest, et, en attendant, adopter la cocarde noire de la nation anglaise ; on voit l’assemblée provinciale de l’Ouest y envoyer également des commissaires. On se rappelle que cette assemblée et la municipalité du Port-au-Prince refusèrent d’abord d’accéder aux concordats de la Croix-des-Bouquets, en proposant aux hommes de couleur, pour condition de leur adhésion, de se réunir à elles pour se soumettre à la Grande-Bretagne, et qu’au traité de paix de l’habitation Damiens, Caradeux le Cruel renouvela cette proposition à Bauvais et Pinchinat qui s’y refusèrent de nouveau.

Les colons durent espérer que la Grande-Bretagne accepterait leurs propositions par plusieurs motifs. D’abord, elle ne pouvait que saisir avec empressement l’occasion de se venger de la France qui avait tant favorisé la révolte de ses colonies. Lui enlever Saint-Domingue, la plus belle et la plus florissante de ses possessions d’outre-mer, ou favoriser la révolte des colons de cette île, c’était un moyen de diminuer son importance commerciale dans le monde, en s’assurant pour elle-même un débouché avantageux pour les produits de ses manufactures, avec l’accaparement des denrées de la colonie. Ensuite, la Grande-Bretagne, ne songeant pas alors à prononcer l’affranchissement des esclaves de ses colonies des Antilles, ni même l’abolition de l’infâme trafic des noirs, éloignait par là un danger pour ses colonies ; car la prise de possession de Saint-Domingue ou l’indépendance des colons devait entraîner le maintien de l’esclavage.

Mais à cette époque, non-seulement la guerre n’existait pas encore entre la France et cette puissance, les troubles qui divisaient entre eux les blancs de la colonie, la fermentation qui se manifesta, dès 1789, parmi les noirs et les mulâtres, durent ajourner la résolution de la Grande-Bretagne. Pour un gouvernement aussi calculateur, aussi prévoyant, ce n’était pas le moment d’agir ; il fallait laisser la France se débattre dans ses mouvemens anarchiques. Et qui sait même si la Grande-Bretagne n’a pas spéculé alors sur l’éventualité de la mort de Louis XVI, d’après l’expérience de sa propre révolution, non pas en y poussant, mais par simple prévision des choses ?

La convention nationale lui ayant déclaré la guerre le 1er février 1793, après ce tragique et regrettable événement, la Grande-Bretagne ne fut plus retenue par aucune considération. Elle dut penser, non sans raison, qu’il serait un motif de rapprochement, de réconciliation entre tous les planteurs jusqu’alors divisés en deux grands partis : celui des indépendans, qui néanmoins étaient royalistes, et celui des contre-révolutionnaires, qui voulaient le maintien de l’autorité royale, avec toutes les formes anciennes du gouvernement colonial. Elle ne comptait pour rien dans la balance la classe des petits blancs, essentiellement partisans de la révolution, parce qu’en maintenant à Saint-Domingue l’esclavage des noirs et les préjugés coloniaux contre les hommes de couleur, elle se flattait, avec non moins de raison, que cette classe de petits blancs se réunirait facilement aux planteurs, par ces motifs mêmes.

Plusieurs colons de Saint-Domingue, Cougnac-Mion entre autres, étaient à Londres au moment de la déclaration de guerre à la Grande-Bretagne ; ils rédigèrent les propositions qu’on vient de lire, qui furent acceptées dès lors par cette puissance. Elle laissa cependant aux autorités de la Jamaïque le soin de conclure définitivement la convention avec les colons qui y seraient envoyés. En ce temps-là le marquis de Cadusch y était ; c’était lui qui, président de l’assemblée coloniale du Cap, avait fait prendre la cocarde noire ; Borel, autre marquis, et quelques autres l’y joignirent, en avril, après leur fuite du Port-au-Prince. Peu après, d’autres colons s’y rendirent avec des députés du Môle Saint-Nicolas. Tous se concertèrent avec Venault de Charmilly pour effectuer la capitulation rapportée ci-dessus.

Cependant, on peut se demander pourquoi, les propositions ayant été acceptées à Londres, le 25 février, le gouvernement britannique ajourna-t-il encore la conclusion définitive de cet acte ? Nous ne pouvons que conjecturer à ce sujet, faute de lumières suffisantes. Mais il est propable que cet ajournement fut fondé sur la mission que Galbaud se proposait de remplir à Saint-Domingue. On a vu qu’il fut nommé gouverneur général de cette colonie le 6 février, cinq jours après la déclaration de guerre, vingt jours avant la date des propositions. On a vu qu’il fut nommé à cette charge par les démarches faites à Paris par Charette de la Colinière, Périgny, Page, Brulley et d’autres planteurs qui, sans nul doute, étaient en correspondance avec ceux de Londres. On se rappelle les termes de l’adresse qui lui fut envoyée par la municipalité de Jérémie, où elle réclamait le droit de résistance à l’oppression contre les commissaires civils. La conduite tenue au Cap par Galbaud prouva que son projet était de déporter Polvérel et Sonthonax ; c’eût été le moment opportun pour conclure la convention. Ces commissaires l’ayant chassé et donné la liberté aux esclaves qui les avaient défendus contre ce gouverneur colon, cette circonstance devint un motif plausible pour déterminer les colons qui seraient encore indécis, et pour tâcher d’entraîner dans le plan de trahison si longuement médité, le plus grand nombre d’hommes de couleur. Il n’y avait donc plus aucune raison de différer la conclusion de la convention : au contraire, il fallait prévenir la liberté générale annoncée par les commissaires civils.

Quoi qu’il en soit, le 19 septembre, des bâtimens anglais se présentèrent à Jérémie, ayant à leur bord Venault de Charmilly. Ils y furent accueillis avec tout l’enthousiasme colonial, par les blancs de cette ville, par le conseil de sûreté et d’exécution. Le débarquement des troupes britanniques, sous les ordres du lieutenant-colonel Whitelocke, eut lieu aux cris de : Vive le roi Georges ! Vivent les Anglais ! Les habitans prêtèrent serment de fidélité au roi de la Grande-Bretagne. Les paroisses des Cayemites ou Corail et de Dalmarie se livrèrent également à la joie de se placer sous la protection des ennemis de la France. Le crime de trahison fut consommé !

Whitelocke essaya vainement alors de prendre Tiburon qui, depuis quelque temps, était au pouvoir des républicains. Dartiguenave, soutenu par Rigaud, le repoussa vigoureusement. Ce fait eut lieu le 4 octobre.


Examinons quelques-unes des dispositions de l’acte du 3 septembre 1793.

Si, pour gagner les hommes de couleur à cette félonie, l’art. 4 promet de leur accorder tous les privilèges dont jouit cette classe d’habitans dans les colonies anglaises, il leur accordait moins, certainement, que ce dont ils jouissaient à Saint-Domingue. Or, quel avantage y avait-il pour eux à passer sous la domination britannique, tandis que la France avait déjà déclaré, depuis plus d’un an, leurs droits à l’égalité civile et politique avec les blancs ? Pouvaient-ils espérer que les colons seraient devenus plus justes, plus humains envers eux, après la lutte qu’ils avaient soutenue contre cette race intraitable, même alors que la France eût reconnu leurs droits ? Ce leurre perfide n’était donc imaginé par ces traîtres que pour désarmer la défense de la colonie dans la personnalité de ces hommes vigoureux qui leur avaient prouvé dans le champ de la politique, comme aux combats, ce dont ils étaient capables.

Mais ne voit-on pas, dans la disposition de l’art. 3, la combinaison à l’aide de laquelle ils se proposaient de décimer, que disons-nous, de détruire la majeure partie des hommes de couleur ? Qui d’entre eux pouvait se croire à l’abri d’être accusé d’avoir provoqué ou exécuté des incendies et des assassinats ? L’immunité que semblait promettre cet article ne tombait-elle pas nécessairement devant ce droit d’accuser ? Les colons n’avaient-ils pas déjà imputé aux hommes de couleur tous les crimes commis jusqu’alors ? On les verra bientôt user, abuser même de ce droit, en accusant devant les autorités anglaises, dans tous les lieux qui vont se soumettre à elles, les hommes de couleur de complots contre la domination britannique, et faire périr ces victimes vouées d’avance à la mort. Ainsi, peu de temps après la prise de possession de Jérémie et des paroisses voisines, cent soixante hommes de couleur furent tous fusillés : c’étaient à peu près les seuls qui y étaient restés, depuis l’expulsion des autres en février 1793.

Nous ne comprendrions pas l’aveuglement de certains hommes de couleur qui participèrent à la trahison des colons blancs, après de telles dispositions, si la faiblesse de l’esprit humain, si les viles passions qui animent le cœur de l’homme n’étaient pas le partage de cette classe d’hommes aussi bien que des autres. La postérité ne peut les en justifier, lorsqu’on lit l’art. 11 de la capitulation qui semblait imposer au gouvernement britannique, l’obligation de réclamer du gouvernement espagnol les esclaves et les animaux vendus sur son territoire. Cet article seul aurait dû les soulever d’indignation, à l’idée de voir accoler des animaux à leurs malheureux frères. Ne devaient-ils pas comprendre que c’était se ravaler au niveau de Jean François et de Biassou, ces barbares qui ne rougirent pas de renouveler à Saint-Domingue cette pratique des chefs de tribus africaines ? Faut-il cependant, pour nous disposer à une certaine indulgence, nous rappeler que Toussaint Louverture, jusque-là, participait en quelque sorte à ce crime, en restant sous la domination espagnole, en concourant à l’assurer dans le Nord de Saint-Domingue, dans le but évident de rétablir l’esclavage de ses frères ? Lui aussi, ce noir destiné à la célébrité, n’eut-il pas le tort d’encourir volontairement le reproche que nous adressons à la mémoire de ces hommes de couleur qui prirent parti avec les colons ? Qui l’empêchait alors de passer au service de la République française, que représentaient si dignement Polvérel et Sonthonax ?…

Ajoutons à ces observations celle que fait naître le 12º article de la capitulation. Il avait pour objet ce que les colons de Saint-Domingue avaient toujours désiré, — le commerce de cette colonie avec les États-Unis. Mais on voit comment la jalousie de la Grande-Bretagne pour ses anciennes colonies, perce immédiatement. Considérant déjà Saint-Domingue comme une possession qui doit lui rester, elle limite à un seul port la faculté pour les navires des États-Unis d’importer leurs produits, qu’ils introduisaient, en 1789, dans trois des ports de la colonie : le Port-au-Prince, le Cap et les Cayes. Les colons subissaient dès lors le joug du protecteur. En ajoutant à cette disposition celle qui résultait de l’article 13º, et qui consacrait « le pouvoir réservé au parlement de la Grande-Bretagne de régler le gouvernemment politique de la colonie, » on reconnaît que les colons n’atteignaient pas cette indépendance à laquelle ils avaient sacrifié tous leurs intérêts. Ils se consolaient, dans l’espoir de maintenir l’esclavage des noirs et de refaire leurs fortunes ; mais ils ne prévoyaient pas tout ce que le génie de la liberté inspirerait d’audace et d’énergie aux enfans régénérés de l’Afrique.


Trois jours après la soumission de Jérémie, le 22 septembre, le vaisseau anglais l’Europa, que montait le Commodore Ford, se présenta dans le port du Môle Saint-Nicolas. Ce vaisseau ne portait que cent hommes de troupes. Le Gibraltar du Nouveau-Monde, qui avait coûté des millions pour le fortifier contre toute tentative des Anglais, qui comptait cent cinquante bouches à feu de gros calibre dans ses fortifications, deux cent milliers de poudre, un bataillon de troupes européennes, cinq cents hommes de garde nationale exercés à la guerre, tomba entre les mains de ces ennemis de la France, à la vue d’un seul vaisseau de cinquante canons !

Que diraient le comte d’Estaing et le comte d’Ennery, si ces valeureux Français vivaient encore ? Il est vrai qu’il n’y a pas de plus puissant auxiliaire pour un ennemi que la trahison ; c’étaient des Irlandais du régiment de Dillon, c’étaient des colons blancs qui livraient celle place. O’Farel commandait ce corps ; Deneux, Français, nommé par les commissaires civils, commandait la place. À cinq lieues du Môle était la petite ville de Bombarde dont la population était presque composée des seuls Allemands transportés à Saint-Domingue, sous le gouvernement du comte d’Estaing et de ses successeurs.

Le vaisseau l’Europa fut reçu avec les mêmes transport de joie qui avaient éclaté à Jérémie ; aucun homme de couleur ne s’y trouvait, suivant le témoignage de Sonthonax aux Débats. La capitulation du Môle et de Bombarde eut lieu aux mêmes conditions que celle de Jérémie, ou à très-peu d’exceptions près. Elle servit de même pour celle des autres points de la colonie où les Anglais furent admis.

Genton, maire du Môle, fut le seul habitant qui n’adhéra pas à la capitulation. Barry, D’Henin et Guyelle, trois officiers, et une soixantaine de soldats du régiment irlandais de Dillon, imitèrent son noble exemple. Ils furent tous déportés aux États-Unis.


Depuis le commencement de la révolution, les habitans du Môle et de Bombarde, ainsi que la garnison, s’étaient montrés dévoués au parti des indépendans de l’assemblée générale de Saint-Marc. C’est au Môle que se réfugièrent Dumontellier et ses affreux saliniers qui y assassinèrent une partie des malheureux nègres suisses ; c’est là que lui et Borel armèrent leur flottille pour aller au secours du Port-au-Prince, menacé en 1792, par Roume et Blanchelande. Sainte-Croix, d’abord, et après lui Deneux, commandans de la place, furent tous deux animés des mêmes sentimens d’opposition à l’autorité nationale : ce dernier avait réussi à cacher ses sentimens. Un noir, nommé Joseph, chef des insurgés de sa couleur, écrivit deux lettres à Deneux pour l’engager à s’unir à lui, afin de préserver le Môle de l’esprit des indépendans, en lui faisant observer qu’ils devaient défendre la cause de la révolution. Ses propositions furent rejetées. Dès le mois de décembre 1792, le maire Genton dénonça à Sonthonax la garnison du Môle et l’état-major de la place ; mais entraîné par les événemens du Cap, il ne put y remédier. Lorsque Polvérel quitta cette ville, à la fin de juillet 1793, et qu’il arriva à Plaisance, il acquit la certitude du mauvais esprit du Môle ; il écrivit à Sonthonax : « Si vous ne vous hâtez pas de changer l’esprit de ce quartier, ce sera encore un foyer dangereux de royalisme, d’anglicisme et d’espagnolisme : d’un moment à l’autre, la place du Môle peut être livrée aux ennemis de la république… »

Peu de jours après avoir reçu cet avis de son collègue, au mois d’août, Sonthonax expédia la corvette le Las Casas, pour prendre au Môle des munitions de guerre dont le Cap avait le plus grand besoin. Deneux et la municipalité repoussèrent ce navire à coups de canon et refusèrent de livrer les munitions, sous le prétexte que les commissaires civils avaient enjoint aux commandans militaires, de ne recevoir aucun navire de guerre dans les ports de la colonie. Mais ce subterfuge grossier n’était que pour masquer la trahison déjà méditée par eux ; car cet ordre n’avait été donné, au 24 juin, que par rapport aux navires de guerre partis du Cap avec Galbaud.

En conséquence de ce refus de munitions et de la révolte évidente de Deneux et de ses coopérateurs, le 19 septembre, Sonthonax rendit une proclamation, datée du Cap, d’après laquelle il déclara traîtres à la’patrie et criminels de lèse-nation, Deneux, O’Farel, Jaunas et Chaumette ; il ordonna à la municipalité, qui ne pouvait être mieux intentionnée, de les arrêter et de les envoyer au Port-de-Paix, en invitant les citoyens du Môle à prêter main-forte à l’exécution de cet acte, sous peine d’être déclarés eux-mêmes rebelles à la loi, ennemis de la république et traités comme tels. Il destitua en même temps le maire Bellille et les officiers municipaux de Bombarde, en ordonnant qu’ils fussent mis en arrestation. Enfin, il ordonna que la garnison du Môle serait changée, et qu’à cet effet un rassemblement de force armée serait formé au Port-de-Paix pour marcher contre le Môle, dans le cas où l’on ferait résistance à ses ordres.

Cette proclamation n’eût été qu’une imprudence inconcevable de la part de Sonthonax, qui n’avait pas les moyens de la faire exécuter, et elle eût pu excuser les habitans et la garnison du Môle, si déjà le plan de trahison en faveur des Anglais n’avait pas été arrêté entre eux.


Jérémie et le Môle étant au pouvoir des Anglais, la mort de Delpech arrivant en même temps, Polvérel prit la résolution de se rendre aux Cayes pour y organiser la liberté générale. Il partit du Port-au-Prince le 2 octobre.

Dès son arrivée, le 6, il rendit une proclamation à cet effet : elle rendait communes aux esclaves de la province du Sud les dispositions qu’il avait prises pour ceux de l’Ouest. Une même cérémonie solennisa ce bienfait que Dieu a départi à tous les hommes. Rigaud seconda le commissaire civil dans cette cérémonie, et contribua puissamment à faire goûter aux hommes de couleur du Sud, l’à-propos et la justice de la mesure.

En partant du Port-au-Prince, Polvérel délégua à Pinchinat ses pouvoirs civils pour toute la province de l’Ouest : il l’avait mandé du Petit-Trou où il s’était tenu depuis l’attaque infructueuse du camp Desrivaux[2]. Précédemment, au mois d’avril, après la reddition du Port-au-Prince, Pinchinat avait été nommé commissaire du pouvoir exécutif près le conseil supérieur de l’Ouest et du Sud, que Polvérel et Sonthonax avaient réorganisé.

Dans l’ordre militaire, Montbrun avait le commandement supérieur de la province de l’Ouest, Polvérel avait également nommé A. Chanlatte (colonel de la légion de l’Égalité) au commandement du cordon de l’Ouest, formé de plusieurs communes du département actuel de l’Arlibonite : il avait son quartier général à Plaisance.

La Marmelade et Ennery, où commandaient Vernet et Duvigneau, avaient déjà trahi la cause républicaine, en passant sous les ordres de Toussaint Louverture. Malgré cette infamie de la part de deux hommes de couleur, Polvérel ne persista pas moins à avoir confiance en beaucoup d’autres. Quelques-uns imitèrent Vernet et Duvigneau, mais la plus grande partie répondirent dignement à la haute opinion que ce commissaire avait conçue de leur civisme.

Au nombre de ceux qui trahirent, après avoir eu des commandemens militaires, sont : Caze, aux Gonaïves ; Bucquet, à la Petite-Rivière ; Moun, aux Vérettes ; Savary, à Saint-Marc ; Lapointe, à l’Arcahaie.

Mais, Guillaume Bleck, capitaine de la légion de l’Ouest, envoyé aux Gonaïves pour prendre le commandement des troupes, resta fidèle à la France malgré la trahison dont il était entouré de toutes parts ; bientôt nous dirons les circonstances qui se passèrent dans cette partie de la province de l’Ouest.

Bauvais avait reçu de Polvérel le commandement du Mirebalais, avec la surveillance de la Croix-des-Bouquets ; Pierre Agé était à Jacmel ; Greffin à Léogane ; Delisle de Bressole, au Grand-Goave ; Brunache, au Petit-Goave ; Faubert, à Baynet. Polvérel compléta l’organisation des commandemens militaires, en nommant Tessier, à l’Anse-à-Veau ; Gérin, au Petit-Trou ; Renaud Desruisseaux, au Fond-des-Nègres. Ces trois dernières communes furent placées sous le commandement supérieur de Doyon. À Aquin était Blanchet jeune ; Lefranc, à Saint-Louis ; Beauregard, à Cavaillon ; Toureaux, aux Cayes ; Boury, à Torbeck. Enfin, n’ayant plus foi dans les sentimens des officiers blancs pour la cause de la France républicaine, depuis la trahison de ceux du Nord et celle de Deneux et de la garnison du Môle, Polvérel destitua Harty et revêtit André Rigaud du commandement supérieur de la province du Sud. Tous les officiers que nous venons de nommer étaient des hommes de couleur, à l’exception d’Agé et de D. Bressole qui étaient blancs. Les noirs nouveaux libres ne pouvaient encore présenter des sujets propres à occuper de tels commandemens dans l’Ouest et dans le Sud. Il n’en était pas de même dans le Nord ; et bientôt nous dirons pourquoi.


Peu après la prise de possession de Jérémie par le lieutenant-colonel Whitelocke, cet officier émit une proclamation en date du 5 octobre, dont le but était de provoquer une défection générale en faveur de la Grande-Bretagne. Nous en extrayons les passages suivans :


Aux habitans de Saint-Domingue,


Le roi de la Grande-Bretagne plaignait depuis longtemps les malheurs affreux que vous avez éprouvés… S. M. ayant accueilli avec bonté la prière d’une grande partie de vos compatriotes, présentée le 25 février dernier, a envoyé des ordres au major général Adam Williamson, son lieutenant-gouverneur à la Jamaïque, de faire passer de suite à Saint-Domingue les forces nécessaires.

J’ai été chargé de cette expédition. Ce n’est pas en conquérant, c’est en père que S. M. a voulu prendre possession de ce territoire c’est par la persuasion, bien plus que par la force, que je veux conquérir…

Une expérience très-longue vous a prouvé que le lien le plus propre à contenir les esclaves consistait dans l’exemple donné par les blancs, de leur obéissance à des chefs. Sous cet ordre de choses, rappelez-vous l’état brillant de Saint-Domingue, et comparez-le avec les horreurs dont il est devenu le théâtre par l’oubli des lois qui vous régissaient.

Ce n’est pas pour devenir le théâtre des vertus républicaines, ni du développement des connaissances humaines, qu’on établit une colonie dans les Antilles ; sa véritable prospérité consiste à faire beaucoup de denrées, et le but de la métropole est d’en exporter le plus, avec le moins de frais qu’il lui est possible.

Une colonie dépendante d’une métropole pour ses rapports commerciaux, pour sa protection et sa défense, n’a conséquemment aucune politique extérieure, et ne doit rechercher aucun des attributs de li souveraineté

…Toutes les anciennes lois françaises seront maintenues, en ce qu’elles ne se trouveront pas contraires aux moyens de rétablir la paix. Chacun conservera ses droits civils : les lois relatives à la propriété seront également maintenues…

Comparez actuellement les intentions bienfaisantes du roi de la Grande-Bretagne, avec les œuvres de ces trois individus qui vous oppriment[3], perfides dépositaires d’une autorité qu’on n’a pu leur confier uniquement pour vous assassiner : rendez-les au néant dont ils sont sortis et qui les attend… Ignorés dès leur naissance, nouveaux Erostrates, ils ne sont connus que par leurs crimes ; et ceux mêmes qui les ont délégués, étonnés de votre patience, tremblent devant les forces combinées qui les pressent de toutes parts, et les livrent à votre vengeance.

Hommes de couleur, avez-vous pu vous laisser aveugler par les déclamations de ces traîtres ? En vous vantant la liberté et l’égalité, ne vous ont-ils pas avilis vous-mêmes, puisqu’ils vous les font partager avec vos esclaves en vous dépouillant de votre propriété ?

Choisissez entre la jouissance des droits que notre constitution accorde aux hommes de votre couleur dans nos colonies, et la punition de tous vos crimes.

Rendez-vous enfin à la voix de la nature et de la raison, profitez du moment de l’indulgence ; il passera promptement, et quand le jour de la vengeance sera arrivé, le repentir ne vous servira de rien : je vous donne quinze jours pour vous décider…


Cette insolente proclamation dévoilait avec un cynisme révoltant, les principes qui animaient les agens de la puissance qui venait s’emparer de Saint-Domingue. Suivant Whitelocke, une colonie ne devant pas être le théâtre des vertus républicaines, ni du développement des connaissances humaines, devant seulement produire beaucoup de denrées, en exporter le plus avec le moins de frais possible, et les anciennes lois relatives à la propriété y étant maintenues, ainsi que toutes autres, il était clair que l’esclavage des noirs et l’avilissement des hommes de couleur en étaient naturellement la conséquence. Les menaces adressées à cette dernière classe expliquent pourquoi cet Anglais est resté spectateur impassible, sans entrailles, de l’assassinat de cent soixante d’entre eux à Jérémie, tandis qu’il sauva la vie à quelques blancs, suivant le témoignage de Dacunha. Ce dernier a semblé offrir une excuse pour Whitelocke, en disant qu’il n’entendait pas le français et qu’il était obligé, malgré ses sentimens d’humanité, de se laisser mener par le conseil tyrannique de Jérémie. Il ne faut pas savoir une langue, il suffit d’avoir des yeux, pour reconnaître que l’égorgement de cent soixante hommes est un crime énorme.

À cette proclamation était joint un extrait de la séance de la convention nationale, du 16 juillet, où Billaud-Varennes demanda la mise en accusation de Polvérel et de Sonthonax, qui fut décrétée. On conçoit l’influence que ce décret dut exercer sur les esprits en général ; bientôt nous laisserons Sonthonax apprécier lui-même cette influence désastreuse pour la cause républicaine.

Mais Polvérel voulant combattre le mauvais effet de ces publications et donner suite à ses propres idées sur l’organisation de la liberté générale, rendit, le 31 octobre, la proclamation qui suit ; elle est datée des Cayes :


Il est temps, dit-il, de vider la grande querelle entre les droits de l’homme et les oppresseurs de l’humanité. Elle finira à Saint-Domingue comme elle a fini en France, par la mort ou par la fuite des traîtres et des tyrans ; par la liberté et l’égalité de tous les hommes.

Les esprits sont mûrs enfin pour cette grande révolution : maîtres et esclaves, tous ont reçu les leçons de l’expérience et de l’adversité, tous sont devenus sages, à force d’erreurs, de forfaits inutiles et de calamités qu’ils ont eux-mêmes attirés sur leurs têtes.

L’Africain a éprouvé que la liberté ne peut exister avec le brigandage ; il sent que l’homme libre a aussi des devoirs à remplir, et qu’il ne peut jouir de ses droits, qu’autant qu’il ne blessera pas ceux d’autrui. Il sait que la liberté seule ne donne pas les moyens de vivre, et qu’on ne peut les obtenir que par le travail ; il sait que, si les propriétés ne sont pas respectées, le travail le plus assidu n’assurera pas les subsistances. Avec ces idées simples, l’Africain est déjà tout préparé à la vie sociale, au travail volontaire et à la soumission aux lois. Hé ! comment pourrait-il méconnaître ces vérités fondamentales, aujourd’hui qu’il a lui-même sa part des richesses de la terre ?

Deux années de guerre contre les Africains insurgés ont convaincu les propriétaires qu’il était désormais impossible de maintenir l’esclavage. Leurs ateliers étaient déserts, leurs maisons et leurs plantations brûlées et dévastées. La France s’épuisait en hommes et en argent ; et tandis que ses armées s’anéantissaient à Saint-Domingue, celles des Africains se recrutaient chaque jour par de nouvelles désertions d’ateliers. Le colon n’espérait plus que ses terres pussent jamais être remises en valeur, parce qu’il ne connaissait que la culture par les esclaves.

Les délégués de la république ont présenté aux Africains l’idée et l’espoir de la liberté générale, une certitude de bien-être pour les guerriers, et une part dans les revenus pour les cultivateurs : ce mot a suffi pour créer des soldats à la république, pour rétablir l’ordre, pour repeupler les ateliers, pour ranimer le travail. Les propriétaires étonnés de ce prodige (car c’en était un pour eux) ont donné volontairement, et à l’envi les uns des autres, la liberté aux Africains qui avaient été jusqu’alors sous leur dépendance. Ils ont prié la commission civile, d’accélérer autant qu’il lui serait possible, la déclaration de la liberté générale et la publication des règlemens que ce nouvel ordre de choses exigeait.

Oui, sans doute, il faut des règlemens nouveaux, non pas pour modifier la liberté des Africains ; car leur liberté est la même que celle de tous les autres citoyens ; elle consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. L’exercice des droits naturels de chaque homme, quelle que soit sa couleur, n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ; ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ; et cette loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse.

Mais il faut des règlemens pour déterminer les conditions et la récompense du travail. Il en faut pour assurer et surveiller de toutes parts l’exécution de ces conditions.

Il faut des règlemens de police pour les cultivateurs qui vont contracter une société entre eux et se vouer à une espèce de vie commune.

Il en faut pour assurer la subsistance des vieillards et des infirmes ; celle des Africains qui n’étaient pas employés à la culture et qui n’ont aucun talent déterminé, la subsistance et l’éducation des enfans, et des indemnités de bienfaisance à ceux des ci-devant maîtres que la liberté générale laisse sans aucune espèce de ressource.

Ces matières sont trop importantes et demandent des combinaisons trop vastes et trop compliquées, pour pouvoir être l’ouvrage de peu de jours…

Cependant, les ennemis de la république profitent de ce court intervalle pour tendre des pièges à la crédulité des Africains.

Ils disent aux uns : « Vous êtes libres, vous ne devez par conséquent ni travailler, ni obéir à aucune autorité. »


Ils disent aux autres : « Les commissaires civils vous trompent, ils vous promènent une liberté qu’ils ne veulent pas vous donner, ou y qu’ils révoqueront bientôt. »

Ici, ils disent : « Les commissaires civils n’ont pas le droit de vous donner la liberté ; la convention nationale ne leur a pas donné ce pouvoir ; déjà même elle a révoqué tous ceux qu’elle leur avait donnés, elle les a déclarés hors de la loi ; elle a permis à tout le monde de leur courir sus. Déjà Sonthonax, l’un d’eux, est arrêté et a eu un bras emporté. »

Là, ils disent : « La république même n’a pas le droit de vous donner la liberté ; vous appartenez à vos maîtres, vous ne pouvez recevoir ! a liberté que d’eux. »

Ces absurdités, que des boute-feu colportent dans les campagnes, sont consignées dans des proclamations des généraux des rois d’Espagne et d’Angleterre, et dans des lettres de Jean Kina et de Morin Duval

Tous les doutes sur la liberté vont être dissipés par la déclaration que je vais en faire ; et si je trompe les Africains, je leur donnerai des armes contre moi-même, en déclarant digne de mort quiconque parlera ou tentera de rétablir l’esclavage.

La convention nationale a confirmé nos pouvoirs par son décret du 8 novembre 1792. Nous sommes les seuls fonctionnaires publics délégués dans les colonies françaises, qu’elle a déclarés être au-dessus du soupçon d’incivisme, et ne pouvoir pas être révoqués par le conseil exécutif. Par son décret du 5 mars 1793, elle nous a donné de nouveaux pouvoirs encore, et nommément celui de changer l’ordre et la police des ateliers.

C’est l’universalité du peuple français qui a formé la convention nationale.

Si nous avons excédé nos pouvoirs, c’est à la convention nationale à le juger. Si la convention nationale a excédé les siens, c’est à l’universalité du peuple français à le juger. Le roi d’Angleterre, ni son parlement, ni le gouverneur de la Jamaïque, ni le commandant Whitelocke, ni aucune autre puissance sur la terre, n’a le droit de nous demander compte de nos principes ni de nos actions.

Mais nous devons rassurer les nouveaux citoyens sur la légitimité du titre qu’ils reçoivent de nous.

La convention nationale a été formée pour prononcer sur les mesures qu’elle croirait devoir adopter pour assurer la souveraineté du peuple et le règne de la liberté et de l’égalité.


Elle n’a donc pas excédé ses pouvoirs, lorsqu’elle a aboli la royauté, qu’elle a érigé la France en république, fondée sur la liberté et l’égalité, et qu’elle a ordonné que cette république serait une et indivisible pour toutes les parties qui composent l’empire français.

Nous n’avons donc pas excédé les nôtres, lorsque nous avons appliqué à la colonie française de Saint-Domingue le principe de la liberté et de l’égalité, qui est la base de la République française, une et indivisible dans toutes ses parties.

Mais nos pouvoirs et ceux même de la convention nationale ne sont-ils pas nuls ? L’Anglais Whitelocke et l’Africain Jean Kina, n’ont-ils pas décidé que la nation française tout entière n’avait pas le droit de donner la liberté aux Africains résidans à Saint-Domingue, que leurs maîtres seuls pouvaient les affranchir ?

Africains, ce n’est pas nous, ce n’est pas la convention nationale, ce n’est pas même la nation française qui vous donne la liberté. C’est la nature qui vous a faits libres, c’est la nature qui vous a faits égaux de ceux qui se disaient vos maîtres ; jamais aucun homme n’a pu avoir le droit de propriété sur un autre homme. L’esclavage dans lequel vous avez gémi jusqu’à présent, n’est qu’une longue oppression ; et la nature vous a encore donné le droit de résister à l’oppression.

Le seul bienfait dont vous deviez savoir gré à la république et à ses représentans, c’est d’avoir manifesté ces grandes vérités, de les avoir adoptées, d’en avoir fait la base de sa constitution. En vous les révélant, les commissaires civils n’ont acquis aucun droit à votre reconnaissance ; ils n’ont fait que remplir leur devoir.

Si donc on venait vous inspirer encore des doutes sur la légitimité et l’étendue de nos pouvoirs, de ceux de la convention nationale, et de ceux même de la nation entière, demandez à ces perturbateurs de la tranquillité publique, si la nature avait ou n’avait pas le droit de faire tous les hommes libres et égaux entre eux.

S’ils venaient vous dire que la convention nationale a révoqué le pouvoirs qu’elle nous avait donnés, et qu’elle a rendu un décret de proscription contre nous ; demandez-leur pourquoi ce décret n’a été adressé ou notifié à aucune autorité française existante dans la colonie, soit gouverneur, soit commandant de provinces, soit conseil supérieur ; comment Whitelocke et Jean Kina, sont les seuls dans la colonie qui aient eu connaissance de ce décret. La République française aurait-elle chargé de l’exécution de ce décret le roi d’Angleterre, ou Whitelocke ou Jean Kina ?

Whitelocke qui disait aux hommes de couleur qu’ils étaient avilis, parce que les commissaires civils leur faisaient partager la liberté et l’égalité avec leurs anciens esclaves, devait bien en vouloir à Polvérel, de placer esclave Jean Kina sur la même ligne que lui et le roi d’Angleterre. Polvérel n’avait-il pas quelque raison de parler ainsi, puisque les autorités anglaises employaient cet esclave à provoquer ses fières à rentrer sous le joug brisé de leurs oppresseurs ?

Et quelle singularité offrent ces temps de notre histoire nationale ? D’un côté, les Anglais donnant la main à un esclave pour attirer les nouveaux libres dans leur ancienne servitude ; de l’autre, les Espagnols cajolant d’autres esclaves qu’ils ont chamarrés de titres et de décorations, pour conquérir leurs malheureux frères à la même ignominie !

Que penser ensuite de ce Jean Kina, dans le Sud, de Jean François, de Biassou, de Toussaint Louverture, dans le Nord ? Y avait-il plus d’élévation d’âme, plus de généreux sentimens de leur part, que de la part des hommes de couleur qui eurent le tort de trahir la cause de la République française, en faveur de la Grande-Bretagne ou de l’Espagne ?

Nous n’insérerons pas ici toutes les dispositions contenues dans la proclamation de Polvérel, sur le travail réglementé des anciens esclaves ; beaucoup de ces dispositions sont semblables à celles consignées dans la proclamation de Sonthonax, du 29 août. Mais ce qui est remarquable, c’est l’introduction du principe d’élection de toutes les charges nécessaires dans une exploitation rurale, par les cultivateurs eux-mêmes formant des associations. Polvérel prévoyait sans doute qu’un des effets de la liberté générale serait de dissoudre les ateliers et de diminuer par conséquent la somme des travaux et des produits des habitations : l’association lui semblait, avec raison, le moyen de combattre cet effet.

C’est le travail isolé, individuel, qui a surtout contribué à la diminution des produits de l’ancien Saint-Domingue, devenu Haïti. Il y a des travaux qui ne peuvent être fructueux dans les campagnes, que lorsqu’ils sont exécutés en commun ; or, presque toutes les cultures des denrées tropicales exigent le concours de beaucoup de bras, pour obtenir de grands produits.

Comme son collègue, Polvérel imposait aux cultivateurs l’obligation de s’engager au moins pour un an sur les habitations où ils travaillaient ; mais ils pouvaient en sortir après ce délai, moyennant un avertissement préable de leur part, tandis que Sonthonax soumettait cette faculté au jugement des juges de paix. Ils pouvaient même quitter avant l’échéance de l’année, mais c’était au juge de paix, et en son absence, à la municipalité ou au commandant militaire ou de place de la commune, à juger du cas. En conséquence, la proclamation voulait que l’étendue des deux provinces de l’Ouest et du Sud fût divisée en sections rurales : celles des plaines devaient avoir quatre lieues de diamètre, celles dans les mornes, huit lieues de diamètre. Chaque section aurait eu un juge de paix, deux assesseurs et un greffier, formant le tribunal civil de paix.

Cette disposition n’ayant pu être exécutée, par l’effet de la guerre d’invasion de cette époque et des guerres civiles survenues depuis, il en est résulté que presque toujours les sections rurales ont été placées sous la surveillance d’inspecteurs ou d’officiers militaires relevant des commandans militaires des communes. Ces inspecteurs formaient le premier degré de la justice distributive, toute militaire ; à de rares intervalles, les juges de paix des villes ou bourgs du pays ont eu l’attribution de juger des différends entre cultivateurs, et entre eux et les propriétaires.

Polvérel voulait aussi qu’il y eût des instituteurs publics dans chaque section rurale, chargés d’enseigner aux enfans la lecture, l’écriture et le calcul arithmétique, et de leur expliquer les droits et les devoirs de l’homme et du citoyen : vœu moral et politique qui n’a jamais eu son exécution.

L’article 66 de la proclamation était ainsi conçu :

« Expliquant en tant que de besoin les articles 32 et 40 de ma proclamation du 21 août dernier, je déclare actes de révolte contre la république : 1o toute proposition, tout projet, tout complot, toute tentative, tendans à rétablir l’esclavage à Saint-Domingue ; 2o tous écrits, tous discours tendans à inspirer des doutes aux Africains sur la légitimité et sur la stabilité de leur liberté ; 3o tout mauvais traitement de fait ou de paroles, tout conseil, toute insinuation qui tendraient à les engager à mésuser de leur liberté, à refuser de travailler et à exciter de nouveaux désordres.

Tous les délits énoncés au présent article seront de la compétence de la cour martiale.

Ceux qui s’en seront rendus coupables seront pumis de mort ; leurs propriétés seront déclarées vacantes, et comme telles, soumises à la distribution portée en l’article 48 de ma dite proclamation du 21 août dernier. »

Aucun cultivateur ne pouvait être frappé. Les revenus devaient être partagés en trois portions : l’une pour frais de faisance-valoir, l’autre pour le propriétaire, la troisième pour les cultivateurs. La proclamation entrait à ce sujet dans les plus petits détails, pour bien préciser les frais de faisance-valoir et pour régler la comptabilité des économes-gérans ; et ce, afin d’ôter tout prétexte de soupçon de mauvaise gestion aux cultivateurs. C’était le même système que celui de Sonthonax dans le Nord, pour les biens en possession des propriétaires.

Telles furent les dispositions par lesquelles Polvérel compléta ses vues consignées dans sa proclamation du 27 août. Il maintenait le partage des propriétés vacantes ou confisquées.

  1. Plusieurs ouvrages lui donnent le nom de Venant. Th. Millet a rétabli son vrai nom de Venault. Voyez les Débats, t. 2, p. 172, et t. 6, p. 99.
  2. Réponse de Pinchinat, t. 1er, p. 12 et 13.
  3. Polvérel, Sonthonax et Delpech.