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Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/5.9

La bibliothèque libre.
Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 490-496).

chapitre ix.

Positions occupées par J.-M. Borgella, après la guerre civile du Sud.


Devenu aide de camp du général Laplume, dès son retour de Tiburon, Borgella était considéré de ce général qui l’avait connu à Léogane, et encore à cause de l’estime que lui avait témoignée T. Louverture. Il en avait obtenu un permis pour aller à Miragoane où il se trouvait à la fin d’octobre 1800, quand l’insurrection de J.-C. Tibi et d’A. Marlot éclata dans la plaine des Cayes. Il s’empressa de retourner auprès de son chef qu’il joignit dans cette plaine, après la répression de cette prise d’armes.

Les colons, machinateurs secrets de ce mouvement d’A. Marlot, avaient préparé un repas sur l’habitation Laborde pour Laplume. En se levant de table, ce général dit à Borgella : « Eh bien ! mon cher Borgella, vous voyez que les nègres et les mulâtres qui devraient être mes amis, sont au contraire ceux qui se montrent mes ennemis, tandis que les blancs me sont attachés. — Ce sont les blancs qui vous le font accroire, général, répondit Borgella avec vivacité, sans considérer qu’il était en présence de tous ces pervers. Cependant, général, si vous réfléchissiez un peu, vous reconnaîtriez que les blancs ne peuvent pas plus être vos amis que les nègres et les mulâtres qui sont vos frères, et dont les intérêts sont liés aux vôtres. Pensez-vous que l’adjudant-général Salomon, par exemple, qui appesantit sa rage maintenant sur les malheureux officiers qu’il fait arrêter et mettre aux fers, soit plus votre ami que ces innocens ? Est-ce en désapprouvant les actes du général Rigaud, dont il dit aujourd’hui tant de mal, que de tambour-major il serait devenu colonel ? Et croyez-vous qu’il vous montrera plus de reconnaissance qu’au général Rigaud ? »

Les blancs furent excessivement irrités de ces paroles d’une franchise imprudente. Chéri Congo, jeune noir, gendre de Laplume et son aide de camp, tira son poignard et s’avança sur Borgella en lui disant : « Vous oubliez que vous parlez au général Laplume ! — Chéri, répartit Borgella d’un ton aussi dédaigneux qu’imposant, vous êtes trop jeune pour vous mêler de semblables choses. » Laplume, de son côté, s’était avancé pour lui imposer silence.

Ce général, nous l’avons dit, s’était toujours montré l’ami des hommes de couleur, dans son commandement de Léogane : il en avait reçu lui-même des témoignages non équivoques d’attachement. Rigaud et Bauvais lui avaient prouvé ce sentiment depuis qu’il les avait aidés à arrêter Pierre Dieudonné et Pompée. Lorsqu’il fut fait prisonnier à la prise du fort du Petit-Goave, en juin 1799, c’est un homme de couleur qui avait facilité son évasion. Il n’eut donc pas de peine à comprendre la vérité sortie du cœur de Borgella ; car il connaissait ses sentimens pour ses frères noirs. Laplume, Africain, était une de ces bonnes natures, comme on en à remarqué tant d’autres parmi les noirs, victimes de la cupidité des Européens. Mais, que pouvait-il faire contre le système inhumain de T. Louverture ? Il avait reçu ses instructions, il était forcé d’y obéir sous peine de périr lui-même ; mais du moins, on peut dire à sa louange, qu’il tempéra autant qu’il put les ordres barbares qu’il reçut de T. Louverture et de Dessalines[1]. Quand nous avons vu Sonthonax, Hédouville, Roume, hommes éclairés parmi les blancs, suivre à la lettre les instructions perfides de leur gouvernement, nous comprenons la soumission d’un noir, privé de lumières, aux ordres de ses chefs.

On conçoit aussi que Salomon, commandant de la place des Cayes, ne tarda pas à savoir la sortie de Borgella à son sujet. C’était ce blanc surtout qui, s’entendant avec Collet et les autres colons, exerçait les rigueurs contre les officiers du Sud. Il fit arrêter Borgella par un autre blanc nommé Morélon ; Borgella fut mis d’abord en prison, puis embarqué sur le bâtiment de l’État nommé Le département du Nord. C’était l’envoyer aux noyades qui s’exécutaient alors dans la rade des Cayes par un blanc nommé Pierret et surnommé Gros-Pierre. Borgella y trouva d’autres camarades destinés au même sort, notamment Lacoule, un mulâtre de ses amis.

Parmi les méchans se trouvent toujours des hommes bons. Borgella était franc-maçon, et connu pour tel par plusieurs des blancs des Cayes. L’un d’eux, nommé Desclaux, véritable frère et vénérable de la loge des francs-maçons de cette ville, le recommanda à toute la bienveillance de Pierret, franc-maçon lui-même. Celui-ci se transporta à bord du garde-côtes et le prit sous sa protection, lui donna l’autorisation de coucher dans sa chambre, et déféra à sa sollicitation en faveur de Lacoule qui jouit dès-lors du même avantage.

Pendant ce temps, la sollicitude de Madame Marthe Bolos n’avait épargné aucune démarche auprès du général Laplume, pour obtenir la mise en liberté de Borgella. Elle donna même 400 piastres à un jeune blanc, nommé Libertas, qui servait de secrétaire à Laplume, pour l’intéresser à solliciter aussi la faveur qu’elle demandait. Huit jours après, Laplume fit descendre Borgella qui obtint la même faveur pour Lacoule.

Disons ici que la conduite de Pierret envers Borgella fut reconnue dans une circonstance où ce dernier était devenu tout-puissant. Ce blanc était à Santo-Domingo, en 1822, lorsque Borgella y fut nommé commandant d’arrondissement. Le 15e régiment d’Aquin, dont il avait été le colonel, y fut laissé en garnison : dans ses rangs se trouvaient des militaires dont les pères avaient été victimes des exécutions commises par Pierret, aux Cayes, en 1800 ; ils voulaient en tirer vengeance contre lui. Mais Borgella protégea à son tour, celui qui lui avait rendu service dans son malheur : Pierret se décida à quitter Santo-Domingo, et obtint de son protecteur reconnaissant les facilités qu’il désirait.

Les hommes ne sont-ils pas nés pour s’entre-aider les uns les autres ? Si la méchanceté de quelques-uns est souvent punie, presque toujours une bonne action reçoit sa récompense.

Les paroles tenues par Borgella au général Laplume avaient eu trop de retentissement dans un moment aussi critique, et Salomon était trop irrité contre lui, pour qu’il pût rester encore aux Cayes. D’ailleurs, un ordre de T. Louverture enjoignit à Laplume d’envoyer tous les officiers de Rigaud dans l’Ouest. Continuant sa bienveillance à Borgella, il le fit escorter par un seul officier au Port-au-Prince, et Borgella obtint encore de lui la même faveur pour son ami Lacoule.

Rendus là, ils furent mis en prison et aux fers. Dans le même cachot se trouvaient Renaud Delisle et Rey Delmas, deux blancs qui avaient toujours été les amis des hommes de couleur, deux hommes justes enfin, qui ne partageaient pas les préjugés de la généralité des colons. Rey Delmas, on se le rappelle, avait été élu membre du corps législatif par le département de l’Ouest, en 1796, et avait été captif en Angleterre avec Pinchinat et Bonnet. Revenu à Saint-Domingue après avoir été écarté, comme Pinchinat, de la législature, les colons le poursuivirent. Pendant une nuit, il disait à Borgella : « Je vais être sacrifié à la haine des colons qui ne peuvent me pardonner mon amour pour la liberté des noirs. T. Louverture se montre bien ingrat ! » Ces paroles furent à peine prononcées, que le geôlier vint ouvrir la porte de leur cachot, et appela Rey Delmas. Cet homme honorable fit ses adieux à ses compagnons ; il sortit et fut bientôt sacrifié. Il avait été secrétaire de Bauvais.

Bernard Borgella sentit enfin ses entrailles émues en faveur de son fils : il intercéda auprès de T. Louverture dont il obtint sa mise en liberté, le 1er janvier 1801. Il n’était pas le seul ; d’autres prisonniers furent aussi relaxés.

Il fut placé à la tête de la 4e compagnie du 3e bataillon de la 13e demi-brigade, formée des débris des troupes du Sud. Bardet était son chef de bataillon. Jean-Louis François, et Coco Herne, qui prit plus tard le nom de Moreau, étaient commandans des deux autres bataillons, et Vendôme, colonel du corps. C’étaient tous des camarades qui avaient défendu la même cause. N’oubliant pas encore Lacoule, il l’obtint pour sergent-major de sa compagnie[2].

Ce fut une faveur faite à Borgella qui, de chef d’escadron, devint capitaine : tant d’autres officiers supérieurs avaient été faits soldats !

Dans cette position, Borgella devint aussi capitaine rapporteur près la commission militaire organisée au Port-au-Prince.

En juin 1801, le général Agé, chef de l’état-major général de l’armée et commandant de l’arrondissement du Port-au-Prince, le prit de la 13e pour servir auprès de lui, toujours au grade de capitaine. Ce fut encore à la recommandation de son père dont le général Agé était l’ami. Ce dernier ne tarda pas à lui accorder toute son estime, à cause des qualités qui le distinguaient.

Il était dans cette position, quand l’expédition française arriva.

  1. Je saisis cette occasion pour mentionner une bonne action du général Laplume. Dans l’ancien régime, il était l’esclave d’un blanc nommé Grenier, propriétaire de l’habitation où les Anglais avaient établi un camp. Il se rendait souvent sur celle de mon oncle (le colonel Doyon aîné, mort au camp Thomas dans la Grande-Anse), pour voir des Africains, ses amis, qui s’y trouvaient aussi esclaves. Doyon l’avait remarqué et lui avait souvent témoigné de la bienveillance. Devenu commandant en second du département du Sud, Laplume fit une tournée au Petit-Trou où se trouvaient une sœur de Doyon et toute sa famille, à laquelle mon père était allié. Il recommanda toute cette famille aux attentions de Gracia, autre noir, commandant du Petit-Trou, l’un des hommes les plus honorables parmi les officiers placés dans le Sud. Gracia devint le protecteur de ma famille et de mon père en particulier, durant l’administration de T. Louverture.

    Après ces faits, qui excitèrent toujours toute ma gratitude envers la mémoire de Laplume et de Gracia, est-on fondé à dire qu’il n’a existé aucun attachement entre les noirs et les mulâtres ?

  2. Peu de jours après avoir été fait capitaine de cette compagnie, Borgella y reçut, comme soldat, le jeune Chardavoine, âgé alors de 14 ans. Il était venu de lui-même s’incorporer dans la 13e demi-brigade. Dans une absence momentanée du colonel Vendôme, il s’adressa au chef de bataillon, T. L. François, qui lui fit des objections sur son jeune âge, en lui demandant à quelle famille il appartenait. Apprenant qu’il était neveu de Doyon aîné, dont J. L. François vénérait la mémoire, ce chef de bataillon le plaça dans la compagnie de Borgella, afin qu’il eût plus d’égards pour lui. C’est dès-lors que commença pour Chardavoine la vive amitié que lui porta Borgella durant toute sa carrière, et à laquelle il répondit par un attachement et un dévouement inaltérables. Leur destinée se lia intimement par des circonstances qui se produiront dans la suite.