Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 5/5.14

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 5p. 484-493).

chapitre xiv.

Faits particuliers relatifs à J.-M. Borgella durant l’expédition française.


Employé à l’état-major du général Agé, à l’arrivée de l’escadre de l’amiral Latouche Tréville devant le Port-au-Prince, Borgella trouva une heureuse occasion de protéger les jours d’une soixantaine de colons qui s’étaient rendus chez son général, tandis que d’autres étaient arrêtés et traînés de force hors de la ville. En ce moment, l’autorité d’Agé était complètement méconnue ; et Borgella, ancien officier du Sud comme Lamartinière, pouvait faire entendre sa voix, montrer son courage ordinaire, d’autant mieux qu’il était secondé par David-Troy, son intime ami, non moins résolu que lui quand il s’agissait de remplir une bonne œuvre. Parmi ces colons se trouvait un nommé Moreau, qui se ressouvint l’année suivante de la conduite de Borgella, comme on le verra bientôt.

Lorsque le général Boudet eut pénétré dans la ville, ceux des militaires qui n’avaient pas suivi Lamartinière et Magny, s’empressèrent d’aller lui faire leur soumission : Borgella et David-Troy étaient de ce nombre ; ils n’avaient aucun motif pour s’attacher à la cause perdue de Toussaint Louverture. Toutefois, ne s’aveuglant point sur ceux qui avaient déterminé l’envoi d’une armée française à Saint-Domingue, en se rendant auprès du général Boudet, Borgella dit ces paroles prophétiques à David-Troy : « Mon ami, aujourd’hui nous sommes dans la nécessité de nous rendre aux Français, pour nous soustraire à la tyrannie de Toussaint Louverture ; mais, sois assuré qu’avant six mois, ils nous obligeront à prendre les armes contre eux : car, à l’instigation des colons, ils voudront nous ravir notre liberté. » Et cependant, il venait de se montrer généreux envers ces hommes qui ne surent jamais qu’abuser de leur déplorable influence ! C’est que la loi du devoir l’emporte toujours dans les cœurs bien nés.

Le général Boudet, informé par Agé de la conduite récente de Borgella, et sachant qu’il avait été chef d’escadron sous Rigaud, en le complimentant sur ses sentimens d’humanité, le rétablit dans ce grade supérieur dont il avait été privé après la guerre civile du Sud. Peu de jours après, il reçut l’ordre de faire partie de la colonne commandée par l’adjudant-général Darbois qui se rendit aux Cayes et de-là à Jérémie.

Environ trois mois après, Darbois l’envoya prendre le commandement du quartier de Dalmarie où se trouvait Gilles Bambara qu’il y remplaça. Ce quartier comprenait les bourgs de Dalmarie, des Abricots, de la Petite-Rivière, de l’Anse-d’Hainaut et des Irois. Il s’attacha à remplir son devoir, comme il l’avait toujours fait, en montrant une grande impartialité envers tous ses administrés, et acquit par là l’estime de tous. Entre tant de qualités qui le distinguaient, la bienfaisance surtout tenait peut-être le premier rang.

Hors la passive protestation de Jean Panier et de Goman, qui se jetèrent dans les bois pour ne pas obéir aux Français, mais qui n’entreprirent rien dans ces premiers temps, cette extrémité de la péninsule méridionale dupays avait joui de la tranquillité. Le rôle de l’administrateur se bornait donc, pour Borgella, à maintenir l’ordre dans l’étendue de son commandement. Mais, lorsque les persécutions et les crimes eurent commencé dans l’arrondissement de Jérémie et des Cayes, et que Gilles Bénech et Nicolas Régnier se furent jetés aussi dans les bois comme Goman, les agitations commencèrent. Ces chefs de bandes s’étant organisés, vinrent en janvier 1803 s’emparer du bourg de Tiburon : alors, l’action du militaire commença.

Férou, commandant des Coteaux, écrivit à Borgella pour l’inviter à se porter contre Tiburon, tandis qu’il agirait de même de son côté : c’était remplir un devoir strict, dans les circonstances où ils se trouvaient tous deux. Borgella marcha à la tête de la garde nationale et de quelques troupes de ligne, et réussit à surprendre les indigènes qu’il chassa de Tiburon. Mais n’y voyant pas venir Férou, et reconnaissant que l’ennemi était en forces, il abandonna ce bourg où l’ennemi revint, et retourna à l’Anse-d’Hainaut.

Il avait espéré qu’en joignant Férou, ils eussent pu conférer sur la situation des choses ; car il n’ignorait pas la prise d’armes du Nord et de l’Artibonite, ni les insurrections de l’Ouest. L’exemple de Pétion et de tous leurs camarades d’armes de la 13e demi-brigade devait les guider. Dans cette pensée, il écrivit de suite à Férou en envoyant, porteur de sa lettre, un autre homme de couleur nommé Laporterie, ancien officier sous Rigaud. En apparence, c’était pour lui demander la cause de sa non apparition à Tiburon, lui proposer à son tour de marcher de nouveau contre ce bourg, afin de s’y joindre ; sa lettre se terminait ainsi : « Je ne vous en dis pas davantage, le porteur de la lettre s’entretiendra avec vous. » Laporterie, en effet, était chargé de lui dire les vrais motifs de la marche que Borgella provoquait.

Mais Férou ne savait pas lire. On lui avait imposé un secrétaire blanc, comme à presque tous les autres officiers indigènes. En lisant cette lettre de Borgella, ce secrétaire, nommé Saradas, remarqua la phrase finale et ne quitta plus un seul instant son commandant ; de sorte que Laporterie ne put rien dire à celui-ci : il retourna à l’Anse-d’Hainaut, emportant seulement la promesse que faisait Férou de marcher contre Tiburon.

Saradas ne s’en tint pas à la surveillance qu’il avait exercée ; il s’empressa d’adresser une lettre au général Laplume (ou plutôt aux colons qui le faisaient mouvoir comme une vraie machine), dans laquelle il dénonçait Borgella, Férou et Laporterie, comme tramant un projet d’insurrection. À son tour, Laplume signala Borgella à Darbois. La conduite qu’il avait tenue envers lui sous Toussaint Louverture, en le protégeant, est un indice que cette dénonciation n’était que l’œuvre de ces mêmes colons qui avaient voulu alors perdre Borgella.

Lorsque Férou avait le premier provoqué la marche de son collègue sur Tiburon, il s’était mis en marche lui-même ; mais il fut arrêté par les indigènes qui étaient venus occuper le Port-à-Piment. Après la mission de Laporterie, il s’y préparait de nouveau, quand il reçut avis de l’un de ses amis des Cayes, que son arrestation était résolue ; en même temps, Théodat Trichel, son frère Bergerac, Wagnac et Vancol lui faisaient proposer de se mettre à la tête de l’insurrection qu’ils effectuèrent au Port-Salut. Férou ne pouvait donc plus tenir à la promesse qu’il avait fait parvenir à Borgella, puisqu’il se prononça alors, dans les derniers jours de janvier ou au commencement de février.

Ignorant ces faits, Borgella se porta aux Irois avec ses gens, pour continuer sa marche sur Tiburon : il y coucha. Déjà, un indigène était allé prévenir ceux de Tiburon qu’il y avait peu de monde aux Irois, sous les ordres d’un commandant européen ; bien pilotés, évitant tous les postes, ils vinrent dans la nuit et cernèrent la maison de cet officier où dormait Borgella. Celui-ci, réveillé par le bruit tumultueux des assaillans, n’eut pas le temps de s’habiller ; s’armant de son sabre et de ses pistolets, il ouvrit la porte, déchargea ses armes, et, le sabre à la main, s’ouvrit un passage parmi eux. Échappé de ce danger, il fut contraint de fuir en cet état jusqu’à l’Ilet-à-Pierre-Joseph où il rallia sa troupe débandée par la surprise. Ayant fait mander des secours à l’Anse-d’Hainaut, il marcha sur les Irois d’où il chassa les indigènes, qui prirent la route de Tiburon ; il retrouva la plupart de ses effets qu’ils n’avaient pu emporter.

Reprenant sa marche contre Tiburon, il en repoussa encore les indigènes qui ne s’enfuirent pas comme la première fois ; car ils se retirèrent sur une éminence qui domine le bourg. Environ trois heures après, ils se reformèrent et attaquèrent les troupes de Borgella qu’ils chassèrent à leur tour. Borgella faillit tomber en leur pouvoir et reçut une blessure au bras : poursuivi jusqu’au morne Onfroy, là son cheval fut blessé sous lui, ce qui le porta à retraiter aux Irois, d’où il se rendit aux Abricots, pour se faire panser de sa blessure.

Darbois, ayant déjà reçu la lettre précitée de Laplume, le manda à Jérémie, en le faisant remplacer par un blanc nommé Mondret, qui avait servi sous les Anglais. Les colons des Abricots, qui n’avaient eu qu’à se louer de son administration, saisirent cette occasion pour lui adresser une lettre en date du 14 février, où ils lui exprimaient toute leur reconnaissance. Mais Darbois, après l’avoir gardé quelques semaines à Jérémie, lui donna l’ordre de partir pour le Port-au-Prince, avec des dépêches adressées au général Brunet. Il lui dit d’abord qu’il était urgent qu’il allât lui-même rendre compte des événemens qui venaient d’avoir lieu ; mais au moment de son départ, il lui avoua que son éloignement de la Grande-Anse était commandé par les circonstances politiques ; qu’il lui conservait toute son estime, quoiqu’il fut forcé de céder aux obsessions des colons de Jérémie.

Arrivé au Port-au-Prince dans les premiers jours de mars, Borgella se présenta chez Brunet à qui il remit les dépêches dont il était porteur. En ce moment ce général conversait avec Moreau, l’un des colons qu’il avait protégés le 5 février 1802 ; ayant pris lecture des dépêches, Brunet continua de causer avec Moreau. Sans doute, ce dernier lui parla de la conduite qu’avait tenue Borgella à cette époque ; car il dit à celui-ci : « Darbois s’est laissé influencer par les anglomanes de Jérémie : eh bien ! vous resterez à mon état-major. » À partir de cet instant, Brunet lui témoigna les plus grands égards.

Il n’y avait que justice rendue à Borgella, dans les procédés de Darbois et de Brunet ; car, si la phrase de sa sa lettre à Férou était compromettante à certains égards, elle ne constituait pas une preuve suffisante pour son arrestation. D’un autre côté, la vigueur qu’il avait montrée contre les indigènes, la blessure qu’il avait reçue, jointes à la protection qu’il accorda aux colons du Port-au-Prince, suffisaient pour combattre les présomptions soulevées contre lui. Toutefois, on peut dire qu’il fut heureux d’échapper, et à Darbois et à Brunet qui montrèrent si peu de scrupule envers d’autres indigènes.

Le 20 mars, Rochambeau arriva au Port-au-Prince. Quelques jours après, il envoya Brunet dans le Sud pour s’opposer à l’insurrection générale des indigènes et à la marche de Geffrard. Borgella fut de cette expédition, et obtint de Brunet la permission de passer aux Abricots où était sa femme, qu’il fit partir pour les Cayes. Rendu ensuite à Tiburon, d’où les indigènes avaient été chassés définitivement par de nouvelles forces envoyées de Jérémie, il reçut une lettre de Brunet, qui lui déféra le commandement de l’avant-garde de la colonne qui, sous les ordres du général polonais Spilhal et composée de soldats de cette nation, devait tenter d’arriver aux Cayes par terre.

La mort de Spithal, par la fièvre jaune, ayant fait passer le commandement de cette colonne à l’adjudant-général Sarqueleux venu des Cayes aux Coteaux, on arriva aux Karatas où se trouvaient Férou et les indigènes. Borgella reconnut l’avantage de cette forte position et conseilla à Sarqueleux de la faire contourner sur la gauche, par l’adjudant-général Bernard. Dans son excessive présomption, Sarqueleux osa lui dire : Avez-vous peur ? Un sourire dédaigneux fut sa première réponse ; il répondit ensuite à cette question insultante, en ordonnant en avant à la troupe de l’avant-garde. Mais Férou, Jean-Louis François et Bazile étaient aux Karatas ! Quels que fussent les efforts de Borgella et de Sarqueleux lui-même, il ne leur était pas possible d’enlever la position : alors Sarqueleux ordonna à Bernard le mouvement sur la gauche. Cet officier ayant été tué à la première décharge des indigènes, sa troupe se mit à fuir et entraîna la déroute des Polonais qui combattaient de front : environ 300 hommes étaient déjà tués ou blessés.

Sarqueleux pria Borgella de prendre le commandement de l’arrière-garde, en lui disant d’abandonner les blessés : il se hâta de gagner le bourg des Coteaux. Loin d’obéir à ses ordres concernant les blessés, Borgella les sauva tous : parmi eux se trouvaient aussi des indigènes. Les bâtimens de guerre avaient suivi le littoral ; ils recueillirent les débris de la colonne, blessés et autres, et les portèrent aux Cayes où Sarqueleux mourut peu de jours après.

Informé de la bravoure qu’avait montrée Borgella aux Karatas, de sa sollicitude pour les blessés, Brunet lui adressa publiquement les éloges les plus chaleureux. Il reçut des Polonais un autre témoignage bien flatteur de leur estime : ils demandèrent qu’il fût mis à leur tête, ce qu’il refusa, car il éprouvait, le plus vif regret d’avoir été obligé de combattre contre ses anciens camarades d’armes.[1]

Dans la pensée de se réunir à eux, Borgella profita de la suspension d’hostilités convenue quelque temps après entre Brunet et Geffrard et qui fit ouvrir un marché aux portes des Cayes, pour envoyer un affidé auprès de ce dernier, à l’effet de lui témoigner le désir qu’il avait de se joindre à lui. Geffrard lui fit écrire un billet par Papalier, pour le presser dans cette résolution, en lui exprimant la joie qu’ils ressentiraient tous de le voir parmi eux.

Mais, pour sortir des Cayes, il fallait user de beaucoup de précautions, afin de ne pas s’exposer à être arrêté.

À Dalmarie, il vivait en intimité avec un Français nommé Verger, qui avait toujours été l’ami de la classe des hommes de couleur, depuis 1791 ; il habitait la Croix-des-Bouquets à cette époque, et les événemens de la guerre civile du Sud l’avaient transplanté dans la Grande-Anse. Il rejoignit Borgella aux Cayes : celui-ci lui confia son dessein d’aller se réunir à Geffrard ; et Verger voulant faire comme lui, gagna au même parti un sergent français nommé Spané, dont les sentimens de justice se révoltaient par les atrocités commises aux Cayes sur les indigènes. Il fallait traverser les remparts de la ville, garnis de troupes. Spané trouva moyen, à cause même de son grade de sergent, de persuader un soldat qui lui promit de les laisser passer pendant la nuit, quand il serait de faction. Tel fut le résultat de la magnanimité de Geffrard qui, en consentant à laisser introduire des vivres aux Cayes, où les troupes françaises souffraient de la famine, conquit l’estime de ces ennemis pour ses frères.

À l’heure convenue, Borgella, sa femme ( habillée en homme), Verger et Spané, et deux domestiques noirs, passèrent sur les remparts et se rendirent au poste indigène occupé par le général Coco Herne, et de-là au quartier-général de Gérard, où ils reçurent tous le plus cordial accueil de Geffrard et de tous ses compagnons.

Quelques semaines après, survint l’évacuation des Cayes parle général Brunet. Le 7 novembre, sur la demande de Jean-Louis François, commandant de l’arrondissement d’Aquin, Geffrard nomma Borgella au commandement de cette place. Sa lettre se terminait ainsi :

« En saisissant l’occasion de faire quelque chose d’agréable à ce brave général dont vous avez l’estime, je suis bien aise de vous témoigner le cas que j’ai toujours fait des qualités précieuses qui vous distinguent. »

Des faits importons viendront prouver l’intimité qui exista entre ces trois anciens officiers de Rigaud.


Désormais, la position de Borgella le faisant entrer dans la vie politique du pays, nous supprimerons sa biographie particulière.


Errata.

Page 161, ligne 10, supprimez le nom de Pelage, — Delgresse seul ayant résisté à Richepanse.

  1. En 1821, un Français, venu en Haïti pour y fonder une pharmacie, apporta à Borgella une lettre de recommandation du général Brunet, qui lui renouvelait la haute estime qu’il avait conçue pour lui en 1803 : il lui disait qu’il n’était pas étonné que Borgella fût parvenu à occuper un rang distingué dans l’armée haïtienne.

    Un de ces braves Polonais, qui devinrent Haïtiens en 1804, s’attacha au service de Borgella, à qui il portait les sentimens d’un ami dévoué : il se nommait Simon, natif de Grodno. En vain Borgella lui offrit des moyens pour se rendre en Europe ; il ne voulut jamais le quitter. Entouré de soins sur ses vieux jours, Simon mourut en mars 1817, sur l’habitation de Borgella, qui honora ce fidèle serviteur en lui donnant la sépulture dans l’enclos réservé où reposaient déjà les restes de son épouse.

    En avril 1819, pendant la campagne qui mit fin à l’insurrection de Goman dans la Grande-Anse, je fus témoin de la gratitude exprimée à Borgella par un Haïtien qu’il avait sauvé dans l’affaire des Karatas. Cet homme était parmi les blessés, et fut emporté avec les Polonais qui l’étaient aussi. Borgella ne l’avait pas remarqué alors, et ne le reconnut pas ; mais il lui rappela toutes les circonstances de cette généreuse action, dont le souvenir émut profondément le général auprès de qui je servais en qualité de secrétaire.