Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 5/5.9

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 5p. 303-328).

chapitre ix.

Situation de l’armée française à la mi-octobre. — Proclamation de Leclerc sur la prise d’armes du Haut-du-Cap. — Mesures ordonnées par lui. — Arrestation de Maurepas, etc., au Port-de-Paix. — Mort de Dommage au Cap. — Pamphile de Lacroix évacue le Fort-Liberté. — Conduite de Toussaint Brave en cette circonstance. — Dessalines se déclare contre les Français, et s’empare de la Crête-à-Pierrot. — Massacre d’un bataillon de la 12e coloniale à Saint-Marc. — Dessalines prend les Gonaïves. — Il attaque Saint-Marc infructueusement. — Il établit son quartier-général à l’Artibonite. — Il réorganise ses troupes. — Mort de Leclerc au Cap. — Ses dernières volontés. — Il désigne Rocbambeau pour lui succéder. — Daure, préfet colonial, prend l’intérim du gouvernement colonial. — Ses actes. — Évacuation du Port-de-Paix par Brunet. — Rochambeau se fait installer au Port-au-Prince. — Combats des indigènes contre le Cap, leurs succès et leurs revers. — Ils abandonnent le Haut-du-Cap. — Modération du préfet Daure. — Arrivée de Rochambeau au Cap. — Il fait noyer Maurepas et d’autres indigènes. — Danger couru par J.-P. Boyer sur le vaisseau le Duguay-Trouin. — J. Boyé obtient qu’il soit mis en liberté.


Renfermé dans la ville du Cap, par le succès des indigènes à la bourgade qui en est éloignée d’une lieue, le général Leclerc, qui était aussi courageux que brave, dut aviser aux mesures que nécessitait sa position. Ses troupes, décimées par la fièvre jaune, étaient réduites à un petit nombre de combattans, dans un moment où le Nord, l’Artibonite et l’Ouest étaient livrés à une insurrection générale, — le Sud seul étant alors à peu près soumis à son autorité ; car les quelques chefs de bandes qui étaient dans les bois n’exerçaient aucune influence sur la population.

Dans le Nord, il y avait 3500 hommes valides, 1200 malades au Môle et 4000 à la Tortue. Dans l’Ouest, 2400 valides et 2000 malades tant au Port-au-Prince qu’à Jacmel. Dans le Sud, 1300 valides, peu de malades. Dans l’Est, 1300 valides et point de malades. Des renforts étaient attendus de France, mais ils n’arrivèrent qu’un mois après. Heureusement pour les Français, la population noire et jaune des villes et bourgs du littoral les soutenait alors, malgré les fureurs exercées contre elle : ils durent encore à son concours d’avoir pu prolonger la lutte jusqu’à la fin de 1803.

Ce peu de forces européennes exigeait donc leur concentration dans les principaux points à conserver, en attendant l’arrivée des nouvelles troupes qui étaient en mer, et qui permettraient des mesures offensives.

Le capitaine-général ordonna l’évacuation des points secondaires sur les autres. On se concentra au Cap, au Môle et à la Tortue, dans le Nord. Le Fort-Liberté dut être évacué par le général Pamphile de Lacroix. Le général Brunet reçut l’ordre d’abandonner le Port-de-Paix : ce qu’il ne fit pas de suite. Au Môle se trouvait le général Thouvenot : il continua à garder cette ville. Le général Dubarquier fut envoyé à la Tortue.

Au Cap se trouvaient réunis, auprès de Leclerc, l’amiral Latouche Tréville, et les généraux Clauzel, Claparède, D’Henin, Watrin et Boyer, ce dernier devenu chef de l’état-major après la mort de Dugua.

Les généraux Rochambeau et Lavalette étaient au Port-au-Prince ; Pageot à Jacmel ; Quentin à Saint-Marc. La ville de Léogane, les bourgs de la Croix-des-Bouquets et du Mirebalais étaient aussi en possession des Français, ainsi que le Grand-Goave, le Petit-Goave et tout le Sud. Le général Desbureaux, qui était aux Cayes, nommé inspecteur-général des troupes, quitta cette ville aux ordres de Laplume pour se rendre au Cap, mais dans le courant de novembre.

Le général Kerverseau se tenait toujours à Santo-Domingo. Toute la partie de l’Est était restée paisible depuis l’arrivée de l’expédition : 15 à 20 mille noirs ne furent pas un obstacle ; ils n’avaient rien à démêler avec les Français, non plus que les autres habitans.

18,000 hommes étaient morts ou de maladie, ou dans les combats, environ 8,000 étaient dans les hôpitaux. Près de 8,500 restaient encore, disséminés sur toute la surface de Saint-Domingue[1].

Dans cette situation, le capitaine-général publia la proclamation suivante :

Au quartier-général du Cap, le 28 vendémiaire an XI (20 octobre).

Le général en chef, capitaine-général,

Aux habitans de Saint-Domingue.

Une insurrection inouïe a été commise. Des lâches comblés des bienfaits du gouvernement ont abandonné leurs postes pour se rendre aux rebelles ; ils ont osé attaquer la capitale de la colonie ; et déjà ils avaient calculé le pillage qu’ils devaient faire et désigné les victimes qu’ils devaient immoler[2]. Ils ont été trompés dans leurs criminelles espérances. Tous les citoyens sont devenus soldats ; ils se sont réunis aux braves de l’armée de Saint-Domingue, et les rebelles ont été repoussés avec une perte considérable.


Dans ces circonstances, pour ne point compromettre la possession de la colonie, j’ai ordonné que l’armée se réunît dans les places principales, que les hôpitaux et les poudres fussent évacués sur les points où ils peuvent être à l’abri de toute insulte. J’ai ordonné que les citoyens fidèles à la France (noirs et jaunes) fussent admis dans les villes où se rassemble l’armée : c’est là que nous attendrons les troupes qui nous sont annoncées de France et qui nous serviront à reconquérir la colonie et à punir les traîtres et les rebelles.

Mais, de ce que l’armée se concentrait, de ce que les malades étaient évacués sur la Tortue, de ce que des munitions et des vivres étaient embarqués, des malintentionnés ont cherché à induire que l’année allait évacuer Saint-Domingue, et ils ont répandu ce bruit. Si l’armée se concentre, je vous en ai déduit les motifs ; si les malades sont évacués sur la Tortue, c’est que la tranquillité, si utile à leur rétablissement, leur est refusée au milieu du tumulte des armes, et que d’ailleurs le local des hôpitaux était nécessaire pour l’établissement des troupes et des manutentions ; si les munitions sont embarquées, c’est qu’il n’existe pas au Cap un seul magasin à poudre, et que dans des circonstances comme celles où nous sommes on ne doit pas laisser l’existence de la ville à la merci d’un furieux ; si on embarque des vivres, c’est qu’il faut fournir des alimens aux malades et aux convalescens qui sont en grand nombre à la Tortue.

Citoyens, soyez calmes. Confiance et ralliement au gouvernement : voilà quelle doit être votre devise. L’armée vous a promis de ne point vous abandonner ; elle tiendra parole.
Leclerc.

C’est toujours une fâcheuse position pour un gouvernement, d’être forcé à expliquer, à justifier ses mesures contre les bruits semés par la malveillance. Cette proclamation prouve que le capitaine-général n’avait plus lui-même une grande confiance dans le résultat de cette lutte, ouverte si injustement contre la race noire ; et elle justifie l’assertion de P. de Lacroix, sur l’impression produite en son esprit par la défection de Pétion surtout. Il y a en effet des hommes dont la valeur personnelle détermine toute une situation.

Cependant, Leclerc, soit de sa propre initiative, soit par les conseils des colons, prit une mesure dont il espérait quelque fruit. Sachant la haine que les premiers insurgés portaient à Christophe et aux autres chefs de l’armée coloniale qui les avaient récemment combattus, que chacun de ces chefs de bandes prétendait à diriger les choses à l’africaine, il crut qu’il parviendrait à semer la division entre les rebelles et les traîtres, et entre les rebelles eux-mêmes. Les rebelles étaient les premiers insurgés, les traîtres étaient Pétion, Clervaux, Christophe et les troupes qui leur obéissaient. Comptant sur la simplicité des premiers, il publia un acte en vertu duquel il garantissait la liberté à tous les noirs émancipés déjà en 1793 et 1794, et qui se réuniraient aux Français pour combattre l’insurrection. Afin de seconder la mesure, des colons offrirent à des noirs qui leur avaient jadis appartenu, et leur firent passer gratuitement des actes notariés, par lesquels ils leur donnaient la liberté.

Mais c’était déclarer implicitement, que l’intention du gouvernement de la métropole avait été et était encore de rétablir l’esclavage, puisque les actes des anciens commissaires civils et le décret de la convention nationale ne suffisaient pas pour garantir la liberté des noirs. Leclerc sanctionna les quelques actes notariés qui furent passés, en promettant à ces prétendus nouveaux libres de leur donner à chacun, au rétablissement de l’ordre, quatre carreaux de terre en propriété. C’était une vraie folie, qui ne peut s’expliquer que par les embarras de sa position. Les noirs ne furent pas si fous pour compter sur l’efficacité de tels actes : ils continuèrent à guerroyer.

La promesse captieuse que fit le général Leclerc, relativement à la délivrance des concessions de terre aux noirs, avait deux torts : le premier, de vouloir susciter des ennemis à Pétion, auteur de la défection de Clervaux et de Christophe ; le second, d’être prématurée, et surtout sans sincérité. Il était réservé à ce mulâtre de réaliser les vues de Polvérel à cet égard ; et il fut plus sincèrement juste et plus libéral que le capitaine-général, en délivrant au moins cinq carreaux de terre à chacun des noirs concessionnaires, dans la République qu’il fonda quatre ans après.


Avant de se rendre au Cap, le général Brunet arrêta et y envoya Maurepas et sa famille, Bodin, colonel de la 9e, d’autres officiers et soldats de ce corps, et le chef de bataillon René Vincent. Ces hommes l’avaient aidé contre Capois, mais il les accusa de rester dans une inaction coupable.

Maurepas et sa famille furent placés sur la frégate la Guerrière : il en était de même des officiers supérieurs de la 9e : les autres et les soldats furent jetés sur d’autres navires.

Dans ces circonstances, ou peut-être auparavant, arriva de Jérémie le colonel Dommage qui avait été arrêté par Darbois, et qui fut accusé de conspiration. Il fut livre au jugement d’une commission militaire qui le condamna à être pendu, pour avoir été pris, dit le jugement, les armes à la main : rien n’était plus faux. Dommage était paisible à Jérémie où il avait respecté la vie des colons à l’arrivée de l’expédition ; mais son ancien secrétaire, un blanc nommé Savary, l’avait dénoncé à Darbois comme ayant le projet d’organiser une insurrection. Si cette intention existait de sa part, Darbois qui, fidèle aux pratiques de Roehambeau, agissait sans gêne à Jérémie, l’eût fait juger sur les lieux. L’infortuné Dommage ne fut pendu qu’après la mort de Leclerc ; mais il avait donné l’ordre d’exécution. C’est le préfet colonial Daure qui reçut cette mission, désagréable pour lui.

En évacuant le Fort-Liberté, le général Pamphile de Lacroix put reconnaître que les noirs sont accessibles, comme tous autres hommes, à tous les sentimens d’honneur et de générosité, lorsqu’on sait leur inspirer de la confiance par une conduite honorable : telle avait été la sienne, et à cette occasion il leur a rendu justice dans la personne du chef de brigade Toussaint Brave et des troupes noires qui servaient sous lui au Fort-Liberté. Il avait une garnison de 80 hommes blancs de la 77e demi-brigade, au fort Delpuech, situé près de Vallière, à huit lieues du Fort-Liberté : ne voulant pas les abandonner, il envoya Toussaint Brave les dégager pour les ramener auprès de lui. Ce noir remplit son attente, après avoir guerroyé en route contre les bandes de Sans-Souci, et en perdant une centaine d’hommes des 1re, 5e, 6e et 7e coloniales, qu’il commandait dans cette expédition. Mais, de retour au Fort-Liberté, Toussaint Brave apprit l’affreuse noyade de la 6e dans la rade du Cap ; comme de raison, il ne voulut pas suivre Pamphile de Lacroix dans cette ville : ayant plus de 800 hommes sous ses ordres, il le laissa effectuer son embarquement avec environ 200 soldats français et la majeure partie de la population du Fort-Liberté. Sans doute, le général français eût pu se défendre vaillamment, mais l’abstention de Toussaint Brave prouve notre assertion : il ne chercha pas à venger ses camarades d’armes.

Pamphile de Lacroix avait détruit ou avarié le plus qu’il put, des 80 milliers de poudre, et des provisions d’eau-de-vie, de viande et de biscuit qui existaient dans la citadelle appelée anciennement Fort-Dauphin, puis Fort-Liberté, et alors désignée sous le nom de Fort-Dampierre, pour avoir reçu les restes mortels de l’un des généraux français de l’expédition, mort en cette ville de la fièvre jaune. Rendu au Cap avec la population indigène qui l’avait suivi (la plupart des mulâtres et des noirs étant restés avec Toussaint Brave), il reçut un bon accueil du général Leclerc ; mais celui-ci lui dit ces paroles qui firent saigner son cœur : « Général, qu’avez-vous fait ? vous arrivez avec une population de couleur quatre fois plus nombreuse que les détachemens européens que vous me ramenez. Vous ne savez donc pas que ce sont des tigres, des serpens que vous apportez dans notre sein[3] ? »

Et ce capitaine-général venait d’offrir aux noirs la garantie de leur liberté, s’ils voulaient unir leurs forces aux siennes ! Des femmes, des enfans devenaient à ses yeux des tigres, des serpens, parce qu’ils avaient la peau jaune ou noire !

Pamphile de Lacroix, qui avait d’autres sentimens à l’égard de cette population et qui venait d’éprouver la loyauté de Toussaint Brave, dut gémir vraiment des étranges paroles prononcées par son chef ! Excusons ce malheureux capitaine-général ; car au 20 octobre, il était sur le point d’être atteint par la fièvre jaune : ses déceptions étaient d’ailleurs si grandes !

À peine P. de Lacroix était-il arrivé au Cap, qu’il dut repartir pour se rendre à Saint-Yague qu’on croyait menacé par Clervaux, d’après un faux avis parvenu à Leclerc.

Toussaint Brave, maître du Fort-Liberté, reconnut l’autorité de Sans-Souci : c’était une nécessité de sa position et que commandait la défense commune. Il ne tarda pas à faire une tentative du côté de Monte-Christ ; il fut repoussé par la population de ce quartier, aidée d’une partie des mêmes soldats de la 77e demi-brigade que, peu avant, il avait retiré du fort Delpuech.


En quittant le Cap, Dessalines avait passé à Plaisance et au Gros-Morne. Dans cette dernière commune il rallia Paul Prompt et Magny qui avaient soulevé les cultivateurs. Rendu dans la plaine des Gonaïves, près de cette ville, il vit le général Vernet qui en commandait l’arrondissement, et lui donna ses instructions pour agir contre les Français, d’accord avec les insurgés sous les ordres de Cornus et de Julien Labarrière, dès que lui-même aurait enlevé la Petite-Rivière et la Crête-à-Pierrot. Passant un instant aux Gonaïves, il apprit d’un homme de couleur nommé Simon Duvrai, que l’adjudant-général Huin avait l’intention de l’arrêter. Il fut audacieusement s’en plaindre à lui-même : Huin prétendit le contraire, et Dessalines sortit de la place. Se dirigeant à la Petite-Rivière, il fit réunir des cultivateurs sous les ordres de Cottereau, ce noir qui s’était trouvé avec lui à la Crête-à-Pierrot, afin de l’assister dans son entreprise.

En entrant à la Petite-Rivière, il y trouva le chef de bataillon Andrieux qui commandait ce bourg et le fort de la Crête-à-Pierrot, ayant avec lui quelques centaines d’hommes de troupes françaises. Cet officier avait l’ordre de l’arrêter s’il s’y présentait, car on savait déjà la prise d’armes du Haut-du-Cap. On était alors au dimanche 17 octobre. Un mulâtre de ce bourg, nommé Saget, avait appris ces dispositions, et il l’en avertit.

Dès son arrivée, l’abbé Videau, curé de la paroisse, l’invita à déjeûner au presbytère : c’était là que son arrestation devait s’effectuer. Dessalines, ne pensant pas sans doute que ce prêtre était d’intelligence avec Andrieux, accepta son invitation et alla chez lui : cet officier y était. Au moment de se mettre à table, une femme de couleur nommée Madame Pageot, servante du curé, vint servir de l’eau à Dessalines pour se laver les mains : il la connaissait depuis longtemps et la traitait de commère. Cette femme savait également le projet d’arrestation, puisque des soldats français étaient cachés dans les appartemens du curé[4] ; elle saisit ce moment pour faire à Dessalines un signe significatif, exécuté avec la plus grande dextérité : ce signe consistait à retirer ses deux bras en arrière par un mouvement subit. C’était pour faire entendre à Dessalines qu’on allait le garotter comme un criminel, les bras liés derrière le dos.

Fin Renard, toujours éveillé comme la Pintade, ainsi que le dit Boisrond Tonnerre, d’ailleurs avisé déjà par Saget, Dessalines comprit sa commère, et au lieu de se mettre à table, il feignit d’avoir besoin de donner un ordre à l’un de ses officiers et sortit précipitamment du presbytère : ses mouvemens étaient toujours brusques. Le curé l’appelle ; il lui répond qu’il va revenir à l’instant. Mais il a déjà monté sur son cheval que des guides tenaient à la porte du presbytère, et ceux-ci le suivent. La place d’armes était en face : rendu là, Dessalines tire deux coups de pistolet en appelant les indigènes aux armes ! À ce signal, Cottereau envahit le bourg avec ses cultivateurs.[5]

Cette journée du dimanche 17 octobre était des plus propices à la réunion de ces cultivateurs, leur habitude étant de se rendre dans les villes et bourgs à un pareil jour.

Tandis que le chef de bataillon Andrieux montait avec précipitation au fort de la Crête-à-Pierrot, l’abbé Videau était à cheval gagnant à franc étrier le bourg des Verrettes qui en est éloigné de deux lieues. À chacun son affaire : celle d’Andrieux était d’être au milieu de sa troupe, pour résister si c’était possible ; celle de M. l’abbé, de fuir au plus vite le terrible Jean-Jacques qui, quelques mois auparavant, avait opéré sous ses yeux le massacre de 200 blancs dont il a déjà été question.

Dessalines, appuyé de quelques soldats venus avec lui et des nuées de cultivateurs rassemblés par Cottereau, se porte au pied de la Crête-à-Pierrot dont les canons avaient sonné l’alarme. Il enjoint à Andrieux de l’abandonner sur-le-champ. Malgré sa bravoure, les dispositions du capitaine-général, de concentrer toutes les forces dans les villes du littoral, lui étant connues, Andrieux se vit à regret forcé de quitter ce fort pour se rendre à Saint-Marc. Dessalines ne l’attaqua point ; mais, sur sa route, il eut à combattre contre un détachement de la 8e coloniale, déjà placé en embuscade par ordre de ce général qui, en venant dans ce but, avait tout prévu. Andrieux parvint à Saint-Marc d’où le général Quentin avait envoyé un escadron de dragons à son secours, en entendant le canon d’alarme.

L’arrivée de l’abbé Videau aux Verrettes y avait sonné l’alarme aussi, par le récit qu’il fît de ce qui venait de se passer à la Petite-Rivière. Aussitôt, Faustin Répussard prit la résolution de se rendre à Saint-Marc. Il avait sous ses ordres un bataillon de Polonais et un autre de la 12e coloniale commandé par Désiré, ce même noir qui était à Jérémie avec Dommage. Les soldats de la 12e laissèrent percer leur satisfaction de la nouvelle des événemens de la Petite-Rivière et leur désir de prendre parti avec Dessalines ; mais leur commandant montra de l’hésitation. Lorsque Faustin Répussard arriva à Saint-Marc avec la garnison des Verrettes, le rapport fut fait au général Quentin des dispositions des militaires de la 12e à s’insurger ; et tout ce bataillon, y compris son chef, fut mis à mort dans cette ville. Le capitaine Apollon, qui devint plus tard colonel de ce corps, fut le seul qui réussit à s’évader en se précipitant dans la mer : il nagea et gagna la rive hors de l’enceinte de la place.

En possession de la Crête-à-Pierrot et des munitions qu’il y trouva, Dessalines envoya l’ordre à Vernet d’attaquer les Gonaïves, tandis qu’il se disposait à venir l’appuyer. Vernet voulut user d’un stratagème, en y faisant pénétrer le colonel Gabart avec la 4e coloniale pour agir contre les Français, pendant que les insurgés de Cornus et de Jean Labarrière attaqueraient la place. Mais ces derniers ne donnèrent pas le temps à Gabart d’exécuter cette manœuvre ; ils allèrent se faire battre et se débandèrent. À son tour, Gabart se présente en répondant au qui vive : 5e demi-brigade légère ! parce que la 4e avait été incorporée dans cette troupe française. Sur le point d’entrer dans la place, un de ses officiers prononça un mot qui donna l’éveil aux Français : ils tirèrent sur la 4e qui fut mise un instant en déroute. Gabart, bouillant d’ardeur, rétablit le combat en prenant un des drapeaux qu’il planta sur les remparts ; ses soldats le suivant, les Français furent acculés à la mer : il était nuit. Ils finirent par évacuer la place en s’embarquant sur les navires qui étaient dans le port. Huin ne leva pas l’ancre sans faire canonner les indigènes.

Dessalines, qui avait été retardé dans la route par un excès de fatigue, arriva alors aux Gonaïves. Là, il reçut une lettre du général Quentin qui lui disait : « Qu’il avait appris son insurrection contre les Français, mais qu’il ne pouvait ajouter foi à une telle nouvelle, ne pensant pas qu’il pût tenir une conduite aussi opposée à ses vrais intérêts et à ceux de ses frères.  »

Dessalines lui répondit : « J’ai arboré l’étendard de la révolte, parce qu’il est temps d’apprendre aux Français, qu’ils sont des monstres que cette terre dévore trop lentement pour le bonheur de l’humanité. Fai pris la Petite-Rivière et les Gonaïves, demain je marche contre Saint-Marc[6]. »


C’est aux Gonaïves, où T. Louverture fut embarqué, où son brave lieutenant proclama l’indépendance de son pays de la France, que le hasard l’amena à faire cette réponse !

Le gant avait été jeté à toute la race noire : il venait d’être relevé avec énergie et fierté, à trois jours d’intervalle, par deux de ses vaillans défenseurs. Au Haut-du-Cap, — à une lieue de cette ville où commença, six ans auparavant, l’injuste système de réaction perfidement conçu pour amener la ruine commune des deux branches de cette race, — un mulâtre, représentant sa classe et devenu son chef, accepta résolument cette responsabilité devant la postérité. À la Crête-à-Pierrot, — dans le lieu même qu’il avait illustré tout récemment par sa bravoure et son courage, — un noir, représentant sa classe aussi et devenu son chef également, accepta avec non moins de résolution que son frère la même responsabilité.

Et cependant, ces deux hommes avaient été ennemis ; une politique machiavélique les avait armés l’un contre l’autre, ils s’étaient fait une guerre acharnée ! Mais, dans cette guerre même, ils avaient appris à se connaître, à s’estimer mutuellement. Devenus l’un et l’autre les nouveaux chefs de ces anciens partis politiques, ils se réunissaient maintenant pour accabler l’ennemi commun qui avait trop compté sur la perpétuité de leurs divisions.

Sont-ce là des faits imputables uniquement aux hommes ? Peut-on ne pas y reconnaître une volonté providentielle qui inspirait Dessalines et Pétion, afin que leur union produisît le salut de leur race ?

Et quel enseignement pour les gouvernemens qui s’imaginent que le meilleur moyen de dominer les peuples qu’ils dirigent, est de les diviser ! Il est un temps pour le succès d’un pareil système ; mais, à la fin, il s’écroule devant la clairvoyance des peuples. Dirigez, administrez, gouvernez les hommes dont Dieu vous a confié les destinées, en les réunissant autour de vous : voilà votre œuvre, votre tâche, la seule qui vous soit dévolue ; leur gratitude vous récompensera de toutes vos peines. Mais si vous adoptez le système contraire, vous ne recueillerez que leur haine, et une haine implacable.

Voilà, en définitive, le résultat de la guerre civile allumée entre Rigaud et Toussaint Louverture. Les lieutenans de ces deux chefs sont réunis : ils vont maintenant diviser tous les efforts de leurs frères, et des circonstances extérieures faciliteront bientôt leur œuvre patriotique.


Comme il l’avait annoncé au général Quentin, Dessalines marcha contre Saint-Marc avec peu de troupes régulières et des cultivateurs mal armés. Avec de telles forces, il n’était pas possible d’enlever cette place : c’était ce qui se passait autour du Cap. Il avait écrit à Larose qui était à l’Arcahaie, de venir l’assister avec ses gens ; mais cet indocile lui refusa tout concours, ayant encore le ressentiment de ce qu’il avait essuyé à Plassac et ne voyant en lui qu’un traître, pour avoir livré Charles Bélair à Leclerc : du reste, il obéissait à Lamour Dérance. Après avoir passé huit jours devant Saint-Marc et avoir combattu, Dessalines fut contraint de se retirer à la Petite-Rivière.

Cet insuccès le porta naturellement à réfléchir sur la nécessité de réorganiser des troupes. Celles qui existaient sous T. Louverture avaient subi des pertes successives depuis l’arrivée de l’expédition française ; les défections, la dissémination de ces corps anciens dans les divers départemens, avaient introduit une véritable anarchie dans l’armée coloniale ; et les prétentions élevées par les chefs de bandes constituaient une nouvelle anarchie encore plus déplorable. Pour les dompter et donner une direction unique à la guerre qui allait aboutir à l’indépendance du pays, il fallait donc qu’il soumît à la discipline militaire toutes les forces vives qu’il réunirait sous ses ordres. C’est la condition nécessaire, indispensable, de tout succès. Des cadres subsistaient, d’anciens officiers étaient là tout prêts ; il n’y avait qu’à garnir les uns, à employer les autrès. Mais il fallait aussi une volonté de fer, pour ainsi parler, afin de réussir dans cette œuvre, et Dessalines seul pouvait l’avoir.

« La terreur qu’avait inspirée le nom français, dit à ce sujet B. Tonnerre, régnait encore dans les campagnes ; les anciens soldats et les cultivateurs ne sortaient pas encore de leurs retraites ; Dessalines avait peu de munitions. Il prend la résolution la plus patriotique, ne balance pas entre le salut public et la mort de quelques lâches. Il ordonne que de nombreuses patrouilles parcourent la plaine et les mornes pour y rassembler les hommes en état de porter les armes, fait faire feu sur tous ceux qui refusent de marcher, et parvient, en moins de huit jours, à former quatre demi-brigades qu’il exerce tous les jours au maniement des armes. »

Que l’on s’imagine ce que durent produire de pareils moyens, avec les antécédens connus de l’homme qui les ordonnait !

Les 4e, 7e et 8e coloniales furent ainsi réorganisées ; la 14e demi-brigade créée[7], ainsi qu’un corps spécial, devenu plus tard la 20e demi-brigade, qui fut nommé les polonais, parce qu’il entra dans sa formation beaucoup de vrais africains qui parlaient le langage créole le plus grossier, et par allusion aux Polonais venus avec l’armée française, dont les indigènes ne pouvaient comprendre le langage : idée bizarre qui caractérise bien l’esprit de Dessalines, mais qui fut cause en grande partie que les Polonais restés dans le pays furent préservés du massacre de 1804 et reconnus Haïtiens. Il avait un autre motif : tout récemment, dans l’assassinat des soldats de la 12e à Saint-Marc, les Polonais avaient montré une répugnance louable à exécuter les ordres barbares du général Quentin. Créer un corps de polonais noirs, c’était donc, de la part de Dessalines, un témoignage d’estime et de bienveillance donné aux infortunés enfans de la Vistule.

Gabart, Montauban, Cottereau, Magny furent reconnus colonels des 4e, 7e, 8e et 14e demi-brigades, Joseph Jérôme celui des polonais. Des officiers de mérite, Pierre-Toussaint, Jean-Louis Longuevalle, Jean-Louis Boisneuf, Marinier, Pierrot Michel, Philippe Guerrier, Jean Charles, les uns mulâtres, les autres noirs, devinrent les chefs de bataillon de ces corps. Charlotin Marcadieu, destiné à donner un jour le bel exemple d’un dévouement rare, fut fait colonel d’un régiment de cavalerie, et eut Paul Prompt pour chef d’escadron, en attendant l’organisation complète de ce corps. Des postes furent confiés à ces divers chefs pour se garder de toute entreprise de la part des Français.

Naturellement, cette première organisation, ce noyau de l’armée nationale, reconnut en Dessalines, le général en chef unique qui devait désormais diriger toutes les opérations de la guerre : ses titres à cette haute position étaient visibles à tous les yeux. Bientôt après, la jonction de Pétion avec lui vint confirmer et sanctionner cette qualité de Chef suprême des Indigènes, en l’homme qu’il avait déjà reconnu pour tel.

Dessalines fixa son quartier-général dans l’Artibonite, sur le théâtre où la plus grande résistance avait été faite à toute l’armée française réunie, où sa valeur héroïque lui avait conquis sa position actuelle. Il se tenait tantôt à la Petite-Rivière, pour ainsi dire à la Crête-à-Pierrot, tantôt sur l’habitation Laville ou sur celle de Marchand, dont il fît plus tard le siège de son gouvernement, en jetant les fondemens de sa ville impériale : ces deux habitations sont limitrophes.


Retournons au Cap.

On conçoit que les fatigues d’un gouvernement aussi pénible que celui de Saint-Domingue, surtout dans ces derniers temps ; les mécomptes qui survinrent et le peu d’espoir qu’ils laissèrent de vaincre et de soumettre désormais toute une population qui allait recevoir l’impulsion de la résistance de ses chefs naturels, durent contribuer à prédisposer la constitution du général Leclerc, à subir l’influence de la peste qui régnait autour de lui. En effet, le 30 vendémiaire an XI (22 octobre), il ressentit un violent mal de tête accompagné de fièvre : la maladie parut se calmer au bout de cinq jours, il reprit le travail ; alors parurent tous les symptômes du mal de Siam, et le 11 brumaire (2 novembre), à une heure du matin, il expira, à l’âge de 30 ans.

Il avait conservé tout son courage et toute sa présence d’esprit jusqu’au dernier moment. Le colonel Neterwood, son premier aide de camp, et le médecin Peyre reçurent ses dernières volontés. Elles portaient : 1o  que le général Rochambeau le remplacerait comme général en chef et capitaine-général, en attendant les ordres ultérieurs du Premier Consul ; 2o  que le général Watrin succéderait à Rochambeau dans le commandement des départemens de l’Ouest et du Sud ; 3o  que le général Clauzel continuerait à commander celui du Nord ; 4o  que le général Brunet irait relever le général Thouvenot au Môle et que ce dernier viendrait au Cap ; 5o  enfin, que Madame Leclerc partirait pour la France aussitôt après sa mort, sur le vaisseau le Swiftshure, et qu’elle serait accompagnée du médecin Peyre et de ses aides de camp.

Nous admirons cette force morale dans un homme, un chef qui se sent mourir et qui pourvoit ainsi à la sécurité du pays et de l’armée qui ont été confiés à son commandement ; mais quel legs ce testament militaire et politique faisait à la colonie de Saint-Domingue, en désignant Rochambeau pour y succéder ! Nous le disons ainsi au point de vue de la France elle-même ; car si, d’un côté, il avait toute la vigueur nécessaire pour prendre les rênes du gouvernement colonial, de l’autre, il était celui des généraux français qui pouvait le mieux inspirer aux indigènes le désir de se séparer de la France. Au reste, cette résolution était déjà prise par les chefs qui venaient de se prononcer : peu importait donc que ce fût Rochambeau ou tout autre à sa place. Probablement, il était le plus ancien des généraux de division après Leclerc.

On lit dans Pamphile de Lacroix : « Peu avant sa mort, il exprima des regrets sur les faux erremens qui avaient dirigé les conseils du gouvernement dans le but de son a expédition. Il gémit d’une entreprise faite sur des hommes et par des hommes dignes d’un meilleur sort, a à raison des services qu’ils avaient déjà rendus et qu’ils auraient pu rendre encore à la France. Ces regrets furent touchans. »

Il y a lieu de croire à la véracité de ces paroles, quandon a vu que d’autres regrets, suscités par un sentiment de justice qui honore la mémoire d’un haut personnage, ont été exprimés à ce sujet sur une île, en face de l’Afrique et de ses enfans. Abjurons donc aussi tout ressentiment envers la mémoire du général Leclerc : un certcueil couvert du crêpe funèbre doit exercer son influence sur le souvenir et le cœur des hommes.

Le Swiftshure partit du Cap le 10 novembre avec le corps embaumé du défunt, Madame Leclerc et les aides de camp de son mari. Il arriva à Toulon où de grands honneurs funèbres furent rendus aux restes mortels du capitaine-général de Saint-Domingue. Il en fut de même à Marseille où ils furent transportés, à Lyon et à Paris, et là, placés au Panthéon.

Au Cap se trouvait l’ordonnateur en chef Daure qui, le 27 septembre, avait reçu sa nomination de préfet colonial par le gouvernement consulaire. Dans la circonstance et vu l’absence du général Rochambeau qui était au Port-au-Prince, il eut au Cap l’intérim de la capitainerie-générale. Son premier soin fut d’expédier un navire de guerre annoncer la mort de Leclerc à ce général, en lui notifiant ses dernières volontés qui le désignaient comme son successeur. Il expédia en même temps le chef de brigade du génie Bachelu, en France, avec des dépêches pour le ministre de la marine et des colonies, en mettant l’embargo sur tous les navires de commerce durant quinze jours.

Se faisant assister par le général Clauzel et l’amiral Latouche Tréville, pour donner plus de poids à son autorité intérimaire, Daure et eux publièrent une proclamation, le 2 novembre, qui annonçait la mort du général Leclerc et l’avènement de Rochambeau à sa place.

À cette nouvelle, le cœur des colons s’épanouit de joie : Leclerc n’était pas l’homme qu’il leur fallait, croyaient-ils ; c’était Rochambeau ! Les Français, vrais amis de leur pays, conçurent des craintes pour l’avenir de la colonie d’après les précédens de ce général et en voyant les principaux chefs noirs et mulâtres dans l’insurrection. La population de ces deux couleurs comprit que de nouvelles fureurs allaient éclater contre elle ; mais les hommes politiques qui avaient arboré l’étendard de la résistance, purent calculer dès-lors qu’une partie de leur œuvre était accomplie par le Destin, qui investissait Rochambeau du commandement en chef. Le Premier Consul sanctionna son décret, le 13 nivôse an XI (3 janvier 1803), en apprenant la désignation faite par Leclerc[8].

Quant au nouveau capitaine-général, en l’apprenant aussi, il se fît installer à l’église du Port-au-Prince, dans une cérémonie où Lecun déploya toutes les pompes de la religion catholique. Inutile de dire que ce prêtre, qui avait eu des paroles si louangeuses pour T. Louverture, ancien esclave et noir, en trouva bien d’autres pour célébrer, exalter l’avènement d’un blanc qui était le fils d’un maréchal de France. À l’exception de la couleur et du génie, Lecun voyait sans doute en lui bien des traits de ressemblance avec T. Louverture ; car il était de petite taille et maigre, et avait beaucoup de vivacité dans les yeux. Il en avait encore d’autres, que sa conduite jusqu’alors a pu faire apprécier déjà, et que ses actes, comme chef de la colonie, firent encore mieux découvrir.

Le préfet colonial continua l’intérim, en attendant l’arrivée au Cap de Rochambeau. Ordonnateur en chef en même temps, il put constater en quel état se trouvaient les finances. La recette, dans ces derniers temps, n’allait pas à 500 mille francs par mois ; la dépense était de 3 millions. On devait trois mois de solde aux troupes ; il n’y avait pas 300 mille francs dans toutes les caisses publiques. De là, la nécessité de se créer des ressources, en frappant à toutes les portes dans les îles, notamment à la Jamaïque, pour avoir de l’argent en donnant des traites sur la France. Ce fut le nouveau capitaine-général qui eut à remplir cette tâche ; le précédent en avait déjà tiré pour 16 millions, son successeur en tira pour 44 millions successivement.

Ce ne fut que le 4 novembre qu’on apprit au Cap, que Dessalines avait levé l’étendard de l’insurrection.

Le 4 aussi, Clervaux, Christophe, Pétion, et Paul Louverture qui avait réussi à se joindre à eux en abandonnant les Français au Port-Margot, attaquèrent les avant postes du Cap et y refoulèrent le général Clauzel. « Malgré le feu soutenu de notre artillerie, les révoltés s’établirent et se maintinrent en position… Le général D’Henin fut blessé, et l’on fut réduit à une défensive resserrée qui n’embrassait entièrement que l’enceinte de la ville [9]. »

Mais le 2, le général Brunet y était arrivé avec 1,600 hommes des garnisons du Port-de-Paix et du Borgne. Il repartit de suite pour le Môle, d’où le général Thouvenot vint diriger l’artillerie du Cap. Le général Watrin en partit le 5 pour le Port-au-Prince.

Dans la nuit du 7 au 8, les indigènes voulurent tenter d’enlever le Cap : ils n’avaient pas beaucoup de munitions, et la place avait alors 4,200 hommes ; force considérable dans une telle circonstance[10]. Ils furent complètement repousses et battus, et abandonnèrent les forts Pierre-Michel et Jeantot, en brûlant le bourg du Haut-du-Cap dans leur retraite.

Le 5 novembre, Daure avait pris un arrêté qui créa des compagnies franches, composées de noirs et de mulâtres du Cap, pour aidera la défense de cette ville. À cette occasion, il fit mettre en liberté Carbonne, homme de couleur, qui devint plus tard secrétaire ou aide de camp de Dessalines : il avait été arrêté et mis en prison. Daure en fit autant à l’égard de René Vincent, et ils furent tous deux placés dans les compagnies franches, comme sous-officiers, parce que l’arrêté du préfet s’opposait à ce que ces hommes fussent officiers.

Au moment où le Swiftshure partait pour la France, Daure écrivit au ministre de la marine : il était disposé à y envoyer Maurepas, et fut retenu par un scrupule regrettable ; if différa pour attendre la décision de Rochambeau.

Ce que nous venons de dire à l’égard de la droiture des sentimens du préfet Daure, repose sur des pièces officielles que nous avons lues. Mais citons ici un auteur qui appuie nos assertions, et qui, certes, n’est pas suspect de trop de modération à l’égard des Français : c’est de Boisrond Tonnerre qu’il s’agit.

« Daure, dit-il, était plus fait pour ramener les esprits  ; il avait des talens et plus de mœurs que Rochambeau ; il n aimait pas le sang, et en épargnant celui des noirs, il eût rendu ceux-ci plus avares de celui de ses compatriotes. »

En effet, Daure eut des égards pour Maurepas et sa famille détenus à bord de la Guerrière, de même que pour René Vincent et Carbonne.

Mais Rochambeau arriva au Cap le 17 novembre : dès-lors il n’y avait plus d’espoir pour eux, ni pour les autres militaires indigènes embarqués sur les divers navires de guerre. Il fit transférer Maurepas et sa famille sur le vaisseau le Duguay-Trouin, et arrêter René Vincent qu’on y mit aussi.

On a raconté la fin tragique de Maurepas de différentes manières ; mais disons ce que nous en savons, d’après J.-P. Boyer qui faillit mourir en même temps que lui, et qui nous le raconta.

Quelques semaines après la prise d’armes de Pétion, Boyer fut arrêté au Port-au Prince où il était sans emploi : son intimité avec Pétion en était la seule cause. Il fut mis en prison et dans la nuit, on le conduisit à bord de la frégate la Poursuivante où il rencontra, également arrêtés, Moreau et Marc Coupé : ce dernier, ex-aide de camp de T. Louverture, revenait du Sud où des affaires de famille l’avaient appelé. De la frégate, tous les trois furent embarqués sur une petite goélette qui les amena au Cap : Rochambeau y était déjà rendu. Le capitaine de cette goëlette eut des égards pour Boyer et Moreau, mais non pas pour M. Coupé qui, probablement, lui avait été désigné comme ayant servi près de T. Louverture. Au Cap, ils furent conduits au bureau de la place et de-là en prison et mis au cachot : peu d’heures après, on les transféra à bord du Duguay-Trouin que montait l’amiral Latouche Tréville, et ils y trouvèrent Maurepas, sa famille et d’autres prisonniers.

Étant en prison, Boyer avait écrit à Jacques Boyé, adjudant-général, ancien colonel de la légion de l’Ouest ; cet officier aimait tous les hommes de couleur et les noirs, ayant servi avec eux : il apprit ainsi la triste position de Boyer. Il vint sur le vaisseau, le vit, lui apprit que sa détention n’avait eu lieu que par rapport à ses liaisons avec Pétion. Il le recommanda aux officiers du vaisseau et même à l’amiral, en lui promettant d’agir pour qu’il fût relaxé. Mais pendant une nuit, Boyer entendit appeler un nommé Pierrette qu’on fit monter sur le pont pour y joindre Maurepas : il fut excessivement agité par ce sinistre appel, puisque c’était habituellement le signal des noyades. Dans son inquiétude, il monta aussi sur le pont sans être appelé et se dirigea sur le devant du vaisseau : en ce moment, on noyait Pierrette, Maurepas et sa famille.

Un de ces bourreaux de mer vint alors appeler Boyer à son tour ; comme il ne répondait pas, étant encore sur le pont, le bourreau s’approcha de la place où il se tenait toujours à côté de M. Coupé, et demanda à celui-ci : Où est Boyer ? M. Coupé lui répondit qu’il ne savait où il avait passé. Eh bien ! monte toi-même. Le malheureux Coupé le suivit et fut noyé peu d’instans après Maurepas[11].

On en avait assez pour cette nuit. Boyer revient à sa place et ne voit pas son voisin habituel ; il demande tout bas aux autres prisonniers ce qu’est devenu M. Coupé ; ils lui répondent qu’on l’a fait monter sur le pont, après l’avoir appelé lui-même. Ce qui avait été une imprudence de sa part, devint ainsi la cause de son salut. Des femmes indigènes du Cap venaient assez souvent à bord du vaisseau apporter des provisions aux prisonniers ; Boyer pria l’une d’elles d’aller raconter ces faits à J. Boyé : elle revint lui dire qu’il allait s’occuper de suite de le faire mettre en liberté : ce qui eut lieu dans la journée. En descendant au Cap, son premier soin fut d’aller remercier son protecteur, son ancien ami, qui le fit loger chez un officier du génie, en lui recommandant de ne pas trop se produire dans la ville. Cet officier le présenta au colonel Moulut, chef de ce corps, qui l’accueillit : c’était un homme fort éclairé et de beaucoup d’humanité. Boyer continua de résider au Cap sans être inquiété[12].

Mais le colonel Bodin, de la 9e coloniale et les autres militaires de ce corps qui étaient détenus sur les navires de guerre, furent tous noyés à cette époque dans la rade du Cap, de même que René Vincent, par ordre de Rochambeau.

Ce barbare semblait, par tous ces crimes, tirer vengeance des ravages de la fièvre jaune ; car dans le même temps, elle enleva les généraux Jablonoski et Mayer, et l’adjudant-général Guibal.

  1. Nous donnons ces chiffres d’après des documens officiels. P. de Lacroix s’est trompé en portant celui des morts à 24,000 hommes, et celui des combattans seulement à 2 mille et quelques cents, sur toute la surface de Saint Domingue. T. 2, p. 239.
  2. Le pillage qu’enviaient ces lâches était celui des bouches à feu : les victimes qu’ils devaient immoler arrivèrent sans accident au Cap, par leurs soins généreux. Et que devinrent les 1200 hommes de la 6e ?…
  3. Pamphile de Lacroix, t. 2, p. 248.
  4. L’église et le presbytère sont situés à l’extrémité occidentale du morne de la Crête à-Pierrot, et non loin de ce fort.
  5. J’ai entendu raconter ainsi tous ces faits par le respectable Simon, noir de l’Artibonite, qui fut trésorier à Saint-Marc sous le règne de Dessalines, et ensuite sénateur de la République d’Haïti.
  6. Mémoires de Boisrond Tonnerre.
  7. Sous T. Louverture, la 13e demi-brigade fut le dernier corps créé après la guerre civile du Sud.
  8. Son arrêté qui confirma Rochambeau arriva au Cap le 5 ventôse (24 lévrier 1803.)
  9. P. de Lacroix, t. 2, p. 250. Cet auteur s’est trompé en fixant cette a flaire au 28 octobre : nous avons lu des pièces officielles qui la portent au 4 novembre. Il y eut des escarmouches le 26 octobre, le 1er et le 2 novembre.
  10. Nous avons également lu des pièces officielles à ce sujet. P. de Lacroix dit même que les transports, le Jeune-Edouard et l’Aristide, arrivèrent le 29 vendémiaire (21 octobre), avec 522 hommes de la 83e de ligne. Ce serait donc 2,200 hommes de renfort qui seraient arrivés au Cap, car le général Watrin y vint avec 100. Un état porte à 614 hommes seulement la force de la 10e et de la 13e demi-brigades au moment où Petion et Clervaux se prononcèrent au Haut-du-Cap.
  11. Dans son manifeste de 1814, H. Christophe relate les circonstances de la mort de Maurepas de la même manière que M. Madiou (Histoire d’Haïti, t. 2, p. 355 et 356) ; mais il l’attribue à Leclerc, tandis que cet auteur l’impute à Brunet, et dit que ce fait eut lieu dans le canal de la Tortue. Boisrond Tonnerre, dont les mémoires ont été écrits en 1804, l’attribue aussi à Brunet, en disant : « Ce tigre l’arrêta, et ce malheureux fut noyé dans la rade du Cap avec une partie de sa famille. »

    Nous avons lu des pièces officielles émanées du préfet Daure, qui disent que Maurepas fut embarqué et noyé à bord du Duguay-Trouin, confirmant ainsi le récit de Boyer.

  12. On voit dans ces faits, les motifs de l’estime qu’eut J.-P. Boyer, président d’Haïti, pour J. Boyé, de la confiance qu’il eut en lui lorsqu’il le chargea d’une mission diplomatique, en 1823, auprès du gouvernement de Louis XVIII, et dans laquelle ce digne Français discuta si bien les intérêts des Haïtiens : il était alors au service de la Russie. Boyer correspondait avec lui, et l’avait engagé à venir en Haïti ; il lui donna des témoignages de considération et de gratitude. Etant au Port-au-Prince, J. Boyé était logé chez Ate Nau, trésorier général de la République, qui avait été quartier-maître dans la légion del Ouest.