Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 7/2.9

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Chez l’auteur (Tome 7p. 165-201).

chapitre ix.

Correspondance militaire de Lamarre avec le sénat : effet qu’elle produit. — Le sénat ordonne des mesures militaires contre l’ennemi qui paraît au Boucassin, et rappelle Pétion qui est encore aux Cayes. — Le général Bazelais combat l’ennemi et le chasse. — Retour de Pétion au Port-au-Prince. — Situation des esprits. — Faits relatifs à Bergerac Trichet qui est arrêté et mis en prison par ordre de Pétion. — Mort de César Thélémaque. — Le sénat le remplace provisoirement par J.-C. Imbert. — Pourquoi il ne nomma pas Bonnet. — Pétion répond à une lettre de Th. Trichet sur sa mission en Angleterre. — Un sénateur propose de retirer les pouvoirs extraordinaires donnés à Pétion ; le sénat adopte la proposition et nomme un comité pour préparer le projet de décret. — Il se décide à aller en corps faire des Remontrances à Pétion. — Accueil qu’il en reçoit. — Impassibilité de Pétion : il demande le document pour y répondre, et n’y répond pas. — Examen des accusations contenues dans cet acte. — Le sénat se donne une garde particulière. — Il ordonne la levée générale de la garde nationale et la réunion des troupes, pour entrer en campagne. — Il ajourne le vote du décret sur les pouvoirs accordés à Pétion. — Pétion l’informe des motifs qu’il a eus pour créer provisoirement l’arrondissement de Tiburon. — Un comité est nommé pour faire un rapport à ce sujet. — Le sénat rend le décret qui rapporte celui du 1er juillet 1807 relatif aux pouvoirs extraordinaires donnés au Président d’Haïti : il décide l’impression de ses actes et procès-verbaux pour les envoyer aux autorités civiles et militaires. — Méditations et résolution de Pétion à ce sujet. — Il élève le colonel Métellus au grade de général de brigade, afin de prouver au sénat qu’il continue l’exercice de ses pouvoirs extraordinaires. — Les troupes applaudissent à cette promotion. — La question politique est résolue par cette décision militaire. — Lettre de Marion au sénat, relative à Michel. — Lettre de David-Troy à ce sujet. — Michel se rend au Môle où Lamarre l’accueille et finit par solliciter en sa faveur auprès de Pétion. — Rapport du comité sur l’arrondissement de Tiburon et vote du sénat qui le confirme. — Ce corps décide que ses membres peuvent toucher leurs indemnités directement du trésor : Pétion ordonne de les payer. — Le sénat rend la loi du 24 août, préparée par Daumec, sur l’organisation des tribunaux de la République.



Les diverses circonstances relatées aux deux chapitres précédens, font déjà pressentir au lecteur ce qu’il va apprendre dans celui-ci, relativement à la lutte qui s’établit entre le sénat et Pétion. C’est à l’histoire d’exposer les faits, c’est à la postérité de les juger, pour reconnaître lequel, entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, mérite le plus son blâme. Narrateur, nous efforçant toujours d’être impartial envers tous, nous n’oublierons pas la mission que nous nous sommes imposée.

Après avoir reçu par l’adjudant-général Delva, les objets que le président lui envoya de Jérémie, Lamarre se disposa à porter ses troupes dans les montagnes du Port-de-Paix, autant pour combattre celles de Christophe, que pour avoir plus de vivres pour leur nourriture, et dégager en même temps les malheureux qui, fuyant la tyrannie du Nord, erraient dans ces montagnes. Les communes de Jean-Rabel et du Môle étaient dévastées et ne produisaient presque plus de denrées alimentaires. Le 4 juillet, il écrivit au président :

« Combien d’infortunés sont cachés dans les rochers destinés aux plus vils reptiles ! Je vais voler à leur secours ; j’espère que la Providence me secondera dans mes opérait tiens. Que je serais heureux, si je puis l’établir dans leurs foyers tant de victimes malheureuses ! Nous vous demandons les garde-côtes le plus promptement possible. L’humanité qui dirige toutes vos actions m’annonce d’avance que vous nous écouterez favorablement… J’ai reçu les 14000 gourdes : cette somme ne suffit pas pour l’armée, et j’assiste chaque jour de malheureuses mères de famille, chargées d’enfans, qui meurent de faim ; en soignant ces infortunées, je ne puis que répondre à vos sentimens humains…[1] L’impossibilité où vous êtes de m’envoyer des forces, prouve combien nos frères sont peu pénétrés de la cause que nous défendons : ils dorment sur les bords du Vésuve ! Je ne sais par quelle fatalité ils ne se rappellent plus l’an 7 (1800) dont l’époque doit être à jamais gravée dans la mémoire de nos derniers neveux… Où sont les ossemens de nos malheureux frères ?… »[2]

À cette lettre pathétique, qu’apportait Delva qui venait cette fois pour rétablir sa santé délabrée par les fatigues, — ce qui était un surcroît de peine pour Lamarre, — succéda une autre du 8 juillet, où il apprenait au président que les bâtimens de Christophe étaient venus canonner Jean-Rabel, d’où cependant ils furent repoussés également à coups de canon. À cette occasion, il fit un ordre du jour : en parlant à ses troupes des factions de Yayou et de Magloire, il leur disait que Pétion avait pardonné à des coupables ; mais que s’il y en avait dans son armée, « il n’userait pas de cette clémence hors de saison, dont l’affreux résultat procure aux États en révolution des siècles de calamité. »

Les sentimens personnels de Lamarre étaient des plus généreux ; on le reconnaît par ses précédentes lettres et celle du 4 juillet où lui-même rendait justice à ceux de Pétion. Mais on voit aussi que son ordre du jour était en désaccord avec sa correspondance ; car il y blâmait la clémence du chef de l’État envers des hommes égarés par l’ambition ou par de petites rivalités. Quelques mois plus tard, on le vit solliciter cette même clémence en faveur de l’un de ces hommes, réfugié alors au Môle et se réhabilitant à ses yeux par son courage et ses services. Il sentit tellement l’inconvenance de ce blâme, qu’il n’envoya pas au président la copie de cet ordre du jour : ce fut au sénat qu’il l’adressa.

Depuis qu’il était devenu sénateur, il correspondait autant avec ce corps qu’avec Pétion : il lui disait les mêmes choses, rappelant toujours les malheurs de la première guerre civile, demandant des secours, se plaignant de ce qu’on ne lui envoyait pas assez de troupes, etc. On conçoit alors que ses lettres étaient agréées au sénat comme une sorte de censure, sinon de dénonciation, de la mollesse qu’on trouvait en Pétion, surtout dans les circonstances dont nous nous occupons.

Les choses étant ainsi, à la mi-juillet une colonne ennemie parut près du camp du Boucassin ; l’alarme fut donnée au Port-au-Prince où Pétion n’était pas encore de retour. Le 15, le sénat lui adressa un message pour l’inviter à y revenir dans le plus bref délai ; d’amener avec lui toutes les troupes et les gardes nationales qui ne seraient pas nécessaires dans la Grande-Anse ; « de réunir les généraux les plus capables de commander l’armée ; » et à ce sujet, il appela son attention sur le manque d’officiers supérieurs. C’était lui insinuer de réactiver Gérin, de faire des promotions parmi les colonels. Le lendemain, 16, l’ennemi étant encore en présence, le sénat écrivit au général Bazelais pour mettre sous sa responsabilité le salut de la République, en l’invitant à lui rendre compte de ses opérations.

Bazelais avait rempli son devoir militaire ; commandant général des troupes par délégation du Président d’Haïti, il s’était porté au Boucassin dès la nouvelle de l’apparition de l’ennemi, afin d’aviser aux moyens de le combattre et de le chasser. Il obéit au sénat et l’informa de tout ce qu’il faisait dans ce but. Le 23, il avait chassé l’ennemi et pris position sur l’habitation Poix-la-Générale, qui touche au bourg de l’Arcahaie ; en rendant compte au sénat de ce résultat, il mentionna honorablement le sénateur colonel David-Troy qui l’avait aidé.

Mais Pétion était arrivé en hâte : il retrouva les esprits plus effervescens que jamais, le sénat dans la plénitude de ses attributions exécutives résultant de l’article 83 de la constitution, donnant des ordres au général chef de l’état-major général de l’armée et se faisant rendre compte des opérations militaires[3]. Ce corps avait agi pour le salut commun, il ne pouvait que l’en féliciter. En était-il de même de la part du sénat, pour ce qu’il avait fait dans le Sud, de la part des hommes qui partageaient les opinions, au moins, de quelques-uns des sénateurs ? On en jugera.

Le premier de ces hommes, qui voulut essayer, de sa puissance, fut le colonel Bergerac Trichet. Les fifres, et les tambours de la 18e eurent querelle avec ceux de la 3e : à cette époque, c’étaient les ferrailleurs habituels des corps de troupes ; ils vidaient leurs duels dans les rues. L’autorité militaire était constamment obligée de sévir contre eux ; mais les colonels des corps intervenaient presque toujours en leur faveur, et ceux du 1er régiment d’artillerie étaient aussi taquins que les autres. Or, le colonel Lys, commandant ce corps et l’arrondissement, se voyait forcé d’être indulgent pour les autres, puisque ceux de son régiment péchaient également contre la discipline. Le caractère de Bergerac Trichet le porta à faire autre chose : il fit battre l’assemblée générale par ses tambours et ses fifres, pour réunir devant sa maison toute la 18e, sous le prétexte que des soldats de la 3e avaient prêté leur concours aux fifres et tambours du même corps.

À ce bruit de tambours, le colonel Gédéon, qui ne voulait pas qu’il fût dit que la 3e avait reculé, fit battre aussi l’assemblée générale pour réunir son vaillant régiment.

Ces deux colonels demeuraient dans la rue du Centre, dans le même îlet et à 150 pas au plus l’un de l’autre[4] ; en un instant cette rue fut encombrée de soldats de la 3e et de la 18e. Les colonels allaient faire sortir leurs drapeaux pour engager l’action, lorsque le Président d’Haïti envoya arrêter Bergerac Trichet, qui fut conduit en prison par ses ordres. Ce fait eut lieu le 23 juillet : le 31, ce colonel écrivit au président et lui demanda à être jugé ; n’ayant pas reçu de réponse, le 1er août il s’adressa au sénat en demandant sa mise en liberté, vu la violation de l’art. 145 de la constitution, par le président. Le sénat passa immédiatement à l’ordre du jour sur la pétition, et Bergerac Trichet dut se résoudre à attendre sa relaxation de la volonté de Pétion : ce qui eut lieu après la décision du sénat. Lys en était le président et dut savoir, en sa qualité de commandant d’arrondissement, que ce colonel avait troublé la tranquillité publique.

Dans ce moment d’agitation, le secrétaire d’Etat César Thélémaque décéda. Cet excellent citoyen, né à la Martinique, termina honorablement sa longue carrière où il avait donné des preuves de son attachement à la liberté et au pays qui l’avait adopté. Pétion lui fit de magnifiques funérailles auxquelles il assista, ainsi que le sénat et toutes les autorités civiles et militaires ; toutes les troupes du Port-au-Prince prirent les armes pour y concourir, et le canon de deuil retentit jusqu’à ce que le corps fût inhumé dans le cimetière intérieur de la ville.

Le 26 juillet, le sénat chargea le citoyen J.-C. Imbert, contrôleur des finances du département de l’Ouest, de l’intérim du porte-fenille de la secrétairerie d’Etat, à cause, dit son arrêté, « de sa probité connue dans divers actes. » Le général Bonnet, qui eût été de son choix, était trop nécessaire en ce moment au sénat et par rapport à la guerre contre Christophe, pour être élu à cette époque : cela résulte de la proposition que fit un sénateur, dans la même séance, « vu le péril où était la République, d’ordonner la levée générale des gardes nationales, afin de marcher contre l’Arlibonite et de faire jonction avec l’armée du général Lamarre. » La majorité décida cependant qu’il fallait se concerter préalablement avec le Président d’Haïti.

Tandis que le sénat s’occupait du même objet qu’il se proposait, ainsi qu’on l’a vu dans sa lettre à Lamarre, datée de Jérémie, Pétion répondait à une missive qu’il venait de recevoir de Théodat Trichet. Celui-ci lui rendait compte de sa mission en Angleterre, et lui, informait notre envoyé de la situation de la République, avec le calme de l’homme d’État, et l’espoir qu’il avait dans la politique qu’il suivait pour mieux la gouverner.[5]

Voyons si le sénat possédait le même calme.

Le 28 juillet, un de ses membres proposa de retirer au Président d’Haïti, les pouvoirs qui lui avaient été délégués par le sénat.[6] Nous avons déjà dit que son ajournement ayant cessé, ces pouvoirs extraordinaires, résultant du décret du 1er  juillet 1807, étaient virtuellement retirés ; mais il semble que la proposition tendait, par sa généralité, à lui retirer aussi ceux qui lui avaient été donnés auparavant, pour proposer des candidats aux emplois vacans et entretenir les relations extérieures, etc. Cette proposition étant adoptée, les sénateurs Bonnet, Pelage Varein et Leroux, furent chargés de rédiger un décret à cet effet. En même temps, la proposition relative aux gardes nationales fut remise sur le tapis et adoptée à l’unanimité : les sénateurs Bonnet, Delaunay, Barlatier et Daumec furent nommés pour rédiger le projet. On décida encore que la publication des discussions du sénat aurait lieu par les journaux, — sans doute, à cause de la tiédeur que montraient les citoyens à venir les entendre dans les séances publiques.

On ne comprendrait pas bien les motifs de ces diverses résolutions, si l’on ignorait que le même jour, 28 juillet, le sénat adopta le projet des fameuses Remontrances au chef du pouvoir exécutif, préparé et rédigé par le sénateur Daumec.[7] Quelle que soit sa longueur, il nous faut produire ici ce précieux document qui servira à fixer l’opinion qu’on doit avoir, sur la lutte entre le sénat et Pétion. Le voici :

Président d’Haïti,

Quoiqu’il n’existe nulle part dans la constitution de l’État, le cas où les représentons du peuple doivent députer leurs membres vers le pouvoir exécutif, ils ont cependant, en plus d’une circonstance, fait des démarches près du gouvernement, tendantes à maintenir l’harmonie qui devait toujours régner entre les deux pouvoirs, présumant que par ce moyen, le gouvernement, sans cesse éclairé par le corps législatif, devait marcher d’accord et concerter des mesures qui pouvaient nécessairement mettre la République sur un pied respectable. Mais, hélas ! combien de fois ne l’avons-nous pas vue aux bords du précipice !

Aujourd’hui, justement effrayé de la situation alarmante de l’Etat, de l’impéritie des moyens employés dans nos finances, l’agriculture, l’armée, la police des villes et des campagnes, le sénat se croit autorisé, d’après l’engagement qu’il a contracté de travailler au bonheur d’un peuple qui lui a confié ses destinées, de venir en corps s’expliquer avec le chef du pouvoir exécutif, et lui demander, enfin, s’il est possible d’oublier les puissans motifs qui ont occasionné l’événement du 17 octobre 1806 ? À Dieu ne plaise que le corps législatif veuille ici imputer au chef du gouvernement, des vues attentatoires à la souveraineté du peuple et au système représentatif établi par une constitution pour laquelle des flots de sang coulent encore ! Mais le sénat peut-il rester indifférent sur le sort futur du pays qui nous a vus naître, quand tout semble incliner vers une subversion totale ? Sans armée, sans finances, sans culture et sans police, que manque-t-il donc pour nous convaincre que la République est plongée dans le plus noir chaos ? Non loin de ce triste tableau, nous voyons l’anarchie accompagner la licence qui menace de tout confondre… L’insubordination est à son comble ; et bientôt les officiers supérieurs regarderont l’obéissance de leurs subordonnés comme une faveur signalée. Nos lois sont sans vigueur, et la République est dans un état d’incertitude qui détruit toute sécurité.

Dans le mois de mai de l’année dernière, le sénat, présumant que de la confusion qui existait dans nos finances il devait nécessairement naître un déficit effrayant dans les caisses publiques ; voulant tout prévenir, le corps législatif adressa au Président d’Haïti un message détaillé, par lequel il l’invitait à lui faire parvenir, par la voie du secrétaire d’État, le cadastre des maisons et des habitations de la République, les noms des fermiers, les sommes dues à l’État par ces fermiers, l’état de la force armée, celui enfin de tous les objets de guerre, etc. etc ; et ce message, qui fut imprimé par ordre du gouvernement, n’eut aucun effet ; le corps législatif, pressé de chercher les moyens de couvrir les dépenses publiques, et ne suivant que son amour pour le bien public, fut obligé de procéder dans les ténèbres et sans aucun document qui pût l’éclairer.

Au mois de juillet dernier (1807), le sénat, en séjournant, délégua au pouvoir exécutif une partie de ses attributions, avec injonction de lui rendre compte à l’ouverture de la session de 1808. Pendant l’ajournement du sénat, une grande conspiration éclata ; le général Yayou en fut le chef ; il était membre du sénat ; et grâce à la fidélité de l’armée, cette puissante conspiration fut renversée. Les principaux auteurs subirent le châtiment dû à leur crime, et le sénat n’en eut aucune connaissance officielle ; il n’a vu aucun acte public du gouvernement à ce sujet : cependant, un de ses membres fut impliqué dans cette affaire.

Pendant l’ajournement du sénat, le gouvernement, usant des pouvoirs qui lui avaient été délégués, nomma un secrétaire d’État. Le sénat, en reprenant les travaux dé la session actuelle, n’eut encore aucune connaissance officielle de cette importante nomination : il n’a vu aucun compte rendu du précédent secrétaire d’État.

L’art. 42 de la constitution dit textuellement que c’est au sénat qu’il appartient de définir et punir les pirateries commises en mer et les violations du droit des gens, d’accorder des lettres de marque et de représailles. — Cependant, sans égard à la constitution, des bâtimens de guerre sont achetés et expédiés, sans que le sénat en ait la moindre information ; des sommes considérables sont sorties des caisses publiques, pour l’acquisition de ces bâtimens, faite par le président, et sans la participation du secrétaire d’État, auquel seul la manutention des deniers publics appartient : la responsabilité de ce fonctionnaire n’est-elle point illusoire, s’il ne peut agir librement ?

L’art. 125 de la constitution ne reconnaît au pouvoir exécutif que le droit de surveiller la perception et le versement des contributions publiques : il donne tous les ordres à cet effet. — Au mépris de cet article, le chef du pouvoir exécutif dirige les finances de l’État, il en ordonne la direction. D’après la constitution, ce droit n’appartient qu’au secrétaire d’État, qui ne peut les répartir que par un décret du sénat, qui met à la disposition du ministre une somme annuelle pour couvrir les dépenses exigées par tel ou tel département du service public.


Dans un État libre, c’est dans l’administration des deniers publics que les citoyens trouvent une garantie réelle dans l’exercice de leurs droits ; et, pour nous convaincre de cette vérité, il nous suffira de citer ici ce paragraphe du beau Rapport de la constitution qui fut lu à la tribune, le 27 décembre 1806, par Alexandre Pétion :

« Nous vous proposons, citoyens, qu’aucune somme ne sorte du trésor public sans la signature du secrétaire d’État qui, placé auprès du sénat, sera toujours prêt à lui rendre compte de ses opérations. Il est juste que le peuple, dont les contributions forment les revenus de l’État, soit instruit de l’emploi qui en a été fait. S’il en était autrement ; si, comme dans les monarchies, le trésor public devenait le trésor d’un individu, la corruption s’introduirait jusque dans le sénat, etc. »

Dans le mois de décembre dernier, le général Magloire, après Yayou, conspira à son tour contre la République. Ce factieux, malgré sa caducité, méditait en secret l’assassinat des deux plus fermes appuis de la République, qui n’a existé, pendant un moment, que dans deux individus, Bonnet et David-Troy. S’ils eussent succombé, c’en était fait de la patrie. Dans cette dernière conjuration, nous le disons à regret, un autre membre du sénat, Magloire, y fut impliqué, et le sénat reste dans la plus profonde ignorance sur cette affaire.

Informé qu’un des artisans de la conspiration de Magloire avait trouvé asile dans le district de Léogane, sous les auspices de l’adjudant-général Marion, le sénat vous adressa un message tendant à avoir des renseignemens sur la conduite de cet officier supérieur ; il n’eut pour toute réponse du Président d’Haïti, qu’un silence fâcheux.

Aujourd’hui, le sénat ne peut plus douter que Michel a trouvé asile chez le général Marion ; il y est choyé, il est de notoriété publique que ce complice de Magloire marche à front découvert dans les rues de Léogane ; il brave les lois, l’opinion publique et le gouvernement. Le sénat n’est point avide du sang des hommes ; mais il demande si ce n’est pas la plus déplorable partialité d’avoir fait juger et punir, pour le même délit, les Ghervain, Sanglaou, J.-C. Cadet, Avril, et tant d’autres qui avaient conspiré contre le gouvernement ? Il demande comment pourra-t-on punir désormais ceux qui pourraient conspirer contre la République, lorsque Michel jouit de l’impunité ? Il paraît que bientôt l’on ne punira que la maladresse et non le crime.

Si nos lois interdisent à tous les pouvoirs la faculté de commuer la peine d’un condamné, comment peut-on ne pas craindre de se mettre au-dessus d’elles, en tolérant un délit qui porte manifestement un caractère si sérieux ? N’est-ce pas commander l’insurrection, encourager les factieux, quand les lois restent muettes sur des conjurés toujours armés d’un poignard pour assassiner la liberté et ses défenseurs ?…

Des individus condamnés par la commission militaire, ont été mis en liberté par ordre du gouvernement, contrairement à toutes les formes judiciaires. En instituant une commission de révision, le sénat a voulu détruire les funestes effets de l’arbitraire et donner aux accusés toute la lattitude possible pour faire triompher l’innocence, quand les lois sont violées dans la personne d’un prévenu ; mais les assassins, aussi bien que les conspirateurs, bravent les lois, et l’impunité enhardit aux crimes !…

Cependant, le sénat conçoit qu’il a existé une circonstance où le gouvernement a dû se trouver embarrassé sur le choix des moyens à employer pour gouverner l’État, environné de factieux, attaqué sourdement par des ambitieux qui voulaient tout pervertir en égarant l’opinion ; mais ces temps sont passés ; les antagonistes de la constitution ont disparu, et le gouvernement suit néanmoins toujours les mêmes erremens. Ce système, nous avons lieu de le croire, va changer : la sûreté des personnes et celle de la République l’exigent. L’anarchie sera toujours le désespoir des vrais patriotes, de tous les gens de bien ; ce point est déjà décidé, — que les gouvernemens sont responsables des fautes de la nation. Le peuple d’Haïti est libre ; ses droits sont garantis par une constitution pour laquelle il combat ; mais il n’est point affranchi du joug des lois.

Triomphant toujours des idées oiseuses, les membres du sénat, en dédaignant les sarcasmes, les misérables ridicules qu’on leur a malignement prêtés, et, sans être de sages sénateurs, [8] ont, depuis longtemps, fait le sacrifice de tout ce qui leur était personnel, pour ne songer qu’au bonheur commun ; et leur patriotisme, ils osent le croire, forcera l’ingratitude même à être reconnaissante ; et quelle que soit la destinée que le sort leur prépare, ils ne feront pas moins leurs efforts pour éclairer le peuple sur ses droits, et rentrer avec le pouvoir exécutif dans le cercle constitutionnel. Ah ! par combien de titres ne mériterons-nous point l’amour de nos concitoyens, si, toujours attentifs à notre devoir, nous travaillons toujours à leur bonheur !

Constamment abreuvé d’amertumes, le sénat ne peut passer sous silence combien il a été affecté du peu de cas que le pouvoir exécutif a fait de ses différens messages[9]. Ceux qu’il vous a adressés sur le commandement de la place du Port-au-Prince, sur l’inexécution des lois, sur la police des villes et des campagnes, sur les administrateurs qui ont diverti les deniers publics, sur le commerce de Cube : tous ces messages sont restés sans réponse et sans effet[10].

Le commerce de Cube est trop contraire aux intérêts d’Haïti, pour le tolérer. Il favorise l’écoulement du numéraire et la dépopulation de la République, en y enlevant des familles entières ; il introduit chez nous un système de traite incompatible avec nos lois ; il enlève des enfans trop crédules par leur âge, et qui sont tramés en captivité dans les colonies espagnoles ; ce commerce, enfin, ne produit rien pour le souffrir d’après ses dangers. À Jérémie, où il est plus actif, il n’a produit dans l’espace de neuf mois que 15000 et tant de cents gourdes à l’État ; et ceux qui le font, enlèvent nos jeunes compatriotes pour les convertir en troupeaux d’esclaves chez l’étranger.

Voilà, Président d’Haïti, le résultat d’une police trop négligée. Dans la circonstance où se trouve la République, tous les étrangers doivent être scrupuleusement examinés ; les Esclavons, Génois, Napolitains et Italiens, qui fréquentent nos ports, doivent fixer l’attention de la police : ce sont des mercenaires qui viennent moins chez nous pour commercer, que pour établir un système d’espionnage et d’embauchage.

Le sénat, citoyen président, est loin de vouloir criminaliser toutes les opérations du gouvernement ; il y voit moins des fautes volontaires que des erreurs ; mais prévoyant les funestes conséquences qui pourront naître de l’éloignement des deux pouvoirs, des fausses interprétations données à la constitution, ses membres viennent aujourd’hui pour en redresser tous les articles qui ont souffert, et mettre chacun dans ses attributions.

La constitution n’a point été mesurée au caractère de tel ou tel individu ; elle a été faite à la mesure des principes ; elle est calculée de manière à couvrir la liberté publique ; et si les attributions données au pouvoir exécutif ne sont pas plus extensives, il doit vous en souvenir, Président d’Haïti, vous les avez vous-même restreintes par vos observations judicieuses. Et en admirant les principes qui vous ont toujours caractérisé, — principes qui ont décidé le sénat à vous placer à la tête du gouvernement, — ses membres ne pourront jamais trop déplorer l’instant et le motif qui ont fait naître une tiédeur entre les deux pouvoirs de la République, qui sont liés à la constitution par un serment solennel ; ils ne cesseront de gémir sur la lutte que le gouvernement a établie entre le corps législatif et des administrateurs infidèles ;[11] sur la protection ouverte accordée aux vautours qui ont dévoré les deniers provenant des contributions établies par la loi sur les citoyens ; sur celle accordée aux conspirateurs qui voulaient plonger la patrie dans un fleuve de sang. Non, citoyen président, ce système d’administration est trop contraire à la sûreté de la République, pour y persévérer. Il est dû six mois de solde aux troupes, et bientôt le gouvernement ne saura où prendre une gourde pour aider aux dépenses que nécessite une guerre légitime, mais ruineuse ; nos caisses appauvries détruisent toute espérance, tandis que les concussionnaires sont assis sur un piédestal élevé par la timide indigence.

Voilà, Président d’Haïti, le tableau que le corps législatif avait à mettre sous les yeux du gouvernement : ne nous faisons point illusion, nos finances sont dans un état inquiétant.

La misère publique aussi bien que l’armée, doivent fixer toute l’attention du gouvernement. Les maux qui menacent la patrie ne sont point sans remède, mais le sénat ne veut rien entreprendre sans connaître l’arrière-pensée du chef du gouvernement. Et si, par une fatalité inconcevable, la situation de la République ne devait point changer, plutôt que de s’associer aux malheurs à venir, le sénat va abdiquer toute mission. Mais non, il est plus doux de croire que celui qui posa la première pierre à la constitution, la soutiendra de tout son pouvoir : il y est lié par le serment qu’il prêta dans le sein de la représentation nationale, le 10 du mois de mars 1807.

Puisse le jour que nous citons, faire époque dans les annales de notre révolution ! Puisse-t-il bannir de tous nos cœurs tout ressentiment, et nous porter plus que jamais à nous presser autour de la constitution, avec laquelle nous avons juré de périr. Jetons le voile sur le passé, et faisons cingler, dès aujourd’hui, le vaisseau de l’État vers le port de la félicité publique.

Quelle que fût la capacité de Daumec, rédacteur de cet acte, on reconnaît qu’il ne l’avait pas improvisé en un instant, qu’il fut médité entre lui et les autres membres du sénat qui influençaient le plus ses délibérations, Bonnet, Lys et David-Troy.[12] Lorsque ce corps arrêta, à huit clos il paraît (car ses procès-verbaux publics n’en font pas mention), qu’il irait en corps pour lire ces Remontrances à Pétion, la proposition de le mander au sénat avait été faite, dans la chaleur des préoccupations auxquelles on était en proie ; mais elle fut repoussée judicieusement comme n’étant point fondée, sur la constitution, le cas d’accusation seul le permettant. Pétion n’avait pas ignoré cette particularité ; car il y avait des sénateurs qui ne partageaient point l’exaltation des autres : il était donc préparé à recevoir le sénat. Il le reçut avec son calme ordinaire et les égards qu’il devait au pouvoir législatif de son pays, comme un homme d’État, un grand politique doit le faire en pareille circonstance.[13]

Lys était le président du sénat ; il semble que c’était à lui délire ces Remontrances, mais la lecture en fut faite par Daumec qui, en étant le rédacteur, possédait la pensée de cet acte. Daumec était d’ailleurs le plus brillant orateur du sénat, comme Bonnet en était le plus éclairé, par ses connaissances diverses.

Pétion entendit, écouta cette lecture avec le plus grand flegme, avec cette impassibilité qui était un des traits distinctifs de son caractère : aucune émotion ne trahit ce qui se passait en lui.

Le sénat venait, disait-il dans ce document, « pour s’expliquer avec le chef du pouvoir exécutif, pour connaître son arrière-pensée, lui demander, enfin, s’il était possible d’oublier les puissans motifs qui avaient occasionné l’événement du 17 octobre 1806. »

Que l’on pèse bien ces paroles et tout ce que renferme cet acte, accusant le Président d’Haïti d’une foule de faits ! accusation qui devait emprunter quelque chose de plus grave, de la voix sonore et accentuée de Daumec, qui savait y mettre de la passion. Que l’on se demande alors ce qui serait advenu, si Pétion eût voulu s’expliquer, justifier sa conduite et tous ses actes que l’on décriait ainsi !

Plus sage que les membres du sénat, que ses collaborateurs à l’édifice républicain qu’ils avaient élevé sur les ruines de la tyrannie de Dessalines, dont ils lui rappelaient la fin tragique, il se borna à leur dire : « Vous avez réfléchi et médité en rédigeant vos Remontrances ; vous voudrez bien me laisser ce document, afin que je réfléchisse aussi sur la réponse que je dois y faire. »

Il n’y avait rien à répondre à une demande aussi légitime : le document lui fut remis, et il le posa sur une table. Après cela, il s’entretint avec les sénateurs de choses indifférentes ; ensuite ils se retirèrent.

On conçoit que Pétion, n’ayant pas voulu faire, en janvier, un exposé de la situation intérieure de la République, ni répondre verbalement aux Remontrances du sénat, n’était pas plus disposé à y répondre par écrit : il ne le fit pas. Ayant appris que le sénat venait d’adopter la proposition de faire un acte, pour lui retirer formellement les pouvoirs extraordinaires que ce corps lui avait délégués, il en attendit l’effet.


Avant de dire ce qui suivit la démarche du sénat, examinons son acte de Remontrances afin de suppléer, s’il se peut, au silence que garda le président.

On reconnaît qu’il se basait sur le constitution, sur les attributions qu’elle avait créés en faveur du sénat : au fond la querelle faite à Pétion était donc une question d’influence politique que soulevait ce corps.

Nous avons prouvé, nous le croyons, qu’en rédigeant la constitution, l’assemblée constituante ne l’avait pas faite « à la mesure des principes,  » en ce qui concerne les attributions du pouvoir exécutif ; que, contrairement à ce que prétendait le sénat, elle avait été mesurée au caractère bien connu de Christophe, qui allait être confirmé dans l’office de chef du gouvernement. Pétion fut, effectivement, celui qui fit restreindre ces attributions ; et nous avons dit quels furent ses motifs, que Christophe en fut lui-même la cause, par les prétentions exagérées qu’il montra.

Le sénat se pénétra tellement de cette pensée, commune à tous les fondateurs de la République, qu’aussitôt l’élection de Pétion à la présidence, il lui attribua, les 12, 19 et 21 mars, la faculté de proposer seul les candidats aux emplois vacans ; d’en proposer trois pour chaque emploi, en désignant celui qu’il croirait être le plus propre à le remplir ; enfin, d’entretenir les relations politiques au-dehors, de conduire les négociations, d’arrêter et signer tous traités, etc., sous la seule réserve, juste, de leur examen et ratification par le sénat. Eh bien ! n’étaient-ce pas les plus précieuses, les plus importantes attributions du pouvoir exécutif en tous pays ?

Le sénat ne se borna pas à cela ; en séjournant le 1er juillet 1807, au moment où il signalait l’existence de factieux, où il prévoyait des conspirations, il délégua encore au Président d’Haïti, à Pétion ! durant son ajournement, le pouvoir de faire toutes les nominations et remplacemens que les circonstances pourraient exiger dans les corps, tant civils que militaires ; de faire tout règlement de police pour la discipline de l’armée, de fixer le traitement des militaires de tous grades, etc. N’était-ce pas lui confier de nouveau des attributions qui mettaient le pays entre ses mains, lui déléguer, comme nous l’avons dit, la dictature que le sénat avait reçue de l’assemblée constituante ?

De quel droit ce corps avait-il pu agir ainsi ? Quel article de la constitution pouvait-il invoquer pour s’y autoriser ? Mais il l’avait fait, pour rentrer dans le système normal de tout bon gouvernement, où les attributions respectives du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif doivent être distinctes et séparées ; car le sénat ne devait pas prétendre à perpétuer leur concentration dans ses mains, à garder à toujours la dictature : l’effet devait cesser avec sa cause.

Ensuite, quel usage Pétion avait-il donc fait de sa dictature passagère, provisoire ? Avait-il opprimé ses concitoyens, détruit les libertés publiques ?[14] Sa seule influence sur l’armée l’avait retenue dans la fidélité, lorsque les généraux Yayou et Magloire Ambroise conspirèrent ; cette influence empêchait encore que Gérin, toujours mécontent de lui et même du sénat, n’entreprît rien contre la paix publique. Et le sénat prétendait dans ses Remontrances que « la République n’avait existé, pendant un moment, qu’en Bonnet et David-Troy ; que s’ils eussent succombé (à Jacmel) c’en était fait de la patrie ! » Il prétendait une telle chose, s’adressant à Pétion ! C’était propre à le faire sourire.

Le sénat disait encore « qu’il restait dans la plus profonde ignorance » de ces deux conspirations ; cependant, il en avait parlé publiquement dans son adresse au peuple ! Il reprochait à Pétion d’avoir fait juger et punir les complices de Yayou, et de laisser impunis ceux de Magloire Ambroise, notamment Michel ; mais n’était-ce pas assez, trop déjà, du déplorable et criminel assassinat commis au Cabaret-Carde ? L’arrêté du sénat, du 27 février 1807, avait établi une commission militaire permanente à Jacmel : pourquoi le commandant de cet arrondissement, le général Bonnet, sénateur, n’avait-il pas jugerles victimes qui ont péri en route, même les contumax qui s’étaient enfuis et cachés ? S’il avait fait son devoir, Michel n’eût pu « marcher à front découvert dans les rues de Léogane, braver les lois, l’opinion publique et le gouvernement. »

On prétendait que le pays était sans finances, sans « armée, sans culture et sans police. » Ce n’était là qu’une exagération oratoire.

À l’égard des, finances, on voit que le président restait responsable de l’incurie de Blanchet aîné, qui n’avait pu produire aucune des choses demandées par le sénat, en 1807, cadastres, comptes, etc. ; de l’état maladif de César Thélémaque qui avait fini par succomber. Pour suppléer à l’inactivité forcée de ce dernier, le président mesurait l’emploi des fonds de manière à pourvoir aux nécessités pressantes de l’armée expéditionnaire, en solde, objets d’habillement, d’équipement et munitions de guerre ; à l’acquisition de navires armés pour pouvoir la secourir : ce qui empêchait de payer les autres troupes, les fonctionnaires publics. Et on l’accusait « de diriger les finances ; » on lui rappelait un passage du rapport sur le projet de constitution, qu’il avait lu à l’assemblée constituante ! On savait cependant à quel point il poussait son désintéressement personnel, qu’il ne s’appropriait point les deniers publics. Ensuite, pouvait-il réformer à lui seul, les habitudes vicieuses des agents comptables, nées de tous les régimes précédens ? Car, sous ce rapport, le pays eut toujours à souffrir de l’improbité des fonctionnaires de finances, depuis l’établissement colonial jusqu’alors.

Si les finances n’étaient pas plus prospères, c’est que l’agriculture ne l’était pas non plus : il était impossible que cette dernière le fût, dans la transition d’un régime de contrainte par le bâton et les verges, à un régime dicté par la raison, la justice et l’humanité. Mais encore, quels étaient les producteurs des denrées d’exportation qui attiraient dans nos ports les navires étrangers, des vivres qui nourrissaient la population ? Les mêmes hommes qui avaient tant souffert antérieurement. Les campagnes étaient abandonnées à elles-mêmes ; les propriétaires, les fermiers des biens domaniaux, demeuraient dans les villes ou bourgs, retenus par habitude ou par les fonctions publiques qu’ils exerçaient ; et ils eussent voulu que les officiers, inspecteurs de culture, fissent travailler pour eux afin d’avoir de grands revenus ! Les produits devaient nécessairement diminuer sous un tel état de choses, et par conséquent, les revenus publics aussi : la guerre civile subsistante ne pouvait qu’y contribuer.

Quant à l’armée, était-il encore raisonnable de faire à Pétion des reproches à son sujet, de dire qu’elle n’existait pas ? Elle n’était ni soldée, ni habillée régulièrement, à peine rationnée : de là la nécessité pour le soldat d’aller souvent dans la campagne auprès de sa famille, pour se procurer ses besoins. Si le président tolérait cela, c’est que la justice envers ces défenseurs de l’Etat, lui commandait de ne pas en exiger plus qu’il ne fallait ; mais, quand ils étaient en présence de l’ennemi, ne se battaient-ils pas bravement ? Ne restaient-ils pas fidèles à la République, quand les sommités militaires trahissaient leurs devoirs ? On eût voulu une armée plus forte ; mais alors, il aurait fallu, pour ainsi dire, dépeupler les campagnes où elle se recrutait le plus, faire ce que faisait Christophe chez lui. Ce reproche se rapportait aux plaintes de Lamarre, qui ne trouvait pas qu’on lui envoyât assez de troupes ; il eût été à désirer, sans doute, qu’on pût le faire ; mais, par cela même, il faudrait plus dépenser pour l’armée expéditionnaire. Enfin, l’insubordination des inférieurs était signalée, à côté de la licence, de l’anarchie ; mais, quel exemple venait de donner un des chefs supérieurs, Bergerac Trichet, capable d’apprécier le besoin de l’ordre en toutes choses ?[15]

On était sans police, disait aussi le sénat, parce que sa loi du 18 avril 1807 sur celle des villes, et la loi du 20 sur celle des habitations, n’étaient pas exactement exécutées. À cette époque, où pouvait-on toujours trouver des hommes capables, pour bien les comprendre et les mettre à exécution ? À l’égard des habitations particulièrement, nous renvoyons, le lecteur à ce que nous avons déjà dit, sur la divergence de vues à ce sujet entre le sénat et le président.

À entendre ce corps, dans ses Remontrances, ne dirait-on pas que Pétion souffrait que la traite des Haïtiens se fît au profit de l’esclavage régnant à Cuba ? Peut-on pousser l’exagération à ce point, pour mieux faire de la réthorique ? Le fait est, que dans la Grande-Anse, quelques personnes profitèrent du commerce avec cette île, pour se réfugier à Saint-Yague ; d’autres passèrent à la Nouvelle-Orléans, parce qu’elles redoutaient d’être surprises par les insurgés qui, quelquefois, venaient attaquer les bourgs du littoral. Était-il dans les principes de la République, de s’opposer à l’effet de cette frayeur naturelle, aux femmes surtout ? Du Port-au-Prince où il était, le président pouvait-il empêcher ces évasions furtives, lorsque les autorités des lieux ne l’avaient pu elles-mêmes ? Si ces personnes emmenèrent avec elles, quelques enfans qui leur avaient été confiés pour les servir, ce fut sans doute fâcheux pour leurs pareils restés dans le pays ; mais comment concevoir que les autorités eussent souffert que la traite des enfans se fît à Jérémie, que des citoyens d’Haïti s’y prêtassent, afin « de convertir nos jeunes compatriotes en troupeaux d’esclaves chez l’étranger ? »

Le fait est, encore, à ce sujet, que le commerce de Cuba introduisait en Haïti, par contrebande, du sucre raffiné, d’excellent tafia, qui se vendaient mieux que les produits similaires du pays ;[16] il couvrait cette contrebande par des marchandises dont l’importation était permise. La concurrence qu’il faisait par le sucre et le tafia surtout, nuisait au débit des produits des fermiers de l’État, des propriétaires ; et l’on sait déjà qui possédaient à ferme les biens domaniaux : de là ces plaintes. Mais, en maintenant ce commerce au Môle, n’était-ce pas dans le but de procurer à nos troupes des choses nécessaires ? Etendu à d’autres ports, parce qu’il y trouvait profit, ce trafic eut le bon effet de faire cesser les dangers que couraient nos caboteurs, par les corsaires armés à Saint-Yague, qui, auparavant, les poursuivaient incessamment.

En définitive, le sénat menaçait « d’abdiquer toute mission, plutôt que de s’associer aux malheurs avenir. » Il conjura Pétion « de jeter avec lui un voile sur le passé. » Probablement, le président ne demandait pas autre chose, pourvu qu’on lui laissât la faculté « de faire cingler le vaisseau de l’État vers le port de la félicité publique, » selon qu’il jugeait convenable de le gouverner, au milieu d’une si forte tempête ; car il sentait, par ses connaissances en navigation, qu’il était le meilleur pilote de tout ce courageux équipage, si patriote d’ailleurs.


Le 1er août, le président n’avait pas encore répondu aux Remontrances. Le sénat décréta ce jour-là la formation d’un corps de 200 grenadiers-vétérans pour sa propre garde. Dès le 1er février précédent, la proposition en avait été faite parmi de ses membres. Cette garde devait être divisée en deux compagnies d’égale force, ayant un colonel, un chef de bataillon, des officiers, etc. 12 musiciens vêtaient attachés. Le colonel Destrades, un de nos dignes vétérans, fut désigné pour la commander ; mais elle ne fut formée qu’en décembre suivant.

Le même jour, une loi fut rendue d’urgence, pour mettre en réquisition et à la disposition du gouvernement, toute la garde nationale sédentaire. Le Président d’Haïti fut invité à donner ses ordres pour faire réunir le plus de troupes qu’il lui serait possible, afin de mettre l’armée en campagne.

Enfin, ce jour encore, le décret sur l’abrogation des pouvoirs délégués au Président d’Haïti, fut discuté ; mais le vote en fut ajourné. On patientait.

Le 3 août, le président adressa un message au sénat, où il exposait les motifs qui l’avaient porté à créer provisoirement l’arrondissement de Tiburon, composé des bourgs de Tiburon, des Irois et de l’Anse-d’Eynaud, sous le commandement du colonel Nicolas Régnier qui avait mérité sa confiance. Les sénateurs Fresnel. Modé et Pélage Varein furent chargés de faire un rapport à ce sujet.

Mécontent, à ce qu’il paraît, de n’avoir pas reçu en même temps la réponse de Pétion aux Remontrances, le sénat rapporta, le 4 août, son décret du 1er juillet 1807, ainsi qu’il résulte du procès-verbal[17]. Il laissait donc au Président d’Haïti, les facultés qui lui avaient été accordées dans le mois de mars, en lui enlevant ses pouvoirs extraordinaires. Il arrêta de plus, que l’impression de ses actes, procès-verbaux, etc., aurait lieu, afin de les adresser « aux autorités civiles et militaires pour qu’elles n’ignorent point les opérations du sénat. »

Cette dernière disposition prouve de sa part, l’intention formelle de donner au peuple la plus grande communication de ses travaux ; par suite, d’entrer dans la plénitude de ses attributions constitutionnelles, d’exercer son influence sur le pays, de le régir : car la constitution n’entendait pas autre chose, en concentrant entre ses mains la nomination aux emplois civils et militaires, etc., en lui accordant enfin la dictature. Et, de même qu’il venait de rapporter son décret du 1er juillet, il pouvait aussi rapporter ses actes des 12, 19 et 21 mars 1807, qui n’étaient également de sa part que des concessions faites au Président d’Haïti.

Un homme de la portée politique de Pétion, ne pouvait s’aveugler sur les conséquences probables ou seulement possibles des résolutions du sénat, après en avoir reçu face à face l’acte d’accusation lancé contre lui, sous le titre de Remontrances.

Dans les circonstances où se trouvait la République, la situation devenait excessivement grave. Jusque-là, toutes les résistances factieuses avaient pu être conjurées, combattues, sinon anéanties complètement, par l’union, l’harmonie existante entre les deux pouvoirs. Mais en se divisant, ces pouvoirs allaient faciliter toutes leurs combinaisons perverses : il fallait donc, qu’entre les deux, l’un dominât l’autre, afin que la paix publique fût maintenue au profit de la liberté réelle et du bonheur du peuple. Le sénat venait de se prononcer ; c’était maintenant au Président d’Haïti à se prononcer aussi.

Le 4 août était un samedi : en apprenant la résolution du sénat, Pétion ne proféra aucune parole qui pût déceler, son intention. Comme on connaissait son caractère résolu, chacun était anxieux de la situation. Le dimanche 5 août, il se rendit, comme de coutume, sur le champ de Mars où il passa l’inspection des troupes. Revenant ensuite sur le front de la 11e demi-brigade, avec le colonel Lys, président du sénat et commandant de l’arrondissement, elles autres officiers de tous grades qui le suivaient, Pétion dégaina son sabre, fit battre un ban de promotion, et proclama le colonel Métellus, général de brigade. La 11e accueillit l’élévation de son chef à ce grade avec une joie indicible, au cri de : Vive le Président d’Haïti ! Ce cri fut répété par toutes les autres troupes, comme par une commotion électrique ; car Métellus était généralement estimé pour son courage et ses qualités civiques.

La question politique entre le Sénat et le Président d’Haïti reçut sa solution par cette décision militaire : de même qu’Alexandre, — Pétion trancha ce nœud gordien avec son sabre. Le Sénat, représenté par son président, put comprendre qu’il devait s’en tenir à la confection des lois, à l’exercice de son pouvoir législatif.[18]

Qui fut cause de ce résultat ? Lecteur, relisez les précédens chapitres et l’acte de Remontrances ; et vous prononcerez avec équité, nous en sommes sûr.

Dans son message du 15 juillet, qui rappelait le président au Port-au-Prince, le sénat avait attiré son attention sur le manque d’officiers supérieurs, de généraux, pour commander l’armée ; il lui avait dit d’amener, de réunir les plus capables pour cet objet, et par là, il semblait lui insinuer de réactiver Gérin. Car, les trois autres généraux, dans le Sud, Wagnac, Francisque et Vaval, ne pouvaient pas être déplacés de leurs arrondissemens. Au Port-au-Prince, se trouvaient Bazelais, Bonnet, Lamothe Aigron et Nicolas Louis ; Lamarre était au Môle : c’était tout le personnel des officiers généraux, en n’y comprenant pas divers adjudans-généraux considérés comme des adjoints à ceux-là. Certes, on peut croire que le président sentait lui-même la nécessité d’en nommer d’autres ; et alors, les colonels Lys, David-Troy, etc., eussent pu le devenir. Mais la lutte ouverte par le sénat aura, sans nul doute, influé sur la résolution de Pétion.

En se bornant à la promotion de Métellus, il faisait un acte significatif pour le sénat et les colonels qui en étaient membres, en même temps qu’il récompensait les services de cet officier. Métellus ne lui était pas seulement attaché personnellement, mais il était dévoué cordialement à la République, à ce système de gouvernement, depuis ses premières armes dans l’ancien régiment de Faubert, sous Rigaud : de plus, il était l’homme le plus influent sur les populations des campagnes aux environs du Port-au-Prince, jouissant également de l’estime des troupes de l’Ouest.

Toutefois, la lutte du sénat contre le président ne s’arrêta pas là ; elle eut des suites déplorables jusqu’au mois de mars 1812 ; mais ce fut pour fournir successivement à Pétion, l’occasion de donner de nouvelles preuves de sa sagesse, de son dévouement inaltérable au bonheur de ses concitoyens, même de ses adversaires.


La plainte ou réclamation du sénat à l’égard de Michel, avait soulevé de telles clameurs dans le public, que l’adjudant-général Marion, commandant provisoire de l’arrondissement de Léogane depuis la mort de Yayou, se vit obligé d’adresser au sénat, le 10 août, une lettre pour se justifier d’avoir donné asile à son ami, à son ancien compagnon de la Légion de l’Ouest. Il allégua qu’il y avait été d’ailleurs autorisé par les sénateurs Bonnet et David-Troy, et fît publier sa lettre sur la Sentinelle d’Haïti, journal de cette époque. Mais le 5 septembre suivant, étant au Boucassin, David-Troy fit publier aussi sur le même journal, une autre lettre, où il donnait le démenti le plus formel à Marion, quant à ce qui le concernait ; il y exprima une aigreur contre le proscrit, que nous regrettons de signaler de sa part ; car David-Troy avait trop de mérite pour s’acharner ainsi envers un père de famille, déjà assez malheureux de s’être trouvé compromis dans une conspiration.

Pétion, qui n’oubliait pas la bravoure de Michel au siège de Jacmel, en 1800 ; qui avait donné son assentiment à Marion pour le soustraire à toutes recherches ; et qui savait trouver un moyen de tout concilier : Pétion lui fit dire de se rendre au Môle pour s’y l’acheter en combattant les ennemis de la République. Il y fut et déclara à Lamarre que, s’il ne le recevait pas dans ce but, il se verrait contraint de s’expatrier. C’était encore un autre compagnon de la Légion de l’Ouest que Michel rejoignait au Môle ; il en fut accueilli, et Michel prit part à la nouvelle campagne dont nous parlerons bientôt. Le 8 mars 1809, Lamarre écrivit au président pour réclamer sa clémence envers lui : « Depuis sept mois qu’il est avec moi, dit-il, je n’ai eu qu’à me louer de sa conduite, soit dans les montagnes du Port-de-Paix, soit au Môle : dans chaque affaire, il expose sa vie[19]. » N’est-ce pas ainsi que Lamarre lui-même s’était réhabilité glorieusement à la tête de la 24e ?

Le 9 août, la commission nommée pour faire un rapport sur la création de l’arrondissement de Tiburon, le présenta au sénat. Rédigé par Bourjolly Modé, qui avait puisé l’exaltation de son esprit dans les fastes de la révolution, en France, il offrit les idées suivantes qui décèlent aussi l’esprit qui animait plusieurs autres sénateurs en ce temps-là. Après avoir rappelé des articles de la constitution sur le droit compétent au sénat seul, de délimiter les arrondissemens, le rapport dit :

« Le chef du gouvernement s’est donc écarté du cercle de ses pouvoirs circonscrits dans la constitution, lorsqu’il s’est permis de former cet arrondissement sans le prononcé du corps législatif… Votre comité pense que, non-seulement cette infraction inconstitutionnelle peut en entraîner de plus abusives ; mais encore que, ce changement ainsi opéré, exige aussi une augmentation de fonctionnaires : ce qui est encore un surcroît de dépenses pour l’Etat qui, à peine en ce moment-ci peut suffire à ses dépenses ; de plus, propage l’ambition qui, malheureusement, est toujours prête à germer dans les cœurs. Enfin, le mal est fait : il en est de cet abus comme il en est de tant d’autres, mis dans la balance politique de la sagesse et de la prudence du sénat. Il en est des pouvoirs du commandement, une fois délégués, tout comme il en est des domaines affermés de l’Etat, et qui semblent être une propriété individuelle, dont l’Etat n’a plus de droit et ne peut toucher sans déplaire. Néanmoins, votre comité, partageant les sentimens de sagesse et de prudence qui animent le corps législatif à cet égard, lesquels devront opérer le triomphe des lois de la République, sous les quelles les têtes, enfin, doivent ployer, vous présente, citoyens sénateurs, le projet de message ci-après, au Président d’Haïti. »

Et le 11, le sénat eut assez de sagesse et de prudence pour s’abstenir de ce message intempestif, et rendre une loi qui confirma l’arrondissement de Tiburon et le commandement donné au colonel Nicolas Régnier ; mais le port de Tiburon ne fut pas ouvert au commerce.

Le 15, le sénat déclara que ses membres n’avaient pas besoin de faire ordonnancer en dépenses, les feuilles de leurs indemnités par les administrateurs, ainsi que cela se pratiquait auparavant ; ils pouvaient aller les toucher directement au trésor public : un message informa le Président d’Haïti de cette disposition. Les Remontrances l’avaient accusé de donner des ordres, à l’égard de certaines dépenses, sans la participation du secrétaire d’Etat : le sénat voulut avoir le même droit, quoique ce fût un abus de sa part.

Cela prouve la justesse de cette idée : — les hommes sont de grands enfans, comme les enfans sont de petits hommes.

En mars précédent, les sénateurs avaient renoncé à leurs indemnités, « jusqu’à une situation financière plus heureuse ; » cinq mois après, cette situation était revenue, comme l’on voit, en dépit des hauts cris jetés dans les Remontrances. Aussi, le 24 août, le citoyen Imbert, chargé du porte-feuille des finances, écrivait-il au sénat, qu’il avait reçu ordre du Président d’Haïti de faire payer aux sénateurs leurs indemnités, la situation du trésor public le permettant en ce moment.

Le même jour où cette communication lui fut faite, le sénat rendit la loi sur l’organisation des tribunaux de la République. C’est sur le rapport de Daumec que le projet en fut adopté et voté ; il est son œuvre, et prouve sa capacité en cette matière. Voici ce rapport :

Sénateurs,

Depuis la mise en activité de la constitution de 1806, les anciens tribunaux continuent leurs fonctions d’une manière contraire à la loi fondamentale de l’État ; le sénat ne peut les laisser subsister plus longtemps sans manquer à ses obligations, et sans compromettre la séparation des pouvoirs si heureusement établie par la constitution.

Les affaires publiques souffrent, et l’impéritie des tribunaux existans force l’autorité exécutive à s’immiscer dans les causes judiciaires, contre la loi.

C’est le vœu de la constitution que les pouvoirs soient séparés, puisque c’est de leur concentration et des empiètemens, que l’on voit naître toujours le despotisme et son affreux cortège. D’après cela, il est constant qu’il ne peut exister de garantie pour les citoyens, si les tribunaux ne jouissent point d’une indépendance qui n’a d’autres limites que celles que la loi trace autour d’eux.

Sous le hideux gouvernement de Dessalines, les membres du corps judiciaire étaient moins des juges, que les exécuteurs de la volonté du tyran Placés entre l’équité et les décisions bizarres de cet empereur inconcevable, les juges ne purent jamais suivre le sentiment victorieux de la conscience. Dessalines était la loi suprême, et jamais sa bouche criminelle ne s’ouvrit que pour faire couler le sang ou les larmes des familles, dont il extorquait les propriétés. Les citoyens, sans cesse opprimés, végétaient dans l’état du plus dur esclavage.

Sénateurs, chargés de donner des lois à vos concitoyens, vous devez les établir de manière à couvrir la liberté publique ; et c’est en maintenant la séparation des pouvoirs, que vous ferez triompher les droits du peuple.

Les tribunaux formant l’intermédiaire entre le corps législatif et le pouvoir exécutif, doivent être au-dessus de toute influence. La loi et l’équité, voilà leur boussole ; mais les juges doivent être éclairés et impartiaux ; procédant toujours dans l’intimité d’une conscience timorée, toujours ils doivent avoir la balance de Thémis à la main : ni le rang, ni la fortune ne doivent faire incliner son aiguille. C’est donc de la composition des tribunaux que va dépendre le repos des familles et l’ordre public. La veuve et l’orphelin, le riche comme l’infortuné, les petits et les grands, tous doivent jouir de la protection impartiale des lois : en un mot, les juges doivent être impassibles comme la loi elle-même.

Mais, dans un pays où malheureusement les lumières ne sont point généralement répandues, où les passions humaines sont souvent substituées à la raison, où enfin le despotisme, trop longtemps impuni, semble y avoir fixé son empire ; dans un tel climat, l’homme est souvent exposé à être entraîné hors des limites de la justice éternelle. Bien pénétré de cette déplorable vérité, consacrée par une cruelle expérience, le sénat, dans sa sagesse, doit placer à la tête des tribunaux un grand fonctionnaire, chargé de leur police ; il sera le centre commun où aboutiront toutes les questions et les points douteux, quand les juges se trouveront embarrassés dans l’administration de la justice ; il expliquera les lois dont le sens ne serait point assez intelligible ; il maintiendra l’harmonie entre les juges, et les rappellera à leurs devoirs, s’ils s’en écartaient ; mais, dans aucun cas, il ne pourra les influencer dans leurs fonctions.

Sans doute, les représentans du peuple ne feront aucune blessure à la constitution, en instituant un Grand Juge pour la République. Ils auraient pu nommer un secrétaire d’État chargé du département de la justice ; mais le titre de Grand Juge paraît mieux convenir à nos institutions.

Tous les corps ont leurs chefs ; celui de la justice réclame le sien depuis nombre d’années, et vous ne pouvez le lui refuser, sans maintenir les tribunaux dans cette confusion qui fait de la justice un corps sans âme.

Cette importante fonction exige sans doute de grands talens ; et si le sénat désespérait de les trouver réunis dans un des citoyens de la République, il serait toujours dédommagé en donnant son suffrage à celui dont l’aptitude aurait surmonté le dégoût qui accompagne souvent l’aspérité de l’étude des lois.

Ce rapport lucide, comme tout ce qu’écrivait Daumec sur la même matière, contient des vérités qui seront toujours appréciées par tout esprit doué de raison ; il est fâcheux d’y trouver des allusions à ce qui venait de se passer récemment, entre le sénat et le Président d’Haïti. En proposant la nomination d’un grand juge qui aurait eu les fonctions dont il s’agit, Daumec prouvait qu’il avait à un haut degré, l’intelligence des besoins de son pays, quant à la direction de l’ordre judiciaire. Personne mieux que lui, à cette époque, n’y eût été aussi propre et aussi digne d’être placé à la tête de cette hiérarchie civile, dont le pouvoir offre tant de garanties à la vie, à l’honneur et à la fortune des citoyens, lorsqu’il est bien compris par les magistrats. Mais, malheureusement, moins à cause du surcroît de dépenses, derrière lequel le sénat se retrancha pour rejeter cette utile proposition, qu’à cause de la lutte politique qui venait de s’ouvrir ou d’éclater, et dont le rapporteur se ressouvint naturellement ; lui seul en ce moment étant le candidat presque obligé, on sentit que, devant avoir des rapports fréquens avec le Président d’Haïti, Daumec ne pouvait lui agréer. Cette question de personne étant dominée par la situation politique, on n’eut point ce grand fonctionnaire. Il était réservé à des temps plus heureux, et à Daumec lui-même, de faire prévaloir cette idée auprès de Pétion, avec un désintéressement louable, uniquement par rapport au bien public ; car alors, il n’aspirait pas, comme en 1808, à occuper cette éminente charge.[20]

La loi, divisée en onze titres et 135 articles, organisa l’ordre judiciaire, moins son chef naturel, avec plus d’intelligence que ne l’avait fait celle sur l’organisation des tribunaux de l’empire, qui subsistaient jusqu’alors. En maintenant les justices de paix, elle institua des tribunaux de première instance au Port-au-Prince, à Jacmel, à l’Anse-à-Veau, aux Cayes et à Jérémie, et deux tribunaux d’appel au Port-au-Prince et aux Cayes. Cependant, cette institution dérogeait aux dispositions de la constitution, qui voulait que des tribunaux civils fussent établis dans les départemens, et que l’appel de leurs jugemens se portât au tribunal civil d’un des départemens voisins, comme il était prescrit sous l’empire : or, d’après la loi nouvelle, l’appel des jugemens d’un tribunal de première instance d’un département, se portait naturellement au tribunal d’appel du même département ; mais, en cela, c’était un progrès sur les idées que l’on avait en faisant la constitution. La loi voulut néanmoins s’en rapprocher, en donnant aux parties, soit au civil, soit au criminel, un nouveau droit d’appeler des jugemens rendus par un tribunal d’appel, à celui du département voisin : cette disposition leur donnait la faculté de prolonger leurs procès, à leur détriment et à celui de la Justice ; car les tribunaux d’appel, en toutes matières, devaient juger en dernier ressort. En matière criminelle, l’institution du jury n’était pas possible : il fallait donc s’arrêter au prononcé des tribunaux d’appel qui en jugeaient seuls, soit au correctionnel, soit au criminel.

Le sénat se détermina à ces dispositions du projet présenté par Daumec, probablement en considérant la difficulté de composer les tribunaux, d’hommes réellement capables d’en remplir les fonctions ; les sujets manquaient plus sous ce rapport que pour les autres administrations. C’est ainsi qu’il s’attribua la cassation des jugemens, afin de former la jurisprudence du pays, parce que dans son sein se trouvaient les citoyens les plus capables ; il exerçait encore les fonctions du tribunal de cassation, dans les cas de prise à partie contre les juges.

Les tribunaux de première instance et d’appel jugeaient de toutes les affaires civiles, commerciales et maritimes : les anciens tribunaux de commerce furent donc supprimés. Ils suivaient dans ces matières les anciennes lois ou ordonnances françaises en usage dans le pays, en attendant que des codes y relatifs pussent être promulgués. Il en était de même pour la procédure criminelle, sauf quelques modifications importantes, telle que la publicité des débats, l’abolition de la sellette et des tortures pour arracher des aveux à un accusé, etc. Aucune condamnation, en vertu des anciennes lois ou ordonnances, n’emportait la confiscation des biens du condamné. La contrainte par corps fut établie en matière commerciale. Aucune action n’était recevable, pour dettes antérieures qui auraient été contractées à l’occasion d’acquisitions d’hommes ; elles demeuraient éteintes, par les principes mêmes de la liberté civile.

D’autres principes, se rapportant au droit des gens, furent consignés dans la loi. Ainsi, les étrangers habitant la République étaient déclarés soumis à ses lois de police et de sûreté ; les délits commis entre eux étaient constatés seulement par les tribunaux de première instance, et ils étaient renvoyés à la décision des tribunaux compétens de leur pays.

Les tribunaux ne pouvaient poursuivre aucun agent du gouvernement, pour délits commis dans l’exercice de leurs fonctions, sans une dénonciation officielle du secrétaire d’État, du Président d’Haïti ou d’un décret d’accusation du sénat.

Les délits commis par les militaires et tous ceux qui font partie de l’armée, n’étaient de la compétence des tribunaux civils, que dans le cas où des citoyens de la classe civile en fussent complices. Cependant, les prévenus d’espionnage, d’embauchage, de trahison, de révolte à main armée, d’incendie, de conspiration, de complot pour favoriser la rébellion de Christophe, quelle que fût leur classe, restaient soumis au jugement des commissions militaires permanentes.

La hiérarchie judiciaire fut établie entre tous ceux dont les fonctions se rattachaient aux tribunaux. Il n’y manquait qu’un grand fonctionnaire spécial ; la loi attribua la surveillance de cet ordre au secrétaire d’État. Ce fut lui qu’elle chargea d’installer le tribunal d’appel siégeant au Port-au-Prince ; celui des Cayes dut être installé par l’administrateur principal de cette ville. Enfin, elle prescrivit de chanter un Te Deum en actions de grâces, après l’installation des tribunaux de ces deux villes, auquel devaient assister tous ceux qui auraient pris part à cette cérémonie.

Le 26 août, tous les magistrats des justices de paix, des tribunaux de première instance et d’appel, furent élus par le sénat.

Cette loi organique fut un bienfait pour le pays : elle servit de base à d’autres lois semblables rendues dans la suite, à mesure que des innovations parurent utiles. Il faut en rapporter l’honneur, d’abord à Daumec qui l’élabora.

  1. C’est ce que Pétion faisait aussi au Port-au-Prince, envers tous les réfugiés de la péninsule du Nord, des Gonaïves et autres lieux ; il leur faisait délivrer des provisions du magasin de l’État, du linge, etc.
  2. Cette lettre de Lamarre n’a pu être écrite que par Hérard Dumesle.
  3. Art. 83. Le sénat a le droit de disposer, pour le maintien du respect qui lui est dû, des forces qui sont, de son consentement, dans le département où il tient ses séances.
  4. Bergerac Trichet logeait dans la même maison que Yayou avait habitée, à côté du palais du sénat ; et Gédéon occupait celle où logea Chervain, au coin de la rue du Centre et de celle du Port, vis-à-vis celle de J.-P. Boyer.
  5. Nous n’avons pu avoir connaissance de la lettre de Théodat Trichet : celle de Pétion est datée du Port-au-Prince, le 27 juillet.
  6. Les procès-verbaux des séances du sénat ne mentionnaient pas les noms de ceux qui faisaient des motions ou propositions : on ne peut donc savoir lequel des sénateurs fît celle-là.
  7. La minute des Remontrances existe aux archives du sénat ; elle est de la main de Daumec.
  8. Allusion à la plaisanterie de Pétion à ce sujet, citée dans une note précédente.
  9. On disait à ce sujet, que Pétion mettait dans un vase de cristal, les messages qu’il recevait du sénat. S’il est vrai qu’il faisait ainsi, du moins la transparence du verre permettait qu’il s’en ressouvînt. Au reste, il aimait plus à causer qu’a écrire : les sénateurs, presque tous ses anciens amis, le voyant tous les jours, il causait avec eux de l’objet de ces messages, et n’y répondait pas par écrit. Mais le sénat aimait les choses officielles : de la ses plaintes.
  10. Après ces reproches, Pétion appela Caneaux, chef de bataillon d’artillerie et directeur de l’arsenal, au commandement de la place du Port-au-Prince.
  11. Allusion à l’affaire de Pitre aîné.
  12. J’avertis le lecteur que je relate tout ce que je sais, par tradition, et que le sénateur Lys était mon oncle par alliance : il avait épousé ma tante, il était l’ami de mon père, époux de la sœur de sa femme, il me chérissait. Mais j’écris sur l’histoire de mon pays, et je dois dire ce que je crois être vrai
  13. On raconte, ce qui est historique, qu’a propos de l’idée émise de le mander au sénat, Pétion dit : « Ces messieurs veulent être des Cassius et des Brutus ; mais ils ne trouveront pas en moi un César.  » Dans sa pensée, ce mot faisait autant allusion au fait de l’histoire romaine, qu’aux rôles de Cassius et de Brutus, que Bonnet et Lys avaient remplis, dans la tragédie de Voltaire sur la Mort de César, du temps de Dessalines. C’est cette anecdote que nous avions promis de produire.
  14. Dans son adresse du 7 janvier, le sénat avait dit de Pétion : « La liberté et le bonheur du peuple se sont consolidés par les mesures qu’il a employées pour y parvenir. » Et cela, pendant l’ajournement où il agissait seul, sans le concours du sénat.
  15. Pourquoi le colonel Lys, sénateur, commandant de l’arrondissement, mollissait-il devant les tapages incessans des soldats ? On verra plus tard ce que lit le général Francisque à ce sujet, quand il remplaça Lys pendant quelques mois au Port-au-Prince ; on verra qu’il y mil une police plus convenable, et sans en être empêché par Pétion.
  16. Les grands consommateurs de cet excellent tafia, à cette époque, disaient d’abord : « Prenons un coup du Cuba.  » Quand le sénat eut défendu ce commerce, la contrebande continuant, pour ne pas la déceler, ils disaient : « Prenons un coup de Chenue.  » À l’encontre des producteurs du pays, ces consommateurs étaient fort satisfaits, au Môle et ailleurs.
  17. Le procès-verbal de la séance du 4 août le dit ; mais le décret d’abrogation ne se trouve pas dans ses archives : il paraît qu’il ne fut pas imprimé non plus.
  18. Le 1er février, le sénat avait adopté pour légende, ces mots : Le salut du peuple est la loi suprême. En gardant ses pouvoirs extraordinaires, Pétion en fit une application toute patriotique ; car il était le premier représentant du peuple, le chef du parti politique qui avait établi la République d’Haïti : tous les membres du sénat, sans exception, n’étaient, sous ce rapport, que ses subordonnés.
  19. Michel, conservé à son pays, fut un bon citoyen et devint sénateur, sous Boyer. Que d’autres furent ensuite dans la même situation où il s’était trouvé, et eurent à glorifier les généreux sentimens de Pétion !
  20. En 1816, lorsqu’on prépara la révision de la constitution qui parut en 1816.