Étude sur la convention de Genève pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864 et 1868)/02/05

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Art. 5. Les habitants du pays qui porteront secours aux blessés seront respectés et demeureront libres.

Les généraux des puissances belligérantes auront pour mission de prévenir les habitants de l’appel fait à leur humanité, et de la neutralité qui en sera la conséquence.

Tout blessé recueilli et soigné dans une maison y servira de sauvegarde. L’habitant qui aura recueilli chez lui des blessés sera dispensé du logement des troupes, ainsi que d’une partie des contributions de guerre qui seraient imposées.

Art. 4 (additionnel). Conformément à l’esprit de l’article 5 de la Convention et aux réserves mentionnées au protocole de 1864, il est expliqué que, pour la répartition des charges relatives aux logements des troupes et aux contributions de guerre, il ne sera tenu compte que dans la mesure de l’équité du zèle charitable déployé par les habitants.

§ 1. Les habitants du pays où se livre un combat peuvent être d’un grand secours pour l’assistance des blessés. Il ne faut donc rien négliger pour s’assurer leur concours[1], car l’expérience démontre que, si l’on n’y pourvoit pas, les populations locales timorées s’enfuient ou se cachent. Quoique, en pareille circonstance, l’usage des nations civilisées exige que l’on respecte les particuliers inoffensifs, une crainte instinctive les éloigne ou les paralyse. Peut-être aussi redoutent-ils, en témoignant de la pitié pour les blessés d’une armée, de se compromettre aux yeux de l’autre, dans le cas où le vent de la fortune viendrait à changer. Aussi les rédacteurs de la Convention ont-ils jugé opportun de consacrer tout un article à dissiper ces préjugés, en conciliant l’intérêt des gens du pays avec les exigences de l’humanité. Il est certain que si l’on peut compter, pour le prompt enlèvement des blessés par exemple, sur le zèle sincère ou simulé des personnes que le hasard des événements a placées dans leur voisinage, on aura résolu déjà en grande partie le problême de l’insuffisance du personnel sanitaire.

Pour obtenir ce résultat, on a promis solennellement aux habitants qui se dévoueraient, que leur personne serait respectée. On leur a accordé ensuite des faveurs très-appréciables. Enfin on a chargé les commandants en chef de les instruire de ces dispositions et de provoquer leurs offres de service[2].

§ 2. Le premier alinéa, en disant que les habitants demeureront libres, confirme ce que nous avancions tout à l’heure quant à l’usage qui prévaut chez les peuples policés[3]. La règle est que les habitants non armés ne sont pas capturés, et ce qu’il fallait proclamer, c’était que secourir des blessés ne constitue pas un acte d’hostilité.

Il va sans dire aussi que, lorsqu’on exige qu’ils soient respectés, cette injonction s’adresse aux deux belligérants, mais tout spécialement à celui dont les blessés n’auraient pas bénéficié de ce secours, et qui, par conséquent, serait moins enclin à la clémence.

Si cet alinéa présentait un danger, ce serait la possibilité d’abuser de la protection dont il couvre les habitants, abus qui consisterait à espionner ou à dévaliser, sous prétexte de charité. — Quant à l’espionnage, ce n’est vraiment pas le cas de le redouter, car, sur un champ de bataille, au milieu du désordre qui suit l’action, le mystère d’un plan de campagne ne peut guère se trahir, et ce n’est pas là que des espions iraient chercher à le surprendre. — Quant aux spoliations dont les morts et les blessés pourraient être les objets, elles ne sont à redouter que si le premier venu est autorisé à circuler librement et à aller, au gré de son caprice, à la recherche des blessés. Mais ce n’est point ainsi que les choses se passeront, et l’article 5 n’a point pour but d’introduire l’habitude funeste d’un semblable laisser-aller. Les individus, habitants ou autres, qui voudront aider à secourir les blessés, devront en demander la permission au commandant en chef[4], et n’agir que de concert avec l’autorité militaire, qui sera toujours là pour les surveiller.

§ 3. Pour vaincre la répugnance des habitants à venir aider le service sanitaire, la garantie d’une sécurité personnelle est très-efficace, mais l’intérêt des blessés veut que ces mêmes habitants mettent à leur service leurs biens non moins que leur personne, et, pour les y engager, il fallait leur offrir une sorte de prime d’encouragement, capable de les stimuler énergiquement. Or, c’est à cela que tend le troisième paragraphe de l’article 5.

Quel est l’habitant, en effet, qui, après en avoir eu connaissance, hésitera à recueillir chez lui des blessés ? Quel est celui qui, à défaut de tout mobile charitable, ne s’empressera pas de donner une hospitalité, même onéreuse pour lui, à ceux dont la présence sous son toit lui servira de sauvegarde ? Les maisons hospitalières étant respectées à l’égal des hôpitaux et leur caractère de propriété privée les soustrayant à la confiscation par le vainqueur, il est probable qu’il n’y aura pas d’immeuble dans le pays dont le propriétaire ne soit avide d’assurer la conservation, en le transformant en ambulance. On a même été jusqu’à supposer[5] qu’un chef d’armée pourrait lui-même s’arranger de manière à faire occuper et à neutraliser par la présence d’un grand nombre d’hommes légèrement blessés, tous les établissements situés en avant de sa ligne de défense. Mais il nous semble qu’un général prudent ne se hasarderait pas à commettre un pareil abus, car ce serait un mauvais calcul de sa part que de se priver de beaucoup de soldats capables de lui rendre encore des services après guérison, pour se faire un rempart de leurs corps, et cela sans être certain de causer à l’ennemi un préjudice réel. Le but de l’article sera donc atteint, à moins que les habitants qui, au premier moment, auraient recueilli des blessés pour écarter le péril de chez eux, ne s’en débarrassent au plus vite dès que le danger serait passé[6], de telle sorte qu’alors la mesure prise en vue du soulagement des blessés tournerait à leur détriment. On a blâmé l’article 5 à ce point de vue ; mais cette critique repose sur une hypothèse tellement improbable qu’elle n’a pas trouvé beaucoup de crédit. À supposer même qu’il se rencontrât des êtres assez dénaturés pour se rendre coupables d’un tel méfait, ils sauront qu’il leur sera tenu compte de leurs sacrifices et que leurs biens seront épargnés proportionnellement à l’étendue et à la durée des charges qu’ils se seront volontairement imposées. L’intérêt bien entendu tiendra ainsi toujours en échec les cœurs en durcis.

§ 4. Le moyen d’indemniser les gens du pays et de reconnaître leur bonne volonté consiste, après la protection des individus et de leurs maisons, dans une exemption plus ou moins complète des charges militaires, c’est-à-dire de l’obligation de loger des troupes et de subvenir aux frais de la guerre. Toutefois cette faveur ne peut être stipulée d’une manière absolue, car alors elle équivaudrait à une impossibilité[7]1. On n’empêchera jamais un général qui aura besoin d’argent de prélever des contributions extraordinaires en pays ennemi, sur les populations des territoires occupés par lui. On ne fera jamais non plus que des soldats s’abstiennent de franchir le seuil d’une maison où ils pourraient se loger, par la seule considération de la présence d’un blessé dans cette maison, surtout si ce motif d’exclusion tendait à se généraliser, car alors une troupe entière pourrait se trouver sans gîte, au cœur même d’un village ou d’une ville. Il y aurait d’ailleurs une injustice criante à permettre à un habitant de se soustraire complètement, par le moyen d’un effort relativement léger, aux charges qui viendraient à peser solidairement sur tous les ressortissants de sa commune ou de son district[8], car alors elles retomberaient de tout leur poids sur ceux qui n’auraient point recueilli de blessés, et qui, réduits peut-être à un fort petit nombre, en seraient écrasés.

La Convention cependant ne s’explique pas très-clairement à cet égard, ou plutôt elle semble en désaccord avec les principes que nous venons d’énoncer, car si elle admet que l’habitant qui aura recueilli chez lui des blessés sera dispensé d’une partie des contributions de guerre, elle établit purement et simplement qu’il sera dispensé du logement des troupes. — Mais pour interpréter, dans l’esprit qui l’a dictée, cette disposition si peu conforme à l’intention de ses rédacteurs, il faut remonter aux délibérations de la Conférence de 1864[9]. C’est là que la Conférence de 1868 a puisé le commentaire qu’elle en a donné, afin d’éviter des malentendus regrettables, et de mettre les personnes chargées d’appliquer la Convention, à même d’en pénétrer le sens véritable. Il a donc été expliqué, par l’article 4 additionnel, qu’il ne serait tenu compte que dans la mesure de l’équité, du zèle charitable déployé par les habitants. Dans l’impossibilité où l’on était de préciser numériquement la quotité de l’exemption[10], qui peut varier à l’infini, il a bien fallu se contenter d’une indication un peu vague, mais qui révèle du moins toute la pensée du législateur, et ne permet pas de s’en écarter dans la pratique.

Quant aux premiers mots de l’article 4 additionnel, ils ont pour but de bien faire comprendre que cet article n’est pas en contradiction avec l’article 5 de la Convention, quelles que soient les apparences[11]. La Conférence de 1868 s’étant fait une loi de conserver intacte la Convention de 1864 et de n’y porter aucune atteinte par les nouveaux articles qu’elle adoptait, il n’était pas superflu qu’elle se prémunît contre l’accusation d’avoir été infidèle à ses principes. C’est pourquoi elle a cru devoir se référer au protocole qui contenait déjà cette réserve expresse, que « la présence d’un seul ou de quelques blessés ne peut décharger l’habitant du devoir de se prêter, en raison de ses moyens, à tous les besoins de l’armée. »

§ 5. Il nous reste à parler du deuxième paragraphe de l’article 5, que l’enchaînement logique des idées nous amène à examiner le dernier.

Toutes les promesses faites aux habitants, pour les exciter au bien, demeureraient infructueuses, si elles étaient ignorées de ceux qu’elles concernent. Or, quoique généralement les lois soient réputées connues dès qu’elles ont été promulguées, il n’est pas toujours inutile de les remettre en mémoire à ceux qu’elles touchent directement, surtout lorsqu’on est soi-même intéressé à leur observation. Pour la Convention de Genève, en particulier, ce serait se bercer d’une complète illusion, que de supposer tous les peuples instruits de son contenu et imbus de son esprit, par le fait seul que les souverains l’ont signée et que les gouvernements l’ont publiée dans leur feuille officielle. Au reste la présence de l’article 5 dans la Convention prouve que l’ignorance a été présumée, puisqu’il est destiné à la combattre, et nous pensons que l’on a sagement agi, en demandant qu’au moment de la guerre cet article reçoive une grande publicité.

Cette publicité peut émaner de l’initiative privée, et les Sociétés de secours entre autres seront parfaitement qualifiées pour s’en occuper[12]. Ce sera même pour elles un devoir, mais, un devoir qui n’a pu leur être prescrit par la Convention, où elles n’ont pas figuré comme parties contractantes. À leur défaut, les Gouvernements du moins sont convenus que les généraux des puissances belligérantes auront pour mission de prévenir les habitants de l’appel fait à leur humanité, et de la neutralité qui en sera la conséquence.

On a prétendu que cette prescription ne serait pas observée[13], parce que les généraux auraient à pourvoir à des besoins pressants et seraient absorbés par des préoccupations qui ne leur laisseraient pas le loisir de s’en occuper. Nous ne sommes pas de cet avis ; nous espérons au contraire que les généraux, comprenant toute l’importance de la proclamation qui leur est imposée, animés eux aussi d’une compassion véritable pour les hommes qu’ils mènent au combat, sauront trouver, au milieu de leurs préparatifs belliqueux, le temps d’accomplir ce qu’exige l’humanité. Puis rien ne les empêche de préparer ces appels avant leur départ, de façon à n’avoir plus qu’à les répandre à profusion sur leur passage. Les Sociétés de secours ne suppléeraient jamais complètement, sous ce rapport, à l’incurie des généraux, attendu que ceux-ci, en rappelant eux-mêmes la Convention qui les lie, s’engagent implicitement à l’observer en ce qui les concerne. Leur signature au bas d’une proclamation de ce genre a donc une tout autre portée que celle d’un particulier ou d’une association quelconque.

La place naturelle du deuxième alinéa de l’article 5 est, avons-nous dit, à la fin et non au milieu de cet article[14], car il est bien évident, que l’avertissement donné par les généraux ne mentionnera pas seulement la neutralité dont jouiront les gens du pays, ainsi que le texte l’indique, mais encore la sauvegarde accordée aux habitants. Tout cela est également utile à divulguer. Le deuxième alinéa se rapporte donc aussi bien au troisième qu’au premier.

  1. 1867, II, 97-98.
  2. 1864, 17.
  3. 1864, 34.
  4. 1867, II, 86 et 100.
  5. Michaëlis, ouvrage cité.
  6. 1867, II, 86.
  7. 1867, I, 267, II, 88.
  8. 1867, I, 239.
  9. 1864, 45.
  10. 1867, I, 239.
  11. 1868, 18.
  12. 1867, I, 240.
  13. 1867, II, 87.
  14. 1867, I, 240.