Étude sur la convention de Genève pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864 et 1868)/03

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CHAPITRE III.

COMPLÉMENT DE LA CONVENTION.


Dans le cours des discussions auxquelles a donné lieu la Convention de Genève, beaucoup d’idées se sont fait jour et ont été examinées sans avoir finalement trouvé place dans le texte adopté. Déjà, en commentant celui-ci, nous avons été dans le cas d’en signaler plusieurs, et d’ex­pliquer les motifs qui les avaient fait écarter. Mais il en est d’autres dont nous n’avons en­core rien dit, parce que l’occasion ne s’en est pas présentée, et qu’il est temps d’aborder. Quoiqu’elles aient été laissées de côté par les rédacteurs de la Convention, nous ne saurions les négliger, soit à cause de leur importance, soit parce qu’elles correspondent à des obliga­tions, qui forment le complément naturel de celles que les Gouvernements ont contractées à Genève.


I


Entre le moment où se termine une bataille et celui où tous les blessés ont pu être recueil­lis, il s’écoule souvent de longues heures, parfois même des jours entiers, pendant lesquels les souffrances des victimes qui survivent encore atteignent leur apogée ; alors en effet les tortures de la faim, de la soif, du froid, de l’a­bandon, s’ajoutent à celles occasionnées par des blessures et par des plaies sanglantes, pour ac­cabler des moribonds dont beaucoup ne résis­tent pas à une aussi rude épreuve. C’est afin d’abréger autant que possible cette phase terri­ble et pour en atténuer les conséquences, que la Convention a proclamé la neutralité des am­bulances, donnant ainsi aux deux belligérants la faculté de réunir leurs moyens d’action et de proportionner les secours à l’étendue, du mal.

Mais à toutes les misères que nous venons d’énumérer s’en joint une autre, à laquelle le personnel sanitaire n’a point mission de remédier, quoiqu’il le fasse indirectement en trans­portant le plus vite possible les blessés dans un asile hospitalier. Nous voulons parler des spoliations et des mauvais traitements exercés par des gens sans aveu qui, après une action meurtrière, s’abattent comme une nuée d’oiseaux de proie sur le lieu du combat. Cette écume de la société, inaccessible à la pitié, ne recule devant aucun crime pour s’emparer du butin qu’elle convoite. Ce n’est point là un fait exceptionnel, comme on serait tenté de le croire ; il est au contraire habituel[1].

Un chevalier de Saint-Jean, le baron de Schenk, après un séjour de sept semaines sur les champs de bataille de l’Allemagne en 1866, affirmait que le pillage en grand y était constamment pratiqué. « J’ai vu des blessés, disait-il, qui n’avaient presque plus rien sur eux, et une quantité de morts auxquels on n’avait pas même laissé leur chemise ; il ne m’est pas arrivé de trouver un seul sac dans lequel il existât encore la moindre des choses[2]. »

Le docteur Naundoff a consacré tout un chapitre[3] à décrire les êtres dégradés qu’il appelle les hyènes du champ de bataille. Ils sont plus redoutables encore, dit-il, que les animaux sauvages dont ils ont reçu le nom. La hyène, en effet, si ce n’est par pitié, du moins par peur, épargne les corps des vivants, tandis que, pour les scélérats dont nous parlons, vivants et morts sont une proie égale. Ce sont ces bandes d’hommes et de femmes recrutées de la pire des canailles, qui fourmillent toujours autour du train et des convois des grandes armées, et auxquelles se joignent les pillards et les vagabonds de la contrée. Après la bataille, ces bêtes féroces à face humaine se répandent sur le lieu du combat, qui est malheureusement trop abandonné à leur épouvantable industrie, volant et égorgeant même, quand cela est nécessaire, les malheureux blessés, dépouillant les cadavres sanglants. Les havre-sacs et toutes les poches sont vidés, les vêtements enlevés des corps encore chauds, les chaussures arrachées, et, peu après que la horde de brigands des deux sexes a commencé son œuvre, on voit déjà par centaines les cadavres nus dénoncer leur activité ; les cris de douleur de leurs victimes ne les émeuvent point ; le doigt est coupé pour arracher la bague, le bras ou la jambe brisés sont martyrisés pour enlever un manteau ou une botte, les malheureux tremblants de la fièvre sont laissés avec leurs plaies béantes exposés au froid de la nuit ; le couteau fait promptement le silence là où un cri d’appel à l’aide a osé se faire entendre, et l’on a vu un officier évanoui, qui avait malheureusement repris ses sens au moment où une misérable mégère le dévalisait, avoir les yeux crevés par elle, de peur que plus tard il ne vînt à la reconnaître. Cependant elle ne l’avait pas tué !…

Ce tableau saisissant ne met-il pas assez en évidence la nécessité d’une répression énergique, et peut-on s’étonner que les Sociétés de secours, émues par le récit de ces abominations, aient réclamé contre elles toute la sollicitude et toute la vigilance des chefs responsables ? « Il est contraire aux lois de la guerre, dit Martens[4], de permettre le pillage des blessés restés sur le champ de bataille. » Sans doute ! au point de vue du droit, la question est tranchée depuis longtemps et le pillage n’est jamais permis par aucun général ; on fait même tout ce qu’on peut pour l’empêcher[5] mais on n’y réussit pas. Il n’est pas jusqu’aux lois pénales, si sévères soient-elles, qui ne se montrent inefficaces. Les patrouilles et les postes que l’on cherche à établir sont toujours trop faibles, surtout la nuit[6]. Néanmoins la Conférence de Paris, adoptant en cela une idée venue simultanément de Vienne et de Berlin[7] n’a pas jugé qu’une proclamation solennelle de ce devoir fût superflue. Il lui a semblé que c’était le cas de profiter d’un temps de réveil de la charité en faveur des blessés, pour attirer de nouveau l’attention de qui de droit sur des méfaits qui aggravent considérablement leur malheur. Qui sait si en rappelant que « l’armée victorieuse a le devoir, autant que les circonstances le permettent, de surveiller les soldats tombés sur le champ de bataille, pour les préserver du pillage et des mauvais traitements[8], » elle n’aura pas provoqué un redoublement d’efforts couronnés de succès ?

La Conférence se flattait d’obtenir que cette obligation fût consignée expressément dans la Convention, mais son attente a été trompée. Les commissaires officiels, réunis à Genève en 1868, ont pris connaissance de ce vœu et s’y sont montrés sympathiques : ils ont même été sur le point de l’exaucer ; toutefois un scrupule les a arrêtés. Ils ont cru que cette matière devait être régie par le droit public de chaque État et non par le droit des gens. Il y a là, selon nous, une erreur, car son caractère international n’est pas plus contestable que celui des autres intérêts dont la Convention a pris souci, et si ce motif d’exclusion eût été le seul, nous n’hésiterions pas à déplorer cette décision. Mais la sagesse a fait aussi entendre sa voix dans cette circonstance, et elle a conseillé de ne pas ordonner une chose que l’expérience avait démontrée impraticable, au moins, dans une certaine mesure. Tant que l’on n’aura pas trouvé le moyen de faire la police du champ de bataille sur une échelle suffisante pour que les hommes qui en sont chargés aient l’œil partout à la fois, il serait téméraire d’exiger que, sous peine de forfaiture, l’on empêchât ou l’on punit les crimes dont il s’agit. Nous voyons là une preuve du soin qu’ont pris les rédacteurs de la Convention de n’y rien mettre qui ne soit exécutable. Cette prudence, il est vrai, n’a pas empêché les critiques, mais que n’eût-on pas dit, si l’on fût allé dans le sujet qui nous occupe aussi loin que le désiraient les Sociétés de secours ? La Conférence de Genève a tenu cependant à témoigner son bon vouloir, dans la limite du possible, par une mention expresse au protocole de ses séances, dans les termes suivants : « Il est du devoir des Gouvernements d’assurer l’exécution des mesures relatives à la protection des morts et des blessés, contre le pillage et les mauvais traitements[9]

Pour que le but que la Conférence s’est proposé soit atteint, il faut évidemment que cette déclaration ne reste pas enfouie dans ses protocoles, et nous sommes certain de nous conformer à ses intentions en lui donnant ici de la publicité.

Nous en disons autant de la déclaration que voici, inscrite à la suite de la précédente :

« Les Gouvernements doivent également veiller à ce que les inhumations se fassent conformément aux prescriptions sanitaires et à ce que l’identité des morts soit constatée autant que possible. »

Il y a deux choses bien distinctes dans ce paragraphe : les inhumations et la constatation de l’identité.

Les prescriptions sanitaires[10] ne sont, pas toujours observées et ont donné lieu à des abus funestes ; il est extrêmement dangereux en effet de supprimer les garanties qui en résultent. Ainsi l’on a raconté que des vivants avaient été confondus avec les morts et jetés pêle-mêle dans la fosse commune. Il serait peut-être difficile de fournir la preuve de ce fait, car les malheureux dont on parle ne sont pas revenus pour le raconter, mais on peut le considérer comme vraisemblable, par suite de la précipitation avec laquelle on opère ordinairement. Sans se méfier assez des dehors trompeurs, tous les individus qui paraissent morts sont ordinairement traités comme tels, et pourtant on peut admettre qu’un certain nombre d’entre eux pourraient être rappelés à la vie, si l’on prenait la peine de le tenter. Il est donc de la plus haute importance de ne pas enterrer les corps avant que le décès ait été régulièrement constaté.

Cela touche directement, comme on le voit, à la question des blessés ; mais on peut invoquer encore d’autres motifs en faveur de l’observation des prescriptions sanitaires ; la salubrité générale du pays, par exemple. Les procédés d’inhumation sont d’ordinaire beaucoup trop expéditifs ; on ne se donne pas toujours la peine de creuser des fosses assez profondes ni de les désinfecter.

Le docteur Vix recommande expressément, comme une chose trop généralement négligée, la recherche de places, pour la sépulture à donner aux morts, loin des endroits où sont établies les ambulances, et les mesures à prendre pour empêcher les maladies contagieuses de se répandre parmi les blessés et les malades[11].

Quant à la constatation de l’identité, c’est une formalité parfois difficile à remplir et souvent supprimée. Elle n’en a pas moins une portée considérable, non pas il est vrai pour les blessés dont elle n’améliore pas la condition, mais pour les familles de ceux dont les cadavres sont restés au pouvoir de l’ennemi. Dans les états de personnel dressés pendant ou après une campagne figurent toujours, sous la qualification de disparus, un certain nombre de soldats qui ont en effet disparu sans que l’on puisse savoir ce qu’ils sont devenus. Peut-être y a-t-il eu parmi eux quelques déserteurs, mais il est hors de doute que ce sont, pour la plupart, des hommes tués sur le champ de bataille ou morts chez l’ennemi, et que l’on a enterrés d’urgence sans enregistrer leur décès[12].

La conséquence inévitable de cet état de choses est de laisser planer une incertitude des plus pénibles sur le sort des disparus, de plonger leurs amis dans un doute qui se prolonge indéfiniment et que les recherches les plus actives ne parviennent pas à dissiper. Rien de plus poignant que la douleur de ces parents, de ces veuves, de ces orphelins cherchant en vain la trace de ceux qu’ils pleurent ; ils seraient, semble-t-il, à demi consolés, si on leur indiquait seulement la place où ils ont succombé, s’ils pouvaient déposer un souvenir sur leur tombe ou avoir tout au moins l’assurance que les derniers devoirs leur ont été rendus.

Ce mal a atteint des proportions insolites dans la guerre de 1866. D’après un tableau officiel, dressé à la fin de mars 1867, c’est-à-dire huit mois après les derniers combats, le nombre des disparus, pour l’armée autrichienne, s’élevait encore à 84 officiers et 12 277 sous-officiers et soldats, soit en tout 12 361 hommes ; c’était plus du tiers des morts vérifiés. À combien de perplexités ne dut pas correspondre un pareil chiffre ! Comment calculer aussi les suites légales et la perturbation dans les intérêts sociaux engendrés par une aussi énorme lacune dans les registres de l’état civil ! Le Gouvernement impérial s’en émut et le ministre de la guerre, dans une longue lettre, lue à la Conférence de Paris par M. le docteur Mundy[13], recommanda très-fortement aux Sociétés de secours d’émettre le vœu que l’on s’entendît pour tarir la source de cette incurie, qui aggrave les maux de la guerre sans profit pour personne[14].

En cherchant le moyen d’atteindre ce but, on se convainquit que la faute dont on se plaignait était moins imputable à ceux qui procèdent aux inhumations et qui, en général, relèvent sur leurs listes les indications qu’ils peuvent recueillir, qu’à ceux qui oublient de munir les soldats d’un signe propre à les faire reconnaître individuellement. Ce fut donc sur ce point que l’on insista et, dans la discussion, on examina divers systèmes proposés à cet effet : le livret suspendu au cou et renfermé dans une enveloppe imperméable, le médaillon métallique, la rondelle de parchemin pendant également sur la poitrine, le numéro matricule inscrit sur toutes les parties de l’équipement, etc. On se prononça aussi en faveur de l’uniformité de ce signe dans toutes les armées, afin que l’on sût toujours comment s’y prendre pour constater l’identité des morts ennemis. Voici dans quels termes la Conférence de Paris formula son opinion[15] :

« Les Puissances contractantes prendront soin qu’en temps de guerre chaque militaire soit muni d’un signe uniforme et obligatoire propre à établir son identité. Ce signe indiquera, son nom, le lieu de sa naissance, ainsi que le corps d’armée, le régiment et la compagnie auxquels il appartient. En cas de décès, ce document devra être retiré avant l’inhumation et remis à l’autorité civile ou militaire du lieu de naissance du décédé.

« Les listes des morts, des blessés, des malades et des prisonniers seront communiquées, autant que possible immédiatement après le combat, au commandant de l’armée ennemie, par voie diplomatique ou militaire. »

Les Gouvernements ne crurent pas devoir accéder à ce vœu[16]. Ils l’écartèrent résolument, et s’ils en firent, comme nous l’avons vu, l’objet d’une recommandation dans les protocoles de la Conférence, ils s’abstinrent d’emprunter à la rédaction parisienne les détails minutieux et les expressions impératives qu’elle contenait. Que les divers États s’engageassent à se communiquer réciproquement la liste nominative des blessés et des morts ennemis qui sont tombés entre leurs mains, on l’aurait compris s’ils en avaient eu la possibilité, mais, pour le moment, comment s’y astreindraient-ils ? Il faut que ces mêmes États commencent par adopter, pour l’usage de leurs armées, un signe, uniforme ou non (ce point est secondaire), mais facile à retrouver, d’après lequel on puisse toujours savoir qui est celui qui le porte. C’est un problème que chaque peuple en particulier doit chercher à résoudre dans son propre intérêt[17]. Le stimulant d’une obligation internationale n’en avancerait point la solution et d’ailleurs ne se justifierait pas. C’est ce qui explique pourquoi la Conférence de Genève a laissé complètement de côté les stipulations relatives au signe lui-même et s’est bornée à demander, « que l’identité des morts soit constatée autant que possible. » Puis s’appropriant, avec, quelques variantes, une des phrases votées à Paris, elle a déclaré, mais sans en faire une obligation stricte, que, dans son opinion, « les puissances belligérantes doivent se communiquer réciproquement, aussitôt que les circonstances le permettent, la liste nominative des morts et des blessés ennemis tombés entre leurs mains[18]. »


II


Comme l’a fait remarquer judicieusement M. Vergé, « il ne suffit pas que les principes du droit des gens soient posés, qu’ils soient exposés avec toutes leurs conséquences dans de volumineux traités à l’usage des diplomates et des juristes, il faut qu’ils soient répandus, vulgarisés[19]… »

Or c’est sur cette vérité que nous désirons insister ici, en ce qui concerne la Convention de Genève. Jusqu’à présent cette Convention n’a fait l’objet d’aucun des ouvrages dont parle M. Vergé, et si nous avons essayé de combler cette lacune, c’est que logiquement il fallait commencer par là et tâcher de bien asseoir la doctrine avant de la répandre ; on ne vulgarise que ce qui était antérieurement le privilège d’un petit nombre d’initiés. Il fallait bien que ceux qui voudraient enseigner à d’autres les lois de la guerre, d’après la Convention, et en divulguer les préceptes, connussent d’elle autre chose que son texte. C’est pourquoi nous avons cherché à réunir pour eux les éléments d’un enseignement indispensable.

Cet enseignement devra revêtir des formes différentes suivant les catégories d’individus auxquelles il s’adressera, c’est-à-dire selon qu’il s’agira des officiers, des soldats ou des personnes qui ne font pas partie de l’armée. Les officiers (et sous cette dénomination nous comprenons aussi bien les officiers d’administration et ceux du personnel sanitaire que les combattants), les officiers, disons-nous, doivent être les premiers, instruits, soit à cause de la responsabilité qui pèse sur eux, soit afin qu’ils puissent prêcher d’exemple[20] et inculquer à leurs subordonnés les principes dont ils auront été imbus. C’est dans les écoles militaires que ces leçons doivent trouver place, à côté de celles que les élèves y reçoivent déjà sur les droits et les devoirs spéciaux à leur profession ; puis de là elles passeront naturellement dans les manuels, destinés à rappeler en tout temps aux officiers les choses qui leur ont été une fois enseignées.

Pour les soldats, il n’est pas moins essentiel de prendre des mesures efficaces, car c’est d’eux surtout, qui sont à la fois moins bien préparés par leur éducation antérieure aux égards dus à leurs semblables, et acteurs immédiats dans le drame de la guerre, que l’on peut craindre une violation de la Convention. Ce sont eux qui ont le plus besoin d’être façonnés aux mœurs nouvelles. Personne ne le conteste et nous pourrions nous borner à énoncer cet axiome sans nous y arrêter ; mais, afin qu’on ne se contente pas de l’accepter en théorie sans remplir les devoirs qui en découlent, nous désirons montrer, par quelques citations, combien cette éducation est vivement réclamée de toute part comme une des nécessités de notre temps.

Le professeur Langenbeck, après avoir parlé de faits regrettables qui se sont passés en 1849, dans le Schleswig, ajoute : « Ces faits peuvent se renouveler dans toutes les guerres. Il faut donc les empêcher et, pour cela, il faut faire entrer dans l’esprit du soldat l’esprit de la Convention de Genève. Il faut que chaque soldat sache qu’il ne doit faire prisonnier ni un médecin ni un blessé… Il faut que ces principes entrent dans l’éducation ordinaire du soldat[21]. »

N’a-t-on pas vu encore en 1866 et en dépit de la Convention, un soldat hessois du service de santé recevoir à Frohnhofen un coup de feu, à dix pas, d’un soldat prussien, quoiqu’il l’eût prévenu en lui criant qui il était et lui eût montré son brassard[22] !

Le docteur Landa se félicite de ce que « l’ennemi cesse de l’être dès qu’il est désarmé ou inoffensif, soit qu’il ait été blessé, soit qu’il se rende de gré ou de force. Mais, dit-il, il faut inculquer cette idée aux troupes, parce qu’il n’y a rien de si déshonorant que de trouver sur le champ de bataille des cadavres criblés de coups de baïonnettes, preuve irréfragable de la férocité avec laquelle on les a tués, après qu’une première blessure les eut fait tomber[23]. »

En France nous relèverons l’opinion du général Trochu, qui se fonde sur ce que « en campagne le soldat détruit pour détruire, comme font les enfants, s’il n’a pas reçu préalablement une forte éducation spéciale, commencée dans la paix, continuée dans la guerre[24].

La nature des soldats français, dit-il, « peut se plier, quand on sait l’y contraindre par l’éducation, à toutes les exigences du bon ordre, de la méthode et de la règle dans le combat[25]. »

M. Leroy-Beaulieu insiste à son tour sur ce que « l’instruction du soldat, son éducation, surtout au point de vue social, n’approche pas de ce qu’elle doit être. » Selon lui, « une grande partie des maux de la guerre vient de cette ignorance et de la grossièreté des troupes[26]. »

Il prouve, par des exemples, que « la guerre de nos jours a un caractère de barbarie qui n’est pas justifié par les nécessités du combat, » et il conclut « qu’il est temps de rendre le soldat plus humain, plus respectueux des droits et de la propriété d’autrui. Que faut-il pour y arriver, sinon ne pas l’entretenir dans cet aveuglement où nous voyons qu’on le tient sur la loyauté et l’humanité de l’ennemi ? Que faut-il, si ce n’est lui donner une instruction plus forte, une éducation plus humaine, lui enseigner tous ses devoirs, qui comprennent non-seulement le courage dans l’action, mais la modération dans le succès et le respect des biens et de la vie d’autrui ? Que le soldat ne soit plus un être destructif, comme les enfants, par pur amour de la destruction… Il faut sur ce point que les mœurs de l’armée se modifient, dans l’intérêt de l’armée même autant que des populations. Dans une société productive et philanthropique comme la nôtre, il faut que le soldat participe des deux grands sentiments sociaux, qui sont le respect de la vie de l’homme et le respect pour le travail, pour les travailleurs, pour les produits du travail[27]. »

Enfin lorsque, en 1867, les Sociétés de secours des divers pays, assemblées à Paris en conférence internationale, entreprirent officieusement la révision de la Convention de Genève, elles s’accordèrent à demander qu’on introduisît un article complémentaire, pour lequel elles proposèrent la rédaction suivante : « Les hautes Puissances contractantes s’engagent à introduire dans leurs règlements militaires les modifications devenues indispensables par suite de leur adhésion à la Convention. Elles en ordonneront l’explication aux troupes de terre et de mer en temps de paix, et la mise à l’ordre du jour en temps de guerre[28]. »

Les articles additionnels signés le 20 octobre 1868 ne contiennent cependant rien de pareil. Ce n’est pas que la deuxième Conférence diplomatique de Genève n’ait été appelée à se prononcer sur ce point, mais, sans s’arrêter à la rédaction de Paris, elle écarta, dans toute sa généralité, l’idée de « prendre des mesures pour inculquer aux troupes les principes de la Convention. »

Cette décision au fond n’a rien que de très-naturel. Autre chose est de contracter une obligation, et autre chose de se mettre en mesure de la remplir. Les Gouvernements peuvent bien s’obliger par un traité international à se comporter les uns envers les autres d’une certaine manière, mais après, chacun d’eux doit garder sa part de responsabilité et demeurer libre de veiller chez lui, comme il l’entend, à ce que ses ressortissants ne violent pas les promesses faites en leur nom. Cela est de la compétence de chaque État, et ce serait jusqu’à un certain point faire preuve de méfiance réciproque, que de spécifier les mesures administratives qui doivent correspondre aux engagements pris. Dans le cas particulier qui nous occupe, exiger que les règlements militaires soient mis d’accord avec la Convention de Genève et en ordonner l’explication aux troupes, c’eût été, de la part de celui qui l’aurait proposé, suspecter la bonne foi de ses co-contractants. C’eût été insinuer que ceux-ci ne signaient la Convention qu’avec l’arrière-pensée de laisser aller les choses comme par le passé. Aussi la proposition fut-elle écartée d’emblée et sans discussion, tant le raisonnement que nous venons de tenir venait à la pensée de tous.

Puis donc qu’il y a quelque chose à faire pour l’éducation des troupes, mais que ce quelque chose n’a point été spécifié par la Convention, il ne reste plus qu’à renvoyer les vœux de la Conférence de Paris à leur véritable adresse, c’est-à-dire à chacun des signataires de la Convention en particulier. Ils les examineront sans avoir de compte à rendre à personne. Nous espérons néanmoins qu’ils reconnaîtront combien ces désirs sont légitimes et combien il est facile de les satisfaire. Déjà d’ailleurs les vœux des sociétés ont été partiellement exaucés en ce qui touche les règlements militaires, lesquels ont été revus dans plusieurs pays et sont en harmonie avec le droit nouveau. — L’explication périodique de la Convention en temps de paix ne serait pas d’une exécution plus difficile. Partout on rappelle aux troupes, dans des instructions régulières, les choses qu’il importe qu’elles sachent ; or la Convention de Genève est de ce nombre et peut bien revendiquer la place qui lui est due à ce titre.

Le docteur Naundorff a insisté sur ce que les articles de la Convention, étant des articles de loi, doivent parvenir à la connaissance de tous, afin qu’il ne règne aucune hésitation chez les inférieurs, pas plus que chez les supérieurs, sur les devoirs précis qui leur incombent. C’est un ordre, dit-il, qui doit faire partie de l’instruction militaire. Le soldat, quant à lui, ne manquera pas de le saluer avec joie, puisque c’est lui-même et ses plus chers intérêts qu’il a pour but de protéger[29].

Nous rappellerons à cette occasion ce que nous avons dit en commentant l’article 7, au sujet de l’emploi habituel du drapeau et du brassard internationaux. Cet usage formerait le complément utile d’une instruction orale et permettrait aux dispositions du traité de se graver plus aisément dans la mémoire du soldat.

Ce qui serait plus nécessaire encore, ce serait la diffusion d’un petit manuel, dans lequel seraient exposés, sous une forme populaire et frappante, les principes humanitaires dont le soldat doit s’inspirer, soit qu’on limite cette publication à ce dont s’occupe la Convention de Genève, soit qu’on l’étende, ce qui vaudrait mieux, à toute la conduite du soldat en campagne. Les Sociétés de secours devraient chercher à répondre à ce besoin, et à seconder ainsi les Gouvernements, dans la tâche humanitaire qu’ils poursuivent en commun. Par des concours elles pourraient provoquer la composition de petits écrits de ce genre, puis elles les répandraient à profusion dans leurs armées respectives.

Voilà pour les temps de paix, mais les Sociétés de secours désirent aussi qu’en temps de guerre la Convention soit mise à l’ordre du jour des armées. Rien de plus naturel, et, quoique cette mesure constitue un devoir étroit pour les Gouvernements, il n’y a pas de mal à le leur rappeler, attendu qu’au milieu du désordre qui accompagne inévitablement une entrée en campagne et de la multiplicité des choses auxquelles il faut pourvoir, une négligence involontaire pourrait être commise. Du reste en ceci, comme en ce qui concerne les règlements, les Sociétés ne font guère que de mander la généralisation de ce qui s’est déjà pratiqué. Deux ans avant la Conférence de Paris, le prince Alexandre de Hesse, commandant du huitième corps de l’armée allemande, avait adressé à ses troupes un ordre du jour qui marquera dans les annales militaires, comme le premier fruit appréciable de la Convention[30].

En dehors de l’armée, il y a quelque chose à faire pour vulgariser les principes de la Convention auprès des populations, car tout le monde peut, suivant les circonstances, être directement intéressé à l’exercice des droits qu’elle consacre ou à la pratique des devoirs qu’elle prescrit. Il faut bien aussi que l’opinion publique, chargée de veiller à l’observation de la Convention, sache positivement ce qui doit être toléré et ce qui doit être flétri ; or comment serait-elle en mesure de se prononcer si la loi lui est inconnue ? Dira-t-on que ce raisonnement est un cercle vicieux, puisque la Convention n’est au fond que le reflet de l’opinion publique ? Mais qui ne sait que cette opinion, pour être générale par essence, n’est pas nécessairement universelle ? Elle traduit le sentiment d’une forte majorité, de l’élite d’une nation si l’on veut, mais il peut y avoir beaucoup de gens qui ne la partagent pas. Ou bien encore elle peut être plus instinctive que raisonnée, et n’avoir pas poussé de profondes racines dans les esprits et dans les cœurs, de telle sorte que le jour où elle se présentera comme une entrave à un penchant naturel on ne l’écoute plus. Il faut beaucoup de temps et d’efforts pour accomplir une réforme morale et la faire pénétrer, dans toutes les couches de la société. « Les maximes du droit des gens pénètrent peu à peu les intelligences, mais elles s’y rencontrent et elles s’y heurtent avec les passions[31] »

« Pendant longtemps encore, dit le docteur Löffler, et probablement dans tous les pays, il se trouvera des contrées habitées par des gens semblables à ces paysans de la Bohême qui, sur le champ de bataille de Königgrätz, bien loin de venir en aide à ceux qui secouraient les blessés, les attaquaient[32]. »

Si donc l’on veut faire prévaloir les idées inscrites dans la Convention, une propagande active en leur faveur n’est pas superflue. Avec le secours de la presse la chose est aisée et, si les Gouvernements n’en prennent pas suffisamment souci, nous espérons que les Sociétés de secours y suppléeront et feront le nécessaire.

La proclamation prescrite par l’article 5 et adressée en cas de guerre aux habitants du pays qui en est le théâtre, est une application partielle de ce que nous voudrions voir pratiquer sur une large échelle, non-seulement en temps de guerre, mais encore en temps de paix ; non-seulement par des considérations d’intérêt bien entendu, les seules qui puissent faire impression sur des natures incultes, qu’une éducation préalable n’a pas préparées à l’accomplissement des devoirs nés d’un état de guerre, mais par des considérations plus relevées et plus relevantes pour la dignité humaine. Nous vou­drions voir les publicistes et les littérateurs s’emparer de ce sujet et arborer le drapeau de la Convention assez haut pour que tout le monde puisse le voir et s’y rallier sans attendre le déchaînement du fléau de la guerre.


III


On a signalé comme une très-grave lacune dans la Convention, l’absence de toute prescription relative au cas où elle serait violée et aux moyens d’apaiser les conflits qui pourraient résulter de cette infraction. Ce prétendu oubli a été mis en même temps sur le compte des grandes Puissances, comme si elles avaient voulu par là se ménager le droit d’abuser de leur force vis-à-vis des petits États, sous prétexte de représailles[33].

Cette supposition est trop injurieuse et trop dépourvue de fondement pour trouver créance auprès de qui que ce soit, mais en relevant le fait qu’aucune précaution n’a été prise pour as­surer l’observation de la Convention, on articule un grief qui a quelque chose de spécieux. Il n’est cependant pas fondé et, pour s’en convaincre, il suffit de réfléchir à ceci : c’est qu’un traité n’est pas une loi imposée par une autorité supérieure à ses subordonnés ; c’est seulement un contrat dont les signataires ne peuvent édicter de peines contre eux-mêmes[34], puisqu’il n’y aurait personne pour les décréter et les appliquer.

La seule garantie rationnelle devrait consister dans la création d’une juridiction internationale, armée de la force nécessaire pour se faire obéir, et, sous ce rapport, la Convention de Genève participe à une imperfection inhérente à tous les traités internationaux. « Nous touchons ici, dirions-nous avec M. Vergé, au plus grand vice, au côté faible, vulnérable du droit des gens : il y a un code ou un ensemble de règles généralement admises, et ce code n’a pas de sanction ; il n’a ni tribunal accepté qui prononce les sentences, ni pouvoir institué qui les fasse exécuter[35]. »

Le Code international est fondé en entier sur la bonne foi réciproque, et les règles qu’il prescrit ne sont observées par une nation que dans la confiance qu’elles le seront aussi par les autres[36].

Quelles peuvent être les conséquences pénales d’une infraction ? Nous en connaissons trois : des représailles, de nouvelles hostilités[37], ou le déshonneur, et ces diverses sanctions, quoique non inscrites dans la loi, suffisent le plus souvent pour retenir les souverains et les peuples dans la ligne du devoir. L’efficacité de la dernière tend même à s’accroître à mesure que l’opinion publique se forme et gouverne davantage le monde. Il y a lieu de s’en réjouir, car cette opinion est en définitive la meilleure gardienne des limites qu’elle a posées elle-même. La Convention de Genève en particulier est due à son influence, et nous pouvons nous fier à elle du soin de l’exécution des ordres qu’elle a dictés. C’est par un louable sentiment de justice et d’humanité que les souverains ont signé la Convention ; les peines morales sont par conséquent celles qu’ils doivent redouter le plus, puisqu’elles sont plus que d’autres en harmonie avec les mobiles qui les ont guidés.

La réflexion, que le maréchal Marmont faisait au sujet des soldats, est également vraie pour les signataires de la Convention. « Dans les pays, a-t-il dit, où l’élévation des sentiments, la délicatesse des mœurs, la dignité du caractère, ont exclu les punitions corporelles, il est important de faire entrer le plus possible l’opinion dans les punitions[38]. »

Les coupables ne sauraient d’ailleurs se flatter d’échapper à ce châtiment, aujourd’hui que les comités de secours sont placés en observation comme des sentinelles vigilantes, et ne laisseraient pas passer une violation des lois de la guerre sans la signaler et la flétrir. La perspective, pour les intéressés, d’être traduits devant le tribunal de la conscience publique, s’ils manquent à leurs engagements, et d’être mis au ban des nations civilisées, constitue un frein assez puissant pour que nous nous croyions fondé à admettre qu’aucun autre ne le vaudrait[39].

Malgré cela on a mis en doute la possibilité de conformer en toute circonstance la conduite des armées aux injonctions de la loi nouvelle. Tout en rendant justice aux excellentes intentions de ses rédacteurs, on a exprimé la crainte qu’elle ne vînt se heurter dans la pratique à une infinité d’obstacles de détail[40]. On a même accentué davantage ces appréhensions, en disant que la Convention n’est applicable qu’aux guerres politiques, alors que deux armées sont aux prises au sein de populations indifférentes ou terrifiées. Dans des guerres nationales, quand tout un peuple se lève pour la défense de ses foyers, comment empêcher les manifestations brutales d’une juste colère de la part de populations surexcitées, et faire dominer chez elles le sentiment du droit ou celui de l’humanité ? C’est une illusion, les guerres de la France en 1793, celles de l’Allemagne en 1813 en font foi[41].

On peut répondre à cela que, de 1813 à 1869, les mœurs ont bien changé ; que les guerres nationales deviennent de moins en moins probables ; que les haines se sont apaisées et que les caractères se sont adoucis. Nous tenons d’ailleurs pour certain, qu’en cas de guerre, les souverains donneraient aux chefs de leurs armées des instructions conformes à la teneur de la Convention et cela, même dans les guerres défensives, quelle que soit l’irritation qui puisse exister dans les esprits, quelle que soit l’animosité occasionnelle des belligérants.

Nous ne parlons pas, cela va sans dire, des guerres civiles ; les lois internationales ne leur sont pas applicables. Toutefois il faut espérer que, même alors, on ressentirait les effets de la Convention, dont l’existence ne pourrait guère ne pas influer sur la conduite des deux partis, l’un et l’autre devant être jaloux de se concilier des sympathies en se montrant à la hauteur du niveau moral qu’elle a établi.

Nous croyons donc que, généralement parlant, la Convention sera observée à l’avenir, et que les précautions prises pour obtenir ce résultat ne seront point vaines. Mais, cela établi, nous ne faisons aucune difficulté d’admettre que l’on ne peut, ni tout prévoir, ni répondre de tout ; au milieu de la bagarre, on peut se tromper, se méprendre, oublier ; une balle peut être mal dirigée, ricocher ; des faits isolés ne peuvent être empêchés d’une manière absolue, mais il ne faudrait pas s’en prévaloir pour formuler des jugements téméraires contre un ennemi dont la loyauté doit toujours être présumée, et qui ne saurait être rendu responsable de faits accidentels.

Au surplus, les Gouvernements ont un moyen bien simple de se disculper par avance, c’est d’inscrire dans leur code pénal militaire ou maritime, des dispositions sévères contre tous ceux qui violeraient la Convention, contre ceux qui abuseraient des privilèges des neutres, contre les chefs qui, sans motif avouable, s’écarteraient de leurs instructions, ou contre les hommes qui se laisseraient entraîner par leurs mauvais penchants.

Chaque pays devrait s’en occuper sérieusement et sans retard, car ces législations spéciales sont le complément naturel et forcé de la Convention. Elles ont toujours suivi les progrès du droit des gens et ont été comme le reflet des adoucissements graduels qui en ont marqué les diverses phases. Or, si on les a modifiées pour se conformer à de simples usages, qui n’étaient point strictement obligatoires, à combien plus forte raison faut-il s’empresser de les mettre d’accord avec des déclarations positives, avec des engagements solennels, pour en assurer l’observation qui est de rigueur ? C’est dans ces lois martiales que doit se trouver la sanction pénale qui, ainsi que nous l’avons expliqué, eût été déplacée dans la Convention elle-même[42].

Les Conférences de Paris et de Vürzbourg ont eu raison de dire que « l’inviolabilité de la neutralité énoncée dans cette Convention doit être garantie par des déclarations publiées dans les codes militaires des diverses nations. Elles n’ont eu que le tort de vouloir que ces déclarations fussent « uniformes[43] » et par conséquent imposées par une loi internationale.

Non-seulement cette dernière exigence constituerait une ingérence peu justifiée dans le droit public de chaque État, mais elle conduirait à punir partout les mêmes infractions du même châtiment, ce qui n’est guère admissible. L’échelle des peines et leur nature ne sont point identiques chez tous les peuples policés ; il y a des différences qui s’expliquent par le degré de civilisation auquel chacun d’eux est parvenu, ou par son tempérament, et l’on ne pourrait songer raisonnablement à uniformiser le Code pénal qu’entre ceux qui se ressemblent de tous points. Jamais l’on ne parviendrait à en rédiger un qui s’adaptât convenablement à l’Europe entière, pour ne parler que de l’ancien monde. Ce raisonnement est aussi juste pour les crimes et les délits militaires que pour ceux de droit commun.

L’uniformité est toujours séduisante en théorie, et nous concevons fort bien que, dans un moment de généreux entraînement, les Conférences de Vürzbourg et de Paris se soient prononcées en sa faveur. Mais nous avons quelque peine à comprendre qu’un homme d’un sens aussi pratique que l’était M. le major Brodrück, de Darmstadt, ait épousé la même manière de voir et proposé une Convention pénale, complémentaire de celle de Genève. M. Brodrück, afin de mieux faire saisir toute sa pensée, a rédigé, pour cette Convention nouvelle, un Projet que nous ne croyons pas destiné à être transformé, selon le vœu de son auteur, en une loi internationale, mais qui donne une idée trop juste de ce qu’il y a à faire dans chaque pays, pour que nous hésitions à le reproduire. Il aura toujours une valeur incontestable, en raison des indications précieuses qu’il contient. Voici donc ce texte, abstraction faite d’un article final, qui ne vise pas la Convention de Genève.

« 1° Quiconque aura dépouillé, maltraité ou blessé un militaire mis hors de combat, comme blessé, malade ou prisonnier, sera puni de la dégradation et de la réclusion, ou, si la mort s’en est suivie, de la peine de mort.

« 2° Quiconque aura, sciemment et sans un ordre de service, troublé par la force dans l’exercice de son mandat ou fait prisonnier un médecin militaire de l’armée ennemie, ou tout autre individu appartenant au personnel sanitaire ennemi et muni de l’insigne international, sera puni de la réclusion. Sera puni de la même peine et de la dégradation quiconque aura intentionnellement et sans provocation antérieure, maltraité ou blessé l’une des personnes ci-dessus désignées ; si la mort s’en est suivie, la peine sera la peine capitale.

« 3° Sera puni des peines portées contre le vol, le pillage, ou le brigandage, quiconque aura, sans un ordre de service, saisi, endommagé ou détruit le matériel sanitaire, à quelque armée qu’il appartienne.

« 4° Sera puni de l’exclusion du service, ou de la dégradation et de la réclusion, tout militaire qui, intentionnellement, avec préméditation et sans provocation antérieure, aura exécuté ou ordonné une attaque à main armée contre des places de pansement, des lazarets, des ambulances, ou contre un convoi, soit de blessés, soit de malades.

« 5° Tout médecin militaire et toute personne appartenant au service sanitaire ou adjointe à ce service, et munie de l’insigne international, qui aura, hors du cas évident de légitime défense, pris part à un combat ou à un engagement, ou commis quelque autre acte d’hostilité, sera puni de la réclusion et, s’il y a lieu, de l’exclusion du service ou de la dégradation[44]. »

M. le docteur Palasciano a jugé la question plus sainement que M. le major Brodrück ; le 2 décembre 1868, tandis que la Chambre des députés du royaume d’Italie était occupée de la rédaction d’un code pénal maritime, il lui proposa l’adoption des articles suivants :

a) Quiconque aura dépouillé soit un homme de la marine, soit un individu adjoint au service militaire naval, soit un prisonnier de guerre, lesquels seraient trouvés blessés, ou malades, ou aura commis sur leur personne les actes visés par les articles 279, 280 et 281 du présent code, sera puni, selon les circonstances, de la mort, ou des travaux forcés à vie ou à temps, sans préjudice de la dégradation s’il y a lieu.

b) Le vol, le détournement ou la destruction des vivres, médicaments, engins et instruments destinés au soulagement des malades et des blessés, quel que soit celui des belligérants auquel ils appartiennent, sera puni du maximum de la réclusion militaire.

c) La détention arbitraire des blessés ou des malades neutralisés sera punie des travaux forcés à temps.

d) La détention arbitraire des personnes neutralisées, sans être ni malades ni blessées, sera punie de la réclusion militaire de sept ans au minimum.

e) La fraude commise en simulant soit le fait d’être malade ou blessé, soit toute autre qualité qui rend une personne neutre, sera punie du maximum de la réclusion militaire.

Les analogies du projet allemand et du projet italien sont frappantes, mais si l’idée a pris naissance en Allemagne, le Parlement de Florence peut revendiquer à bon droit le mérite de l’avoir placée le premier sur son véritable terrain. Le docteur Palasciano en développant sa proposition s’est expliqué très-clairement à cet égard. « Quoique les ratifications des articles additionnels à la Convention de Genève ne soient pas encore échangées, c’est à nous, Italiens, a-t-il dit, qui avons pris l’initiative de l’extension dont il s’agit, et qui nous trouvons précisément aujourd’hui en présence d’un Code pénal maritime à rédiger, de faire pour ainsi dire honneur à notre signature, en introduisant dans ce Code ce qui est la conséquence légale du principe de neutralité dont il s’agit, savoir des sanctions pénales contre ceux qui le méconnaîtraient ou voudraient en abuser. »

La Chambre s’est pleinement associée aux vues de l’orateur et, si elle n’a pas encore fait droit à sa réclamation, c’est que la chose lui a paru assez importante pour être l’objet d’une loi spéciale, appliquée à la fois aux armées de terre et aux armées de mer, mais qui ne pourra être promulguée que lorsque la Convention supplémentaire de 1868 l’aura été elle-même. « En agissant ainsi, a dit M. Pisanelli, la Chambre donnera à l’Europe l’exemple dans la voie de l’accomplissement d’un devoir international, exemple que celle-ci ne manquera pas de suivre. »

  1. Bardin, Dict. de l’armée de terre. — Confér. de Paris, II, 91.
  2. Erfahrungen aus dem Krieg, von 1866, p. 99.
  3. Unter dem rothen Kreuz, ch. xx.
  4. Martens, Précis du droit des gens moderne de l’Europe, § 285.
  5. Conf. de Genève, 1868, 18.
  6. Naundorff, ouvrage cité, 167.
  7. Voir aussi, Hülfsverein im Grossh. Hessen ; Bericht, 1866, 52. — Erfahrungen, u. s. w. (opinion du Dr  Vix).
  8. Confér. de Paris, II, 89 et 136.
  9. Confér. de Genève, 1868, 26.
  10. Confér. de Paris, II, 90 et 137.
  11. Erfahrungen, u. s. w.
  12. Conf. de Paris, II, 135.
  13. Confér. de Paris, 1867, II, 90.
  14. Voir aussi Erfahrungen, u. s. w. (opinion du Dr  Vix et Hülsverein im Grossh. Hessen ; Bericht, 1866.
  15. Article 8, § 2 et 3.
  16. Confér. de Genève 1868, 19 et 26.
  17. Conf. de Paris, II, 135.
  18. Conf. de Genève, 1868, 26.
  19. Vergé, Introd. à Martens, XVI.
  20. L’Armée française en 1867, 4e édit. 116.
  21. Confér. de Paris, II, 112.
  22. Erfahrungen, u. s. u 15.
  23. Landa, El Derecho de la guerra, 92.
  24. L’Armée française en 1867, 235.
  25. L’Armée française, en 1867, 244.
  26. De l’atténuation des maux de la guerre, 226.
  27. Ouvrage cité, 31.
  28. Confér. de Paris, I, 254, 258, 269, II, 129.
  29. Naundorff, ouvrage cité, 495.
  30. HUITIÈME CORPS DE L’ARMÉE ALLEMANDE
    ORDRE DU JOUR N° 15.
    Quartier général, Bornhein, 9 juillet 1866.

    I. Les troupes des États dont les contingents, conformément à la constitution fédérale, forment le huitième corps d’armée, ont adopté, pour leurs institutions sanitaires, le signe convenu dans le traité de Genève du 22 août 1864. Ce signe est le brassard blanc avec la croix rouge pour les personnes, le drapeau blanc avec la croix rouge, accompagné des couleurs nationales, pour les ambulances, les places de pansement et les hôpitaux. Afin d’établir une relation internationale uniforme quant au droit des gens, et dans l’attente que les commandants supérieurs donneront à cette décision leur assentiment, les autres troupes qui dans ce moment font partie du huitième corps d’armée voudront bien adopter le même signe international de neutralité.

    II. Ce signe de neutralité a la signification suivante :
    xxxxA. Neutralité du personnel sanitaire aussi longtemps qu’en cette qualité il rend des services aux blessés et aux malades.
    xxxxDroit de ce personnel, lorsqu’il n’a plus de service à rendre, de se retirer et de se faire conduire aux avant-postes, emportant avec lui sa propriété personnelle ; le matériel des hôpitaux reste soumis au droit de la guerre, celui des ambulances étant au contraire respecté.
    xxxxB. Neutralité des places de pansement, des ambulances et des hôpitaux, aussi longtemps qu’ils ne sont pas occupés militairement.
    xxxxC. Garantie réciproque des soins à donner aux blessés et aux malades, de telle sorte que les blessés de l’ennemi pourront être conduits et remis à ses avant-postes, tandis que les hommes guéris, mais incapables de faire du service, pourront rentrer librement dans leur pays ; ceux en état de reprendre les armes ne jouiront de ce privilège qu’à la condition de ne plus servir pendant la durée de la guerre.
    xxxxD. Neutralité des transports de malades.
    xxxxLe personnel des établissements sanitaires et les commandants des troupes auront à renseigner et à diriger leurs employés dans ce sens.

    III. À côté du signe de neutralité on portera à l’autre bras le signe distinctif des troupes de ce corps d’armée (le brassard aux couleurs allemandes).

    IV. L’assistance libre pour donner des soins aux blessés et aux malades doit être respectée et favorisée ; ceux qui ont accueilli des blessés dans leurs maisons ne doivent pas être molestés. L’assistance libre organisée doit être facilitée de toute manière et accueillie avec bienveillance.

    — Dès à présent une division de chevaliers de Saint-Jean s’est adjointe au corps, en vue des soins à donner aux malades, ce dont avis est donné aux commandants.

    Le commandant en chef du huitième corps d’armée,
    Prince A. DE HESSE.xxxxxxxxxx
  31. Vergé, ouvrage cité, XXXIX.
  32. Löffler, Das preussische militär-sanitätswesen.
  33. Lecomte, dans le Nouvelliste Vaudois, 1864.
  34. Wheaton, Él. de dr. int., I, 22.
  35. Vergé, ouvrage cité.
  36. Wheaton, Él. de dr. int., II, 6.
  37. Heffter, Droit inter. public de l’Europe, § 125. — Austin, cité par Wheaton, Hist. des progrès du dr. des gens, I, 134. — Wheaton, ÉL de dr. int., I, 8.
  38. De l’esprit des institutions militaires, 192.
  39. Landa, ouvrage cité, 21.
  40. La charité sur les champs de bataille, n° de février 1869. — Michaëlis (dans l’Allgem. militärärztliche Zeitung.).
  41. Conf. de Paris, II, 115.
  42. Heffter, ouvrage cité, § 124.
  43. Confér. de Paris, II, 138.
  44. Kriegsrecht des neunzehntes Jahrhunderts, 46.