Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/2/02

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Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 174-184).


CHAPITRE II.

Première séance de la Commune.


La Commune et le Comité central en présence l’un de l’autre. — Premier président de la Commune. — Son discours d’ouverture. — Manœuvre du citoyen Tirard. — Pas de publicité. — Résumé de l’attitude de la Commune dans cette séance.

Bien moins soucieux de raconter par le menu des faits dont le temps est seul appelé à vérifier l’authenticité, que d’en exposer l’ensemble de façon à ce que le futur historien de cette époque en puisse dégager la moralité et l’idée générale qui présidait aux détails, nous ne relaterons ici que les faits particuliers qui se sont passés sous nos yeux et ceux dont la notoriété est telle, dès maintenant, qu’ils sont hors de toute discussion.

Ainsi que nous le disions dans notre préface, trop d’obscurités enveloppent déjà cette douloureuse histoire, grâce à toutes les erreurs de fait dont, par ignorance et par d’abominables calculs, la plupart des livres publiés dès le 28 mai ont été remplis, pour que nous venions encore, même dans un intérêt mal entendu pour une cause qui nous est chère, contribuer à épaissir ces ténèbres.

C’est encore en raison de la même réserve, que nous laisserons à des amis mieux informés le soin de faire l’histoire du mouvement communaliste en province, si considérable pourtant, mais sur lequel nous ne sommes pas suffisamment renseigné.

La première séance de la Commune s’ouvrit le 28 mars, le soir même du jour de la proclamation de ses membres élus.

Cette séance d’ouverture fut marquée d’incidents trop caractéristiques pour que nous n’en retracions pas les détails.

Contre tous les usages pratiqués en semblable circonstance, aucun membre de la Commune ne fut régulièrement convoqué, ce qui empêcha un certain nombre d’y assister. Mais cet apparent oubli des convenances parlementaires signifiait en somme que la Commune, par le fait même de son élection, étant seule maîtresse de se réunir, le Comité central s’effaçant, conformément à ses précédentes déclarations, c’était à la Commune seule qu’il appartenait de fixer le moment de sa réunion.

Que le Comité central ou certains de ses membres eussent eu une autre pensée ; qu’ils eussent eu par là l’intention de tâter le pouls à la nouvelle puissance communale, et de se rendre compte de son degré d’énergie, cela nous a toujours semblé très probable. Mais c’était précisément à cause de cela qu’il importait à la Commune d’entrer de plein pied à l’Hôtel-de-Ville, en vertu du droit que venaient de lui conférer ses 230 mille électeurs et sans qu’elle eût besoin ni d’être convoquée, ni même d’être introduite : n’était-elle pas chez elle ?

Empêtrés de traditions surannées et renfermés dans une dignité d’emprunt dont les gouvernements autoritaires savent si bien masquer, quand il est besoin, leur impuissance ou leur injustice, un grand nombre de membres de la Commune ne le comprirent pas ainsi.

On eut le tort d’attendre pour ouvrir la séance qu’une délégation du Comité central vint saluer les nouveaux arrivants. Ce Comité put ainsi se convaincre, à l’aide surtout des renseignements que durent lui fournir ceux de ses membres qui faisaient partie de la Commune, que celle-ci se considérait plutôt comme une assemblée parlementaire que comme l’exécutif des des volontés de ceux qui la venaient d’élire.

Dés lors, grâce à cette attitude imprudente, manquant à la fois de fermeté et de dignité véritable, le Comité central, soit qu’il voulût garantir l’œuvre du 18 mars dont il craignit de voir compromettre le succès, soit parce que la Commune lui apparut facile à dominer, le Comité, disons-nous, dut, dans cette soirée même, concevoir la pensée de rester maître du terrain et de continuer à diriger le mouvement, sous le couvert de la Commune, qui n’eût plus alors été que l’éditeur responsable de cette direction effective.

Faute grave des deux parts, mais dont plus de tact et de sens politique de la part de la Commune eût pu atténuer les effets si déplorables plus tard.

Quoi qu’il en soit et malgré le défaut de Convocation spéciale, soixante délégués à la Commune environ se trouvèrent présents à cette première séance.

On y remarquait entre autres notoriétés de la démocratie, les citoyens Arthur Arnould, Ch. Beslay, Delescluze, Flourens, Grousset, Albert Leroy, Malon, Miot, Félix Pyat, Banc, Robinet, Theisz, Tirard, Tridon, Vallès, Varlin et Vermorel.

Deux des hommes les plus connus et les plus justement estimés dans le parti radical, les citoyens Blanqui et Gambon, étaient absents.

Gambon était dans ce moment même en province où il tentait de soulever la population en faveur du mouvement parisien, et ne vint siéger que huit jours après. Blanqui, arrêté quelques jours avant dans le midi, où il tentait de se soustraire à l’exécution du jugement rendu par défaut contre lui, le 10 mars, à raison des faits du 31 octobre, ne put, malgré toutes les démarches tentées à Versailles pour obtenir son élargissement, jamais siéger à la Commune où il se fût sans sans doute trop bien occupé de défendre les intérêts de Paris et de la République.

La séance fut ouverte par le citoyen Ch. Beslay, acclamé président, poste auquel il avait d’ailleurs droit comme doyen d’âge. Il avait alors 77 ans !

Appartenant à une famille riche de la Bretagne, le citoyen Beslay avait su de bonne heure se créer des moyens d’existence qui lui fussent propres. Dès sa jeunesse, il avait compris que le travail seul donne droit au respect Ingénieur civil, il prit une part active à la construction des voies ferrées en France et en Suisse. — Envoyé plusieurs fois à nos assemblées parlementaires, il s’était toujours tenu dans un courant d’idées favorables à l’émancipation des travailleurs. Ses connaissances en matière de banque et de crédit l’avaient mis en 1848, à l’Assemblée constituante, en relations avec Proudhon, dont il resta l’ami en même temps qu’il en demeura le disciple. Le citoyen Beslay est mutuelliste. Avec cet entêtement et cette ténacité qui est le propre de la race à laquelle il appartient, il déclara une guerre acharnée et sans réserve au système de parasitisme qui grève la production aux dépens de la sécurité publique et du bien-être général. La Révolution sociale, dont le 18 mars semblait devoir être l’inauguration sans retour, le comptait au nombre de ses partisans les plus sincères et les plus dévoués, bien que par sa position de fortune il appartînt à l’ordre bourgeois.

Aussi, dès le 18 mars, s’était-il entremis pour obtenir de la Banque de France qu’elle consentît à aider de ses avances le Comité central, auquel le gouvernement qui venait de fuir avait enlevé toutes ressources pécuniaires, situation qui, si on n’eût trouvé le moyen d’y remédier, eût pu légitimement pousser la population, privée de moyens de subsistances, à ce qu’on est convenu d’appeler des « excès démagogiques, » dont les suites eussent été la ruine complète de l’industrie parisienne.

La séance ouverte, le citoyen Beslay prononça le discours suivant :

Citoyens,

Votre présence ici atteste à Paris et à la France que la Commune est faite, et l’affranchissement de la Commune de Paris, c’est, nous n’en doutons pas, l’affranchissement de toutes les communes de la République.

Depuis cinquante ans, les routiniers de la vieille politique nous bernaient avec les grands mots de décentralisation et de gouvernement du pays par le pays. Grandes phrases qui ne nous ont rien donné.

Plus vaillants que vos devanciers, vous avez fait comme le sage qui marchait pour prouver le mouvement ; vous avez marché, et l’on peut compter que la République marchera avec vous !

C’est là en effet le couronnement de votre victoire pacifique. Vos adversaires ont dit que vous frappiez la République ; nous répondons, nous, que si nous l’avons frappée, c’est comme le pieu que l’on enfonce plus profondément en terre.

Oui, c’est par la liberté complète de la Commune que la République va s’enraciner chez nous. La République n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était aux grands jours de notre Révolution. La République de 93 était un soldat qui, pour combattre au dehors et au dedans, avait besoin de centraliser sous sa main toutes les forces de la patrie ; la République de 1871 est un travailleur qui a surtout besoin de liberté pour féconder la paix.

Paix et travail ! Voilà notre avenir ! Voilà la certitude de notre revanche et de notre régénération sociale, et ainsi comprise, la République peut encore faire de la France le soutien des faibles, la protectrice des travailleurs, l’espérance des opprimés dans le monde et le fondement de la République universelle.

L’affranchissement de la Commune est donc, je le répète, l’affranchissement de la République elle-même ; chacun des groupes va retrouver sa pleine indépendance et sa complète liberté d’action.

La Commune s’occupera de ce qui est local ;

Le département s’occupera de ce qui est régional ;

Le gouvernement s’occupera de ce qui est national.

Et, disons-le hautement, la Commune que nous fondons sera la Commune modèle. Qui dit travail, dit ordre, économie, honnêteté, contrôle sévère, et ce n’est pas dans la Commune républicaine que Paris trouvera des fraudes de 400 millions.

De son côté, ainsi réduit de moitié, le gouvernement ne pourra plus être que le mandataire docile du suffrage universel et le gardien de la République.

Voilà, à mon avis, citoyens, la route à suivre ; entrez-y hardiment et résolument. Ne dépassons pas cette limite fixée par notre programme, et le pays et le gouvernement seront heureux et fiers d’applaudir à cette révolution, si grande et si simple, et qui sera la plus féconde des révolutions de notre histoire.

Pour moi, citoyens, je regarde comme le plus beau jour de ma vie d’avoir pu assister à cette grande journée qui est pour nous la journée du salut. Mon âge ne me permettra pas de prendre part à vos travaux comme membre de la Commune ; mes forces trahiraient trop souvent mon courage, et vous avez besoin de vigoureux athlètes. Dans l’intérêt de la propagande, je serai donc obligé de donner ma démission ; mais soyez sûrs qu’à côté de vous comme auprès de vous, je saurai, dans la mesure de mes forces, vous continuer mon concours le plus dévoué, et servir comme vous la sainte cause du travail et de la République.

Vive la République I Vive la Commune !

La coquetterie de vieillard qui avait porté le doyen de la Commune à parler de sa démission prochaine, n’était heureusement qu’un effet oratoire très sincère du reste, nous n’en faisons point doute. Comprenant que la Commune naissante n’avait pas trop de tous ceux qui voulaient fermement le triomphe des principes et des idées qu’il venait d’affirmer, le citoyen Beslay resta jusqu’au bout dans la lutte, malgré les fatigues excessives du rôle rempli de difficultés dont il s’était chargé.

Après ce discours et sur la proposition du citoyen Lefrançais, la Commune, à l’unanimité des membres présents — moins la voix du citoyen Tirard, à l’honneur de qui nous devons mentionner ici cette logique abstention, — proclama que le Comité central avait « bien mérité de Paris et de la République[1]. »

Vint ensuite l’appel nominal des membres présents et par arrondissement.

Cet appel terminé, le citoyen Tirard, élu par le 2e arrondissement, demanda la parole. Il déclara que le discours que venait de prononcer le citoyen Beslay et l’approbation dont ce discours venait d’être l’objet, lui faisait entrevoir que la Commune, sortant de ses attributions de simple Conseil municipal, s’arrogeait par là un pouvoir politique. Sa conscience lui interdisait de continuer de siéger à la Commune, ses électeurs ne lui ayant donné qu’un simple mandat administratif, et, en conséquence, il donnait sa démission.

Bien qu’il nous répugne de mettre en doute la bonne foi de nos adversaires, il est de toute évidence qu’en cette occasion, la déclaration de M. Tirard n’était, en réalité, qu’une véritable comédie dont le manque de franchise n’était pas le moindre défaut.

Ainsi, durant toute une semaine, Paris avait été sous le coup d’une épouvantable guerre de rue, pour s’être opposé à l’attentat projeté par le gouvernement contre la République et les droits de la cité ; durant toute une semaine, le Comité central, organe de la presque totalité de la garde nationale parisienne, avait tracé le programme politique et social de la Commune future ; durant toute une semaine, les maires et les adjoints, élus le 7 novembre, avaient en majorité combattu le Comité central, puis, convaincus de leur impuissance, avaient enfin adhéré aux élections communales ayant pour but de réaliser les principes affirmés par le 18 mars ; plus encore, les maires, les adjoints et les députés de la Seine s’étaient portés ou laissés porter par leurs amis comme candidats à la représentation communale ; vingt d’entre eux avaient été élus, et voilà qu’à peine investis du mandat de ses électeurs, mandat délégué en pleine connaissance de cause, l’adversaire le plus acharné du Comité central ; celui qui eût le plus désiré pouvoir massacrer « les émeutiers et les assassins du 18 mars, » après avoir eu l’impudeur de se faire élire membre de la Commune, surprenant la bonne foi de ses électeurs, prétendait que ceux-ci ne lui avaient donné d’autre mission que d’administrer sous la surveillance du préfet de police, comme le voulait le projet de loi Picard !

C’était, en vérité, ou de la démence ou de la provocation.

C’était surtout, et malgré les souhaits de réussite que M. Tirard fit ironiquement à la Commune, un signal de désertion donné à ceux de ses anciens collègues des Municipalités, élus comme lui, signal auquel ceux-ci ne manquèrent pas d’obéir, en donnant à leur tour leur démission, basée sur les mêmes motifs et insultant ainsi à l’intelligence de ceux dont ils avaient sollicité les suffrages.

La déclaration de M. Tirard au sein de la Commune souleva de nombreuses protestations. On lui reprocha avec véhémence et non sans raison, le défi qu’il venait de jeter. Un membre de l’assemblée, le signataire de cette étude, proposa même qu’on n’acceptât pas cette démission et qu’on annulât simplement l’élection de M. Tirard, puisque, de l’aveu de celui-ci, il y avait doute sur la nature du mandat.

Cette proposition fut accueillie, et, à la majorité, l’élection fut considérée comme nulle. Le défaut de publicité des séances de la Commune empêcha que cette décision fût connue du public, et M. Tirard passa pour démissionnaire alors que son élection était simplement invalidée. Et malgré qu’il eut donné à entendre le contraire quelques jours avant à Versailles, M. Tirard put vérifier qu’il lui fut au moins aussi facile de sortir de l’Hôtel-de-Ville que d’y entrer.

La première question dont fut saisie la Commune, fut de savoir si ses séances seraient ou non publiques. et si en tout cas une publicité quelconque serait donnée aux discussions dont ses décisions seraient préalablement l’objet.

Si l’on eût suivi en cette affaire les indications du simple bon sens, il était facile de résoudre cette question.

Admettre le public aux séances n’était guère praticable, eu égard à l’exiguité du local dont on disposait pour le moment.

Mais cette impossibilité pouvait être rectifiée par l’admission dans une tribune spéciale des représentants de tous les journaux, auxquels eût été imposé un compte-rendu analytique, leur laissant d’ailleurs toute liberté d’appréciation des séances. Enfin, l’Officiel eût dû contenir un procès-verbal in extenso.

Cette publicité, par la voie de la presse, était non seulement le droit des électeurs qui devaient savoir quelle somme d’intelligence politique leurs élus apportaient dans l’accomplissement de leur mandai, mais c’était aussi le droit des membres de la Commune, dont toutes les décisions devaient porter cette signature impersonnelle — la Commune de Paris — de pouvoir dire à leurs mandants : Si, dans un intérêt public, nous acceptons la solidarité des actes de la Commune, il faut qu’on sache quelles sont les raisons qui nous ont portés à combattre ou à accepter les décisions dont ces actes sont l’application.

La morale publique et la véritable politique l’exigeaient ainsi.

Malheureusement on se laissa entraîner au sujet de cette question dans de misérables arguties.

La discipline, la sécurité de la Commune, exigeaient, dit-on, que chacun de ses membres fît abnégation de ses opinions personnelles. Puis on invoqua le danger de transformer la Commune en Parlement, au lieu de lui conserver son caractère de Comité d’action. Autant de sophismes mis en avant par ceux qui avaient déjà résolu dans leur esprit de faire de la Commune une sorte de Conseil dictatorial, dont une majorité, de parti pris, dirigeât les résolutions, et contre lesquelles toutes protestations de la minorité devaient être déclarées nulles et non avenues.

La non publicité absolue fut donc votée par la majorité de la Commune et tout compte-rendu absolument interdit[2].

Ce vote porta à l’influence morale de la Commune un coup des plus funestes, en permettant d’abord de relever la contradiction manifeste de l’acte avec les principes jusqu’alors soutenus par la plupart de ses membres, puis ensuite de prêter le flanc aux calomnies que ne manquèrent pas de lancer les journaux ennemis, calomnies contre lesquelles il n’y avait autre chose à opposer que la reproduction des débats qui leur eût pu être imposée. Puis, la Commune témoignait ainsi qu’à son tour elle entendait devenir une autorité gouvernementale, prétention qu’elle ne réalisa que trop par la suite et qui la devait conduire à sa perte, de même que tous ses devanciers prétendus révolutionnaires.

Avant de se séparer, la Commune chargea enfin les citoyens Vallès, Lefrançais et Ranc de préparer un projet de proclamation dans laquelle la Commune devait indiquer à ses électeurs de quelle façon elle envisageait la mission qu’elle venait d’accepter.

Ainsi se termina la première séance de la Commune. Dans cette séance, elle avait, dès le début, par un sentiment de dignité mal comprise, pris une attitude impolitique à l’égard du Comité central ; puis, à la fin, elle avait témoigné de sentiments autoritaires qui ne laissèrent pas de causer quelque inquiétude à ceux qui avaient vu au contraire dans l’avénement de la Commune de Paris, la fin du principe gouvernemental, dans les réseaux duquel la révolution sociale s’était jusqu’alors laissée emprisonner.


  1. Une erreur de copie, sur l’extrait du procès-verbal de la séance, substitua le mot Patrie à celui de Paris, seul explicable en cette circonstance, puisqu’il s’agissait des droits de cette commune, dont la reconnaissance et la sauvegarde devaient, à nos yeux et par contrecoup, assurer l’existence de la République.
  2. Ce qui n’empêcha pas que dés le lendemain et les jours suivants, certains journaux ne reproduisissent un compte-rendu très fantaisiste de nos séances, dont les éléments leur étaient fournis par l’indiscrétion d’un de ceux qui avaient le plus combattu lu publicité, le citoyen Régère, auquel un vote de blâme dut être infligé.