Aller au contenu

Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 20-23).

CHAPITRE V.


Formation de la courbe de lit.

Maintenant que les trois parties d’un torrent sont bien connues, considérons-les dans leur ensemble.

D’abord, si, remontant le cours d’un torrent, on continue dans la gorge le nivellement fait sur le lit de déjection, on obtient une courbe, dans laquelle les deux premières lois, observées d’abord sur ce lit, ne cessent pas de se manifester. On peut pousser le nivellement, aussi haut que possible, vers la source du torrent, et relever sa courbe tout entière : les mêmes lois s’y rencontrent toujours. — Ainsi se trouve vérifié, pour les torrents, le fait énoncé généralement, dans les premières pages de ce mémoire, savoir : que le lit des cours d’eau formait une courbe, convexe vers le centre de la terre, et augmentant graduellement de courbure, de l’aval à l’amont.

On peut, en même temps qu’on relève la courbe du lit dans la gorge, prendre la hauteur des berges ; on peut aussi prendre le niveau de la plaine, au milieu de laquelle s’étale le lit de déjection. On a de cette manière tous les éléments d’une nouvelle courbe, laquelle donne le relief du terrain, traversé par le torrent. Supposons qu’on ait fait, suivant l’axe du torrent, une coupe longitudinale, où les deux courbes se trouvent rapportées simultanément : voilà une figure sur laquelle on lit, avec la plus parfaite clarté, la nature de l’action que les torrents exercent sur le sol, dans toute l’étendue de leur cours[1]. Dans le haut, la courbe du terrain s’élève au-dessus de celle du lit ; dans le bas, elle est au-dessous : par conséquent, les deux courbes doivent se couper, et ce point d’intersection marque le passage de l’affouillement à l’exhaussement. Il est au sortir de la gorge, et au sommet de l’éventail des déjections. — On voit que les eaux, assujetties à suivre d’abord le relief d’un terrain inégal, ont détruit, peu à peu, les irrégularités des pentes. Elles ont abaissé certains points ; elles ont relevé d’autres points. Ici, elles ont rongé ; là, elles ont exhaussé. Cet angle rentrant, formé par le talus de la montagne et le niveau de la plaine, elles l’ont adouci, en le comblant, et elles ont substitué, dans cette partie, une ligne courbe à une ligne brisée. Le résultat de toutes ces actions a été de créer une courbe de lit nouvelle, qui convient mieux que le profil primitif du terrain à l’écoulement des eaux. — Qu’on le remarque bien : il ne s’agit pas seulement de la destruction de quelques aspérités, que le frottement des eaux aurait rabotées. Qu’on se rappelle un instant ce qui a été dit sur les berges du bassin de réception, et sur les exhaussements du lit de déjection. Ces berges sont des gorges, creusées quelquefois jusqu’à 100 mètres de profondeur. (Chapitre 3.) Ces exhaussements forment des collines dont la hauteur au-dessus de la plaine dépasse souvent 70 mètres. (Chapitre 4.) C’est d’après ces quantités qu’il faut juger des variations énormes que les torrents peuvent introduire dans leurs courbes de lit

Considérés sous ce point de vue, les torrents sont un sujet d’utiles rapprochements. Il est impossible de douter que la création de leur courbe de lit ne soit tout entière leur ouvrage. Par là, ils nous permettent d’assister à un phénomène général, qui, dans les autres cours d’eau, est difficile à saisir, et qui, chez eux, devient palpable. Ils fonctionnent, pour ainsi dire, en notre présence, et font passer sous nos yeux toutes les phases de l’opération.

L’eau coule dans le lit d’un torrent d’après les mêmes lois que dans le lit des plus grandes rivières. La courbe du lit d’un torrent n’est pas différente de celle que présente le lit d’une rivière, ou d’un fleuve quelconque ; mais dans laquelle on aurait réduit l’échelle des longueurs, en conservant celle des hauteurs. C’est le rapport de l’abscisse à l’ordonnée qui a varié, mais les propriétés caractéristiques de la courbe sont restées les mêmes. Aussi les torrents ne présentent pas des phénomènes différents de ceux des plus grands cours d’eau, mais ils les présentent sur une échelle qui les exagère. Leur propriété fondamentale, d’affouiller, de charrier, puis d’atterrir, appartient à toutes les rivières ; mais dans les rivières, elle est moins apparente et comme délayée sur une plus grande surface ; tandis qu’elle ressort vivement dans les torrents, qui la présentent condensée dans une région plus circonscrite. Ce qui se passe à l’embouchure des fleuves, quand ils se confondent avec le niveau des mers, est tout à fait comparable à ce qui se passe dans les torrents, quand ils se dégorgent dans les plaines ; les deltas sont de véritables lits de déjection, sur lesquels les fleuves divaguent, de même que les torrents.

C’est ainsi que l’étude des torrents peut jeter quelque lumière sur la théorie des rivières. Cela se verra encore mieux dans la quatrième partie de ce mémoire. (Chapitre 25.)

Une région qu’il faut spécialement étudier dans les courbes de lit des torrents, est celle où commencent les exhaussements, et qui se trouve à l’intersection des deux courbes. C’est là que l’action des eaux change, pour ainsi dire, de signe. Or, il existe là, dans les torrents, des différences peu sensibles au premier aperçu, mais dont les conséquences sont capitales.

Dans les uns, la continuité de la courbe n’est pas brisée dans ce passage, et les pentes des déjections se raccordent tangentiellement avec celles de la gorge. Si bien que rien n’indiquerait sur la courbe, considérée isolément, le point où commence le phénomène de l’exhaussement[2].

Dans d’autres, au contraire, la courbe de lit se brise là d’une manière plus ou moins brusque[3]. Ceux-là nous donnent l’exemple d’un lit dont la courbe n’est pas encore complètement constituée. Les pentes sont imparfaites, et la formation est inachevée. On prévoit de suite que l’exhaussement, dans de semblables torrents, doit se faire d’une manière très-énergique, tandis que la même action, dans les premiers, se trouve déjà comme tout accomplie, n’étant plus provoquée par les mêmes causes, et n’ayant plus le même but à atteindre. C’est en effet ce que montre l’expérience.

On remarque aussi que, dans les premiers torrents, la pente des déjections est telle que les matières qui y sont apportées s’écouleraient jusqu’à la rivière, si les eaux ne les dispersaient pas en divaguant. On peut s’assurer de ce fait en comparant cette pente à celle d’autres torrents qui, roulant la même nature de matières, ne déposent pourtant plus, par cela seul qu’ils ne peuvent plus divaguer, soit à cause de certains travaux d’art, soit par l’effet de circonstances dues à la nature. On conçoit d’ailleurs qu’il doit exister une pareille pente pour toutes espèces de matières ; nous la nommerons la pente limite.

Dans les seconds, la pente limite n’est jamais atteinte ; elle est encore à créer.

Ces nouvelles observations sont aussi confirmées par l’expérience. Je renvoie encore ici aux planches et à l’explication qui les accompagne[4]. Je prie toutefois de ne pas considérer tous ces faits comme peu importants, par ce motif que je les expose le plus brièvement possible. Ils sont, au contraire, d’une très-grande valeur, et j’aurai besoin de les invoquer à chaque instant, dans la suite de cette étude.


  1. Voyez figure 2.
  2. Torrents de Boscodon, — de la Sigouste, — de la Béoux ; en général tous les torrents du premier genre qui ont un canal d’écoulement allongé.
  3. Torrents des Graves, — de Pals ; en général beaucoup de torrents du deuxième et troisième genre. On les citera souvent dans le courant du mémoire.
  4. Figures 5, 6, 7, 8, 9 et 10.