Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre III

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 13-16).

CHAPITRE III.


Des trois parties qui constituent les torrents ; du bassin de réception ; du canal d’écoulement.

Il ressort, de la définition même des torrents, que, si l’on observe attentivement leur cours, depuis leur source la plus élevée jusqu’à leur débouché dans les grandes vallées, on y doit distinguer trois régions, qui sont d’ailleurs nettement caractérisées par leur forme, par leur position, et par les effets constants que les eaux exercent dans chacune d’elles.

D’abord, une région dans laquelle les eaux s’amassent, et affouillent le terrain. Elle forme un bassin, caché dans la montagne, à la naissance du torrent.

Puis une autre région, dans laquelle les eaux déposent les matières provenant de l’affouillement. Elle forme un large lit, situé dans les vallées.

Enfin, entre ces deux régions, une troisième, où se fait le passage de l’affouillement à l’exhaussement. — On conçoit, en effet, que si le torrent passe d’une action à une action directement contraire, il doit exister une limite, où finit la première, et où la seconde commence. Cette limite, qu’il est toujours possible de déterminer, comprend une région plus ou moins étendue. Là, les eaux s’écoulent, sans affouiller leur canal, et sans l’exhausser[1].

On retrouve inévitablement ces trois régions dans toutes espèces de torrents, avec des formes variées, d’où résultent les actions variées des torrents. C’est à la présence constante de ces régions que ceux-ci doivent tout ce qu’il y a de général, et, en même temps, de funeste dans leurs propriétés. Examinons-les successivement.

La première région, que je nommerai Bassin de réception, a la forme d’un vaste entonnoir, diversement accidenté, et aboutissant à un goulot, placé dans le fond. — L’effet d’une pareille configuration est de porter rapidement sur un même point la masse d’eau, qui tombe sur une grande surface de terrain. Si l’on se rappelle la définition qui a été donnée des trois genres de torrents, on voit que cette distinction est fondée tout entière sur la position que leurs bassins de réception, occupent dans les montagnes. Ils affectent, à raison de cette position, des formes différentes.

Dans les torrents du premier genre, où les formes apparaissent sur l’échelle la plus large, le bassin de réception embrasse de vastes croupes de montagnes ; sa figure caractéristique se distingue même sur les cartes ordinaires[2]. Le goulot se prolonge vers l’aval, en formant une véritable vallée, ou plutôt, une gorge étroite, profondément encaissée par les flancs des montagnes, et dont la longueur est souvent de plus de deux lieues. Elle donne l’exemple, le plus parfait qui se puisse citer, de vallées ouvertes par l’unique action des eaux. — Dans cette gorge, les berges sont très-abruptes, minées par le pied, et déchirées par un grand nombre de ravins. Elles s’élèvent fréquemment à plus de 100 mètres au-dessus du lit. D’intervalle en intervalle, elles sont coupées par des torrents secondaires, qui se perdent, en se ramifiant, dans les contours de la montagne, et mènent dans la gorge les eaux d’une partie du bassin. Ces berges fournissent au torrent la plus grande masse de ses alluvions ; c’est de leurs flancs qu’il tire ces blocs énormes, qui tombent çà et là dans le lit, et sont ensuite portés au loin par les eaux[3].

Le goulot s’évase vers le haut, à l’endroit où il pénètre dans l’entonnoir.

Celui-ci est figuré, quelquefois, par un col décharné, qui se dresse en amphithéâtre devant l’embouchure du goulot. D’autres fois, le col forme une montagne pastorale[4], sillonnée par une infinité de courants, qui s’y étalent, en imitant une patte d’oie[5]. Ces vastes dépressions étant situées dans les parties les plus hautes des montagnes, l’eau, pendant la plus grande partie de l’année, n’y peut tomber, qu’à l’état de neige. Sous cette forme, elle ne se dissipe pas, ou se dissipe peu : elle se conserve donc, elle s’amoncelle, et si les chaleurs du printemps arrivent sans préparation, elles fondent en peu de jours la masse d’eau, accumulée pendant de longs mois. Ainsi s’explique une des causes principales de la violence de certaines crues.

On peut citer le torrent qui découle du col Izoard, vers Arvieux, comme offrant le type le plus complet du goulot d’un bassin de réception. L’aspect de ce monstrueux torrent est effrayant. Plus de soixante torrents, sur une longueur de moins de 3 000 mètres, précipitent dans le fond de la gorge les débris arrachés aux deux flancs de la montagne. Le moindre de ces torrents secondaires, transporté dans une vallée fertile, suffirait à la ruiner[6].

Dans les torrents du deuxième genre, le bassin de réception, au lieu d’être taillé dans les cols des montagnes, est formé par une ondulation de leurs cimes, et creusé dans leurs revers. C’est dans ce genre qu’il est le plus facile d’observer cette disposition en entonnoir, si caractéristique : ici l’œil peut embrasser, du même coup, le cours entier du torrent, dont toutes les parties se dessinent à la fois devant lui[7].

Enfin, dans le troisième genre, le bassin de réception se réduit à une espèce de large fondrière, creusée par quelques ravins, et qui porte souvent dans le pays le nom de combe[8]. Elle ne reçoit pas d’affluents, et n’amasse guère que les eaux, qui tombent dans l’enceinte même de la dépression. Elle est toujours creusée dans les flancs mêmes des montagnes, et au-dessous de leurs cimes : mais elle tend à s’accroître, et s’élève peu à peu vers le sommet, qu’elle finit par atteindre. Cette marche s’accélère dans les terrains, dont la décomposition est rapide. Ainsi se forment, à la longue, beaucoup de torrents du deuxième genre. On peut ici, sur une foule d’exemples, suivre les progrès et les phases diverses de leur formation, depuis leur état naissant, jusqu’à leur développement complet.

Au-dessous du bassin de réception, et à la suite du goulot, se trouve cette région, où il n’y a plus d’affouillement, et où il n’y a pas encore de dépôts. Je l’appellerai Canal d’écoulement. — Parmi les trois régions, celle-ci est la moins bien caractérisée, et, presque toujours, la moins étendue. Sa longueur est d’autant plus grande que la variation des pentes est plus douce. Voilà pourquoi le canal d’écoulement, qui est assez allongé dans les torrents du premier genre[9], devient plus court dans ceux du second[10], et, dans ceux du troisième[11], enfin, se réduit presque en un point, lequel même est sujet à se déplacer.

Le canal d’écoulement est toujours compris entre des berges bien dessinées. En effet, là où les berges manqueraient, la pente ne suffirait pas pour empêcher le torrent de divaguer : il perdrait alors sa vitesse, et il déposerait.

Le canal d’écoulement est la seule région où les torrents soient peu offensifs. Malheureusement, on a vu qu’elle est presque toujours la plus courte. — C’est là qu’il faut chercher à établir les ponts.

Si l’on parvenait à prolonger artificiellement le canal d’écoulement jusqu’au confluent de la rivière, en conservant strictement sa pente, sa section et son alignement, on aurait fait cesser tous les ravages. Tel est le problème de l’encaissement des torrents.

Il me reste à décrire la dernière région, qui est celle où se forment les dépôts. Je l’appellerai Lit de déjection. On y découvre des lois régulières, qui méritent qu’on s’y arrête plus longtemps[12].


  1. L’emplacement du pont de Sainte-Marthe, sur le torrent du même nom, peut être cité comme déterminant d’une manière très-précise le point de passage entre l’affouillement et l’exhaussement.
  2. Figure 15.
  3. Voyez la note 3.
  4. On appelle ainsi les montagnes réservées aux troupeaux.
  5. Torrents de Rabioux, de Mauriand, comme types ; torrent du Bachelard, aboutissant au col d’Allos (dans les Basses-Alpes).
  6. Voyez la note 4.
  7. Le torrent de Merdanel (à Saint-Crépin) comme type.
  8. Combes de Puy-Sanières, combes de Saint-Sauveur, torrent de Combe-Barre, torrent de Combe-la-Bouze, torrent de Comboye.
  9. Torrents de Rabioux, de Réalon, de Boscodon, de Labéoux.
  10. Sainte-Marthe.
  11. Torrent des Graves.
  12. Voyez, pour éclaircir ce chapitre, les figures 1, 2 et 15.