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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre VII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 29-32).

CHAPITRE VII.


Nature des matières amenées par les torrents.

J’ai dit que la pente des lits de déjections variait avec la nature des matières que le torrent y déposait, et qu’elle était à très-peu près constante pour les mêmes matières.

On peut les diviser en quatre classes :

1o Boue ;

2o Graviers ;

3o Galets ;

4o Blocs.

La boue accompagne les alluvions de la plupart des torrents, mais surtout de ceux qui sortent d’un calcaire feuilleté noir, appartenant au lias, et formant les bases de beaucoup de ces montagnes. Dans ce cas la boue elle-même est noire. D’autres fois elle est grise : elle sort alors des calcaires schisteux à posydonies, qui appartiennent au même étage. Dans tous les cas, elle imprègne les eaux et leur communique sa couleur ; elle constitue souvent la plus grande masse de l’alluvion. Il arrive alors, et surtout vers le commencement des crues, que les eaux, surchargées de cette boue, coulent sous la consistance d’un liquide épais et visqueux. Elles s’avancent lentement, comme avec peine, se ramifient en plusieurs coulées, et surmontent les obstacles peu élevés qui gênent leur cours, en s’exhaussant derrière eux, par une sorte de remou. On reconnaît dans cette description la marche des laves volcaniques. L’analogie est si frappante que ces sortes d’alluvions portent en effet le nom de laves dans ce pays[1].

Cette boue empoisonne toutes les propriétés sur lesquelles le torrent la répand. Elle forme, en séchant, une espèce de ciment tenace, qui empêche l’action de l’air sur les racines, et fait périr les arbres. Effondrée et abandonnée pendant quelque temps à l’action atmosphérique, elle devient d’une fertilité remarquable. Ainsi certains torrents compensent en partie leurs ravages par une action bienfaisante. Ils dissolvent les calcaires durs et incultes, qui forment la substance de ces montagnes, et ils les déposent dans la vallée, convertis en terre végétale. Mais quel pauvre dédommagement à tant de maux qu’ils causent !

Quand les eaux charrient, en même temps que la boue, des galets ou des blocs, il se forme, du mélange de toutes ces matières, une espèce de béton, qui prend, par l’action du temps, une grande dureté. Beaucoup de brèches ou de poudingues, dans ce département, ont été formés de cette manière.

La boue se dépose sur des pentes très-variées, suivant que sa dissolution dans les eaux est plus ou moins épaisse.

Le gravier comprend des pierrailles de toutes natures, depuis la grosseur d’un grain de sable, jusqu’à celle des matériaux servant à l’empierrement des chaussées. Il se dépose sur des pentes qui n’excèdent pas 2 1/2 centimètres par mètre. Ces dépôts sortent principalement des terrains appartenant à la formation des grès verts, qui sont superposés au lias[2].

Les galets sont formés par des pierres comprises entre les graviers et les blocs ; ceux-ci comprenant toutes les pierres qui ont plus de 25 centimètres de diamètre ou de côté. Les galets sont plus fréquents dans les lits des cours d’eau qui sortent des terrains primitifs ou des roches d’émission[3]. Ils se déposent sur des pentes qui varient entre 2 1/2 et 5 centimètres par mètre.

Les blocs, jusqu’à la grosseur d’un demi-mètre cube, se déposent sur des pentes comprises entre 5 et 8 centimètres. Au delà, ils atteignent souvent des dimensions énormes, et, à cause de cela, on les rencontre sur les pentes les plus rapides. Le torrent les abandonne ordinairement au sommet de l’éventail, et il n’est pas rare de trouver, en remontant la gorge d’un torrent, des quartiers de roc, cubant au delà de 50 mètres cubes. Ceux-là sont presque toujours tombés des berges mêmes, ou de quelque casse voisine, et le torrent, quelque puissante qu’on suppose sa force, ne peut guère les déplacer. Plusieurs torrents sont exploités comme de véritables carrières, qui ont sur les autres l’avantage de présenter des blocs déjà détachés de la masse, et d’être d’un accès moins pénible. C’est avec des pierres de taille, exploitées de cette manière, que sont construits la plus grande partie des monuments du département. Il existe même des natures de pierre de taille qui n’ont pu, jusqu’à présent, être rencontrées ailleurs que dans les torrents, tel est le beau calcaire saccharoïde, dont on a fait les sculptures de l’ancienne cathédrale d’Embrun, à une époque antérieure au onzième siècle, et qui n’a pu être tiré que du torrent de Boscodon. — Quant aux blocs qui roulent avec le torrent, et sont mêlés à la masse de ses eaux, ils deviennent, dans les crues, un élément terrible de destruction. Lancés avec violence contre les obstacles qui heurtent le courant, ils les mutilent, et même ils les brisent : c’est ainsi que des ponts en charpente ont souvent été mis en pièces. Quelquefois ces blocs sont chassés avec une telle force qu’ils sautent hors du lit, et tombent à droite ou à gauche sur les rives. D’autres fois ils s’engagent dans la charpente des ponts, après que ceux-ci ont été démembrés par la crue. On peut voir alors, après la retraite des eaux, des masses cubant au delà de 1 mètre cube, suspendues en l’air, à plusieurs mètres au-dessus du lit[4]. Le phénomène de ces projections sera mieux compris tout à l’heure.

Ce qu’on appelle limon est une boue très-fine, mêlée de sable fin. Le limon ne se dépose guère dans les torrents, à moins qu’on ne favorise son dépôt par des ouvrages d’art. Il est généralement charrié jusque dans les rivières : celles-ci ne reçoivent ainsi que la partie la plus ténue et la plus fertilisante des alluvions. Voilà pourquoi les alluvions de la Durance et du Buëch sont si recherchées par l’agriculture. — Ce limon est encore entraîné par les canaux d’arrosage qui s’alimentent dans les torrents, et il leur communique des propriétés fertilisantes diverses[5].

On peut demander quelle est la nature géologique des matières déposées par les torrents ? Elle varie avec celle des terrains qu’ils traversent. Chaque nature de terrain est accusée par une nature particulière d’alluvions formées de ses débris, et l’on y remarque une grande variété[6]. — Les torrents facilitent ainsi les recherches du géologue, en amenant sous sa main les indices des terrains, souvent inaccessibles, au milieu desquels ils ont passé.

L’examen des matières déposées par les torrents devient important, lorsqu’on les étudie dans le but de les encaisser. — Elles restent après les crues comme des témoins de l’action plus ou moins violente des eaux, et elles donnent une certaine mesure de cette action. Elles ne sont, en effet, guère amenées que par les crues, et les eaux ordinaires ne déposent pas ou déposent peu de matières.

Voyons maintenant de quelle manière se passent ces crues. Il y a encore là quelques phénomènes particuliers qui doivent être connus, pour bien se rendre compte de l’action des torrents.


  1. Torrents des Moulettes, — du Devizet, — de Sainte-Marthe, tous les torrents de la vallée de Barcelonnette (Basses-Alpes), et surtout celui de Rioubourdoux ; ce genre de déjections y est aussi connu sous le nom de laves.
  2. Les torrents entre Briançon et le Monestier, — ceux de Veynes.
  3. Torrents du Queyras, — du Champsaur.
  4. Torrent de Sainte-Marthe, au pont du même nom, en 1837, — torrent de Chanmatéron, au pont du même nom, sur la route 94, en 1838.
  5. Par exemple, on estime, à cause de leur limon, les eaux dérivées du Rabioux, du Crévoulx, du Boscodon, du Pals.

    On n’estime pas celles du Vachères, du Bramafam, du Sainte-Marthe.

    Dans le Valgodemard, on préfère la Séveraisse au Drac.

    Ces différences dans les qualités des eaux sont telles que le bourg de Guillestre est à la veille de faire une dépense de 15 000 francs pour chercher au loin le ruisseau de Chagne, tandis que son territoire est traversé par celui de Rif-Bel, mais dont les eaux sont moins bonnes.

  6. Voyez la note 5.