Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Notes

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 245-280).

NOTES.


NOTE 1.

… Ce qui fait trois bassins distincts caractérisés par ces trois rivières…
Chap. ier, page 2.

M. de Ladoucette compte cinq bassins ; M. Héricart de Thury en compte huit. On peut augmenter cette division à l’infini, suivant la mesure des vallées qui donnent leur nom au bassin, et rien ne règle cette mesure. Mais les trois bassins que j’ai nommés reçoivent tous les cours d’eau du département, à l’exception de quelques ruisseaux insignifiants, qui coulent vers l’Ouest. De plus, il est impossible de les confondre, à moins de sortir des limites du département.


NOTE 2.

… qu’on ne risque rien de la considérer comme nulle…
Chap. ii, page 12.

Pour compléter cette hydrographie, je vais dire un mot des canaux d’irrigation. Ils sont très-répandus dans ce département, où la nature du sol et la sécheresse du climat les rendent indispensables à l’agriculture.

Plusieurs de ces canaux ont une longueur développée de plus de sept lieues. On a fait la remarque que les eaux sont d’autant plus fertilisantes qu’elles ont parcouru un plus long trajet. Elles s’échauffent en chemin et perdent leur crudité. — On a remarqué aussi que tous les cours ne fournissent pas des eaux également bonnes, et c’est une cause qui fait souvent chercher au loin certaines eaux, quand on en a d’autres en abondance sous la main. — Enfin, la nature des terrains traversés par les canaux, introduit de nouvelles différences dans ces qualités.

Les canaux d’arrosage sont fréquemment tracés par les ingénieurs des ponts ; et leur établissement n’est pas toujours une chose facile. — Quand un torrent se présente sur la ligne d’un canal, on a deux partis à prendre. D’abord on peut faire un canal en bois qu’on élève à l’aide de palées au-dessus du lit du torrent ; ce qui forme un véritable pont-aqueduc. Mais si celui-ci coule à fleur de sol, ou si même, au lieu d’être encaissé, son lit est bombé, on creuse au-dessous des déjections, et en travers du lit, un aqueduc : ce qui fait une espèce de tunnel, qui n’a plus rien à redouter des exhaussements futurs.

Un soin important dans l’établissement de ces canaux, est de bien assurer leur prise. Quand celle-ci se fait dans les parties supérieures d’un torrent, où le lit tend sans cesse à s’approfondir, il faut le maintenir à un repère stable, à l’aide d’un barrage.

La pente des canaux varie ordinairement d’un demi-centimètre à un centimètre par mètre. Cette inclinaison est forte, quand on la compare à celle qui est usitée dans les autres pays. Mais elle a cet avantage de procurer le plus grand volume d’eau possible avec la plus petite section possible de canal : ce qui rend les travaux plus économiques, sans rétrécir leur sphère d’utilité. En même temps, on évite les dépôts, et partant, les soins et les dépenses du curage. Enfin, ces grandes pentes ont peu d’inconvénients dans un pays où les pentes générales des vallées sont très-fortes, et où les canaux peuvent, même avec des inclinaisons descendantes d’un centimètre par mètre, atteindre des lieux très-élevés.

Les canaux traversent souvent des casses. Il est curieux de voir des terrains aussi meubles et aussi perméables, traversés par des cours d’eau artificiels, sans donner aucun indice de filtrations. Il faut expliquer ce fait par la rapidité avec laquelle les eaux passent sur le sol : ce qui diminue les pressions latérales, et par conséquent la tendance aux filtrations. En même temps, cette grande vitesse amène sur les mêmes points du périmètre mouillé, de grandes masses d’eau, toujours plus ou moins chargées de limon, et qui, se renouvelant sans cesse, doivent finir par boucher toutes les fuites. C’est ainsi qu’on rend les canaux de navigation étanches, en versant dans leurs eaux du sable fin.

On s’est servi, dans l’ouverture de plusieurs canaux, d’un procédé particulier, afin de les rendre étanches. On a étendu sur le fond du lit une couche de feuilles de fayard (hêtre), qui a été recouverte ensuite par un lit de terre graveleuse, pour empêcher que les feuilles ne fussent déchirées ou emportées par le courant. Ce procédé a réussi. On peut l’expliquer, lorsqu’on réfléchit que la décomposition de ces feuilles doit former de l’ulmine, substance très-avide d’eau, qui, après s’en être saturée, est capable d’empêcher les filtrations par une action capillaire semblable à celle des éponges ou de l’argile.

Le territoire de la ville de Gap, dont le sol, l’exposition et le climat sont fort bons, est condamné à une demi-stérilité, par le manque d’arrosage. Les habitants ont plusieurs fois conçu le dessein d’y faire arriver le Drac. Pour comprendre la grandeur de ce projet, il faut savoir que le Drac coule dans une vallée parallèle à celle de la Durance, à laquelle appartient le territoire de Gap ; qu’ainsi, il ne s’agissait rien moins que de transporter les eaux d’une vallée dans l’autre, en leur faisant franchir une ligne de faîte très-élevée et très-abrupte. Ce projet a été étudié par plusieurs ingénieurs. Il exigerait une percée souterraine, de 1 500 mètres de longueur. Cette circonstance, l’incertitude du succès, le chiffre énorme des dépenses, ont toujours fait reculer les habitants, et le tracé, repris plusieurs fois, n’a pas encore reçu d’exécution. Néanmoins, la conception seule du projet est bien propre à faire juger de quelle importance sont pour ce pays les canaux d’arrosage.

À cause de cette importance, il serait à désirer que la loi autorisât l’expropriation, toutes les fois qu’il s’agirait de leur établissement ; mais il n’en est pas toujours ainsi : et souvent l’opposition d’un seul paysan récalcitrant a rendu l’ouverture d’on canal impossible, et voué ainsi à la stérilité une étendue notable de territoire.


NOTE 3.

… De leurs flancs (des berges) sortent des blocs énormes, qui roulent dans le lit…
Chap. iii, page 14.

Les déchirements de ces berges, dans certaines espèces de terrain, donnent naissance à des accidents d’une forme très-singulière. Ce sont des espèces d’obélisques qui se dressent verticalement au milieu du talus ; ils sont presque toujours coiffés par un gros bloc que l’on dirait posé par la main des hommes.

C’est à ce bloc que l’obélisque doit sa formation. Primitivement le bloc était couché sur la surface du talus. Dans cette position, lorsqu’il survenait une averse, et que les eaux descendaient en ruisselant sur la pente des berges, il leur présentait un obstacle solide et indestructible, qui divisait les courants, et les rejetait à droite et à gauche. On conçoit que de cette manière il protégeait la portion du talus située immédiatement au-dessous de lui : celle-ci demeurait intacte, pendant que les parties environnantes étaient de plus en plus creusées et abaissées. À la fin, il devait arriver que la partie ainsi ménagée s’élèverait au-dessus des parties affouillées, en formant d’abord une arête ou une côte très-aiguë, qui s’amincit de plus en plus et prend enfin, par l’action du temps et des décomposition atmosphériques, la figure d’un obélisque très-nettement détaché.

Ces obélisques sont connus par les habitants du pays sous le nom de Demoiselles ou de Nonnes. On peut en voir sur les berges du torrent des Graves, de celui de Crévoux, de Rabioux, de Grenoble (près de Briançon), etc., etc.


NOTE 4.

… Le moindre de ces torrents secondaires, transporté dans une vallée fertile, suffirait à la ruiner…
Chap. iii, page 15.

Cette gorge, tout horrible qu’elle paraît, est pourtant la route la plus commode, qui conduise de la vallée du Queyras à Briançon. Le lit du torrent sert de voie à un chemin vicinal. On peut juger par là ce que sont les chemins vicinaux du département. Le voyageur qui serait surpris par un orage au milieu de ce défilé, y perdrait immanquablement la vie. Où trouverait-il un refuge, contre les périls qui le pressent de tous côtés ? Le sol manque sous ses pas ; s’il reste dans le lit, il est englouti par le torrent ; s’il essaye de gravir les berges, il est écrasé par les blocs et par les lambeaux de terres, qui croulent alors de toutes parts. — Aussi les habitants ont-ils garde de s’aventurer dans cette route, dès qu’ils prévoient un mauvais temps.

La gorge du torrent de Labéoux qui mène dans le Dévoluy, présente à peu près les mêmes circonstances. Le chemin vicinal est établi dans le lit du torrent, et les montagnes qui l’encaissent sont, dans beaucoup départies, tellement escarpées, ou tellement croulantes, qu’il serait difficile de s’y réfugier, dans le cas où un orage, gonflant subitement le torrent, effacerait sous une masse d’eau furieuse toutes les traces du chemin.


NOTE 5.

… Chaque nature de terrain est accusée par une nature particulière d’alluvions formées de leurs débris, et l’on y remarque une grande variété…
Chap. vii, page 32.

Le Drac, la Séveraisse, la Servières roulant des variolites.

La Romanche, du cristal de roche, et même, dit-on, de l’or ; ce qui n’aurait rien de surprenant, car elle baigne le pied de la montagne, où sont cachées les mines de Lagardette.

Le Boscodon charrie du tuf et de l’albâtre.

Les torrents du Queyras, de la serpentine.

Ceux du Dévoluy, de la mollasse.

Dans le Merdanel, l’Égouarres, le Rioubourdoux, le Prareboul, etc., on exploite une brèche calcaire, à empreintes d’ammonites, avec laquelle on a construit ici la plupart des ponts, et qui est un véritable marbre.

Dans le torrent de Trente pas, près d’Espinasse, on exploite depuis quelques années un marbre vert qui s’exporte jusqu’à Paris.

Dans plusieurs torrents de l’Ouest, on trouve une grande abondance de coquillages fossiles.

Enfin, dans la plupart des torrents, les grès, les calcaires du lias, et les calcaires à nummulites, forment la masse principale des alluvions.


NOTE 6.

… dès lors il n’est plus étonnant qu’il produise les effets que j’ai décrits, et qui sont tous le résultat d’une excessive vitesse…
Chap. viii, page 38.

Cherchons à nous faire une idée de la vitesse des torrents, lorsqu’ils sont gonflés par une crue.

Il est clair qu’on n’a jamais pu, et qu’on ne pourra jamais apprécier cette vitesse par des expériences faites sur le courant lui-même, soit à l’aide du tube de Pitot, soit à l’aide de tout autre instrument. Quel appareil résisterait à l’épouvantable violence des eaux ?… Où se placerait l’observateur pour la mesurer ?… Ce genre d’observation, auquel nous devons la connaissance des vitesses de la plupart des grandes rivières de l’Europe, peut donc être considéré comme totalement inapplicable, lorsqu’il s’agit des torrents.

Dès lors, il ne reste plus qu’à interroger le calcul, quelque imparfaites que seront nécessairement ses réponses.

On sait que dans les grandes vitesses, la résistance à l’écoulement est simplement proportionnelle au carré de la vitesse, et la formule qui exprime cette vitesse est alors celle-ci :

(D’Aubuisson, Hydraul., pag. 113.)

Dans cette formule, p exprime la pente par mètre, s la section du fluide, et c le périmètre mouillé. Elle convient mieux qu’aucune autre à l’écoulement des torrents. Appliquons-lui les données les plus ordinaires.

Supposons que les eaux coulent à plein bord sur une pente de 0,06 m par mètre, et dans un canal ayant 8 mètres de largeur sur 2 mètres de hauteur. Je dois dire que cette dernière hypothèse se justifie par une foule d’observations qu’on peut faire dans les parties où les torrents sont naturellement encaissés. Elle se justifie aussi par l’existence d’un grand nombre de ponts, dont le débouché présente toujours des dimensions au moins égales à celles-ci, et sous lesquels on a pu observer la hauteur des eaux dans les crues. — Ainsi ces trois données peuvent être considérées comme exprimant les circonstances les plus ordinaires des crues, et comme étant toujours surpassées dans les grands débordements.

On a, d’après cela :

p 00,06 m
s 16,00 m
c 12,00 m

D’où l’on tire :

u = 14,28 m.

La vitesse des eaux serait donc d’un peu plus de 14 mètres par seconde.

Or, une pareille vitesse est excessive. Celles des fleuves les plus rapides ne dépasse par 4 mètres ; encore ces exemples sont-ils cités comme se rapportant à des cas extraordinaires. La vitesse des vents impétueux est de 15 mètres ; ce qui est tout près de celle que nous venons de trouver.

On cite comme un cas de prodigieuse vitesse, l’exemple rapporté par Bouguer, d’un torrent, parti du Cotopaxi, et gonflé par la fusion brusque des neiges qui couvraient des bouches volcaniques. Ce torrent emporta, six heures après l’explosion du volcan, un village situé à trente lieues du cratère, en ligne droite. En admettant la lieue de 5 000 mètres, cela ne ferait qu’une vitesse de 6,94 m par seconde ; et, pour arriver à la vitesse de 14 mètres, il faut supposer que les contours du terrain ont à peu près doublé le parcours Or, c’est là justement ce qu’ajoute Bouguer, et son observation est alors parfaitement d’accord avec les résultats que le calcul nous donne pour les torrents des Hautes-Alpes.

Si l’on calcule la masse de liquide qui s’écoule dans l’intervalle d’une seconde, sous l’influence d’une vitesse de 14,28 m, par la section que nous avons assignée aux torrents, on trouve un cube de 228,48 mc. — Pour se faire une idée de cet énorme débouché, il faut savoir que la Garonne ne débite en temps ordinaire, que 150 mètres cubes d’eau ; que la Seine n’en débite que 130, etc. ainsi, un torrent, de moins de 5 lieues de longueur, lorsqu’il est enflé par les orages, dégorge plus d’eau qu’il n’en passe ordinairement sous les ponts de ces grands fleuves !… Il n’est pas surprenant, dès lors, que la durée des crues soit si courte dans les torrents.

Le calcul peut aussi rendre compte du transport de ces blocs énormes que l’on voit, après les crues, dispersés çà et là sur les lits de déjection. On se rappelle que le torrent les balaye avec une telle facilité qu’ils sont souvent projetés à plusieurs mètres de hauteur, hors de son lit.

Supposons un bloc parfaitement cubique, placé dans le lit d’un torrent, et posé sur une assiette horizontale. Supposons encore que ce bloc soit de l’espèce de pierre la plus lourde. Toutes ces conditions sont défavorables à l’entraînement.

Soient a le côté du cube, que je suppose inconnu, P la pesanteur spécifique de la pierre.

Si le bloc est noyé dans les eaux, il opposera au courant un moment de résistance, représenté par

.

Le moment du choc du fluide sera donné par l’expression

(Navier, Hydraulique, page 106).

laquelle, dans le cas qui nous occupe, devient :

.

Égalant les expressions des deux moments, on a :

d’où l’on tire :

.

Appliquons les nombres :

u 14,28 m
g 9,808 m (intensité de la pesanteur terrestre)
π =  1 000 (pesanteur spécifique de l’eau)
P =  3 000

Il vient :

a = 5,15 m.

Le torrent pourrait donc déplacer des cubes de pierre, ayant 5,15 m de côté.

Observons cependant que la valeur de a étant donnée par une équation d’équilibre, il convient de la diminuer, si l’on veut se placer dans le cas de l’entraînement ; et il faut la diminuer beaucoup, si l’on veut que l’entraînement se fasse avec rapidité. — Il faut observer aussi que la hauteur des eaux ayant été supposée de 2 mètres, un bloc de 5,15 m de hauteur ne serait plus noyé dans le courant, et par conséquent, ne pourrait plus être choqué par le fluide sur toute sa surface.

On peut tenir compte de cette dernière circonstance. Alors, l’équation d’équilibre, en négligeant le remous dû à l’obstacle, et qui est favorable à l’entraînement, donne :

D’où

a = 2,74 m.

En considérant cette valeur de a comme une limite supérieure, conformément à l’observation faite plus haut, on est dans le vrai, ou, du moins, on est d’accord avec l’observation. En effet, il n’est pas rare de trouver des blocs cubant 30 mètres cubes, sur des pentes voisines de 6 centimètres par mètre, soit en dessus, soit en dessous. Dans la dernière irruption du torrent de Chorges, les eaux ont abandonné sur leur lit de déjection une centaine de blocs cubant 30 mètres cubes, et quelques-uns même, qui cubent au delà de 60 mètres cubes.


NOTE 7.

… la longueur de rive défendue par un barrage décroît rapidement, à mesure que la pente du lit augmente…
Chap. x, page 45.

On peut rendre tout ce paragraphe très-clair, à l’aide du calcul.

J’appelle P la pente primitive du lit,

p la pente nouvelle, qui résultera de la construction des barrages, et que je suppose être précisément celle qui est nécessaire pour enlever au courant la force d’affouiller les berges,

L la longueur de rive à défendre, à l’aide des barrages,

h la hauteur constante des barrages au-dessus du fond du lit,

π le prix d’un de ces barrages.

Pour régler l’espacement des barrages, il faut tirer une ligne partant du couronnement du premier barrage d’aval, et remontant vers l’amont, suivant la pente p. Le point où cette droite rencontrera la pente P du lit, déterminera le pied du deuxième barrage, et ainsi de suite pour les autres. Il suit de là que l’espacement des barrages, ou, ce qui est la même chose, la longueur de rive défendue par un barrage sera représenté par l’expression . — Par conséquent, la dépense qu’il faudra faire pour défendre une rive d’une longueur L sera représentée par :

On voit que cette expression croît avec P. — Il est même facile de voir qu’elle croit suivant un rapport plus grand que la première puissance de P. — Ainsi, quand la pente du torrent devient deux fois plus forte, la dépense des barrages nécessaires pour défendre la même longueur de rive est plus que doublée.

Ceci me conduit à une autre recherche.

À mesure qu’on élève la hauteur d’un barrage, on augmente ses frais de construction ; mais en même temps, on augmente la longueur de rive défendue. On peut se demander s’il y a moins de dépense à diminuer ainsi le nombre des barrages, en les faisant plus haut, qu’à les multiplier en leur donnant moins d’élévation.

La dépense d’un barrage se compose de deux éléments : 1o le prix de la maçonnerie ; 2o le prix des fouilles. — Je suppose que la nature du terrain soit à peu près la même, dans toute l’étendue du lit, comprise dans la longueur L. — Je suppose aussi qu’on n’ait pas à s’occuper d’épuisements : ce qui est le cas ordinaire, parce qu’on fait toujours ces sortes de travaux dans la saison de l’étiage, et qu’on achève de mettre le lit à sec, en dérivant les eaux.

Je suppose encore que les barrages soient construits avec une épaisseur moyenne, égale à la moitié de leur hauteur, avec un fruit extérieur du cinquième de la hauteur et avec un parement intérieur vertical. — Enfin j’admets que la profondeur des fondations soit proportionnelle à l’élévation du barrage au-dessus du lit ; car, plus cette élévation est grande, plus les affouissements sont à craindre, et plus il importe d’approfondir les fondations.

Toutes ces hypothèses étant admises ; j’appelle :

c, le prix d’un mètre cube de maçonnerie ;

c′, le prix d’un mètre cube de fouilles ;

λ, la longueur des barrages, mesurée en travers du lit, et que je suppose indépendante de leur hauteur[1] ;

n le rapport constant entre la profondeur des fouilles et l’élévation des barrages.

Le prix de la défense, établie sur une longueur L, avec des barrages dont la hanteur est h, sera représenté par l’expression :

.

Le premier terme exprime le prix des maçonneries. Le second terme exprime le prix des fouilles. L’un et l’autre terme renferment le facteur h, affecté d’un coefficient formé de termes constants. Par conséquent, le prix de la défense croît proportionnellement à l’élévation qu’on donnera aux barrages. Ainsi, par exemple, en réduisant de moitié la hauteur des barrages, et en doublant leur nombre, on réduira de moitié la dépense.

De là, il résulte que, sous le rapport de l’économie, il y a un avantage notable à faire des barrages peu élevés, et à les multiplier. — Mais d’autres considérations, indiquées dans le chapitre 17, commandent au contraire de donner au barrage la plus grande élévation possible, afin de rendre l’amortissement du courant le plus complet. Les motifs d’économie s’effacent devant ces nouvelles raisons. — Toutefois il était curieux de savoir si les dispositions indiquées comme étant les plus efficaces, étaient en même temps les plus économiques, ou les plus coûteuses.


NOTE 8.

… Toute cette marche est tracée par un décret spécial, qui soumet les torrents à un régime particulier, et les place sous la tutelle immédiate de l’administration…
Chap. xiii, page 56.

Voici quel est ce décret :

Décret du 4 thermidor an XIII, relatif aux torrents du département des Hautes-Alpes.

Art. 1er. Dans les communes du département des Hautes-Alpes qui se trouvent exposées aux irruptions et débordements des rivières ou torrents, les maires, après avoir fait délibérer les conseils municipaux, se pourvoiront en la forme ordinaire par-devant le préfet du département, pour être autorisés à faire les réparations ou autres ouvrages nécessaires. En cas d’urgence, ils pourront convoquer les conseils municipaux pour cet objet, sans une permission particulière.

Art. 2. Le préfet commettra un ingénieur des ponts et chaussées pour reconnaître les endroits exposés, lever le plan des lieux, et proposer les projets et devis, qui seront communiqués aux conseils municipaux, et, d’après leurs observations, le préfet prononcera l’autorisation s’il y a lieu.

Art. 3. Si les ouvrages à exécuter n’intéressent que des particuliers, le préfet nommera une commission de cinq individus parmi les principaux propriétaires intéressés, lesquels choisiront entre eux un syndic, et délibéreront sur l’utilité ou les inconvénients des travaux demandes.

Art. 4. Le préfet commettra ensuite un ingénieur pour dresser les projets et devis qui seront communiqués à la commission, ainsi qu’il est prescrit pour les conseils municipaux dans l’art. 2.

Art. 5. Dans le cas où les ouvrages à faire intéresseraient plusieurs communes qui n’agiraient pas de concert, la demande du conseil municipal de la commune poursuivante sera communiquée aux conseils municipaux des autres communes, et il sera ensuite procédé par le préfet, à l’égard de toutes les communes, conformément à l’art. 2.

Art. 6. Lorsque la négligence, soit d’un ou de plusieurs particuliers, soit d’une ou de plusieurs communes, à faire des digues, curages et ouvrages d’art, le long d’un torrent ou d’une rivière non navigable, exposera le territoire aboutissant d’une manière préjudiciable au bien public, le préfet, sur les plaintes qui lui en seront portées, ordonnera le rapport d’un ingénieur des ponts et chaussées ; ce rapport sera communiqué aux parties intéressées pour donner leurs réponses par écrit dans le délai de huit jours, et le conseil de préfecture statuera sur les contestations qui pourraient en résulter.

Art. 7. Si une digue intéresse une commune en général, et que quelques particuliers s’opposent à sa construction, le conseil municipal sera consulté, et les oppositions seront soumises au conseil de préfecture.

Art. 8. Dans tous les cas ci-dessus énoncés, et lorsque les délais seront expires, si tous les intéressés ont donné leur consentement, ou qu’il n’y ait pas eu de réclamations, l’adjudication des ouvrages, tels qu’ils auront été déterminés et arrêtés, sera faite dans les formes ordinaires devant tel fonctionnaire que le préfet aura commis, et en présence des intéressés, ou ceux-ci dûment appelés par des affiches et publications ordinaires.

Art. 9. Le montant de l’adjudication sera réparti entre les intéressés à raison du degré d’intérêt de leurs propriétés, par un rôle que le préfet rendra exécutoire, suivant la loi du 14 floréal an XI, et le conseil de préfecture statuera sur les réclamations relatives à cette répartition.

Art. 10. Les adjudicataires seront payés du montant de leur adjudication en vertu des ordonnances expédiées par le préfet sur le certificat de réception des travaux, délivré par l’ingénieur chargé de la conduite des ouvrages. Les débiteurs seront contraints au payement dans la forme prescrite par la loi du 14 floréal an XI.

Art. 11. Nul propriétaire ne pourra être taxé, pour ses contributions aux travaux dans le cours d’une année, au delà du quart de son revenu net, distraction faite de toutes les autres impositions.


Tel est ce décret, qui n’a pas cessé d’être en vigueur dans le département des Hautes-Alpes, depuis le jour de sa promulgation ; qui est invoqué tous les jours, et sous l’empire duquel ont été construits tous les travaux de défense faits dans ces trente dernières années. — Il a été rendu sur la demande de M. Ladoucette, ancien préfet des Hautes-Alpes. Un acte du 16 septembre 1806 le déclara commun à la Drôme et aux Basses-Alpes.

Dans le rapport fait à la chambre des députés le 12 avril 1837, par M. Jaubert, au nom de la commission chargée de l’examen du projet de loi relatif au concours des propriétaires dans les travaux à entreprendre sur les fleuves et rivières, j’ai lu (page 10) que le décret du thermidor an XIII, relatif aux torrents des Hautes-Alpes, devait être considéré comme abrogé par la loi du 16 septembre 1807. — Si cela est, il s’ensuit que trois départements de la France ont invoqué et appliqué tous les jours, pendant trente années, un décret qui, depuis trente ans, a perdu force de loi. Il serait assez singulier que le conseil d’état n’eût pas une seule fois relevé cette erreur, à moins d’admettre qu’il n’a pas été une seule fois saisi d’affaires régies par le décret : ce qui paraît à peu près impossible, lorsqu’on songe que ce décret décide du sort des propriétés riveraines, et qu’il a dû plus d’une fois blesser des intérêts privés, et soulever des résistances opiniâtres et ingénieuses à se défendre.

Je vais rechercher si cette célèbre loi de 1807 renferme en effet des dispositions contraires au décret du 4 thermidor.

L’art. 33 de cette loi établit d’abord que : — « … Lorsqu’il s’agira de construire des digues à la mer, contre les fleuves, rivières et torrents navigables ou non navigables, la nécessité en sera constatée par le gouvernement, et la dépense supportée par les propriétés protégées, dans la proportion de leur intérêt aux travaux, sauf le cas où le gouvernement croirait utile et juste d’accorder des secours sur les fonds publics… »

Le décret du 4 thermidor n’est bien évidemment que le développement de cet article, et il ne le contredit en rien.

L’article suivant établit les formes à suivre. Il est ainsi conçu :

Art. 34. « Les formes précédemment établies et l’intervention d’une commission seront appliquées à l’exécution du précédent article… »

À l’art. 34 se termine tout ce que la loi de 1807 renferme d’applicable aux constructions des digues sur les torrents. Les formes que cet article rappelle sont celles qui sont développées dans les titres II et X de la même loi. C’est ici que se présentent en réalité plusieurs différences.

La loi de 1807 prescrit l’établissement de deux commissions, l’une syndicale, l’autre dite spéciale. — Le décret du 4 thermidor n’établit qu’un syndicat, et dont les attributions ne sont pas exactement celles des deux commissions.

La loi de 1807 donne à la commission spéciale, outre le droit de former et de vérifier les rôles de plus-value des terrains intéressés aux ouvrages (conformément à la loi du 14 floréal an XI), celui de régler les expropriations. — Le décret ne prévoit pas l’expropriation ; il semble supposer que les oppositions ne porteront jamais que sur le mode d’établissement des défenses, sur les effets qu’on en redouterait, et sur la manière dont le rôle répartit la défense entre les intéressés.

On pourrait voir encore une autre différence dans l’enquête de commodo et incommodo, nettement formulée par la loi de septembre, et qui est à peine indiquée par l’art. 6 du décret. Mais il faut savoir que cet article a été développé, soit par des instructions ministérielles, soit par des règlements particuliers, faits dans chacun des trois départements. Tout projet de défense est déposé à la mairie, et des affiches invitent les intéressés à en prendre communication. Les oppositions sont inscrites, discutées par la commission syndicale, adressées au préfet, puis soumises au conseil de préfecture. — Mais il y a dans cette formalité même de nouvelles différences avec celles prescrites par la loi de 1807. En effet, celle-ci arrête que les oppositions ou réclamations seront renvoyées par le préfet devant la commission spéciale, qui prononce en dernier ressort.

Je pourrais suivre ce parallèle plus loin, et signaler encore plus d’une divergence.

Ainsi, par exemple, l’établissement d’une digue, d’après le décret, n’exige pas d’autre approbation que celle du préfet, qui vise les projets des ingénieurs, décide si la construction aura ou n’aura pas lieu, et juge toutes les contestations en dernier ressort. — Les formalités prescrites par la loi de 1807 sont plus compliquées, et prescrivent l’intervention de l’administration supérieure.

Il est donc incontestable que le décret du 4 thermidor ne coïncide pas dans toutes ses dispositions avec la loi de 1807. Il est incontestable aussi que la loi étant postérieure au décret semble devoir l’abroger ; son article 59 l’énonce d’ailleurs formellement : « … Toutes les lois antérieures cesseront d’avoir leur exécution en ce qui serait contraire à la présente… »

En général, les formes du décret sont plus simples et plus expéditives que celles de la loi de 1809. Celle-ci, confondant dans la même législation plusieurs classes d’ouvrages très-différentes, assujettissait les plus simples digues à la même série de formalités qu’elle avait prescrite pour les longs et difficiles travaux des desséchements de marais. Le décret, au contraire, ne concernait que des ouvrages généralement peu dispendieux et peu considérables, comparativement à ceux englobés dans cette loi, et il avait abrégé les formalités, parce que l’intérêt public exige souvent que ces ouvrages soient élevés à la hâte et sans perdre de temps.

Il faut croire que si le décret du 4 thermidor n’a jamais été considéré comme abrogé dans les départements pour lesquels il avait été spécialement rendu, c’est qu’on a pensé que les motifs qui l’avaient inspiré en 1805, et qui lui avaient attaché ce caractère de spécialité, en le plaçant en dehors des lois ordinaires, et en bornant son action dans une enceinte déterminée, on a pensé, dis-je, que ces motifs subsistaient encore en 1807, comme ils subsistent encore aujourd’hui, et qu’ils le mettaient hors de l’influence des lois, faites généralement pour le reste de la France.

(Voyez au sujet de ce décret la Notice des principales lois, décrets, ordonnances, etc., relatifs aux rivières, torrents, etc., par Morisot, chef de bureau à la préfecture des Basses-Alpes, 1821. — Il existe aussi dans les cartons de la préfecture des Hautes-Alpes un excellent règlement, qui développe le décret du 4 thermidor, et qui a été rédigé en 1832 par M. Gauthier, conseiller de préfecture.)

Nous avons vu que la dépense de l’établissement des digues était supportée par les propriétaires intéressés, chacun y contribuant suivant la cote déterminée dans un rôle de répartition dressé par des syndics. — Je ne veux pas quitter ce sujet sans dire un mot de la manière dont ce rôle est habituellement dressé.

On commence par répartir tous les intéressés en un certain nombre de classes, déterminées par les chances plus ou moins probables d’inondation. On range dans la même classe toutes les propriétés qui ont à peu près la même chance d’être envahies par le torrent ; on affecte ensuite à cette classe un certain chiffre, qui n’exprime pas autre chose que la chance relative d’envahissement. Ce chiffre est d’autant plus élevé que la classe est plus menacée, et si l’on admet qu’une certaine classe soit deux fois plus menacée qu’une autre, le chiffre de la première sera double de celui de la seconde.

La classification ainsi faite, et ces rapports une fois établis, on multiplie la surface de chaque propriété par le chiffre de la classe à laquelle elle appartient : ces produits expriment la cote relative de chaque intéressé. Il n’y a plus qu’à diviser la dépense totale proportionnellement à ces cotes.

C’est ainsi que l’on dresse ces rôles. Mais cette manière de procéder n’est pas la plus rigoureuse, ni la plus équitable possible. La cote ne doit pas être déterminée proportionnellement à la superficie des terrains, mais proportionnellement à leur valeur.

En effet, il est possible que deux terrains rangés dans la même classe et, par conséquent, soumis à des chances égales d’irruption, se trouvent avoir exactement la même superficie, sans qu’ils aient la même valeur vénale. Ainsi, le sol peut être meilleur dans l’une que dans l’autre, ou bien il a été mieux amendé, ou bien il est d’un accès plus commode, ou bien il renferme des habitations de campagne, et d’autres agréments qui augmentent le prix de la propriété. Il est bien évident, dès lors, que si les deux propriétés sont également anéanties par le torrent, celui qui possède la première aura subi une perte plus considérable que celui qui aura perdu la seconde, Donc, il est plus intéressé que l’autre à l’établissement de la digue ; donc, il doit contribuer pour une plus forte part à son établissement. Et pourtant il suit de la règle communément adoptée ici par les syndics, que les deux propriétaires payeront des sommes égales. Cela n’est certainement pas rationnel, et cette méthode sera toujours inexacte, toutes les fois que les propriétés embrassées par le rôle ne se trouveront pas avoir identiquement la même valeur, par mètre carré de superficie, cas tellement rare, qu’il ne se présente peut-être jamais.

Posons les vrais principes qui doivent servir de base à la fixation de ces rôles.

Lorsque plusieurs joueurs entrent au jeu avec des mises inégales et des chances inégales de gain, si l’on veut que tout devienne rigoureusement égal entre eux et conforme à l’équité, il faut qu’en multipliant la mise de chaque joueur par la probabilité qu’il y a de la perdre, tous les produits soient égaux entre eux. — C’est ce qu’on démontre très rigoureusement par le calcul des probabilités, où ces sortes de produits sont connus sous le nom d’espérances mathématiques.

Or, nous sommes ici dans des conditions parfaitement semblables à celles de ces joueurs. Le torrent non contenu par des digues plane au hasard sur un certain nombre de propriétés intéressées à se défendre, et il les menace toutes, mais inégalement et suivant des chances diverses d’irruption. C’est là un véritable jeu de hasard. Les propriétaires ressemblent aux joueurs : leur mise en jeu, c’est la valeur de leurs héritages ; leur probabilité de perte, c’est la chance plus ou moins grande qu’ils ont d’être envahis par le torrent. — Si tout était égal entre ces nouveaux joueurs, il faudrait qu’en multipliant pour chacun d’eux la probabilité de la perte par la valeur de la chose perdue, les produits fussent égaux. Si ces produits de le sont pas, cela démontre que tout n’est pas égal, que certains joueurs sont moins favorisés dans l’état actuel des choses que d’autres, ou, en d’autres termes, que certains propriétaires ont plus à perdre que d’autres, et, par conséquent, sont plus intéressés que d’autres à la construction de la digue. Ces produits exprimeront alors la mesure de cet intérêt, et ils fourniront la véritable proportion qu’il conviendra d’établir entre les intéressés, pour faire face à la dépense totale.

Il y a donc, comme on le voit, deux éléments à établir :

1o La chance d’irruption qui menace chaque propriété.

2o La valeur même de chaque propriété menacée.

Ces deux éléments, exprimés en nombres, seront multipliés l’un par l’autre, et les produits donneront la proportion suivant laquelle il faut imposer les propriétaires.

La détermination du premier élément, savoir, la chance d’irruption, est, il faut en convenir, un problème fort difficile. — Pour donner une idée de la manière dont il pourrait être résolu, je vais me placer dans un cas normal, où l’irruption des eaux se manifeste sous des formes moins irrégulières que dans les crues des torrents : ce cas serait, par exemple, celui d’une rivière qui inonderait une de ses rives en débordant momentanément, pour rentrer ensuite dans son lit invariable.

Dans ce cas, il faudrait rechercher avec attention les repères de différentes inondations observées dans la période de temps la plus considérable possible. Je suppose que cette période soit de 50 ans. Ces repères serviraient de point de départ à des nivellements qui seraient faits avec beaucoup d’exactitude suivant la pente de la rivière, modifiée de façon à rattacher à une seule et même ligne tous les repères correspondants à la même crue. On partagerait de cette manière tout le terrain compris depuis la rivière jusqu’à la limite la plus éloignée des inondations en un certain nombre de zones, soumises chacune à une probabilité différente d’inondation. Tous les terrains enclavés dans la même zone feraient partie d’une même classe, et seraient censés soumis à la même chance, qu’il s’agit maintenant de déterminer.

Or, si l’on part de la zone la plus voisine de la rivière, et si l’on admet, par exemple, que cette zone ait été couverte par les eaux moyennement trois fois par année, on peut représenter la probabilité d’une inondation future par la fraction 150/150. La zone la plus éloignée au contraire, qui n’aurait été mouillée par les eaux qu’une seule fois dans cette période de 50 années, aurait une probabilité représentée par 1/150. Ainsi de suite des autres.

Ayant ainsi fixé les probabilités correspondantes aux différentes classes ou zones, on déterminerait ensuite la valeur totale des propriétés enfermées dans chaque zone. Soient

v, v′, v″…  ces valeurs,
p, p′, p″…  les probabilités correspondantes.

Les intérêts des différentes classes seraient exprimés par les produits

pv, pv′, pv″, etc.

Maintenant, pour déterminer la quote-part de chaque propriétaire, il n’y a qu’à multiplier la valeur de sa propriété par la probabilité de la classe dont elle fait partie, et ce produit, par un coefficient constant α, déterminé de façon à ce que la somme des cotes des intéressés équivaille à la dépense totale. Ce coefficient sera donné par l’égalité suivante, dans laquelle S représente la somme totale à dépenser pour l’établissement de la digue :

α = S/pv + pv′ + pv″ + etc..

Telle serait la méthode à suivre pour dresser les rôles de répartition. On voit qu’elle comporte une détermination fort épineuse, et qui, dans le cas de cours d’eau aussi capricieux dans leurs ravages que les torrents, doit laisser une grande place à l’arbitraire des syndics. Mais les classes une fois formées, le reste est conforme à la plus rigoureuse équité.

Il serait à désirer que l’administration, qui exerce un contrôle sur les rôles des syndics, leur prescrivit formellement la marche que je viens d’indiquer : elle rendrait le champ des contestations plus précis et plus restreint. Aujourd’hui le bon sens des propriétaires lésés fait souvent découvrir l’inexactitude des rôles sans qu’ils puissent, du reste, préciser où est le vice de la méthode, qui réside, tantôt dans la fixation de la chance d’irruption, tantôt dans les erreurs signalées plus haut, résultant des valeurs inégales des propriétés. — Avec la méthode précédente, le débat ne pourrait jamais porter sur le premier élément, et ce point une fois convenu, toute discussion deviendrait impossible sur le reste.


NOTE 9.

… Mémoire dans lequel on essaye de faire voir que les communes peuvent, sans autre secours que leurs bras, se mettre à l’abri des torrents secondaires ; par Delbergue-Cormont, ingénieur en chef…
Chap. XVII, page 79.

Voici ce mémoire :

« Il y a deux espèces de torrents : les torrents principaux et les torrents secondaires. Les premiers sont faciles à distinguer ; ils coulent toujours dans la vallée principale ; ainsi, la Durance, le Guil, les Deux-Buëch, le Drac, etc., sont des torrents principaux.

» Les seconds descendent des montagnes latérales de la vallée, et viennent croiser, suivant un angle plus ou moins droit, le torrent principal qui occupe le fond de la vallée ; il suit de là que les torrents de Sarrazin, de Boscodon, sont des torrents secondaires. Les moyens employés jusqu’ici pour se rendre maître des torrents principaux sont de les encaisser par des digues revêtues de pierres. J’ai fait voir, dans un autre mémoire, qu’on pouvait obtenir les mêmes résultats plus économiquement ; mais ne voulant m’occuper en ce moment que des torrents secondaires, je reviens à mon objet.

» Avant de proposer les moyens de prévenir ou de réparer les ravages que font les torrents secondaires, il faut connaître ces torrents, et pour cela, les prendre à leur naissance, les examiner dans leur cours, et en les suivant dans l’accroissement de leur lit, chaque année, indiquer les dommages infinis qu’ils peuvent occasionner. Il est certain qu’un torrent secondaire ne fait que peu ou point de mal tant qu’il est resserré entre des rives escarpées. C’est lorsqu’il quitte les montagnes latérales pour entrer dans la vallée qu’il commence ses ravages. Examinons comment cela arrive.

» Tant que les eaux du torrent sont contenues par des rives escarpées, elles roulent en grande masse et entraînent avec elles non-seulement les graviers, mais même des rochers énormes. À peine sont-elles sorties de la montagne, que, n’étant plus soutenues par des rives, elles se divisent en mille petits courants. Loin d’entraîner les rochers, elles roulent à peine les graviers, et leurs forces diminuent de plus en plus ; elles portent à peine quelques grains de sable au torrent principal. Cela explique parfaitement la forme que prennent les dépôts formés par les torrents secondaires. À la sortie de la montagne, cette forme est celle d’une portion de cône dont le sommet répond au point où le torrent sort de la montagne. En effet, les eaux, en quittant la montagne, ont encore une force acquise qui leur permet de rouler les rochers à quelque distance ; dans le second instant, cette force étant diminuée, elles déposent les rochers et ne charrient plus que les pierres ; dans le troisième instant, la force étant encore diminuée, elles abandonnent les pierres, puis ensuite les graviers. Voilà donc un premier dépôt qui sera moins considérable à mesure qu’il s’éloignera de la montagne. Dans une seconde crue du torrent, les eaux s’échappent totalement, et le dépôt de sable et de gravier s’élargira moins, toujours en suivant une pente. Enfin, l’accroissement peut devenir si considérable, que les côtés du cône se rapprochent de la montagne ; alors le torrent se partage en deux courants, et il arrive bientôt à chacun de ces deux courants ce qui est arrivé au courant principal. Ainsi, les terres fertiles de la vallée disparaissent sous ces monceaux de pierre et de sable. Comme ces torrents sont très-multipliés, il arriverait un jour que, leurs dépôts venant à se joindre, toute une vallée deviendrait stérile, et ne pourrait nourrir ses habitants.

» Nous avons vu que les torrents secondaires ne déposent les graviers et les pierres qu’ils charrient de la montagne que parce que leurs eaux n’étant plus contenues par des rives lorsqu’elles entrent dans la vallée, elles se disséminent sur une grande surface et perdent ainsi leurs forces ; elles ne peuvent pas entraîner plus loin les pierres et le gravier qu’elles abandonnent à plus ou moins de distance de la montagne. Ceci nous indique la marche à suivre pour nous rendre maîtres de ces torrents jusqu’à leur embouchure, et les empêcher de couvrir les terres de graviers.

» Je proposerai donc, conformément à ce principe :

» 1o De creuser un lit au torrent dans le dépôt qu’il a percé à la sortie de la montagne ;

» 2o De donner peu de largeur à ce lit, mais beaucoup de profondeur, afin que les eaux y soient resserrées, comme elles le sont dans le lit naturel que le torrent s’est creusé dans la montagne, et qu’elles continuent à entraîner les pierres et graviers ;

» 3o De porter les graviers qui sortiront de ces fouilles à quelque distance du bord pour en former deux digues parallèles à ce nouveau lit ;

» 4o D’évaser l’entrée du nouveau lit du côté de la montagne, afin de recueillir les eaux et de fortifier par de grosses pierres ces parties évasées ;

» 5oDe planter des digues en saule et d’autres bois qui croissent facilement ;

» 6o D’avoir soin de purger les obstructions qui pourraient se former dans le nouveau lit, après chaque irruption du torrent.

» On voit qu’il n’est besoin d’aucun ouvrage d’art pour contenir les torrents secondaires, que les habitants de chaque village, avec leurs pelles, leurs pioches et quelques brouettes, peuvent soustraire le territoire aux ravages. Il est bien à désirer qu’étant éclaircis sur leurs véritables intérêts, ils perdent enfin cette insouciance qui les empêche de prévenir leur ruine ou de la réparer.

» Il faut observer qu’il n’est pas nécessaire que le nouveau lit soit creusé sur toute sa longueur dans une seule campagne. Il suffit de commencer au pied de la montagne, et de terminer la partie ouverte, dans une année, par une pente plus douce que celle du dépôt du ravin, afin de donner une issue aux eaux. Ainsi, les habitants auraient tort de s’excuser sur l’impossibilité de faire le travail dans le même temps. Au reste, des communautés voisines peuvent s’aider mutuellement.

» Les avantages que les communes retireraient de ce travail sont considérables ; car non-seulement elles n’auraient pas à craindre de nouvelles invasions du torrent, mais les côtés du torrent, n’étant pas exposés aux eaux, pourraient être cultivés utilement, en les arrosant avec les eaux du torrent qu’on dériverait de la partie supérieure. »


NOTE 10.

… Les torrents les plus redoutés passent sous des ponts dont l’élévation au-dessus du lit ne dépasse guère 3 mètres. L’hydraulique explique ces faits…
Chap. XX, page 97.

La raison de ce fait est dans les pentes très-fortes que suivent les torrents, et en général tous les cours d’eau de ces montagnes. — Si l’on suppose un grand volume d’eau versé dans le haut d’un canal dont la section est constante, cette eau s’écoulera avec une vitesse déterminée par la pente du canal et par la quantité d’eau débitée.

Si l’on augmente la pente de ce canal, la vitesse s’accroîtra ; et si la largeur de la section est demeurée la même, la hauteur doit diminuer, puisque le produit de l’aire de la section par la vitesse d’écoulement forme un terme invariable, qui est le débit.

Il suit de là que, dans les montagnes, les courants sont plus rapides que dans les plaines, et la durée des crues est plus courte. — Dans les plaines, la vitesse d’écoulement est moindre, la crue dure plus longtemps, et en même temps elle s’élève à une plus grande hauteur.


NOTE 11.

… Les torrents nous révèlent ainsi le secret d’un genre de formation commun sans doute à un grand nombre de vallées, mais qui n’est nulle part plus incontestable…
Chap. XXI, page 103.

J’aurais pu me borner à dire ici, que si les géologues disputent encore sur la cause qui a mis au jour la masse générale des montagnes, ils ne disputent pas sur les causes qui ont modifié ensuite cette masse, et l’ont découpée suivant les accidents que l’on y remarque aujourd’hui. Tous conviennent que les formes particulières des montagnes, leurs profils, leurs physionomies, si on peut s’exprimer ainsi, sont le résultat de l’action longtemps prolongée des causes ordinaires de dégradation sur leur sol.

Les profils suivant lesquels les montagnes tendent à se disposer, sont de véritables courbes d’équilibre, fonctions, d’une part, de la ténacité du terrain, et d’autre part, de l’énergie plus ou moins active des agents destructeurs. Dès que l’une de ces forces viendra à varier, la figure de la montagne variera pareillement. — Plus le terrain est formé de roches dures et lentes à se détruire, plus la courbe se rapproche de la verticale, et plus la montagne se présente sous des formes abruptes. Le terrain devient-il friable ? la courbe s’abaisse, les pentes s’allongent, la montagne s’étale sur une large base, et ses formes s’arrondissent. — Un accroissement dans les forces de dégradation produirait la même modification.

Voilà pourquoi, à chaque climat, à chaque constitution particulière de terrain, correspond une figure particulière et caractéristique de montagne. C’est ainsi qu’on a, sans sortir de la France, des ballons dans les Vosges, des causses dans la Lozère, des puys ou pouys dans l’Auvergne, des pics dans les Pyrénées, des aiguilles dans les Alpes, etc.

« … Les circonstances de la formation primitive ont esquissé les grands traits des inégalités de la surface terrestre. C’est ensuite l’action continue des agents atmosphériques, qui en a dessiné presque tous les détails… »

(D’Aubuisson.)

NOTE 12.

… Considération qui placerait les Hautes-Alpes au-dessus de toutes les autres montagnes de la France…
Chap. XXI, page 105.

Il y a ici, dans le Queyras, des cimes dont la hauteur au-dessus du niveau des mers dépasse 4 000 mètres.

Dans la Vallouise, le mont Pelvoux s’élève à 4 275 mètres. Cette montagne, qui est la plus haute de France, n’est pas même citée dans l’Annuaire du bureau des longitudes. Sa hauteur dépasse d’environ 800 mètres celle du pic le plus élevé des Pyrénées (le mont Perdu). Elle est inférieure de 535 mètres à celle du mont Blanc ; mais supérieure à celle de la Yung-Frau, du col du Géant, etc.

Le mont d’Or, qui a tant de célébrité en France, ne s’élève qu’à 1 884 mètres, et le Puy-de-Dôme, plus célèbre encore, à 1 467. — Ces hauteurs sont véritablement insignifiantes à côté de celles de la plupart des montagnes du département des Hautes-Alpes. Ici les cols, les montagnes pastorales s’élèvent presque toujours à plus de 2 300 mètres. Un des cols les plus bas, celui du Lautaret, où l’on perce en ce moment une route royale, s’élève à 2 098 mètres. Cette route, une fois ouverte, sera, non-seulement la plus élevée de France, mais elle franchira une hauteur supérieure à la plupart des fameux passages qui mènent en Italie. En effet, le passage du Saint-Gothard s’élève à 2 075 mètres, celui du mont Cenis à 2 066 mètres, celui du Simplon à 2 005 mètres, etc.

Ces montagnes sont aussi, je crois, les seules de France où l’on rencontre de véritables glaciers, recouvrant de grandes étendues de terrain et peuplés par de nombreux troupeaux de chamois.


NOTE 13.

… Influence du climat sur les dégradations du sol…
Chap. XXII, page 108.

Je vais rapporter un passage qui développe très-bien cette influence, et qui complétera tout ce que j’ai dit sur ce sujet. — Il est tiré de la Géologie de Labèche, pages 246 et suivantes.

« … Une différence dans le climat a dû produire d’autres variations visibles, tant dans les roches supracrétacées, que dans celles qui se sont formées antérieurement. Il est probable que plus un climat était chaud et approchait des tropiques, plus l’évaporation et la quantité de pluie devaient être considérables, et plus aussi le pouvoir de certains agents météoriques devait avoir d’intensité ; conséquemment, dans cette hypothèse, les différents dépôts doivent présenter des traces d’autant plus marquées de l’influence de pareils climats, que l’époque à laquelle ils ont été formés est plus ancienne. Si des pluies semblables à celles des tropiques venaient se précipiter sur de hautes montagnes, telles que les Alpes, en supposant même à plusieurs d’entre elles une élévation moindre que celle qu’elles ont, ces pluies produiraient des effets bien différents de ceux que nous observons maintenant dans ces mêmes contrées : on verrait se former tout à coup des torrents dont les habitants actuels de ces montagnes n’ont aucune idée ; ces masses d’eau entraîneraient des quantités de détritus bien plus grandes que celles que charrient les torrents actuels des Alpes, dont cependant le volume est assez considérable. Ainsi, en admettant toutefois l’exactitude de l’hypothèse ci-dessus, il faut toujours tenir compte des différences produites sur la surface de la terre par l’action des agents météoriques, laquelle est d’autant plus puissante que le climat est plus chaud. On doit particulièrement avoir cette attention, lorsque, d’après l’observation d’une série de couches du même district, il paraît évident que la température sous l’influence de laquelle elles se sont formées a graduellement diminué.

» Examinons maintenant jusqu’à quel point la végétation peut, dans les climats chauds, contrebalancer le pouvoir de décomposition et de transport que possèdent les agents atmosphériques. Il paraît que, toutes circonstances égales d’ailleurs, plus un climat est chaud, plus la végétation qu’il produit est vigoureuse. La question se réduit donc à celle-ci : la végétation protège-t-elle le sol contre l’action destructive de l’atmosphère ? Il est presque impossible de répondre autrement que par l’affirmative. Si nous manquions de preuves de ce fait, nous en trouverions dans ces élévations artificielles de terre, ou barrows, — qui sont si communes dans plusieurs parties de l’Angleterre : elles ont été exposées, dans ce climat, à l’action de l’atmosphère pendant environ deux mille ans ; et cependant elles n’ont éprouvé, dans leur forme, aucune altération sensible, quoique, au moins pendant une partie considérable de ce laps de temps, elles n’aient été recouvertes que par une légère couche de gazon. Si maintenant on admet que la végétation protège jusqu’à un certain point la terre qu’elle recouvre, il s’ensuit que plus la végétation est forte, plus sa protection est efficace, et que, par conséquent, la terre est toujours garantie de l’action destructive de l’atmosphère, proportionnellement au besoin qu’elle en a. Sans cette loi prévoyante de la nature, les roches les plus tendres des régions tropicales seraient promptement emportées par les eaux, et le sol ne pourrait plus nourrir ni végétaux, ni animaux ; car, quoique dans beaucoup de régions tropicales, on rencontre de vastes étendues, qui présentent l’apparence de déserts stériles, et qu’on voit cependant renaître soudain à la vie, après deux ou trois jours de pluie, et se couvrir comme par enchantement d’une brillante verdure, on doit reconnaître que les racines des plantes vivaces auxquelles l’humectation fait produire une végétation si vigoureuse, et même celle des plantes annuelles déjà passées, dont les graines produisent des feuilles si verdoyantes, s’entremêlent dans le sol de telle manière qu’elles opposent une résistance considérable au pouvoir destructeur des pluies[2].

» Je n’ai nullement l’intention de conclure de ce qui précède, que la dégradation du sol n’est pas généralement plus grande sous les tropiques que dans les climats tempérés ; j’ai voulu simplement établir que, dans les deux cas, le sol reçoit des végétaux qui le recouvrent une protection proportionnée à l’influence destructive à laquelle il se trouve exposé. Supposons qu’il arrive en Angleterre une de ces saisons pluvieuses si communes sous les tropiques ; nul doute que de grandes étendues de terre seraient entraînées, et que les barrows dont nous avons parlé plus haut, disparaîtraient promptement. Si, au contraire, il ne tombait dans les régions tropicales que la même quantité de pluie que nous avons chaque année dans le climat de l’Angleterre, ou y trouverait à peine quelques traces de végétation dans les bas-fonds, car l’eau qui en résulterait serait insuffisante pour sustenter les plantes tropicales ; et, bien qu’elle tendît à dégrader le sol, elle serait si promptement évaporée, que son action destructive serait à peine sensible. La quantité de pluie et la végétation sont proportionnées l’une à l’autre, néanmoins la dégradation du sol croît avec la quantité de pluie et la force de plusieurs agents météoriques, de sorte que, toutes choses égales d’ailleurs, plus il tombe de pluie, plus est grande la destruction du sol, et conséquemment, plus un climat est chaud, plus la dégradation des montagnes est considérable.

» Dans les régions tropicales, les plantes parasites et rampantes croissent dans toutes les directions possibles, de manière à rendre les forêts presque impraticables ; les formes et les feuilles des arbres sont admirablement calculées pour résister aux fortes pluies et en garantir les êtres innombrables qui, dans les saisons pluvieuses, viennent chercher un abri sous leur feuillage. Le bruit que font les pluies tropicales en tombant sur ces forêts, frappe les étrangers d’étonnement ; et il s’entend à des distances que les habitants des régions tempérées ont peine à concevoir. La pluie, ainsi amortie et brisée dans sa chute, est promptement absorbée par le sol, ou se précipite dans des dépressions dans lesquelles elle produit des torrents qui, il faut l’avouer, sont assez impétueux et causent de grands ravages. »


NOTE 14.

… C’est là du moins ce qu’annonce la théorie de M. Élie de Beaumont
Chap. XXIII, page 115.

M. Élie de Beaumont classe les montagnes de l’Europe en douze systèmes, formés par des soulèvements successifs, distincts, et de directions généralement différentes.

À la tête de l’échelle, il place les montagnes du Vestmoreland qui correspondent au plus ancien soulèvement. Les montagnes primitives de la Bretagne, de la Corse, du centre de la France, etc., appartiennent à ce soulèvement.

Les Alpes occidentales forment le onzième système, et la chaîne principale des Alpes, depuis le Valais jusqu’en Autriche, forme le douzième et le dernier. C’est à ces deux derniers systèmes que se rapportent les montagnes de ce département. Elles sont donc, relativement à la plus grande partie des montagnes de l’Europe, d’une origine toute récente, et les autres étaient déjà presque toutes soulevées, quand celles-ci firent leur apparition à la surface du sol.

La convulsion qui accompagna leur naissance, fut la dernière que l’Europe ait ressentie, et depuis cette époque, la stabilité du sol ne paraît plus avoir été troublée dans cette partie de la terre.

Observons, en terminant, qu’antérieurement à ces deux soulèvements, et suivant le même géologue, une grande partie de ce département avait déjà été mise en relief par le soulèvement du système du Viso, le huitième système de l’Europe ; les montagnes du Queyras datent de cette époque. (Voyez les Recherches sur quelques-unes des révolutions de la surface du Globe, par M. Élie de Beaumont, publiées en 1833.)

On s’expliquerait par ce système l’espèce de désordre qui règne ici dans la configuration, des chaînes, et que j’ai signalé dans la première page de cette étude.

Le même système ferait comprendre aussi pourquoi ces montagnes présentent des terrains si tourmentés, et pourquoi des formations, bien connues ailleurs, y sont altérées, au point d’être devenues méconnaissables.


NOTE 15.

… Il est certain d’abord qu’une bonne partie des Alpes était déjà déboisée, quand parut en 1669 l’ordonnance de Colbert, qui règle les eaux et forêts, et interdit les déboisements aux communautés…
Chap. XXVIII, page 141.

Les Archives des bénédictins de Boscodon, conservées dans l’église Notre-Dame-d’Embrun, renferment un grand nombre de contestations relatives à des déprédations forestières. C’est le sujet le plus ordinaire de ces archives, durant plus de cinq siècles. Il a provoqué plusieurs excommunications dressées en bonne forme. On peut voir là, par une foule de traits, que les forêts étaient déjà à cette époque une chose rare et précieuse.

Un édit de Humbert Dauphin interdit les défrichements dans le Briançonnais, « … pour résister aux avalanches et autres incommodités… » Donc l’abus des défrichements était déjà connu alors (xive siècle).

On a découvert l’existence d’une grande corporation de bateliers, établie sur la Durance, du temps de la domination romaine. Cela prouve qu’il y avait alors sur cette rivière un flottage considérable qu’on peut considérer comme totalement abandonné depuis longtemps. Cela prouve aussi que ce département était alors couvert d’abondantes forêts, dont il ne reste aujourd’hui que de maigres lambeaux.


NOTE 16.

Opinion de Fabre sur les causes des torrents et sur les effets qui en résultent.
Chap. XXIX, page 144.

Ce qu’on va lire est tiré de son Essai, pages 64 et suivantes.

144. « La destruction des bois qui couvraient nos montagnes est la première cause de la formation des torrents.

» La raison s’en présente d’elle-même. Ces bois, soit taillis, soit de haute-futaie, interceptaient, par leur feuillage et par leurs branches, une partie considérable des eaux pluviales et de celles d’orage. La partie restante, et qu’ils ne pouvaient pas retenir, ne tombait que goutte à goutte, et dans des intervalles assez longs pour qu’elle eût le temps, de filtrer dans les terres. D’autre part, la couche de terre végétale, qui s’accroissait annuellement par la chute des feuilles, s’imbibait d’une quantité considérable de ces eaux. Enfin les touffes d’arbrisseaux rompaient et détruisaient, dès leur origine, les torrents qui pouvaient se former nonobstant toutes ces raisons. Les bois étant détruits, les eaux d’orage n’ont plus trouvé d’interception dans leur chute. Ne pouvant pas, à raison de leur abondance, être absorbées par la terre à mesure qu’elles tombaient, elles ont coulé superficiellement, et, n’y ayant plus de touffes qui rompissent et divisassent leur cours, elles ont formé les torrents, ainsi qu’il a été dit.

145. « Les défrichements sur les montagnes sont la seconde cause de la formation des torrents.

» Car nous avons démontré qu’un torrent se formerait avec d’autant plus de facilité, que les matières qui composeraient la montagne auraient moins de ténacité. Or, les défrichements, en rendant les terres meubles, ont diminué cette ténacité : donc, ils ont favorisé la formation des torrents.

» L’on voit par là combien a été mal entendue et peu réfléchie la loi rendue sous l’ancien régime, qui autorisait les défrichements, pourvu que l’on construisît, par intervalles, des murs de soutènement, pour arrêter les terres sur les penchants des montagnes. On n’a pas senti que, dans une infinité de contrées, on se bornait à faire deux ou trois récoltes dans un défrichement, et qu’ensuite on l’abandonnait. Conséquemment il était naturel que les murs de soutènement devant plus coûter que ne vaudraient les récoltes, on ne les construirait pas ; aussi c’est là ce qui est arrivé. Cependant il en est résulté jusqu’à présent, et il en résultera pour l’avenir, les désastres les plus affreux, ainsi que nous allons le voir.

146. » Le premier désastre produit par les deux causes dont nous venons de parler, est la ruine de nos forêts.

» S’il avait existé des lois sages et qu’on eût soigneusement tenu la main à leur exécution, nous aurions aujourd’hui des bois de construction assez abondants pour nous passer de l’étranger. Nous aurions aussi en abondance des bois de charpente et de chauffage. On sent que tous ces objets sont essentiellement nécessaires dans un état bien organisé. Cependant ils nous manquent au point que dans un grand nombre de communes on n’a pas même du bois de chauffage. Le mal vient de loin, et il est très-instant d’y remédier.

147. » Le second désastre est l’anéantissement en une infinité d’endroits de la couche végétale qui couvrait nos montagnes.

» Cette couche donnait autrefois d’abondants pâturages pour les bêtes à laine. Emportée par les orages et les torrents, il ne reste plus aujourd’hui sur ces montagnes qu’un rocher nu et aride. De là il résulte nécessairement une diminution dans le menu bétail qu’on aurait pu nourrir en France, si ces pâturages avaient continué d’exister.

148. » Le troisième désastre est la ruine des domaines qui sont le long des rivières.

» … Nous avons vu que les crues étaient d’autant plus fortes que les montagnes étaient moins boisées et plus décharnées. Ces crues sont donc plus fortes aujourd’hui par l’effet des deux causes mentionnées ci-dessus, qu’elles ne l’étaient autrefois : donc elles doivent causer, et elles causent réellement beaucoup plus de dégâts aux domaines riverains qu’elles n’en causaient autrefois.

» D’autre part, nous avons vu qu’il pouvait arriver, comme en effet il n’arrive que trop souvent, que les torrents sortissent de leur lit, couvrissent de dépôts les domaines adjacents situés au pied des montagnes ; ce qui les dénature absolument. Or, la chose n’a lieu que depuis que, par les deux causes ci-dessus, les torrents se sont formés.

149. » Le quatrième désastre est le dommage qu’éprouve la navigation des rivières par les divisions qui sont la suite de fortes crues.

» Nous verrons plus bas qu’une crue forte et subite divise souvent la rivière en plusieurs branches. En attendant, il nous suffit de dire qu’autrefois cela était peu fréquent. Ce qui le prouve, c’est qu’en général les rivières étaient prises pour limites des territoires des communes ; ce qui n’aurait pas été si, dans ce temps-là, ces rivières avaient été sujettes aux mêmes divisions qu’aujourd’hui. Or, il est visible que ces divisions, en plusieurs branches, portent un très-grand préjudice à la navigation et à la flottaison des rivières.

150. » Le cinquième désastre consiste dans les contestations que les divisions des rivières font naître entre les propriétaires riverains opposés.

» Car, si dans l’origine et à l’époque où la rivière n’avait qu’un lit, le courant formait la ligne divisoire, il est visible que ce courant, venant à changer par la division en plusieurs branches, la ligne divisoire changera aussi. Sa position devenant variable et incertaine, il faut qu’il en résulte des procès, et c’est malheureusement ce qui n’arrive que trop souvent. Cependant la chose n’aurait pas lieu si l’on n’avait pas détruit les bois et les couches de terre végétale sur les montagnes.

151. » Le sixième désastre résulte des dépôts qui se forment à l’embouchure des fleuves et qui interceptent souvent la navigation.

» Car il est démontré, par l’expérience, que les atterrissements qui se forment à l’embouchure des fleuves, gênent extrêmement la navigation. Il est aussi démontré, par l’expérience, que ces atterrissements se sont opérés beaucoup plus rapidement dans ces derniers temps qu’autrefois. L’exemple du Rhône que nous avons rapporté au n. 11, en est une preuve convaincante. Or, ces dépôts ne peuvent provenir que des dépouilles des montagnes défrichées.

146. » Enfin, le septième désastre consiste dans la diminution des sources qui alimentent les fleuves et les rivières dans leur état ordinaire.

» Nous avons vu que les sources provenaient des eaux pluviales qui, filtrant à travers la terre, se rendaient dans des réservoirs souterrains d’où elles s’échappaient ensuite par de petits canaux et paraissaient à la surface de la terre. Or, si les montagnes se dépouillent de leur couche de terre végétale et qu’il n’y reste plus que le rocher nu, il est visible que les eaux pluviales ne filtreront plus et qu’elles s’écouleront toutes superficiellement : donc les sources doivent diminuer ainsi que les rivières qu’elles alimentent ; il viendra même un temps où les rivières qui, aujourd’hui, sont navigables, cesseront de l’être. À la vérité, cette époque est encore éloignée ; mais tôt ou tard elle arrivera si l’on ne détruit pas la cause qui doit opérer cet effet… »


NOTE 17.

Moyens proposés par Fabre pour empêcher la formation des torrents.
Chap. XXXII, page 164.

Je vais transcrire textuellement son essai, pages 131 et suivantes. On jugera par là que je ne propose rien de neuf ; mais le but de mon travail n’en sera que mieux rempli.

« … Nous avons dit que la destruction des bois qui couvraient les montagnes était la première cause de la formation des torrents. Pour détruire l’effet, il faut extirper la cause. Donc, s’il reste encore de la terre végétale sur ces montagnes, le mieux serait de les laisser se boiser en laissant ces terres en friche, et, à cet effet, d’en écarter tout ce qui pourrait porter atteinte aux arbres naissants. C’est pour cette raison qu’on doit tenir la main à l’exécution la plus stricte des lois concernant la prohibition des chèvres, car on sait que la dent de cet animal est meurtrière pour les arbres naissants. Il n’est pas moins essentiel de pourvoir à la conservation des bois existants, puisque ces bois, qui ont empêché jusqu’aujourd’hui les torrents de se former, nous sont un sûr garant qu’ils en empêcheront encore la formation à l’avenir.

» Les défrichements sont la seconde cause de la formation des torrents. Il faut donc qu’après avoir été trop généralisés par les anciennes lois, ils soient réduits à leurs véritables limites. En conséquence, nous croyons qu’à cet égard on devrait se conformer à ce qui suit.

» 1o Un défrichement ne devrait jamais, sous quelque prétexte que ce fût, être permis sur le penchant d’une montagne qui aurait moins de trois de base ou d’empattement sur un de hauteur verticale.

» 2o Le défrichement pourrait être permis sous un plus grand empattement ou une moindre déclivité, mais néanmoins, avec des restrictions, d’après le mode que nous allons proposer.

» 3o Le défrichement ne devrait être autorisé que par lisières ou bandes transversales et horizontales, ou de niveau, ou du moins à peu de chose près.

» 4o Dans ce cas, les bandes défrichées seraient séparées entre elles par d’autres bandes pareillement horizontales, ou de niveau, qu’on laisserait incultes et sur lesquelles on permettrait au bois de croître.

» 5o Ces bandes incultes seraient destinées à remplacer les murs de soutènement prescrits par la loi, dont nous avons parlé au n. 145. Il paraît qu’elles ne devraient pas avoir moins de cinq toises de largeur pour pouvoir, au besoin, détruire un torrent qui se formerait sur la bande supérieure défrichée.

» 6o La largeur des bandes défrichées pourrait être de cinq toises seulement, dans le cas où l’empattement de la montagne serait de trois sur un de hauteur ; et il paraît qu’elle pourrait croître en raison inverse de cet empattement, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à une pente qui ne laissât plus aucun sujet de craindre la formation des torrents, cas auquel cette largeur pourrait être illimitée.

» 7o Enfin, les défrichements, dans tous les cas, ne devraient pouvoir s’effectuer qu’avec l’autorisation des autorités municipales respectives, et d’après la vérification et le tracé préalables qui en seraient faits par un officier public, à ce préposé dans chaque commune.

» Il n’y a personne qui ne voie que, d’après un pareil règlement, on éviterait à l’avenir tous les désastres produits par les défrichements arbitraires, et presque toujours fort mal entendus pour le public et le particulier ; désastres dont nous avons fait l’énumération aux n. 146 et 152.

» La nature n’est que plus active lorsqu’elle est aidée par l’industrie humaine. Ainsi, dans les cas où l’on voudrait hâter sur certains penchants de montagnes la multiplication des bois, il ne serait souvent pas mal d’y semer, soit des glands, soit des faines de l’espèce d’arbres qu’on présumerait être propre aux localités. Il y a plus d’un pays où l’on s’est parfaitement bien trouvé de l’usage de ce moyen, qui paraît pourtant extraordinaire aux yeux du vulgaire.

» Il y a des cas où il reste assez peu de terre sur les montagnes pour faire présumer que les bois n’y prendraient que de faibles accroissements. On pourrait alors, avec succès, gazonner ce terrain en y semant des graines des plantes qui seraient jugées le plus propres aux localités. Le tissu superficiel que le gazon formera, sera un obstacle à la formation des torrents ; et d’ailleurs, par ce moyen, on créera des pâturages utiles.

» Ce sont là les moyens de prévenir la formation des torrents sur les montagnes. Il nous reste à voir ceux qu’il faut employer pour détruire, lorsque la chose est possible, les torrents déjà formés… »


NOTE 18.

Analyse du Mémoire de M. Dugied.
Chap. XXXVII, page 183.

J’ai cité si souvent M. Dugied dans le courant de mon travail, et son mémoire est conuu d’un si petit nombre de personnes, même dans les localités pour lesquelles il a été spécialement écrit, que je crois devoir ici en donner une analyse. — J’exposerai les idées de l’auteur en me conformant à l’ordre qu’il a lui-même suivi.

« … Plus de la moitié du département des Basses-Alpes est couvert de terrains arides et improductifs. Là se creusent des torrents nombreux qui, descendant ensuite dans les vallées fertiles, achèvent la ruine du pays.

» Deux causes ont surtout contribué à amener ce triste état de choses : la destruction des forêts d’une part, et de l’autre, la manie des défrichements. Il est grandement temps de s’occuper des remèdes ; car plus tard, les remèdes seraient devenus impossibles.

» Pour arriver à la régénération du département, trois mesures sont à prendre :

» 1o Empêcher les défrichements nouveaux, et rendre aux terres défrichées leur adhérence primitive.

» 2o Boiser les sommets et les flancs des montagnes.

» 3o Encaisser les torrents.

» On va passer en revue chacune de ces trois mesures, l’une après l’autre.

Première mesure.

« On préviendra les défrichements en remettant en vigueur l’ordonnance de 1667, laquelle prononce une amende de 3 000 fr. contre tous ceux qui défricheraient les terrains en pente non boisés.

» On rendra aux terres défrichées leur adhérence primitive en forçant les propriétaires de les convertir en prairies artificielles, soit par le pouvoir des tribunaux, soit par l’action administrative. »

(L’auteur cite ici une expérience, de laquelle il résulte que des semis de sainfoin ont entièrement raffermi une terre, soumise auparavant à de grandes dégradations.)

Deuxième mesure.

« Il suit de quelques évaluations statistiques que la superficie des terrains qu’on peut espérer de reboiser avec succès dans les Basses-Alpes, comprend une aire de 150 000 hectares. Il s’agirait de prendre chaque année dans cette surfaces à 3 000 hectares qu’on s’appliquerait à faire reboiser par les propriétaires mêmes du sol.

» Là se présente plus d’une difficulté.

» D’abord, la grande division des propriétés, qui multipliera les résistances. Ensuite, le peu de revenu que les propriétaires tireront des plantations pendant les premières années. Enfin, la dépense même des plantations qui ne sera pas, dans tous les terrains, en rapport avec les produits futurs.

» Toutes ces difficultés sont très-graves et ne peuvent être tranchées que par un seul expédient : L’intervention de l’État. Elle consisterait :

» 1o En primes données aux planteurs.

» 2o Dans la distribution gratuite des graines.

» 3o Dans une remise de contributions au profit des planteurs.

» Une prime serait accordée à tout propriétaire dont les semis auraient réussi. La vérification en serait faite par une commission, et la réussite constatée dans un procès-verbal adressé par cette commission au préfet. — La valeur de la prime serait de 20 francs par hectare. Elle serait payée par l’État, conjointement avec le département, dans la proportion suivante. L’État payerait les trois quarts et le département le quart. Ainsi, dans la supposition de l’ensemencement de 2 000 hectares par année, le département débourserait chaque année en primes 10 000 francs, et le trésor public en débourserait 30 000.

(Le motif sur lequel M. Dugied fonde cette répartition, qui fait peser la plus grande partie de la dépense sur l’État est précisément celui que j’ai donné moi-même : l’impuissance matérielle du département. — Je vais citer textuellement.)

» … Mes motifs pour que le département ne donne pas plus de 10 000 fr. par an sont, qu’il est très-loin d’être riche ; qu’il ne rentrera pas dans les sommes qu’il fournira, tandis que le gouvernement récupérera toutes ses avances ; et que, pour tout dire, sans de pareilles avances de la part de ce dernier, il n’y a pas à espérer que l’opération s’exécute jamais. Sans doute, le département retirera de très-grands avantages ; mais les sacrifices qu’il fera pour aider au succès n’en seront pas moins de véritables sacrifices… »

(Ce qui était une puissante raison au temps où M. Dugied écrivait ces lignes, est devenu, depuis la loi du 10 mai, une nécessité absolue.)

« Le second mode d’intervention, consistant dans la fourniture gratuite des graines, serait entièrement à la charge de l’État. Admettons qu’on ensemence 3 000 hectares par année et qu’on distribue les essences de la manière suivante :

600  hectares en glands.
600  id. en hêtres.
800  id. en pins et sapins.
Total pareil 2 000  hectares.

» La dépense totale des graines, transport compris, serait de 23 400 francs. — Les mêmes frais s’élèveraient à 35 100 fr. si l’on ensemençait 3 000 hectares par année, au lieu de 2 000.

» … L’administration, livrant gratuitement les graines, tiendrait aussi la main à ce que les essences fussent distribuées avec intelligence, et que chaque terrain ne reçût que celles qui conviennent à sa nature. Les penchants trop abrupts seraient ensemencés en buis et en genêts.

» … Les semis auraient aussi besoin d’être défendus contre les bestiaux, et contre les rapines des hommes. Il faudrait pour cela exciter une surveillance plus active et plus sévère de la part des agents forestiers qui resteraient chargés de la garde des futures forêts ; on augmenterait leur nombre ; on perfectionnerait leur organisation ; en même temps on améliorerait leur sort.

» Enfin, passons au troisième moyen : la remise des contributions. — Chaque propriétaire, après une reconnaissance faite de ses semis au bout de cinq ans, jouirait d’une remise de contributions, pendant la durée de dix années. *

» Tels sont les sacrifices que s’imposerait l’État pour arriver peu à peu au reboisement des » montagnes. »

Troisième mesure.

« Elle comprend l’encaissement des torrents. On ne commencerait cet encaissement que lorsque les forêts auraient exercé leurs effets, c’est-à-dire quinze ou vingt ans après les premières plantations. — Les ingénieurs des ponts et chaussées dresseraient les plans des ouvrages à faire. La dépense serait supportée par les propriétaires intéressés et par l’État, qui assumerait la moitié des frais. L’effet des digues serait à la fois de défendre les propriétés riveraines, et de conquérir de nouveaux terrains… »

(L’auteur calcule ici que l’encaissement de la Durance entre Sisteron et le Pertuis de Mirabeau coûterait de 4 à 5 000 000, en cavant au maximum ; que la superficie des terres conquises serait de 10 000 000 de toises carrées qui vaudraient, au bout de trois ans, dix millions de francs en cavant au minimum. Les capitaux dans cette entreprise seraient donc doublés au bout de trois ans…)

Là se termine la première partie du travail de M. Dugied.

Dans la partie suivante, il a cherché à attribuer à l’État des bénéfices qui le fissent rentrer dans ses déboursés, de telle sorte que ses premières dépenses ne pussent plus être considérées que comme des avances. — Suivons-le dans ses calcula.

« … L’amortissement des sommes dépensées par l’État se fera par l’augmentation des impôts que devront subir les terres vagues converties en forêts. — À la rigueur, et suivant les règles usitées dans la répartition des impôts, cette augmentation resterait au profit du département et servirait à alléger l’impôt foncier des autres propriétaires. Mais il faut croire que le conseil général consentira à ce qu’elle soit ajoutée à la contribution foncière du département. C’est sur cette augmentation, et en présupposant ce vote, qu’on peut baser des calculs.

» La contribution assise sur les terres vagues est moyennement de 22 centimes par hectare. Celle assise sur les forêts est de 72 centimes. Lors donc qu’un hectare de terres vagues aura été converti en forêts, il produira une augmentation de contributions équivalant à 50 centimes. C’est cette différence de 50 centimes qui composera le fonds de l’amortissement. Il faut remarquer que les 50 centimes ne seront touchés que dix ans après les semis, puisque l’État a fait une remise de contributions aux semeurs pendant cette durée de temps. — Il faut encore admettre dans les calculs que tous les semis n’auront pas réussi, et qu’une partie des graines livrées gratuitement par l’administration et payées par elle auront péri. On suppose que la perte des semis sera d’un cinquième.

» Avec tous ces éléments on peut former des tables qui donneront, année par année, l’état des dépenses ou des bénéfices du gouvernement. On voit de cette manière que pour un semis de 20 000 hectares les dépenses du gouvernement, au bout de dix ans, seront montées à 534 000 fr. ; mais qu’au bout de 86 ans, il sera couvert de toutes ses avances. De plus, il aura acquis un boni annuel de 8 000 francs, provenant des contributions qui continueraient à courir.

» Si l’on étend les calculs jusqu’à 150 000 hectares (ce qui comprend la totalité de la superficie à reboiser), et si on suppose qu’on les ensemence en 50 ans, on trouve que l’État sera couvert de ses avances au bout de 110 années, et qu’il jouira dès lors d’un boni annuel de 60 000 fr. — Il suit de là qu’il est de l’intérêt de l’État de donner à ces opérations la plus grande extension possible.

» Il faut aussi que l’État récupère les avances qu’il aura faites pour la construction des digues. Or, il trouvera les ressources de l’amortissement, d’abord, dans les bénéfices précédemment calculés et fondés sur l’augmentation des 50 centimes ; ensuite, dans la propriété d’une certaine partie des conquêtes. — Comme il aura fourni la moitié des dépenses auxquelles la conquête doit son existence, il est juste qu’il possède la moitié des terrains conquis… »

Tel est le système développe par M. Dugied dans son mémoire sur le boisement des Basses-Alpes. — Ce travail n’a produit aucun fruit. Il n’a pas ralenti un seul instant les abus. L’administration ne s’est pas réveillée de son indifférence, et la dévastation des torrents, et les misères qu’elle traîne à sa suite, et la ruine quotidienne de la contrée se poursuivent comme par le passé devant ses yeux impitoyables.

Les efforts de M. Dugied ont même été peu appréciés ici, et le pays en faveur duquel il élevait le premier la voix, n’a pas été plus juste à son égard que l’administration de la restauration, qui le destitua de la préfecture des Basses-Alpes qu’il n’occupait que depuis un an, et où il aurait probablement rendu au pays d’éminents services. Son travail a excité des critiques railleuses. On a renvoyé l’exécution de son projet aux princes des Mille et une Nuits.

Je confesse que le merveilleux du projet de M. Dugied m’échappe tout à fait. Je n’y vois qu’une opération assez simple dans le fond, qui ne fait que développer sur une vaste échelle ce qui est pratiqué tous les jours par de simples particulier ; une opération dont l’exécution est évidemment possible, et dont la dépense n’a rien de surprenant, quand je la compare à celles que l’administration confie chaque année à l’ingénieur du plus petit arrondissement. Certainement il lirait un roman bien autrement prodigieux que le prétendu roman palingénésique de M. Dugied, celui qui prendrait la peine de feuilleter, en le méditant, le compte rendu des 120 millions de travaux exécutés chaque année sur tous les points de la France, sous la direction des ponts et chaussées ! La mer emprisonnée dans les ports, des percées à travers les rochers, les fleuves domptés par des digues ou par des ponts, des phares dressés sur les écueils au milieu des tempêtes, des canaux à point de partage, transportant les bateaux par dessus le faîte des montagnes ; voilà, je crois, des travaux plus difficiles, plus coûteux, plus merveilleux que le reboisement de quelques coins de montagnes. Et que sera-ce donc si l’on vient jamais à discuter à la Chambre, sérieusement et comme des gens prêts à mettre la main à l’œuvre, l’énorme budget d’un milliard et demi que certains économistes nous disent nécessaire pour l’établissement d’un réseau complet de chemins de fer, cet autre prodige, qui aurait semblé fabuleux il n’y a pas trente ans ? — Quand on multiplierait par 10, par 100 les chiffres de M. Dugied, on n’arriverait pas encore à des dépenses comparables à celles d’un grand nombre de nos travaux publics, qui sont dix fois, cent fois moins utiles, et qui ne nous effrayent pas, habitués que nous sommes à leur ouvrir depuis longtemps nos bourses.

Entreprendrait-on sérieusement de nier la possibilité du reboisement proposé par M. Dugied ?… Mais les preuves qui établissent cette possibilité sont trop nombreuses, trop palpables. — Tout le monde convient que les Alpes étaient anciennement boisées. Mais cela même est une preuve que les bois peuvent encore une fois y reparaître. Les premières forêts que la nature a jetées sur ces montagnes ont eu à s’emparer d’un sol plus nu, plus stérile, plus bouleversé que le sol actuel. Et si la végétation a déjà triomphé une première fois dans cette lutte contre les agents destructeurs, pourquoi succomberait-elle aujourd’hui ? On dira qu’elle était aidée par le temps ! — Assurément. Mais aujourd’hui elle sera aidée par l’homme, et ce secours, à mon sens, vaut bien celui de quelques siècles. — Il y a çà et là, dans le lit de la Durance, des conquêtes faites sur les eaux par le seul effort de la nature. De longs siècles ont à peine suffi pour y assurer la végétation, et quelques parties en demeurent éternellement stériles. Quand l’homme entreprend de pareilles conquêtes, il les achève en trois ans : trois ans lui suffisent pour faire fleurir des champs sur la même place où les eaux roulaient des cailloux et des sables inféconds. Ce miracle se renouvelle tous les jours, et sous les yeux de tous. N’est-ce pas là un triomphe plus merveilleux que celui que remporterait l’homme en reboisant des terrains qui, pour la plupart, ont été couverts de forêts ?

Si je voulais critiquer le travail de M. Dugied, je ne lui opposerais pas de pareilles objections. Mais, tout en approuvant le fond du projet et son but, j’en condamnerai certains détails d’exécution. M. Dugied a compris sous la dénomination de torrents la Durance, le Verdon, le Bleonne, etc., qui sont des rivières divaguantes, et sur lesquelles le reboisement des montagnes n’a qu’une influence détournée et secondaire. En faisant de l’encaissement de ces cours d’eau un corollaire de la plantation des forêts, il a accouplé deux opérations distinctes. De là vient que son projet présente quelque chose de trop ample et d’exagéré, en même temps que de trop peu rigoureux. Cette impression de vague s’augmente encore quand on voit que M. Dugied n’attend pas des forêts une autre action sur les torrents que celle de transformer le climat. Comme cette influence est, en définitive, assez incertaine et fort difficile à bien démontrer, on ne comprend pas que l’auteur fonde sur elle de si grandes espérances, ni qu’il fasse du reboisement une opération préliminaire, sans laquelle l’encaissement des rivières ne saurait être entrepris avec succès.

Mais en quoi son projet me semble manquer par la base même, c’est qu’il en fait reposer l’exécution tout entière sur le bon vouloir des propriétaires. Si l’entreprise est réellement une chose d’utilité publique, comme le dit l’auteur, si elle a véritablement le degré d’importance et de nécessité qu’il lui attribue, convient-il de l’abandonner à la merci du premier paysan, stupide ou opiniâtre, qui refuserait de s’y prêter ? C’est peu connaître l’esprit des habitants de la campagne que de croire qu’une prime suffira, dans tous les cas, pour vaincre leur apathie naturelle, et surtout leur entêtement, s’il arrive qu’une fois ils s’entêtent à ne pas céder. Or, ce cas se présentera certainement plus d’une fois, si même il ne devient pas le cas le plus général. Les vingt francs de prime par hectare que leur concède M. Dugied ne leur paraîtront pas toujours une indemnité suffisante pour compenser les peines et les dépenses que pourront exiger les semis, et la perte de leurs pâturages, dont M. Dugied ne parle pas, et les nombreuses sujétions qui seront la suite de la même opération. Ces travaux, d’ailleurs, offriront souvent des difficultés, et ne réussiront qu’au prix d’efforts soutenus et intelligents, que les paysans ne prendront pas. Ils auront bientôt inventé mille artifices pour gagner les primes, sans avoir rien fait pour les mériter.

Il est donc indispensable que l’État prenne à sa charge, non pas seulement la dépense, mais aussi les soins de l’entreprise. L’expropriation lui fournira un moyen légal de faire tomber toutes les résistances possibles. Il semble que M. Dugied ait reculé devant ce moyen, vraisemblablement parce qu’il s’effrayait des dépenses. Mais j’ai démontré qu’elles se réduiront toujours à peu de chose. D’ailleurs, l’État n’acquiert-il pas tous les jours, pour ses routes et par la même voie, des champs infiniment plus coûteux que les terres vagues de ces montagnes ? et, dans ce cas, la possession du sol ne lui rapporte rien, ou du moins ne lui procure que des avantages détournés. Ici, il achète des terres à vil prix, il les exploite, il leur donne de la valeur, et, par là, il accroît son domaine, s’il les conserve pour lui-même, ou le revenu de ses impôts, s’il les restitue aux habitants.


NOTE 19.

… Le fait que j’énonce est assez extraordinaire pour que je sente le besoin de le fortifier par une autorité aussi irrécusable…
Chap. XXXIX, page 194.

Voici comment M. Desfontaines s’exprime au sujet des travaux du Rhin (Annales des ponts et chaussées, tome VIII, 1833) :

« … Rarement, du reste, les ouvrages de défense que nous avons à décrire profitent à la navigation. Souvent même ces travaux forment écueil pour la navigation descendante, et gênent la navigation ascendante, soit par les ouvrages saillants qui en résultent, soit en raison de la plus grande vitesse à vaincre lorsque, par suite de la fermeture des bras secondaires, les bateaux sont forcés de prendre le bras principal et toujours rapide du fleuve.

» Il est certain encore que, sous le rapport de la fixation des frontières, ces travaux seraient d’un faible intérêt.

» Il faut donc reconnaître que ces ouvrages ont presque pour but exclusif de protéger les propriétés qui bordent le fleuve. Ces propriétés, abandonnées à elles-mêmes, seraient certainement hors d’état de faire les sacrifices nécessaires à leur conservation, et, par conséquent, l’État doit venir puissamment à leur secours ; mais elles devraient d’autant plus concourir à ces travaux que les flots, les atterrissements artificiels deviennent la propriété des riverains.

» Très-souvent les communes et les riverains spéculent cependant sur la valeur des bois de fascinages, qu’on est obligé d’exploiter sur leur sol pour les préserver d’une submersion inévitable.

» … Plusieurs propriétaires riverains ont été enfin jusqu’à réclamer des indemnités pour la destruction des terrains qu’on n’avait pas cru devoir défendre aux frais de l’État… »

À ce dernier trait, on aperçoit un esprit bien éloigné de la longanimité des habitants des Hautes-Alpes.

On peut lire aussi dans le mémoire récent de MM. Legrom et Chaperon (Annales des ponts et chaussées, mai et juin 1838) combien les travaux exécutés jusqu’à ce jour, avec des sommes énormes, et avec tous les secours de la science et de l’expérience, ont eu peu de durée.

Enfin, dans un rapport fait à la chambre des députés en 1837, M. Jaubert a proposé de soumettre les riverains du Rhin à la règle commune, en exigeant leur concours pour l’exécution de travaux dont eux seuls profitent : cela semble équitable.

Je suis, pour ma part, loin de désapprouver l’intervention de l’État dans des travaux qui auraient uniquement pour but de favoriser l’agriculture. Je pense, tout au contraire, qu’on ne fait généralement pas assez en France pour l’agriculture. Elle est dédaignée des capitalistes, qui préfèrent les hasards de l’industrie ou de la banque à ses revenus modestes mais assurés. L’État la néglige et l’abandonne à ses propres ressources, à ses efforts morcelés, à son ignorance et à sa pauvreté. Elle aurait souvent besoin, pour prospérer, de canaux d’irrigation, de digues, de dessèchements, tous travaux qui, par leurs difficultés d’exécution, le chiffre élevé de leur dépense, l’importance et l’étendue de leurs résultats, devraient revenir de droit au gouvernement, et constituer des travaux d’utilité publique, à l’égal des grandes voies de communication, que l’on ne perce le plus souvent qu’au profit de l’industrie et du commerce.

Ainsi, ce que je critique dans les travaux du Rhin, c’est ce caractère d’exception qui réserve à un seul cours d’eau le privilège d’un ordre de travaux applicable à vingt autres rivières où l’État ne fait rien. — Sur la Durance, par exemple, les digues serviraient, comme sur le Rhin, à assurer l’existence des propriétés riveraines. Elles auraient, de plus que celles-ci, l’avantage, en déterminant de vastes conquêtes, de créer des terres nouvelles qui profiteraient, et à l’État par leurs impositions, et aux propriétaires par leurs revenus, et à la société entière par l’accroissement des moyens de subsistance. Enfin ces digues, si utiles, seraient encore beaucoup plus économiques que celles du Rhin : elles seraient surtout plus efficaces, car elles peuvent être construites de façon à ce que leur succès soit pleinement assuré. — Pourquoi donc l’État n’assumerait-il pas ce travail ?

C’est une chose vraiment digne de remarque que les premiers travaux d’utilité publique, entrepris par les sociétés anciennes, ont été des travaux du genre de ceux dont je parle. Les ouvrages les plus gigantesques des Égyptiens ont eu pour but de régler les inondations du Nil, et de faire servir le limon du fleuve à l’agriculture. Leur fameux lac Mœris n’était autre chose qu’un immense réservoir d’alimentation. — Les rois de Perse avaient sillonné leur empire de canaux d’irrigation, dérivés du Taurus. — Les admirables ouvrages des Chinois, soit pour endiguer leurs fleuves, soit pour arroser ou dessécher leurs terres, sont assez connus pour que je m’abstienne de m’y arrêter. — Eh bien ! notre civilisation, si perfectionnée et si vantée, ne fait plus rien de comparable à ce qu’ont entrepris avec tant de courage, de patience et de bon sens, les civilisations naissantes. Nos travaux publics se bornent à l’ouverture des communications, et l’agriculture se défend comme elle peut contre les fleuves, la sécheresse et mille autres fléaux qui l’assiègent. Autrefois, on pensait avant tout à fertiliser le sol ; maintenant, on s’inquiète surtout à perfectionner l’industrie, et à favoriser ses débouchés par de bonnes voies de transport. L’agriculture, quoi qu’on en dise, est descendue au second rang.

Il en résulte parfois d’étranges spectacles, et bien propres à nous faire douter du mérite de nos idées à cet égard. — Parcourez le midi de la France : vous le verrez sillonné de routes et de canaux de navigation. Des millions sont engouffrés dans ces travaux, qui passent au milieu des campagnes les plus arides et les plus tristes du monde ; et l’on se demande avec surprise par quel inconcevable renversement d’idées une société, après avoir dépensé tant d’argent, tant de soins et tant d’années pour percer dans tous les sens son territoire, n’a pas su trouver, dans tous ses trésors, de quoi donner à ces champs désolés la goutte d’eau qui leur manque, et qui leur serait un bienfait bien autrement précieux que ce vain réseau de routes poudreuses.

Il est hors de doute que quelques grands canaux d’arrosage tripleraient, et, dans quelques parties, décupleraient la valeur d’une superficie de notre territoire, équivalant au moins au dixième de la France. Qu’on fasse le calcul du bien-être qui résulterait d’une semblable transformation, et qu’on le compare aux avantages que donnent nos travaux publics les plus utiles ! l’on verra de quel côté est l’avantage.


NOTE 20.

… On verra là quelle est, au sujet du reboisement à effectuer sur une grande échelle aux frais du trésor, l’opinion d’un homme dont on ne contestera pas sans doute l’autorité, dans un sujet qui touche aux intérêts matériels du pays…
Chap. LX, page 203.

Je veux parler de M. Michel Chevalier. Voici comment il s’exprime dans son ouvrage intitulé : Des intérêts matériels de la France.

« … En outre des travaux effectués en lit de rivière, il y aurait d’autres mesures qui exerceraient, au dire d’hommes expérimentés, une salutaire influence sur la navigabilité des cours d’eau naturels, et qui intéresseraient les canaux eux-mêmes, puisque, pour s’alimenter, ceux-ci sont obligés de recourir aux rivières : et aux plus modestes ruisseaux. Je veux parler spécialement de la replantation des montagnes que l’on a dépouillées de leurs bois avec tant d’imprévoyance, et que l’on abandonne dans leur nudité par une coupable inertie ; où même, par une fatale condescendance pour de mesquins intérêts que la loi ne reconnaît pas, et qu’au contraire elle repousse, l’on empêche les forêts de se reproduire par le seul effort de la nature. Les pluies et les neiges, lorsqu’elles tombent sur des cimes pelées, s’écoulent ou s’évaporent avec une rapidité extrême ; au lieu de maintenir les fleuves et rivières à des niveaux moyens, dont profiteraient les bateliers, et dont se féliciteraient les propriétaires riverains, elles produisent alors des crues subites, des inondations qui suspendent la navigation, dévastent les propriétés en les couvrant de graviers, et quelquefois les rongent et les entraînent ; puis, après les débordements, viennent brusquement des basses eaux, qui ne cessent que de loin en loin et pour de courts délais à la faveur de quelque orage. Avec un déboisement déréglé, nos pays tempérés se rapprochent ainsi des régions méridionales, où il n’y a que des torrents pendant le printemps et l’automne, des filets d’eau imperceptibles au milieu d’un océan de sable pendant l’été, et jamais de rivières faciles et maniables.

» Il ne s’agit pas de rendre le sol de la France aux forêts primitives. Parmi les déboisements effectués depuis cinquante ans, il y en a beaucoup qui seront profitables au pays. Le déboisement est une conquête de l’homme sur la nature ; les bois doivent disparaître des plaines et y céder la place à la culture. Mais on ne s’est malheureusement pas borné à découvrir ce qui, dans les vallées, pouvait être sillonné par la charrue, ou ce qui était appelé à fournir de gras pâturages ; on a arraché les arbres de cantons stériles, où le bois seul devait croître ; on a imprudemment livré à la hache les flancs et les cimes de nos montagnes ; puis, le régime de la vaine pâture, affranchi de toute surveillance, et une vicieuse administration des forêts publiques et privées, ont empêché la reproduction des bois après la coupe. L’insouciance des agents de l’État et des communes a fermé les yeux sur les abus les plus destructeurs. Aujourd’hui les communes et l’État possèdent des milliers, des millions d’hectares de forêts nominales, où il y a tout juste autant de végétation que dans les steppes de la Tartarie ou dans le désert de Sahara. Les semis ordonnés par les lois ou par les règlements ont été illusoires par les sommes qui y étaient allouées, et dérisoires par l’inertie ou la mauvaise foi qui y a trop souvent présidé. On assure que plus d’une fois, à des époques déjà loin de nous, je dois le dire, les adjudicataires de coupes des bois ont semé du sable au lieu de graines. Il y a une vingtaine d’années, le mal était au comble ; alors l’administration créa l’école forestière de Nancy, qui fournit des employés capables, actifs et intègres. En 1837, le ministre des finances a proposé de stimuler le zèle des agents subalternes par une augmentation de traitement, qui les plaçât au-dessus de la misère et à l’abri de la séduction. Toutes ces améliorations du personnel sont louables sans doute, mais elles resteront peu efficaces tant qu’on n’aura pas inséré au budget un chapitre en faveur de la replantation. Avec un million consacré tous les ans à semer ou à planter des essences d’arbres bien choisies sur ceux des emplacements jadis occupés par les forêts qui paraissent devoir être toujours rebelles à la culture, l’État se créerait en vingt ou trente ans un immense capital, réparti sur les vastes croupes des Pyrénées, des Alpes et des Vosges, ainsi que sur le littoral des Landes, où l’on n’applique aujourd’hui que sur une échelle lilliputienne les procédés ingénieux et économiques du savant Bremoutier. En temps de paix, ce serait un inépuisable approvisionnement pour vingt branches d’industrie, et notamment pour celle des fers, qui ne travaillera à bon marché en France que lorsque le bois y sera plus abondant. En temps de guerre, ce serait une ressource de plus facile défaite que des rentes nouvelles… »


Fin des notes.
  1. Ceci n’est pas rigoureusement exact, car les berges vont en s’élargissant à mesure qu’elles s’élèvent au dessus du fond du fit ; par conséquent, la longueur du mur qui fait office de barrage doit croître à mesure que son couronnement s’élève davantage. — Mais cette observation ne change rien à la conclusion que j’ai tirée du calcul : au contraire, elle ne fait que la fortifier. En effet, si la défense devient d’autant plus dispendieuse qu’on se sert de barrages plus élevés, avec la condition que leur longueur reste constante, il est évident que le prix s’accroîtra encore, si cette longueur elle-même augmente en même temps que la hauteur.
  2. Dans les savanes de l’Amérique il arrive fréquemment qu’il y a peu de végétation, et alors elles éprouvent des dégradations considérables.