Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XIII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 56-61).

CHAPITRE XIII.


Législation des torrents.

Lorsqu’une rive d’une certaine étendue est ravagée par un torrent, les propriétaires se réunissent, et constituent un syndicat ; une demande est adressée au préfet ; celui-ci commet un ingénieur des ponts et chaussées pour examiner le terrain, et, s’il y a lieu, pour dresser le projet des ouvrages propres à défendre la rive. Le travail s’exécute par voie d’adjudication ; l’ingénieur en surveille la construction et il en prononce la réception. Les frais sont ensuite répartis entre les intéressés, conformément à un rôle dressé par les syndics.

Toute cette marche est tracée par un décret spécial, qui soumet les torrents à un régime particulier, et les place sous la surveillance immédiate de l’administration (Décret du 4 thermidor an VIII[1]).

Ce décret a rendus de grands service au département, parce qu’il a assujetti à une règle constante tous ces ouvrages qui se conduisaient autrefois au hasard, et se nuisaient réciproquement. S’il n’a pas donné tous les fruits qu’on devait espérer, il faut s’en prendre à l’esprit d’hostilité qui anime ordinairement les propriétaires des rives opposées. Cette malheureuse division les détourne de se réunir, pour faire en commun un encaissement commet, ce qui serait le seul moyen de rendre les défenses parfaitement inoffensives, et partant, d’en tirer le plus grand avantage possible.

Le décret du 4 thermidor a principalement abouti à multiplier les endiguements d’une seule rive. Or, d’après ce qu’on vient de voir, cette défense, de quelque manière qu’on la dispose, est toujours plus ou moins hostile à la rive opposée ; et l’effet bienfaisant, toujours suivi d’effets nuisibles, qui fomentent les haines et les procès.

Quel doit être, dans cette circonstance, l’esprit de l’administration ?

Parce qu’il est impossible à une rive de construire des défenses, sans donner à la rive opposée, sinon le droit, au moins le prétexte plus ou moins fondé de se plaindre, s’ensuit-il qu’on ne doive jamais autoriser une rive à se défendre sans l’assujettir à indemniser la rive opposée ? — Non, mais il s’ensuit seulement que si l’administration accorde cette autorisation à l’une des rives, elle doit toujours l’accorder implicitement à la rive opposée ; car, de cette manière, tout devient égal des deux côtés. — C’est là en effet ce qui se fait toujours. Aussitôt qu’une demande d’endiguement est adressée à l’administration, elle fixe dans un plan la direction à donner à l’axe moyen du torrent, et elle trace les défenses sur l’une et l’autre rive. Ce plan embrasse le cours du torrent sur une grande longueur ; il ne détermine pas seulement l’alignement demande par les pétitionnaires, mais l’alignement de toutes les défenses voisines, que les premiers ouvrages pourront rendre nécessaires. Il fixe le tracé de l’encaissement complet du torrent, et l’alignement pétitionné ne devient plus ainsi que l’extrait d’un plan d’alignement général. Ce plan, déposé au chef-lieu de la commune, et soumis à l’inspection de tous les intéressés, sert de base à une enquête de commodo et incommodo.

Toutes ces dispositions étant ainsi prises, l’administration dira aux réclamants :

« De quoi vous plaignez-vous ? De ce que j’ai permis à la rive opposée de se défendre ? Mais je vous donne à vous-mêmes la même faculté. Pourquoi n’en usez-vous pas ? Vous avez sous les yeux le plan des lignes de défense : défendez-vous, en vous y conformant, de même que l’autre rive s’y est conformée. — Parce que vous vous endormez sur le mal, d’autres propriétaires, moins imprévoyants que vous, ou plus maltraités, seront-ils réduits à se laisser ruiner par le torrent, sous le prétexte qu’en se défendant, ils vous obligent à vous défendre de votre côté ? Vous dites que, sans l’établissement de ces défenses, vous n’aviez rien à redouter du torrent. — Eh ! qu’en savez-vous ? Le torrent, qui vous a épargnés un jour, ne pouvait-il pas vous attaquer le jour suivant ; et alors n’auriez-vous pas les premiers réclamé pour vous-mêmes cette autorisation, que vous me reprochez d’avoir accordée aux riverains opposés ? »

Ainsi considérées, la plupart des affaires contentieuses, soulevées par l’établissement des défenses, tombent d’elles-mêmes. Comme ces affaires sont portées souvent devant le conseil de préfecture, qui en décide après avoir entendu le rapport des ingénieurs, il est important que ceux-ci se pénètrent bien de cet esprit ; hors de là, ils n’oseraient plus conclure à l’autorisation d’aucune défense, et ils concluraient toujours a la condamnation des propriétaires les mieux autorisés.

La distinction établie par la loi entre les ouvrages hostiles, et les ouvrages inoffensifs, est à peu près chimérique, puisqu’elle ne définit pas ces ouvrages en eux-mêmes, mais seulement par leurs effets ; et que ceux-ci, ne variant que du plus au moins, sont au fond toujours les mêmes. — On ne peut sortir de ce vague qu’en posant un principe. — Ce principe serait, je crois, celui-ci :

« Une défense établie sur une des rives ne sera jamais considérée comme hostile, toutes les fois qu’elle consistera en une ligne de défense longitudinale, tracée parallèlement à l’axe moyen du torrent, à une distance de cet axe, au moins égale à la moitié de la largeur qui conviendrait à son encaissement. »

Ce principe, une fois admis, fixerait les doutes, et des ingénieurs chargés de tracer les défenses, et des juges chargés de se prononcer sur leur caractère d’hostilité, que la loi laisse dans l’indétermination. La mission des premiers serait de déterminer l’alignement des futures défenses, de la manière qui conviendrait le mieux aux intérêts de tous ; celle des seconds, de veiller à l’observation de l’alignement prescrit — Dès lors, tout devient clair.

Convenons que ce point n’est pas le seul, en cette matière, où la jurisprudence présente quelque chose de louche et d’incomplet. Elle arrête que toutes les questions d’indemnité qui suivront l’établissement d’une entreprise quelconque sur les cours d’eau, seront portées devant les tribunaux civils. L’administration n’intervient ainsi que comme autorité réglementaire et préventive, et les juges ordinaires restent maîtres de toutes les questions de propriété[2] ; ce qui, du reste, est conforme à l’esprit général de la législation, qui place les droits de la propriété sous la sauvegarde de l’autorité judiciaire, et les intérêts publics sous la tutelle de l’autorité administrative. — D’après cette disposition, l’administration qui autorise un propriétaire à se défendre, qui lui trace les ouvrages à faire, qui en surveille elle-même l’exécution, ne le sauve pas pour cela d’une poursuite devant les tribunaux. Or, quelle marche suivront ceux-ci ? Ils feront constater, par des experts, s’il y a eu réellement des dommages causés, et quels sont ces dommages. En vertu d’un pareil mandat, les experts ne pourront pas se refuser à les reconnaître, ni à les évaluer, puisque, de fait, ces dommages existeront presque toujours. Sur ce rapport, le propriétaire le mieux autorisé pourra être condamné à payer de fortes indemnités.

Élevons-nous un instant au-dessus de la lettre de la loi, qui du reste, sur ce point, est loin d’être claire. — N’est-il pas évident que des jugements rendus dans un pareil esprit, qui semble au premier aspect conforme aux régies ordinaires de la justice, sont au fond souverainement iniques ? Quoi ! ma propriété est à la veille d’être anéantie ! Elle n’a plus de valeur, elle n’existe plus qu’à la condition d’être défendue ! Je demande à me défendre, je me soumets à tout ce qu’on exige de moi pour ne pas rendre ma défense offensive, et vous me condamnez, parce qu’il n’a pas dépendu, ni de moi, ni de l’administration, qu’elle ne le devînt pas !…

Quels seront, en fin de compte, les résultats d’une semblable justice ? — De forcer les propriétaires qui se proposent de défendre leur rive, à indemniser en même temps la rive opposée, s’ils ne veulent pas être traînés dans d’interminables procès. À ce prix-là, peu de propriétaires consentiraient à se défendre, et il faudrait se résigner à livrer en pâture aux torrents les meilleures terres du département. — Ainsi, loin de favoriser les droits de la propriété, de pareils jugements lui sont au contraire directement opposés. En protégeant certains héritages, ils en condamnent d’autres à périr ; et ceux qu’ils protègent aujourd’hui périront eux-mêmes demain, victimes du même principe, si demain, par un caprice du torrent, ils ont besoin à leur tour d’être défendus. C’est de la sorte que ce principe, si protecteur en apparence, se retournant successivement contre chaque propriété, les anéantira toutes, l’une après l’autre !

Combien, au contraire, la régie administrative, conçue dans l’esprit que j’ai dit plus haut, produirait d’heureux fruits ? Elle forcerait les plaignants à se défendre de leur côté, au lieu de plaider ; et l’argent qu’ils perdent dans leurs procès serait transformé en de bons et utiles travaux[3]. Il suffirait qu’une rive commençât à se défendre pour provoquer immédiatement des défenses sur la rive opposée, et un premier endiguement déterminerait, de proche en proche, l’encaissement du torrent tout entier.

Telle est encore dans cette matière l’hésitation de nos lois, que le tribunal, qui peut condamner le propriétaire à de fortes indemnités, ne peut pas le condamner à démolir ses défenses : en sorte que s’il persiste à les laisser sur place, il prépare un aliment continuel aux poursuites. Le préfet seul a le pouvoir d’ordonner la démolition des ouvrages reconnus par lui offensifs ; aussi arrive-t-il que ces affaires sont portées tantôt devant le préfet, tantôt devant les tribunaux, suivant que les réclamants demandent la démolition des ouvrages ou qu’ils demandent des dommages-intérêts.

Je sais bien qu’on m’objectera la législation des usines, qui, sur ce point, est formelle. L’ordonnance royale qui autorise leur établissement, énonce toujours qu’elle soumet le concessionnaire à tous les recours des riverains devant l’autorité judiciaire. — Mais ce qui est en effet très-juste pour une usine, ne l’est plus pour les défenses. L’établissement d’une usine est une spéculation faite par l’intérêt privé, et qu’il faut encourager, comme toute entreprise industrielle, mais non pas en lui sacrifiant les intérêts de l’agriculture, ni les droits de la propriété. Il serait bien absurde de faire peser sur tous les riverains la charge d’une entreprise qui ne profite qu’à un seul, et dont eux-mêmes ne profiteront jamais que d’une manière très-détournée. Au contraire, les digues sont une chose d’absolue nécessité, essentielle à l’existence même de toute propriété riveraine, et dont toutes ont besoin à leur tour. Elles portent donc un double caractère de nécessité et de généralité que n’ont point les usines. S’il résulte de leur établissement quelques inconvénients, il faut les accepter comme une servitude, qui pèse également sur tous les riverains, qu’il convient à l’administration seule de régler, et que le commun accord de tous les propriétaires suffirait pour rendre, non pas seulement inoffensive, mais salutaire et bienfaisante.


  1. Voyez la note 8.
  2. Voir le Dictionnaire de M. Tarbé de Vauxclairs, article Cours d’eau. — Voir le Cours de M. Cotelle.
  3. Les procès figurent dans l’énumération qu’a faite Fabre de tous les maux que causent les torrents (voir le no 150 : « le cinquième désastre consiste dans les procès, etc. »).