Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XVI

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 71-77).

CHAPITRE XVI.


Encaissement des torrents.

J’aborde maintenant le problème de l’encaissement.

L’encaissement peut se faire de deux manières : soit en resserrant le torrent contre une berge naturelle, soit en l’endiguant sur les deux rives. Dans le premier cas, qui est celui de plusieurs localités, l’encaissement est le résultat d’un simple endiguement[1] : mais les effets sont, en tous les points, semblables à ceux que produirait l’endiguement simultané des deux rives. Il est donc inutile de les distinguer.

Trois choses sont à considérer, lorsqu’étant donné un torrent, on se propose de l’encaisser :

1o La section à donner à l’encaissement ;

2o La direction à donner à l’axe du cours ;

3o La pente à lui faire suivre.

Ces éléments sont relatifs, le premier, au profil transversal de l’encaissement, le second au plan, et le troisième au profil en long. — Ils doivent être déterminés, tous les trois, par une condition générale, qui est à peu près la seule à considérer, tant elle est importante, tant elle plane haut au-dessus de toutes les autres. Cette condition unique, c’est que le torrent, une fois encaissé dans le chenal, n’exhausse pas. — En effet, nous sommes ici sur les lits de déjection où le torrent arrive gorgé de matières, où les pentes cessent d’être excessives, et partant, où il sera toujours possible de résister à l’affouillement. L’exhaussement serait au contraire un mal sans remède, auquel on ne pourrait appliquer que des tempéraments provisoires, qui le retardent, mais ne l’arrêtent pas. Ainsi l’affouillement est la circonstance la plus heureuse qui puisse se présenter, et, loin de le redouter, il faut le provoquer par tous les moyens possibles.

Pour déterminer la section d’après ces principes, on voit qu’il est surtout essentiel de ne pas lui donner trop de largeur[2]. Dans une section trop large, il y aurait un double mal : le torrent y déposerait : ensuite, il y divaguerait, en frappant d’une digue à l’autre ; c’est-à-dire qu’il surmonterait ses digues, en même temps qu’il les ruinerait par le choc de ses eaux. — Il ne faut pas espérer que l’on trouvera dans le calcul un secours pour fixer les éléments de la section. Le calcul, qui s’applique avec précision à l’écoulement tranquille des canaux, deviendrait ici la source d’énormes erreurs. Si l’on se reporte à la description des crues (chap. 8), à celle des lits de déjection (chap. 4), etc., etc., on doit bien voir que ce ne sont pas là les phénomènes des eaux courantes, dont l’observation a servi à fonder les formules du calcul et à les vérifier.

Il n’y a rien de mieux à faire, pour déterminer ces éléments, que de remonter le torrent jusqu’à son canal d’écoulement, d’y relever des profils en travers et de les comparer entre eux. On formera ainsi une section moyenne qui pourra être celle à donner à l’encaissement. — Il faut encore comparer cette section à celle des torrents analogues à celui que l’on étudie, et prise dans les parties où ils sont encaissés, soit naturellement, soit par des ouvrages d’art.

Je passe au second élément : le tracé de l’axe du torrent. — La règle est ici toute simple. Le tracé doit être rectiligne en entier, s’il est possible : sinon, s’écarter le moins possible d’une ligne droite moyenne. En redressant les sinuosités du lit primitif, on réalise deux effets ; on augmente la pente, et on détruit les pertes de vitesse, qui sont toujours le résultat d’un changement de direction ; on a donc doublement contribué à accélérer la vitesse de l’écoulement, et par conséquent, à empêcher l’exhaussement.

Reste l’élément de la pente. Celui-ci ne dépend pas de nous : il est imposé par le talus naturel du lit, et aucun artifice ne parviendra à l’augmenter au delà d’une certaine limite, laquelle est donnée par la ligne droite, qui serait tirée de la gorge à l’embouchure. Si les déjections n’ont pas déjà formé elles-mêmes la pente-limite, on ne peut pas songer à la créer. Reste à découvrir quelle est cette pente-limite, qu’il est si important de connaître, pour être assuré du bon succès des dépenses qu’on veut appliquer à un encaissement ? — Cette recherche se complique de plus d’un élément. On peut le prévoir de suite, quand on réfléchit qu’il s’agit de la pente qui convient à l’entraînement des matières, et qu’elle dépend ainsi à la fois, et de la forme du lit de déjection qui les reçoit, et de la nature du bassin de réception qui les fournit : la recherche embrasse donc l’examen du cours tout entier. Au milieu du grand nombre de considérations qui doivent entrer dans une pareille question, j’en indiquerai seulement quelques-unes.

Une première donnée résulte de l’examen des matières déposées par le torrent. On a vu ailleurs quelles sont les limites des pentes qui correspondent au dépôt des différentes natures d’alluvions. — On peut, par exemple, admettre que le gravier sera toujours chassé dans un chenal, dont la pente serait de 3 centimètres par mètre ; ce qui dépasse la limite supérieure, résultant de l’observation des pentes d’un grand nombre de lits qui roulent du gravier[3].

Mais plusieurs considérations rendent cette donnée moins positive qu’elle ne paraît l’être au premier aperçu.

D’abord, qu’on se rappelle ce qui a été dit au sujet des laves. Celles-ci se déposent sur toutes sortes de pentes. — Ainsi les mêmes matières, amenées par une eau de plus en plus boueuse, se déposeront sur des pentes de plus en plus rapides : et je n’oserais pas fixer une limite précise, qui fût sûre sans être trop exagérée[4].

Ensuite l’examen des matières déposées dans le lit n’enseigne rien sur la manière dont elles y ont été amenées, et cette manière est pourtant importante à connaître. On n’a devant les yeux que les traces d’un phénomène déjà accompli ; on ignore ce qu’est le phénomène en action. Il est certain, par exemple, qu’une action plus prolongée et moins violente serait, dans le cas de l’encaissement, beaucoup moins à redouter qu’une action subite et de courte durée, qui jetterait inopinément dans le chenal une masse énorme de matières. Pourtant le résultat des deux actions pourrait être le même, si elles amènent dans le lit le même cube d’alluvions. La seule différence est dans la durée de l’action, et cet élément n’est pas donné par l’inspection des matières. Pour être fixé sur ce point, il faudrait avoir assisté soi-même à une crue ; sinon il faut en admettre le récit tel qu’il est fait par des témoins dignes de confiance.

Quelquefois aussi les matières sont apportées par une très-petite quantité d’eau, qui n’a plus la force de les pousser, une fois qu’elle est sortie de la gorge, lors même qu’elle tombe sur des pentes rapides[5].

Une autre considération est dans la direction que l’on pourra donner au torrent encaissé : si elle est rectiligne, elle favorise l’entraînement ; tourmentée et sinueuse, elle provoque des dépôts.

Une donnée non moins essentielle résulte de l’inspection du bassin de réception. C’est de là que sort le mal : c’est donc là qu’il faut l’étudier. — Il y a de ces bassins qui sont dans un si épouvantable état de décomposition, dont les berges sont tellement pendantes, et les rives tellement crevassées, que leur seul aspect suffira pour anéantir toutes les espérances qu’on aurait fondées sur l’encaissement des parties inférieures.

On a vu que certains torrents se déchargeaient dans des vallées sèches ou dans des ruisseaux trop faibles pour emporter leurs alluvions. Il est clair alors que ceux-ci s’accumulant toujours, il ne peut plus y avoir de limite à l’exhaussement.

La place où se pratique l’encaissement peut donner, sur différents points d’un même lit, des résultats varias. Il réussira généralement mieux à l’extrémité du lit, près du confluent, qu’à la sortie même de la gorge[6]. Cela vient de ce que la pente-limite commence à s’établir près de l’embouchure du torrent, où la rivière maintient un repère stable, et qu’elle remonte de là peu à peu vers la gorge. Il peut se faire que l’exhaussement ait cessé complètement dans la première partie, tandis qu’il continue encore de se manifester au débouché de la montagne.

Enfin, il arrive quelquefois que plusieurs de ces motifs se réunissent dans le même torrent pour provoquer des exhaussements, sur les mêmes pentes où d’autres torrents, semblables en apparence, n’exhaussent plus. Par exemple, le torrent de Sainte-Marthe dépose le long d’une digue sur une pente de 0,065 : le torrent de Boscodon, avec la même pente, affouille au pied d’une autre digue. Les galets et les blocs amenés par tous les deux, sont à peu près du même volume. À quoi tient cette différence ?

1o Les blocs, dans le torrent de Sainte-Marthe, sont enchâssés dans une boue épaisse : dans celui de Boscodon, il y a peu ou point de boue ;

2o Le cours du premier est sinueux : celui du second est rectiligne ;

3o Dans le premier, les matières tombent brusquement dans le lit de déjection : dans le second, elles y sont amenées à travers un canal d’écoulement prolongé.

Prenons encore le torrent des Moulettes à Chorges, qui exhausse sur des pentes de 0,07 à 0,08 : cela tient aux causes suivantes :

1o Il amène des laves ;

2o Il se décharge dans une vallée sèche ;

3o Il charrie beaucoup de matières, avec une petite proportion d’eau ;

4o Les matières arrivent brusquement, le canal d’écoulement étant très-court.

On voit qu’il y a là beaucoup de considérations décousues, sans aucun précepte général. Parmi ce grand nombre de causes qui se superposent pour produire les mêmes effets, il est difficile de démêler si l’une agit plus spécialement que les autres, ou bien préexiste à toutes les autres. Après y avoir longtemps réfléchi, je ne crois pas qu’il soit possible de poser une règle générale et simple, qui établisse de suite qu’un torrent a, ou qu’il n’a pas la pente limite. Ces règles si absolues sont séduisantes, mais elles sont rarement vraies. Voici les seuls caractères que j’oserais avancer, non pas comme étant infaillibles, mais, au moins, comme étant le plus rarement en défaut :

1o Les torrents qui ont un canal d’écoulement prolongé, et dans lesquels la courbe de lit est continue, dans le passage de ce canal au lit de déjection, ont la pente-limite : — Par conséquent ils pourront être encaissés.

2o Les torrents dont la courbe de lit se brise dans le même passage, ont des pentes imparfaites : — Par conséquent ils exhausseront, quoi qu’on fasse pour les encaisser[7].

Je crois qu’il n’est guère possible de formuler quelque chose de plus positif sur cette question. Les circonstances indiquées par ces deux régies sont celles qui reparaissent le plus régulièrement, au milieu d’une multitude d’autres, qui s’effacent, se substituent l’une à l’autre, et ne semblent pas former comme celles-ci un trait constant et général. Afin de ne pas rester trop longtemps sur ce sujet, je renvoie aux planches et à l’explication qui les accompagne. On trouvera là des vérifications à l’une et l’autre règle.

La triste conclusion de tout ceci, c’est que l’encaissement n’est pas toujours possible. Le torrent de Chorges, déjà cité si souvent, peut encore servir ici d’exemple à cette vérité, bien propre à discréditer tous les systèmes de défenses employés jusqu’à ce jour. Depuis vingt années, les habitants entassent digues sur digues pour défendre leur bourg et leurs champs contre les envahissements du torrent. Au delà de cent mille francs dorment dans ces travaux, que les eaux aujourd’hui renversent ou surmontent de toutes parts. L’encaissement du lit, loin de favoriser l’entraînement des matières, n’a fait que rendre l’exhaussement plus prompt : parce que les dépôts, concentrés dans une plus petite largeur, ont crû plus rapidement en hauteur. Le bourg est maintenant à la veille d’une catastrophe qui semble inévitable.

Il y a des personnes qui disent que les défenses, établies sur de semblables lits, épuisent inutilement la bourse des propriétaires, et qu’il vaut mieux laisser aller le torrent comme il lui plaît. — Il est très-vrai que dans des cas pareils on ne peut pas espérer un autre fruit de tout l’argent consacré aux défenses, que celui de retarder l’invasion pendant un certain temps. Mais n’est-ce pas déjà là un grand bienfait de ces travaux ? Combien d’ouvrages n’ont qu’une destination provisoire, qui n’en sont pas moins utiles ? Combien même n’existent qu’à la condition d’un entretien, ou bien mieux encore, d’un renouvellement perpétuel : nos chaussées, par exemple ? — Le et l’Adige sont aussi contenus par des digues qu’il faut continuellement surhausser : et si elles venaient à se rompre, une partie de la Lombardie serait submergée. Pourtant ces travaux, et tant d’autres du même genre, ne passent pas pour inutiles[8]. On les vante, au contraire, parmi les monuments les plus admirables de la patience de l’art humain, aux prises avec des forces indomptables qu’il contient par une lutte incessante, et qui détruiraient tout, s’il se relâchait un seul instant

D’ailleurs les défenses provisoires, en reculant le mal, peuvent donner le temps d’y appliquer des remèdes. — Sait-on si, en dehors des maladroites et inutiles défenses employées jusqu’à ce jour, il n’existe pas quelque système de résistance plus efficace, que l’expérience et l’observation pourront mettre en lumière, et qui sauveront pour toujours les propriétés dont on dispute aujourd’hui avec courage l’existence aux torrents ?

Ainsi, loin de décrier de pareils travaux, loin de les blâmer, je pense qu’il faudrait au contraire les encourager, et y pousser la population par tous les moyens possibles : elle n’a déjà que trop de pente vers l’abattement.


  1. Le torrent des Moulettes à Chorges, — le torrent des Grattes, aux Crottes, — le torrent de Réalon, près de son confluent.
  2. La même remarque a été dite par M. de Montluisant dans son Mémoire sur les endiguements (Annales des ponts et chaussées, tome VIII, page 287). « L’aspect effrayant du lit des torrents ne doit pas faire préjuger un volume d’eau trop considérable en rapport avec la vaste étendue des terrains submergés. Il faut jauger le volume d’eau aussi bien que possible, et ne pas craindre ensuite de réduire le nouveau lit, s’il doit être encaissé, à la faible largeur nécessaire pour le débit des plus grandes eaux. La détermination de cette largeur demande de longs détails… Il nous suffira de dire, comme résultat d’une longue expérience, qu’une trop grande largeur a les plus graves inconvénients, et que l’endiguement des torrents est soumis à de nombreuses considérations, importantes et délicates, qui méritent toute l’attention des ingénieurs. »
  3. Par exemple le torrent de Glaisette à Veynes, qui roule du gravier, a été encaissé avec succès sur une longueur de 800 mètres ; sa pente est de 0,025 m par mètre. — Le torrent de Théus, qui roule des galets et quelques petits blocs, a été encaissé avec succès sur une pente de 0,05 m par mètre.
  4. À Chorges, la lave se dépose sur une pente de 0,08 m. — Sur le Devizet, la pente du dépôt est encore plus forte.
  5. Tels sont les torrents blancs, qui finissent par déposer sur des talus de 3 mètres de base sur 2 mètres de hauteur, c’est-à-dire sur des pentes de 0,66 m par mètre.
  6. C’est ainsi que le torrent de Labéoux a été encaissé avec succès près de son confluent, entre deux digues longitudinales, l’une de 800, l’autre de 200 mètres.
  7. Je n’ai besoin d’avertir que ces deux règles cesseraient d’être exactes, si à leur énoncé direct on substituait l’énoncé réciproque. Il n’est pas vrai, par exemple, que tous les torrents qui exhaussent présentent nécessairement une discontinuité au point d’attache du cône de déjections. Mais il est toujours vrai que les torrents qui présentent cette discontinuité, exhaussent.
  8. Par exemple l’exhaussement réitéré des digues du Drac, dans le département de l’Isère, depuis le pont de Claix jusqu’à l’Isère qui le reçoit, a absorbé, dit-on, dans ces quinze dernières années, au delà de 600 000 francs ; mais si ces digues étaient surmontées, une partie de la ville de Grenoble serait submergée.