Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XVII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 78-83).

CHAPITRE XVII.


Examen de divers systèmes de défense.

Je vais passer en revue les différents systèmes qui ont été proposés pour contenir les torrents dans toute l’étendue de leurs ravages, et d’une manière générale. Après tout ce qui a été dit, l’appréciation de chacun de ces systèmes sera facile et n’exigera pas que j’entre dans de longs développements.

1o Système de Fabre.

Pour faire cesser les ravages des torrents dans les vallées, Fabre propose tout simplement de les encaisser entre deux digues longitudinales. Quant au tracé de l’encaissement, il consiste à tirer une ligne droite de la gorge à la rivière, et à donner à l’axe du torrent cette pente et cette direction : ce qui oblige la plupart du temps d’élever le nouveau lit sur des remblais[1].

C’est là une règle tout à fait imaginaire, ou qui, du moins, ne pourrait jamais être appliquée aux torrents de ce département. En effet elle revient à former, à force de terrassements, la pente limite, là où les déjections ne l’ont pas encore établie d’elles-mêmes. Or, un pareil travail n’aboutirait à rien moins qu’à créer des lits de déjection artificiels, partout où ils ne sont pas complètement formés, c’est-à-dire à amonceler de véritables montagnes. — Remarquons toutefois que Fabre, en indiquant ce procédé dont le résultat était de donner au lit la plus forte pente possible, avait entrevu une partie des véritables difficultés qui s’opposent à l’encaissement des torrents. Je dis une partie, parce qu’il serait très-possible que la droite tirée de la gorge à la rivière ne donnât pas encore la pente-limite. La rivière est bien un des points obligés de cette pente, mais il n’en est pas de même du second point, pris à la sortie de la gorge : celui-ci pourrait être trop bas. À mesure que les dépôts s’entassent, l’origine de l’éventail remonte dans la gorge et relève ainsi la pente.

2o Système de M. Delbergue-Cormon.

On trouve dans l’ouvrage de M. de Ladoucette l’exposé d’un système d’encaissement proposé par M. Delbergue-Cormont, ingénieur en chef des ponts et chaussées[2]. — Il consisterait tout simplement à creuser au torrent un canal régulier, au milieu de ses déjections mêmes, et à entretenir ce canal à l’aide d’un curage assidu. Quelles que soient les précautions indiquées par l’auteur pour fortifier les berges de ce canal au moyen de plantations, et les assimiler à des digues continues, on comprend bien qu’elles ne présenteront jamais aux érosions une résistance suffisante. Elles tiendraient encore moins contre un exhaussement.

Il semble que ce système attribue tous les ravages des torrents à l’irrégularité de leurs lits, puisque, pour les faire cesser, il propose comme remède unique et suffisant de leur donner un lit régulier. C’est là prendre l’effet pour la cause. Si les torrents se répandent çà et là, ce n’est point parce qu’ils n’ont pas de lit régulier ; mais ils n’ont pas de lit régulier, par cette raison que, déposant continuellement, ils sont forcés de se répandre çà et là.

On a essayé dans le pays quelque chose d’analogue au moyen proposé par M. Cormont.

Il y a une vingtaine d’années, M. de Ladoucette fit ouvrir dans le torrent de Vachères une longue tranchée, dirigée en ligne droite de la gorge à la Durance. On attacha à ce travail les détenus de la maison centrale d’Embrun, au nombre de quatre cents, et l’ouvrage, poussé avec une admirable vigueur, se trouva terminé au bout d’un mois. Mais le mois suivant, une crue survint et tout fut détruit.

En général le curage sur les torrents est une opération fort pénible, à cause de la grosseur des blocs et de la ténacité du limon qui les enveloppe ; et ce travail, qui exige tant de bras et de dépenses, ne mène à aucun résultat durable. La plus petite crue suffit pour tout bouleverser, et remettre le lit en son premier désordre.

3o Système des Barrages.

Ce système consiste à détruire les érosions dans la montagne, par le moyen de murs de chute[3]. Il attaque le mal dans sa source même. Cette pensée est sans contredit la plus rationnelle de toutes. Si l’on parvenait à empêcher les affouillements dans les régions supérieures du torrent, on arrêterait par là même les exhaussements dans les parties inférieures : le même procédé sauverait à la fois les propriétés de la montagne et celles de la vallée : son action serait donc infiniment plus générale qu’aucun des moyens d’encaissement connus. Mais est-il applicable ? — Je ne le crois pas.

Les murs de chute ou barrages sont le genre de défense le plus efficace, lorsqu’il s’agit de garantir une petite longueur de propriétés, et sur des pentes modérées. En réalité, il n’a jamais reçu jusqu’ici d’autre application. — Transporté dans les parties supérieures d’un torrent, il n’en serait plus de même. Là, les pentes croissent avec une telle rapidité que les murs deviendraient insuffisants, à moins de les rapprocher, et, pour ainsi dire, de les entasser les uns sur les autres. Or ceci serait d’abord extrêmement dispendieux. — Ensuite, les murs ainsi rapprochés manquent une partie de leur effet, les chutes succédant aux chutes, sans que la vitesse ait le temps de s’amortir. Leur effet se bornerait, en quelque sorte, à relever le fond du lit parallèlement à lui-même d’une quantité égale à leur propre hauteur, et l’on comprend bien qu’un semblable résultat est littéralement nul, par rapport au but qu’on se propose d’atteindre. — Ajoutons que pour atténuer autant que possible ce défaut, il faudrait donner aux murs une grande hauteur au-dessus du fond. Mais alors les chutes deviennent terribles et les affouillements ruineux. — Enfin l’emploi d’un pareil mode d’endiguement, entrepris sur une échelle générale, pourrait même être dangereux. Si l’on suppose qu’un ou deux de ces murs viennent à être emportés par une crue, ils détermineraient de proche en proche la chute de tous les autres. Cette masse énorme, balayée du haut de la montagne, s’ajouterait aux alluvions du torrent et rendrait ses débordements plus désastreux. Il y aurait dans ce genre de défense comme un péril continuel, suspendu au-dessus de la plaine, et toujours prêt à l’engloutir.

Tous ces inconvénients sont très-graves et doivent faire renoncer à considérer les barrages comme un remède efficace, susceptible d’une application générale.

Fabre, qui l’indique dans son ouvrage, convient qu’il est insuffisant dans les grands torrents[4]. Et que sont les grands torrents de Fabre à côté de ceux dont il est ici question ?

4o Dérivation des torrents.

Pour ne rien laisser de côté, je vais parler d’une sorte de défense qui consiste à dévier les torrents, et à transporter leur violence sur des points où elle n’est plus à redouter.

Il est clair que ce procédé ne peut être employé que dans quelques cas particuliers, et qu’il ne constitue pas un système de défense général.

On peut citer d’abord un travail de ce genre exécuté sur la route royale no 85, qui jette dans le même lit les deux torrents de Déoule et de Briançon, et force leurs eaux réunies à passer sous le même pont. Mais cet exemple n’est point parfait, parce que les deux torrents, sortant de deux gorges différentes, arrivaient à peu près sur le même lit, et qu’il n’y a eu, à proprement parler, qu’à le rétrécir.

Il existe sur la même route un exemple plus complet, mais il se rapporte à des ravins peu considérables. Ils coulaient tous les deux dans des directions parallèles, et coupaient la route en deux points différents. À l’aide d’un barrage et d’une tranchée pratiquée à l’amont de la route, on a forcé l’un des ravins de se jeter dans l’autre, et leurs eaux réunies ont passé sous un pont unique. — Cet ouvrage a été conçu et exécuté par M. Sevenier, ingénieur.

Le même M. Sevenier a dressé, il y a une vingtaine d’années, un projet de dérivation qui donne un exemple complet, et sur une vaste échelle, de ce genre de défense. — Il s’applique à ce torrent de Chorges déjà plusieurs fois cité dans le cours de ce mémoire. — Parallèlement à ce torrent coule celui de Malfosse, lequel est encaissé par des berges solides et profondes. Suivant le projet de M. Sevenier, une tranchée faite dans le haut de la montagne aurait versé le premier torrent dans le second, et détourné loin du bourg de Chorges un danger imminent, que j’ai fait connaître ailleurs et qui menace également la route royale passant par le bourg.

C’est ici qu’on peut voir combien les torrents ont été peu connus jusqu’à ces derniers temps, et combien leurs effets sont mal appréciés au dehors. La tranchée proposée par M. Sevenier prenait son embouchure à peu près au dernier tiers de la gorge du bassin de réception. Un grand barrage forçait les eaux à se détourner brusquement pour y entrer. Le torrent arrivait au barrage avec une pente énorme, dépassant 20 centimètres par mètre, et chargé des débris arrachés aux berges de son cours supérieur. Là, on lui présentait un canal, dressé suivant une pente uniforme de 7 millimètres par mètre, comme s’il se fût agi de dériver du torrent un paisible canal d’irrigation !… Dans toutes ces dispositions, il y avait un concours de fautes qui devaient rendre le succès du projet absolument impossible : 1o La présence d’un coude brusque ; 2o un brisement de pente ; 3o un lit dressé suivant une pente au moins dix fois trop faible, etc. Je n’ai besoin que de montrer ces erreurs pour les rendre palpables. Eh bien ! ce projet si évidemment vicieux, ce projet soigneusement élaboré, puis soumis à l’examen d’un conseil, dont personne, certainement, ne contestera ni l’expérience, ni la sagesse, ni les lumières, a reçu une approbation complète ! — Heureusement l’admirable bon sens des habitants fit justice de l’inexpérience des ingénieurs ; inexpérience fort excusable du reste, car on ne peut exiger que des hommes étrangers à ce pays, quelque science qu’on leur suppose, apportent ici la connaissance infuse d’un ordre de faits qu’ils n’ont pu observer nulle part, et qui n’a jamais été nettement décrit. — Le projet donc fut vivement repoussé par les gens de la localité, qui se considéraient avec raison comme les patients de l’opération : cela fit ajourner l’exécution du travail ; et plus tard, quand il fut question de le reprendre, un autre ingénieur, M. Béguin, confirma les craintes des habitants dans un excellent rapport, où il révéla les fautes et le danger du projet — On tremble en pensant que le résultat infaillible de ce travail, montant à plus de 60 000 francs, eût été de répandre sur une vaste région les désastres concentrés aujourd’hui dans le petit bassin de Chorges. — Ce fait est bien propre à faire comprendre combien il importe aux ingénieurs de ce département d’avoir une exacte connaissance des torrents.

En revanche, il y a dans le département des Basses-Alpes un exemple de dérivation qui a été couronné par le succès le plus complet. — Le bourg des Mées était menacé par un torrent. On parvint, en perçant une galerie souterraine à travers une montagne, à le jeter en ligne droite dans la Durance. Cet ouvrage, exécuté avant la révolution, est fort remarquable. Ici, on présentait au torrent une course plus directe, et des pentes plus fortes que celles qui lui étaient offertes par son lit naturel. Il faut dire aussi que le torrent n’approche pas de la violence de celui de Chorges. Tout était donc mieux disposé pour la réussite.

En définitive, les torrents sont si dangereux à manier que de pareils projets de dérivation seront toujours très-rares. Avec des chances de réussite si incertaines, et des chances de non-succès si terribles, il se trouvera peu d’ingénieurs assez hardis pour les proposer, et y attacher leur nom et leur responsabilité.

  1. Voir son livre, nos 309 et suivants.
  2. « Mémoire dans lequel on essaie de faire voir que les communes peuvent, sans autres secours que leurs bras, se mettre à l’abri des torrents secondaires, par Delbergue-Cormont, ingénieur en chef. » — Voyez la note 9.
  3. C’est le système qu’indiquent la plupart des auteurs. — Voyez Navier : Résumé des Leçons d’hydraulique données à l’École des ponts et chaussées, page 87.
  4. Je cite ici le texte :

    « Ce moyen (les barrages) réussit à souhait dans tous les torrents naissants et qui n’ont pas creusé bien profondément leur lit. L’expérience nous en garantit le succès. Mais il n’en est plus de même lorsque les torrents ont pris des accroissements considérables, et qu’ils ont creusé de profonds vallons : dans ce cas on doit regarder leur destruction comme impossible. » Fabre, no 307.