Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXIII

La bibliothèque libre.
Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 167-171).

CHAPITRE XXXIII.


Moyens à employer pour prévenir la formation des torrents et pour les éteindre.
Discussion du système d’extinction.

Les dispositions que je viens d’indiquer sont des mesures préliminaires qui arrêteraient les désordres auxquels sont dues les dégradations du sol et la formation des torrents. Il suffirait de les appliquer avec discernement, et le premier problème, savoir celui qui a pour objet de prévenir la formation des torrents, se trouverait à peu près résolu.

Je dis à peu près, parce que, dans beaucoup de quartiers où le sol végétal a déjà disparu, où les ravins sont creusés, où les torrents commencent à se manifester, il ne suffirait pas d’appliquer la mesure de la réserve dans sa simplicité, c’est-à-dire qu’il ne suffirait pas d’interdire ces quartiers aux troupeaux, et d’attendre que la végétation s’en emparât spontanément. Il faudrait venir au secours de la nature. — Là, surgissent plusieurs questions qui seraient à examiner : 1o les moyens d’exécution ; 2o la dépense ; 3o les difficultés légales, etc., etc. Mais comme les mêmes questions vont se reproduire tout à l’heure avec un plus grand degré de difficulté, je passe outre et j’aborde le second problème, celui de l’extinction.

Je suppose le cas le plus général, celui d’un torrent parvenu à son accroissement complet, tel que ceux du premier genre. Il s’agit de l’éteindre par le secours de la végétation.

On commencerait par tracer sur l’une et l’autre des deux rives du torrent une ligne continue qui suivrait toutes les inflexions de son cours, depuis son origine la plus élevée jusqu’à sa sortie de sa gorge. La bande comprise entre chacune de ces lignes et le sommet des berges formerait ce que j’appellerai une zone de défense. Les zones des deux rives se rejoindraient dans le haut en suivant le contour du bassin, et envelopperaient ainsi le torrent dans toute son étendue, de même qu’une ceinture. Leur largeur, variable avec les pentes et avec la consistance du terrain, serait d’environ 40 mètres dans le bas ; mais elle croîtrait rapidement à mesure que la zone s’élèverait dans la montagne, et elle finirait par embrasser des espaces de 400 à 500 mètres.

Ce tracé s’appliquerait non-seulement à la branche principale du torrent, mais encore aux divers torrents secondaires qui dégorgent dans la première. Il s’appliquerait encore aux ravins que reçoit chacun des torrents secondaires ; et poursuivant ainsi de branche en branche, il ne s’arrêterait qu’à la naissance du dernier filet d’eau. De cette manière, le torrent se trouvera saisi jusque dans ses plus petites ramifications. — Comme les zones de défense, en pénétrant dans le bassin de réception, s’élargiront beaucoup ; comme d’un autre côté, les ramifications sont dans cette partie plus multipliées et plus rapprochées, il arrivera que les zones voisines se toucheront, se superposeront même, et qu’elles se confondront dans une région générale, qui couvrira toute cette partie de la montagne, sans y laisser de place vide.

Les zones de défense étant ainsi déterminées, la première partie de l’opération est achevée. C’est là en quelque sorte le tracé du travail qu’on va entreprendre.

Il s’agit maintenant, par les moyens les plus actifs et les plus prompts, d’attirer la végétation sur toute la surface de la ceinture. — Pour cela, on fera des semis et des plantations d’arbres. Là où il serait impossible de faire venir tout d’abord des arbres, on provoquera la croissance des arbustes, des buissons, des ronces… Mais dans le haut, où les zones embrassent toute l’enceinte du bassin de réception, c’est une forêt qu’il faut créer. On choisira les essences d’arbres les plus convenables : on aura recours à tous les procédés connus, voire même aux procédés qui restent encore à découvrir et qui sortiront de l’expérience. Le but de ces travaux doit être de couvrir le bassin de réception par une forêt qui s’épaississe chaque jour, et qui, s’étendant de proche en proche, finisse par l’envahir jusque dans ses fonds les plus caches.

Si la végétation développée ainsi sur la superficie des zones de défense est gardée contre les troupeaux, si elle gardée contre les déprédations des habitants, si elle est soignée, entretenue, activée par tous les moyens possibles, elle enveloppera toutes les parties du torrent par un fourré très-épais, lequel réalisera à la fois deux effets également salutaires.

D’abord, il arrêtera les eaux qui ruissellent à la surface du sol, et il les empêchera d’entrer dans le torrent. S’il ne les empêche pas, au moins il les retardera, et nous savons que ce résultat est tout aussi heureux. Dès lors le torrent ne recevra plus que les eaux qui tombent verticalement du ciel dans son lit même : ce qui diminuera son volume dans la même proportion qui existe entre le bassin général de la montagne et l’ouverture strictement réduite de son lit. On comprend, par la grande différence de ces deux surfaces, quelle doit être la grande réduction du volume des eaux.

Ensuite, le terrain de ces zones ne peut plus être délayé par les eaux pluviales et entraîné dans le torrent ; ce qui diminuera d’autant la masse des alluvions. À la vérité, il peut être englouti peu à peu, si le pied des berges est sapé par les eaux ; mais c’est là un point nouveau dont je m’occuperai tout à l’heure, et sur lequel je prie qu’on suspende son jugement.

En résumé, pour peindre par un seul trait l’effet de ces dispositions, je dirai que le torrent se trouvera placé dans les mêmes conditions que s’il sortait du sein même d’une forêt profonde, qui l’envelopperait dans tous ses replis et dans laquelle il serait comme noyé. J’ai décrit ailleurs les résultats qui naissent d’une semblable circonstance. On se rappelle comment la forêt, luttant contre les eaux, finit par éteindre le torrent. Les mêmes effets se reproduisent ici, et il est inutile de les retracer.

Par la même analogie, on comprend que la végétation avançant toujours et gagnant chaque jour du terrain, doit descendre sur les berges et les tapisser jusque près du fond du lit, ainsi que cela est arrivé dans les torrents éteints. Mais la fixation des berges est un résultat d’une trop grande importance pour qu’on l’abandonne ainsi aux caprices du sol et au libre arbitre de la nature. Nous touchons ici à la troisième partie de l’opération. C’est là surtout qu’il importe de redoubler de soin, et de multiplier les artifices.

Pour attirer la végétation sur les berges, on les couperait par de petits canaux d’arrosage dérivés du torrent ; ils imprégneraient ces terres déchirées et toujours arides d’une humidité fécondante ; ils briseraient aussi la pente des talus, et serviraient à les rendre plus stables. Bientôt on les verrait disparaître sous des touffes de plantes variées, attirées au jour par la présence de l’eau. — Ces canaux, prolongés ensuite jusqu’au sommet des berges, pénétreraient de là dans les zones de défense, dont ils fertiliseraient le sol. — C’est dans le voisinage des eaux, c’est dans la possibilité d’ouvrir partout et de multiplier presque indéfiniment les canaux d’irrigation, que repose en réalité tout l’avenir de l’opération.

Enfin, je passe à la quatrième phase qui est aussi la dernière. — Pendant que toutes ces plantations retiendront les terrains au milieu desquels s’écoule le torrent, on empêchera les affouillements en construisant ces murs de chute dont j’ai parlé au chapitre 10. On emprunterait de cette manière aux systèmes actuels de défense ce qu’ils ont réellement de plus efficace ; mais combien, en faisant cet emprunt, on aurait amélioré les circonstances au milieu desquelles on va le mettre en œuvre !

En effet, on trouverait dans les plantations et partout où il paraîtrait convenable d’établir ces ouvrages, les meilleurs matériaux de leur construction. Les jeunes arbres donneraient des pieux ; les produits de l’élagage et les buissons fourniraient des fascines. On construirait alors ces barrages en fascinages, ou ces palissades clayonnées recommandées par Fabre. Ces ouvrages coûteraient peu de main-d’œuvre ; les matériaux ne coûteraient absolument rien ; ils seraient donc économiques ; ils n’offriraient pas non plus les dangers qui accompagnent les murs en maçonnerie (chapitre 17). — On pourrait donc les multiplier partout, sans aucun inconvénient, et presque sans dépense.

Ces barrages seraient comme le complément des travaux d’extinction. Ils serviraient à défendre certaines berges jusqu’au moment où la végétation les aurait revêtues sur toute leur hauteur, et jusqu’à ce que le torrent lui-même aurait perdu la plus grande partie de sa violence. On s’en servirait aussi pour barrer les ravins secondaires, pour intercepter les petites ramifications, pour combler les petites flaches ; enfin, pour amener à la surface du sol et effacer complètement ces filets innombrables, divisés comme les fibres chevelues d’une racine, et qui sont bien réellement la racine du mal.

Voilà l’opération achevée. En la récapitulant, on voit qu’elle se compose de quatre parties :

1o Le tracé des zones de défense ;

2o Le boisement de ces zones ;

3o La plantation des berges vives ;

4o La construction des barrages en fascines.

Une chose reste encore à établir : je veux parler de l’ordre dans lequel il conviendra de pousser les travaux. Cet ordre, loin d’être arbitraire, est un élément capital, et la condition la plus essentielle du succès.

J’ai déjà si souvent fait ressortir dans le cours de ce travail la nécessité d’attaquer les torrents dans leurs sources mêmes, que je crois inutile d’y revenir encore. Ainsi donc, c’est dans les parties les plus élevées que les travaux seraient d’abord entrepris : ils avanceraient de là vers les parties basses. Non-seulement on commencerait par planter le bassin de réception avant de s’occuper des zones inférieures ; mais dans ce bassin même, on remonterait d’abord aux plus hautes ramifications, on s’élèverait au delà des dernières traces du lit, et jusqu’à ces pentes abruptes, sillonnées de ravins, que les eaux forment et déforment à chaque orage ; c’est là qu’on établirait les premiers travaux : on descendrait ensuite vers le bas, mais en s’assurant que les parties qu’on laisse derrière soi sont bien consolidées.

Telle serait, considérée d’une manière générale, la méthode à suivre pour éteindre les torrents. — Je vais examiner quelles sont les chances du succès.