Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXIX

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 191-197).

CHAPITRE XXXIX.


Continuation du même sujet.

Il y a donc ici un devoir à accomplir pour l’état, et ce devoir, je le conclus tout d’abord de cette unique raison : l’impuissance où est le département de prévenir sa ruine par ses propres efforts.

Sans doute, le moment est mal pris de mettre en avant de semblables motifs, et de toutes parts s’élèveront des voix pour les repousser dans le néant. N’est-on pas convenu généralement que les dépenses, qui ne profitent qu’à des localités circonscrites, resteront à la charge de ces localités, et que l’état ne s’engagera que dans celles dont l’intérêt embrasse une grande partie de son territoire ? Ces principes même ne sont-ils pas en quelque sorte sanctionnés par cette loi du 10 mai, déjà citée, qui emprisonne chaque département dans le cercle de ses propres ressources, comme si les besoins d’une contrée étaient mesurés exactement par ses revenus ? Mais nous sommes dans un siècle où, Dieu merci, le dogme de l’infaillibilité compte peu de croyants ; et là, où nous voyons une erreur, nous pouvons hautement la proclamer. Disons donc hautement que cette étroite législation, comme toutes les choses mauvaises, sera condamnée par ses fruits, dès que le temps les aura fait connaître ; et ce temps ne peut être loin, à en juger par les effets qu’elle a déjà produits ici sous tous les yeux.

À quoi peut-elle aboutir, si ce n’est à morceler le sol de la France en le couvrant de lambeaux disparates ; à raffiner la prospérité des départements qui sont déjà aujourd’hui riches et florissants, tandis qu’elle enfoncera plus avant dans la misère les départements pauvres ; enfin, à consacrer, entre les diverses fractions du territoire, les inégalités de bien-être, les rivalités envieuses et infécondes qui, dans nos sociétés, divisent si malheureusement les individus, fondant ainsi une nouvelle sorte d’égoïsme dans un temps où l’égoïsme se révèle déjà sous tant de formes déplorables ? Tel est l’esprit de cette loi ; tels seront ses fruits inévitables. Or, n’est-ce pas là méconnaître tout ce qu’il y a vraiment de bon, de beau et de moral dans les associations humaines ?…

La première loi de toute société est de s’entr’aider. Il faut que le faible soit couvert par la protection du fort. Il faut que les riches aident les pauvres, et que chacun ait droit au secours de tous. — Ce principe de charité est en même temps un principe suprême de politique et d’économie sociale. — Si vous immolez ceux qui ont peu à ceux qui ont beaucoup, si vous laissez ruiner un département, sur la foi de cette maxime de sauvages : « chacun pour soi… » on peut vous montrer que vous faites à la fois, et une mauvaise action, et un mauvais calcul.

Une mauvaise action, parce qu’en sacrifiant le sol, vous sacrifiez aussi les hommes qui y sont attachés. Un département, couvert de sa population, est un être vivant, qui ne peut pas se comparer au méchant lopin de terre qu’un fermier laisse en friche, dès qu’il ne rend pas tout ce qu’il coûte.

Un mauvais calcul, parce que la société ne fait pas impunément des mendiants, et que les misères qu’elle n’a su prévenir se retournent, tôt ou tard, contre elle.

C’est encore un mauvais calcul, pour une société, de conserver au milieu de son territoire un désert, quand il ne dépendrait que d’elle seule de le conquérir à la culture. Les dépenses ainsi faites n’ont qu’un temps ; les avantages qui en découlent sont immortels. — Cette remarque n’est pas sans importance, car bien peu de nos dépenses produisent de pareils résultats. Nos ouvrages les plus coûteux sont bornés dans leur durée ; ils demandent à être entretenus à grands frais, et renouvelés souvent. Mais un sol, une fois livré à la végétation, ne laisse plus jamais échapper le bienfait. — N’en voit-on pas ici même un bel exemple, dans ces riches plaines, conquises sur le lit de la Durance et des autres rivières ? Les sacrifices de la conquête sont depuis longtemps ensevelis dans l’oubli ; mais le bienfait subsiste, il est toujours présent, il se renouvelle à chaque récolte, et les générations les plus reculées le goûteront aussi pleinement que la génération présente.

Il faut bien que toutes ces raisons ne soient pas complètement dénuées de solidité, puisque l’état s’y est rendu plus d’une fois. Assurément, je ne manquerais pas d’exemples, si je voulais montrer le trésor public s’ouvrant à des dépenses faites dans un intérêt purement local, et à des dépenses plus considérables que celles dont il est ici question.

N’est-il pas vrai, par exemple, que le budget de plusieurs millions, que les Chambres ont voté, il y a quelques années, pour les travaux publics de la Corse, ne s’applique guère qu’à un intérêt local ?… Les routes que ces fonds sont destinés à créer, ne diffèrent pas des communications départementales, que l’état laisse ordinairement à la charge des centimes additionnels. — Si pourtant les Chambres ont cru devoir imputer ces dépenses sur les fonds du trésor, n’est-ce pas qu’elles ont vu ce département dans une position tellement basse, qu’il lui était impossible de se relever sans le secours de la France ? Et en faisant de pareils sacrifices, elles n’ont pas cru, certainement, qu’ils fussent perdus pour la patrie. Elles savaient que chaque membre du territoire a son importance qui lui est propre, fût-elle même ignorée aujourd’hui ; que chacun peut apporter son contingent dans la masse commune ; mais que, pour jouir de son concours, il faut souvent l’aider, lui tendre la main, le soutenir dans ses commencements difficiles, afin qu’il prenne des forces, se développe, et qu’enfin il devienne tout ce qu’il est capable d’être.

Citerai-je les gigantesques travaux exécutés par les soins de l’état et aux frais du trésor, le long des rives du Rhin ? — On peut voir là des anses, qui ont englouti, dans l’espace de vingt ans, au delà d’un million et demi ; des épis dont la construction a coûté jusqu’à 50 000 fr., jusqu’à 100 000 fr., et qu’une seule crue a suffi quelquefois pour anéantir en entier. — Eh bien ! ces dépenses, qui s’appliquent à des ouvrages si éphémères, qui paraissent si monstrueuses à côté de celle que nous discutons dans ce moment, n’ont pas d’autre destination que de protéger les propriétés de la rive française contre les attaques du fleuve ! Voilà, certes, un intérêt strictement local. Pourtant la localité n’y contribue en rien ! — Mais il y a plus. Ces mêmes ouvrages, qui défendent les rives, gênent la navigation, et sont quelquefois la cause de naufrages. L’état paye donc là, avec les deniers publics, des travaux qui ne profitent qu’à l’intérêt privé des laboureurs d’une seule vallée, et qui nuisent à l’intérêt général[1] !… Je confesse que cet exemple porte même au delà de mon but. Je ne l’aurais pas cité, s’il ne venait à l’appui de ce que j’ai dit ailleurs, au sujet des faveurs exagérées qui pleuvent sur quelques départements, et qui opposent un pénible contraste à l’oubli dans lequel on délaisse certains autres.

Mais un exemple dont je ne crains pas de proposer l’imitation, qui a la plus grande analogie avec mon sujet, et sur lequel j’insiste tout particulièrement, est celui de la plantation des dunes dans les Landes.

Dans les Landes, les routes, les habitations, les cultures étaient englouties par des montagnes de sable mouvant, comme elles le sont dans les Alpes par les déjections des torrents. On y citait aussi des villages entiers, condamnés à périr, et luttant vainement contre la progression des sables, pour reculer l’instant de leur ruine. L’art était impuissant, et aucun effort ne pouvait empêcher la catastrophe de s’accomplir, au bout d’un certain temps, qu’il était même facile de prédire, tant le fléau marchait d’un pas réglé, tant il était inévitable dans ses atteintes !

Sa cause, du reste, était absolument identique à celle qui engendre ici les torrents : c’était l’incohésion, l’instabilité du sol. — Seulement, l’agent de destruction était différent, et le vent jouait là-bas le rôle que jouent ici les eaux. Il emportait le sable, et le répandait sur les cultures, de la même manière que les torrents emportent ici les terres friables des montagnes, et les revomissent dans les plaines. — Abandonné à lui-même, le département des Landes aurait vu son littoral se transformer insensiblement en un long désert de sable, entrecoupé de marais perfides, et qui, s’étendant de l’Adour à la Garonne, et marchant vers l’intérieur des terres, menaçait de tout envahir jusqu’aux portes de Bordeaux.

Lorsqu’on s’occupa des moyens à opposer au fléau, on dut naturellement penser au boisement : qu’y avait-il de plus propre à retenir ces terres errantes ? Et celles-ci une fois fixées, le mal n’était-il pas extirpé dans sa racine ? — Il existait des portions de dunes où les pins avaient pris pied, par le seul effort de la nature, et là, le mouvement des sables s’était arrêté. De cette observation, découlaient deux faits, également importants : premièrement, qu’il était possible de boiser les dunes ; secondement, que le résultat du boisement était de fixer les sables[2].

N’est-ce pas exactement ce qui se présente dans les Alpes ? Ici aussi la possibilité du boisement ainsi que son efficacité sont démontrées de la manière la plus rigoureuse, soit par l’exemple des torrents éteints, soit par l’observation de ce qui est arrivé sur certains revers, que le simple régime de la réserve a suffi pour recouvrir de végétation, et sauver contre l’envahissement des torrents. — Quoi de surprenant, d’ailleurs, que la même cause soit combattue par les mêmes moyens ?

Lorsqu’en 1780, l’ingénieur des ponts et chaussées Bremontier, après avoir attaqué le phénomène de la marche des dunes par sa face scientifique, vint à proposer un projet régulier de plantations, comme l’unique défense qui pût lui être opposée avec succès, on ne manqua pas de se récrier d’abord sur l’impossibilité d’appliquer son système. Les premiers essais ne furent entrepris qu’en 1787, puis abandonnés en 1793, à cause des difficultés suscitées par les habitants du pays. — En 1806, les travaux étaient repris sur une échelle plus large, et au compte de l’État. — Bientôt l’expérience, modifiant les procédés indiqués d’abord par Bremontier, en fit découvrir de nouveaux, plus sûrs et plus économiques que les premiers[3]. Aujourd’hui, l’administration poursuivant sa tâche avec constance, éclairée par un demi-siècle de tâtonnements, et maîtresse enfin de son sujet, a organisé dans les Landes un ensemble de travaux, dont l’admirable succès se confirme de jour en jour.

L’analogie n’eut-elle pas frappante, entre les travaux accomplis dans les Landes, et ceux qu’il conviendrait d’ouvrir dans les Alpes ? De part et d’autre, n’est-ce pas la même cause, et le même remède, et les mêmes dangers pour la contrée, et le même devoir pour l’État ? Si l’État pratique à ses frais les premiers travaux, sous quel prétexte se refuserait-il à se charger des seconds ?

Serait-ce qu’ils sont plus ardus et d’un succès moins certain ? — Mais loin de là, l’exécution en est incontestablement plus facile, et la réussite des premiers démontre, à fortiori, le futur succès des seconds. Et qui donc oserait mettre en parallèle ces deux choses : — d’une part, la résistance obstinée qu’opposent aux plantations ces sables arides et mobiles, que le moindre souffle disperse dans les airs, et dont la nature est si essentiellement hostile à la végétation, qu’ils ont formé des déserts sur tous les points du globe où les révolutions géologiques ont pu les disperser ; — de l’autre part, les difficultés que peut offrir le reboisement de revers calcaires, qui étaient, il y a peu de siècles, chargés d’épaisses forêts, où il n’y a, pour ainsi dire, qu’à refaire le passé, et dont le sol est tellement propice aux arbres, que ceux-ci, dans la plupart des cas, y apparaissent spontanément par milliers, dès qu’on a écarté les causes de perturbation venant du fait de l’homme.

Serait-ce que les travaux des Alpes auraient moins d’importance que ceux des Landes ? — Mais n’est-il pas évident que l’importance est la même des deux côtés, puisqu’il s’agit, d’une part comme de l’autre, de prévenir la ruine d’une contrée, de sauver les habitations et les cultures, et de donner de la valeur à des terrains improductifs ?…

Disons-le avec franchise. Si les dunes occupent depuis longtemps la sollicitude de l’administration, c’est que les dangers qu’elles sèment devant elles ont été depuis longtemps étalés au grand jour, tandis que les désastres des torrents sont restés à peu près inconnus, hors du champ dont ils consomment si visiblement la ruine. — C’est que l’habitant des Alpes, isolé dans ses obscures vallées, s’est courbé jusqu’à ce jour sous la main du fléau, en homme qui n’espère aucun secours et ne croit plus à sa délivrance, tandis que les dunes s’avançant près des portes de Bordeaux, le mal se passait sous les murs d’une ville puissante, égale en importance à une capitale, sous les yeux d’une population active, éclairée, influente, qui n’a pas hésité à le signaler à l’attention de l’État, qui a fortement élevé la voix pour réclamer son intervention, et qui a dû, nécessairement, finir par l’obtenir.

On voit, par ces seuls faits, que je ne propose rien de nouveau, ni d’insolite, rien qui ne soit dûment légitimé par des exemples antérieurs. — Les Hautes-Alpes ne sont pas en état de reboiser à leurs frais leurs montagnes, pas plus que la Corse ne serait en état de solder les 5 millions de routes qu’on lui perce dans ce moment ; pas plus que les Landes ne seraient en état de reboiser leurs dunes. C’est donc au gouvernement à faire pour les Hautes-Alpes ce qu’il a fait pour la Corse, pour les Landes, et pour tant d’autres localités encore ; car il s’agit de travaux qui ne cèdent en rien aux autres, sous le rapport de l’importance ; je ne veux pas même dire qu’ils les surpassent.

On dépense ici chaque année 400 000 francs sur les routes royales. Je pourrais dire d’abord que la plupart de ces routes n’ont, dans le moment présent, qu’un intérêt à très-peu près circonscrit dans la localité même, et que, sous ce point de vue, le quart de la même somme, affecté au reboisement, serait, pour la localité, un bienfait infiniment plus précieux. Mais je vais plus loin. Je dis que l’État lui-même est intéressé directement à faire cette dépense, parce qu’en définitive, toutes ses routes, ouvertes et entretenues à si grands frais, ne seront jamais ni sûres ni commodes, tant qu’elles resteront assujetties à passer sur le ventre d’une myriade de torrents ; et que le pays se dépeuplant et s’épuisant chaque jour, elles finiront par traverser une horrible solitude, où ses garnisons ne trouveront plus aucune espèce de ressources.

Mais c’est là un nouvel ordre d’idées que je vais suivre, car il mérite des développements.


  1. J’ai transcrit dans la note 19, les propres paroles de M. Desfontaines qui a dirigé pendant vingt années les travaux du Rhin, en qualité d’ingénieur en chef. Le fait que j’énonce est tellement exceptionnel que j’ai cru nécessaire de l’appuyer sur une autorité irrécusable.
  2. Bremontier parle d’une vaste forêt qui s’était établie sur une portion des dunes, et qui l’avait fixée. Un incendie dévora le milieu de la forêt, et les sables se mirent en mouvement sur le terrain dénudé, tandis que les parties épargnées par le feu demeurèrent stables. — C’est dans cette sorte de clairière qu’il fit ses premiers essais de plantation. (Voir son Mémoire, Annales des ponts et chaussées, t. VII.)
  3. Voir la Notice sur les travaux de fixation des dunes, par Lefort, élève ingénieur, Annales des ponts et chaussées, t. II.