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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXV

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 176-178).

CHAPITRE XXXV.


Examen de quelques difficultés légales.

J’aborde maintenant d’autres difficultés.

Tous ces terrains, que les zones de défense vont envahir, ne sont pas sans propriétaires. Ils appartiennent aux communes ou à des particuliers. De quelle manière ces propriétaires, quels qu’ils soient, se prêteront-ils aux travaux ?… On se trouve encore une fois en face de ces empêchements légaux, qui seront peut-être le plus grand obstacle à la nouvelle entreprise.

Considérons d’abord les parties hautes par lesquelles commence l’opération.

Dans le haut des montagnes, et principalement dans ces croupes dénudées qui recèlent les bassins de réception, il n’y a jamais ou presque jamais de propriétés privées. Ce sont des terres vagues qui appartiennent aux communes : celles-ci n’en tirent pas d’autre parti que d’y lâcher leurs bestiaux. — Eh bien ! là, le préfet, usant de son droit nouveau, forcerait les communes à placer ces quartiers sous le régime forestier, ce qui permettrait d’y entreprendre immédiatement les plantations.

Remarquons maintenant de suite que c’est dans le bassin de réception que les zones embrassent la surface la plus étendue, et que les plantations exercent leur effet le plus salutaire. Par conséquent, on n’a rien à redouter des collisions avec l’intérêt particulier, là où il importe le plus de ne pas les rencontrer. Reléguée dans ces hauteurs, l’application du nouveau système ne gênerait personne, et ne présenterait pas d’autres difficultés que celles qui naîtraient de l’exécution même.

Descendons vers le bas. — À mesure qu’on s’éloigne des hauteurs, on rencontre des cultures, d’abord chétives, rares et de mince valeur, ensuite plus abondantes et plus productives. Le choc est alors inévitable. Il ne s’agit plus que de régler les formes les plus propres à concilier l’intérêt de tous avec l’intérêt de quelques-uns.

Deux partis sont à prendre :

1o L’expropriation du terrain enclavé dans la zone.

2o La sujétion imposée aux propriétaires de le planter eux-mêmes en bois.

L’expropriation suivrait toutes les formes prescrites pour les terrains qui sont enclavés dans la zone des routes nouvelles ; mais ici, pour être légale, elle exigerait que les travaux fussent déclarés d’utilité publique. Or je demande si, dans ce département, les chemins vicinaux, auxquels la loi affecte ce précieux caractère, le méritent davantage que les travaux qui feraient cesser les dévastations des torrents ?

D’ailleurs, quand même on contesterait ce titre à ces travaux en général, on ne pourrait toutefois le leur refuser, lorsqu’ils s’appliqueraient à des torrents qui traversent une route quelconque, royale, départementale ou vicinale ; et pour tous ces cas le question est déjà résolue. — En effet, comme ces travaux ont pour résultat de combattre les torrents, ils peuvent être assimilés à de véritables digues dont la route profite et qu’elle-même pourrait solliciter la première, dans l’intérêt de sa viabilité. Or, pour une digue qui serait construite dans le but de garantir une route, la légalité de l’expropriation, si elle est nécessaire, ne peut pas être mise en doute. Ainsi il suffirait de démontrer que quelques pas d’une route sont menacés par un torrent, pour attribuer aussitôt aux travaux d’extinction un caractère d’utilité publique, et partant, pour légitimer toutes les expropriations que ces travaux pourraient rendre nécessaires. — Or, il n’y a peut-être pas un seul torrent qui, en le considérant dans toute l’étendue de son cours, ne coupe quelque route.

Mais c’est là un biais auquel il serait fâcheux qu’on fût contraint de recourir. Ne vaut-il pas mieux que la loi caractérise par une expression franche l’importance de ces travaux ? Alors tout devient légitime, tout est aplani, et rien n’empêche de marcher droit vers le but

La sujétion qui forcerait les propriétaires à convertir leurs champs en bois présente bien d’autres difficultés. Elle ne se borne plus à prohiber certaines cultures, comme je le proposais tout à l’heure pour régler les défrichements ; mais elle prescrit un genre de culture déterminé, et qui plus est, un genre de culture fort peu productif… Aussi, je ne fais que citer ce second parti, et je ne m’y arrête pas. L’expropriation est une mesure avec laquelle les travaux publics nous ont familiarisés depuis longtemps en France, et qui est loin de bouleverser au même point nos principes sur le droit de propriété. Elle n’offre, en apparence, qu’un seul inconvénient, celui d’entraîner dans d’excessives dépenses ; mais en y réfléchissant bien, on voit ces dépenses, si amples au premier coup d’œil, décroître et s’évanouir presque complètement.

En effet, il arrivera toujours de deux choses l’une. — Ou bien les propriétés enclavées dans la zone seront suspendues au-dessus du torrent, et prêtes à lui servir de pâture ; mais alors, n’ayant qu’une existence précaire, elles ne peuvent pas être d’une grande valeur ; il serait donc peu coûteux de les acheter ; la même remarque s’applique encore aux terrains qui, sans être aussi directement menacés, seraient stériles ou de mauvaise qualité ; — ou bien les propriétés seront solides, bien assises, fertiles et de bonne valeur ; mais on voit bien, par les qualités mêmes de ce terrain, qu’il n’est plus aussi nécessaire de les boiser. Au lieu de les acheter, on se contenterait d’interdire aux propriétaires l’usage constant de la charrue, c’est-à-dire qu’on leur appliquerait le règlement des défrichements (chap. 32).

C’est ainsi que le système d’extinction est susceptible de se simplifier dans l’application. Je vais indiquer encore d’autres simplifications.