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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXVI

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 179-182).

CHAPITRE XXXVI.


Résumé et complément des travaux d’extinction.

J’ai dit que les travaux commenceraient par les parties hautes : or, telle sera, dans la plupart des cas, la puissance du boisement appliqué aux bassins de réception, que ces régions une fois ensevelies sous les plantations, on jugera superflu de pousser l’opération vers le bas ; et si on le fait, du moins ne sera-t-il plus nécessaire de la continuer sur la même échelle. On se contentera de tapisser les berges, chose qui n’entraînera pas avec elle d’expropriation, ni de sujétion, ni de contraintes, et qui pourra se faire sans troubler les riverains.

Lorsqu’on examine avec attention un torrent, on remarque que toutes ses parties ne sont pas également nuisibles. Le mal réside souvent dans une seule branche, et les autres n’y contribuent que dans une petite part. — Il serait inutile alors de leur appliquer à toutes indistinctement le même traitement ; on se bornerait à attaquer la branche dévastatrice, et celle-ci une fois éteinte, les ravages auront cessé.

En général, lorsqu’on aura intercepté toutes les ramifications d’un torrent, et qu’il se trouvera réduit à son tronc principal, il aura cessé d’être redoutable ; par conséquent, on pourra se dispenser de boiser les alentours du tronc. Tout se bornera à bien attaquer les ramifications, et surtout, à bien discerner celles dont les effets sont les plus nuisibles c’est là ce qui doit résulter d’une bonne étude des lieux, faite avant l’ouverture des travaux.

Tel que je l’ai décrit, le système d’extinction semble devoir produire beaucoup de difficultés, beaucoup de dépenses, et une sorte de bouleversement général dans tout le pays ; mais on se tromperait fort si l’on croyait qu’il fût nécessaire de l’appliquer à chaque torrent dans tous ses détails et dans toute sa rigueur, ce qui serait vraiment une entreprise colossale. Je n’ai décrit que l’esprit général d’une méthode qui doit se modifier dans les applications. Chaque cas particulier présentera des simplifications, et l’application générale ne se présentera peut-être jamais.

Je ramènerai surtout l’attention vers ces trois circonstances si heureuses, que j’ai déjà signalées, mais que je ne puis m’empêcher de retracer encore une fois, avant de quitter ce sujet :

1o Que les plantations se faisant aux alentours d’un torrent, le voisinage de l’eau vous met, pour ainsi dire, dans la main le moyen le plus assuré de les faire réussir ;

2o Que les plantations ne seront vraiment difficiles que là où leur résultat serait à peu près nul, et qu’elles deviennent aisées dès qu’elles deviennent utiles ;

3o Enfin, que les régions hautes, qu’il faut surtout attaquer, ne présenteront pas de collisions avec les propriétaires : par conséquent, que l’exécution du système sera la plus commode dans la partie où précisément ses effets seront les plus infaillibles et les plus puissants.

En résumé, soit qu’il s’agisse de prévenir la formation des torrents, soit qu’il s’agisse de les éteindre, toute l’opération se bornera à des travaux de reboisement, avec un peu plus de difficulté dans le second cas, et un peu moins dans le premier. Leur résultat sera en définitive de créer des forêts, et toute l’exécution peut être concentrée dans la formule suivante : Reboiser les parties élevées des montagnes.

S’il est vrai que les forêts exercent une action climatérique, l’effet de cette masse de bois nouveaux sera de rendre les averses moins épaisses, les orages plus rares, et, en général, l’atmosphère plus humide et plus pluvieuse. Insensiblement le climat sera donc transformé, en même temps que la surface du sol ; par là, les deux causes qui forment les torrents seront détruites à la fois, et l’on aura créé un résultat général, en ne cherchant d’abord que des résultats particuliers.

Les travaux de reboisement n’excluent pas les digues. — Pendant que les affouillements diminueront dans la montagne, il faudra combattre le torrent dans les vallées, le maintenir dans un lit stable, et lui arracher les vastes grèves, au milieu desquelles il divague. Comme on n’aura plus à redouter, ni des exhaussements continuels du lit, ni des crues formidables, le succès des digues sera devenu assuré ; elles n’auront même plus besoin d’être aussi hautes, ni aussi solides que celles qu’on élève aujourd’hui ; par conséquent leur construction sera moins dispendieuse, comme aussi leur entretien. — Peut-être, dans un grand nombre de cas, un simple curage suffira-t-il pour renfermer le torrent dans un lit invariable ; alors peut-être aussi le système économique de M. Delbergue Cormont deviendra-t-il applicable.

Enfin, les torrents une fois encaissés d’une manière ou de l’autre, il restera à acquérir à la culture les grèves désormais assurées contre l’envahissement des eaux. — Là, trois partis se présentent :

Premièrement, on peut, à l’aide de martellières pratiquées dans les digues, répandre les eaux sur la superficie des graviers, et les forcer d’y déposer leur limon. On crée de cette manière une couche superficielle de terre fertile.

Secondement, on peut effondrer immédiatement le terrain, extraire à la main les cailloux, en raclant le limon qui les enchâsse, et former, par cette séparation, des champs cultivables environnés de clapiers.

Enfin, on peut tirer parti des grèves en les laissant telles qu’elles sont : pour cela il suffit d’y faire des plantations. L’expérience a démontré que les peupliers et les pins viennent très-bien sur les lits de déjection[1]. Le sainfoin même y croit souvent sans difficulté.

De ces trois méthodes, chacune est pratiquée dans le pays ; chacune a des exemples de réussite, qui militent en sa faveur. Il est probable que chacune des trois à ses avantages et ses inconvénients, et qu’il est sage de n’en adopter et de n’en rejeter aucun exclusivement, mais de puiser dans l’étude de chaque cas particulier les motifs de préférence.

Mais je suis entraîné hors de mon domaine : je laisse à débattre toutes ces considérations aux agronomes, et j’aborde la partie la plus épineuse de mon sujet : la question de la dépense.


  1. Cela est prouvé par les plantations de peupliers sur le torrent de Vachères, — par les bois de pins qui couvrent une partie des lits des torrents de Bramafan, de Boscodon, de Crevoulx, de Combe-Raynaud, etc.