Études d’économie forestière/04

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Études d’économie forestière
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 126-150).
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ÉTUDES
D’ÉCONOMIE FORESTIÈRE

LES PRODUITS FORESTIERS DE LA FRANCE.

Exploitation, Débit et Estimation des Bois, par M. H. Nanquette, inspecteur des forêts. Nancy 1859.

Parmi les produits agricoles si nombreux et si variés que le concours général de 1860 avait réunis au Palais de l’Industrie, on pouvait admirer une magnifique collection de bois indigènes ou naturalisés envoyée par l’école forestière de Nancy. A voir la curiosité empressée, nous dirons presque l’étonnement de la plupart des visiteurs en présence de cette exhibition, on comprenait qu’il s’agissait pour eux de quelque chose de tout à fait nouveau. C’était la première fois en effet qu’on mettait le public à même d’apprécier la nature et l’importance des ressources forestières de notre pays. En 1855, tandis que le Canada, l’Australie, l’Autriche, l’Espagne, la Grèce même avaient profité de l’occasion que leur offrait l’exposition universelle pour faire connaître leurs richesses soit en bois d’ébénisterie, soit en bois de construction, la France, on ne sait pourquoi, s’était abstenue. Ceux qui alors ont attribué cette abstention à une infériorité relative doivent être aujourd’hui désabusés. Nous produisons, il est vrai, peu de bois précieux dans le sens qu’on donne ordinairement à ce mot : il faut le soleil des tropiques pour donner aux tissus ligneux ces tons chauds et cette variété de couleur si recherchés pour les meubles de luxe; mais, pour être peu colorés, nos bois n’en sont pas moins utiles, et l’examen de cette collection, où toutes les essences françaises étaient représentées, suffisait pour prouver qu’après tout la nature s’était encore montrée prodigue à notre égard. Bois de constructions navales, civiles et hydrauliques, bois d’industrie et de travail, bois de fente, bois de feu et bois de charbonnage, nous possédons de quoi faire face à peu près à tous nos besoins, et n’avons rien, sous ce rapport, à envier à personne. Nos essences si variées ont des exigences diverses qui expliquent la merveilleuse souplesse de la culture forestière et permettent de tirer parti des terrains les plus rebelles à toute autre production. Depuis le chêne au grain serré, à la fibre résistante, qui veut des terres fortes et profondes, jusqu’au saule au tissu lâche et mou qui croît dans l’eau ; depuis le sapin qui couronne les cimes toujours vertes de nos montagnes jusqu’à la bruyère qui végète à son pied, il n’est pas un arbre, pas un arbrisseau de nos forêts qu’on ne puisse utiliser d’une manière quelconque, et qui n’ait trouvé place dans cette curieuse collection[1].

En face des bois indigènes étaient groupés les instrumens de toute nature employés à la culture et à l’exploitation des forêts. Ces charrues spéciales destinées à retourner un sol sillonné de racines et à le préparer pour l’ensemencement, ces bêches circulaires faites pour arracher les jeunes plants qu’on veut transporter ailleurs, ces plantoirs pour faire des trous, ces haches de forme bizarre, ces cognées au manche allongé, ces scies de toute espèce, étaient pour les visiteurs des outils inconnus, et leur dévoilaient en quelque sorte un coin de l’existence humaine qu’ils n’avaient pas encore entrevu. C’est qu’en effet ces hommes qui passent leur vie au fond des forêts, dont l’occupation exclusive est d’abattre les arbres, de les scier en planches, de les équarrir en pièces de charpente, de les débiter en bois de feu, de les façonner enfin de mille manières pour les approprier à notre usage, les travailleurs forestiers en un mot forment une population presque inconnue du plus grand nombre, et l’on se sert journellement des objets qu’ils fabriquent sans se demander par quelles mains ces utiles produits ont dû passer. Après avoir dans des études précédentes[2] exposé les principes de la culture des forêts et recherché le mode de traitement qui leur convient eu égard à la qualité du propriétaire, il ne sera donc pas inutile aujourd’hui de passer en revue les divers travaux d’exploitation qu’elles comportent, et de suivre l’arbre dans les transformations qu’il doit subir avant d’être appliqué par l’industrie humaine aux emplois les plus variés.


I.

Un propriétaire de forêts peut tirer parti de deux manières des produits qu’elles fournissent. Il peut ou les consommer personnellement ou les vendre. Pour les particuliers, la consommation directe est exceptionnelle et restreinte à certains cas spéciaux, comme celui où le propriétaire, étant maître de forges, trouverait dans ses usines un débouché assuré pour ses bois. Il n’en est pas de même des communes, pour qui la jouissance en nature est au contraire la règle générale. La plupart des communes en effet, au lieu de considérer leurs forêts comme une source de revenus réguliers, partagent entre les habitans, sous le nom d’affouage, les produits de la coupe annuelle[3]. Cet usage, qui date d’une époque où le bois avait encore très peu de valeur et où le commerce était impuissant à garantir l’approvisionnement des marchés, est fort onéreux pour les communes, tout en n’offrant aux habitans qu’un avantage souvent illusoire. Toutefois ce ne serait pas sans danger qu’on chercherait à le supprimer d’autorité, car des tentatives de ce genre ont occasionné plus d’une sanglante émeute. Il faut attendre cette réforme non de la force, mais de la diffusion des lumières, qui finira par montrer à tous que ces délivrances prétendues gratuites ne sont en réalité qu’une déception. Toute commune en effet a des dépenses à faire, elle a des employés à payer, des rues à paver, des chemins à entretenir, des écoles à construire, des églises à réparer, des fontaines à élever; or, si elle est privée du revenu que ses forêts pourraient lui fournir, il faut bien qu’elle se procure soit par l’octroi, soit par des centimes additionnels, les sommes dont elle a besoin. Elle prend donc d’un côté ce qu’elle donne de l’autre, et l’habitant, qui paie sous forme d’impôt la valeur, et au-delà, des bois dont il s’imagine jouir gratuitement, ne bénéficie en aucune façon de cette espèce de communisme. La classe réellement pauvre y est peut-être moins intéressée encore que toute autre, puisque pour avoir droit à l’affouage il faut avoir un foyer (focus) et par conséquent être dans une position relativement aisée. Cette institution tend du reste à disparaître, et dans toutes les villes où l’administration municipale est entre les mains d’hommes éclairés, on suit l’exemple de l’état et des particuliers en vendant les coupes, au lieu de les partager en nature. Quant aux indigens, on vient à leur aide soit par des secours en argent, soit même par des distributions de bois, qui se trouvent ainsi limitées aux véritables indigens.

L’état, ne consommant pas les produits de ses forêts, ne peut en tirer parti qu’en les livrant au commerce à un prix qui se règle, comme celui de toutes les marchandises, par les lois de l’offre et de la demande. Ces ventes, faites au profit du trésor, comprennent toutes les coupes à exécuter dans les forêts domaniales[4], sans qu’on puisse en détourner aucune partie pour les affecter à une autre destination, ou même pour les employer aux diverses exigences des administrations publiques. Comme les simples particuliers, celles-ci sont tenues d’acheter les bois qu’il leur faut; il n’y a d’exception que pour la marine, qui est autorisée à prendre dans les coupes et à utiliser pour son service les pièces reconnues propres aux constructions navales.

Les ventes de bois peuvent être effectuées de deux manières : ou bien le propriétaire fait exploiter lui-même et à ses frais les bois compris dans la coupe annuelle, et après les avoir fait débiter en pièces de charpente ou de chauffage, les livre en détail au consommateur, ou bien, laissant sa coupe sur pied, il l’adjuge au plus offrant, en lui abandonnant le soin d’abattre les arbres et d’en tirer le meilleur parti possible. L’acquéreur, qui est ordinairement un marchand de bois, agit alors pour son propre compte, et devient un intermédiaire entre le propriétaire et le public. Il semble, à première vue, que le premier de ces modes doive être de beaucoup le plus avantageux, puisque le propriétaire, en s’adressant directement au consommateur, doit profiter des bénéfices de l’intermédiaire, et que de plus, en vendant sa marchandise par lots de peu d’importance, il s’adresse à un nombre d’amateurs plus considérable qu’en la vendant sur pied, et doit dès lors en tirer un meilleur parti. Il n’en est rien cependant, et surtout dans les forêts domaniales la vente sur pied est à tous égards préférable. La chose est facile à comprendre. Dans une même coupe, on rencontre des arbres d’essences diverses et de dimensions variables, propres à des usages très différens; pour que cette coupe puisse atteindre toute la valeur qu’elle comporte, il faut que les arbres soient débités de la manière la plus avantageuse eu égard à l’état du marché. Un chêne par exemple qui peut donner indifféremment une pièce de charpente, des madriers, des lattes, des traverses de chemins de fer ou du merrain, n’aura pas la même valeur, quelle que soit l’espèce de marchandises qu’on en aura tirée : ce sont les besoins de la consommation qui, par la hausse des prix, doivent décider l’exploitant en faveur de l’une ou de l’autre. On conçoit que, pour être au courant de ces besoins et suivre les oscillations du marché, il faut y être directement intéressé; l’état n’a pour cela aucune des qualités requises. Le marchand de bois au contraire, dont la fortune est engagée, ne néglige rien pour être bien informé, et se trouve à même de débiter les arbres qu’il exploite le plus avantageusement possible. De plus il a des chantiers et peut y conserver sa marchandise jusqu’au moment où il trouve à s’en défaire, tandis que, les bois abattus et façonnés, l’état est obligé de les vendre, à quelque prix que ce soit. L’état d’ailleurs, s’il se mêlait de spéculations industrielles ou commerciales, sortirait complètement du cercle de ses attributions. Si, comme nous l’avons précédemment prouvé, il est indispensable qu’il soit propriétaire de forêts tant à cause de l’influence climatologique qu’elles exercent que pour garantir à la société un approvisionnement continu en produits ligneux, son action doit se borner à en assurer la conservation et à en porter la production en matière au plus haut point. Quant à débiter cette matière et à la mettre à la portée du consommateur, c’est l’affaire de l’industrie privée, qui, sachant l’utiliser le mieux possible, peut d’un autre côté la payer à l’état exactement ce qu’elle vaut.

En France, on a compris depuis longtemps l’avantage de la vente sur pied, et tous les ans l’administration forestière met en adjudication les coupes à effectuer dans les forêts domaniales. Dans quelques cas exceptionnels, il y a même avantage à vendre ces coupes à l’avance, et en bloc, pour un certain nombre d’années successives. C’est ce qui arrive quand les travaux d’exploitation nécessitent des capitaux considérables que les produits d’une seule année ne pourraient rembourser. Ce système est notamment mis en pratique dans les forêts domaniales de la Corse. Cette île est parcourue du nord au sud, depuis le Cap-Corse jusqu’à Bonifacio, par une chaîne de montagnes abruptes, de constitution granitique, dont le point culminant, le Monte-Rotondo, n’a pas moins de 2,800 mètres; des rameaux importans, qui s’échappent de cette immense arête, courent latéralement jusqu’à la mer, formant entre eux des vallées étroites et irrégulières dont le fond est occupé par des torrens aux eaux rapides et profondes. De belles forêts, derniers vestiges de celles qui couvraient autrefois l’île entière, détruites par les dévastations des Génois et les incendies des bergers, tapissent encore les flancs presque inaccessibles de la plupart de ces montagnes. Elles renferment des essences précieuses, dont l’une surtout, le pin laricio, particulier à la Corse, atteint de très belles dimensions qui permettraient de l’employer pour la mâture des navires. Jusqu’à ces derniers temps, l’absence complète de voies de communication rendait à peu près impossible toute espèce d’exploitation, et ce n’est que depuis la construction d’un certain nombre de routes spéciales qu’on commence à tirer parti de ces richesses, qui se perdaient sans profit faute de moyens d’extraction. Malgré ces routes, l’exploitation de ces forêts ne peut avoir lieu sans des déboursés considérables : il faut construire des barrages sur les cours d’eau pour le flottage des bois, acheter des chevaux et des voitures pour les transporter hors de la coupe, établir des scieries, organiser des chantiers, enfin faire venir des ouvriers étrangers, puisque l’aversion des Corses pour le travail ne permet pas d’employer les gens du pays. Qui donc voudrait se résoudre à des frais de cette nature, s’il ne pouvait compter sur des bénéfices assurés? C’est ce que l’administration forestière a compris : aussi les coupes sont-elles adjugées en Corse pour cinq années au même entrepreneur, à la charge de remettre à l’état, à l’expiration de ce délai, les travaux divers exécutés par lui. En France au contraire, où les capitaux à engager sont relativement peu considérables, puisqu’on trouve partout des ouvriers et des voies de communication à peu près suffisantes, on se borne à vendre dans chaque forêt les bois à exploiter dans l’année; l’état bénéficie par là des hausses qui peuvent se produire dans la valeur vénale de sa marchandise.

En Allemagne, l’usage de la vente sur pied est peu répandu. Plus encore qu’en France, l’état y étend son action sur le domaine de l’activité privée, et se croit tenu à une espèce de tutelle envers les particuliers. Il n’a eu garde de faillir à cette mission pour ce qui concerne les forêts. Au lieu de se borner à produire le bois et d’abandonner, comme chez nous, à l’initiative individuelle le soin de le façonner de la manière la plus avantageuse et de le transporter là où le besoin s’en fait sentir, il s’occupe lui-même d’assurer l’approvisionnement des marchés, et se met directement en rapport avec le consommateur. L’administration forestière fait elle-même exploiter les coupes par des ouvriers spéciaux, puis elle en vend les produits, tantôt par lots en adjudication publique, tantôt à bureau ouvert à un prix fixé à l’avance. Quelquefois aussi elle passe des marchés avec certains industriels, et s’engage à leur livrer pour une ou plusieurs années les bois nécessaires à leurs usines. Ce système est peut-être, au point de vue cultural, préférable à celui de la vente sur pied, parce qu’il permet de mieux diriger les exploitations; mais il est tout à fait incompatible avec les règles d’une bonne administration, et impose à l’état des attributions qui ne sont pas les siennes. Cependant il pourra parfois convenir aux particuliers, par exemple lorsque dans la localité, le commerce des bois faisant défaut, les populations riveraines des forêts sont forcées de venir s’y pourvoir des bois dont elles ont besoin, et lorsqu’on aura des personnes sûres pour les charger du recouvrement des créances. Dans toute autre condition, la vente sur pied devra être préférée.

Avant de procéder à la vente, il faut spécifier d’une manière précise quelle est la chose vendue. On commence, pour cela, par fixer l’assiette de la coupe, c’est-à-dire par déterminer sur le terrain, au moyen de tranchées, de bornes, ou d’autres signes matériels, la partie de la forêt sur laquelle l’exploitation devra porter. Cela fait, il reste à désigner les arbres qui dans cette enceinte sont compris dans la coupe, ou, ce qui revient au même, ceux qui n’y sont pas compris ; cette opération s’appelle balivage. Quel que soit le mode de traitement auquel une forêt est soumise, il est rare qu’on exploite en une fois tout le matériel existant. Dans les futaies, quand on entame un massif, on laisse sur pied un certain nombre d’arbres destinés à produire des semences pour opérer la régénération de la forêt, et ce n’est que plus tard, lorsque le sol s’est complètement couvert de jeunes semis, qu’on vient successivement enlever les arbres ainsi conservés. Dans les taillis, quoique la reproduction doive s’opérer par les rejets de souches, on conserve néanmoins sous le nom de baliveaux les sujets les mieux venans appartenant aux essences les plus précieuses, destinés à fournir des graines pour remplacer les souches épuisées, et à donner dans l’avenir des bois de grandes dimensions, propres à la charpente et à l’industrie. Afin de laisser sur ces arbres à mettre en réserve un signe extérieur qui les indique aux marchands de bois et aux bûcherons comme n’étant pas compris dans la coupe, on se sert d’un marteau dont la partie antérieure est tranchante comme une hache, et dont le dos présente en saillie le chiffre du propriétaire. Ce chiffre pour les forêts de l’état se compose des deux lettres A F (administration forestière). Le tranchant du marteau sert à enlever à l’arbre une partie de l’écorce, et le dos à imprimer sur le bois mis à nu ces lettres, qui doivent rester comme empreinte. Un procès-verbal constate le nombre et la nature des arbres ainsi marqués, afin qu’on puisse les retrouver intacts une fois l’exploitation terminée. L’acquéreur de la coupe est responsable de tout déficit et puni d’une forte amende pour chaque réserve manquant au moment du récolement.

Concurremment avec le balivage, on procède à l’estimation des arbres qui doivent être abattus, et qui constituent en réalité la chose vendue. Cette estimation faite à vue d’œil, ou au moyen d’instrumens spéciaux, a pour but de faire connaître exactement le volume à exploiter. L’application à ce volume du prix courant des différentes espèces de bois donne la valeur vénale de la coupe à mettre en vente.

L’usage du marteau pour marquer les arbres à réserver est général; il est adopté par les particuliers aussi bien que par l’état, et répandu à peu près dans toute l’Europe. Il est d’ailleurs fort ancien, ainsi que le constatent les vieilles ordonnances sur les eaux et forêts. Autrefois il y avait des agens spéciaux préposés à la garde du marteau royal; ils portaient le nom de garde-marteaux, et étaient placés sur le même rang que les officiers supérieurs des maîtrises. Aujourd’hui les marteaux de l’état, conservés dans des étuis que ferment deux clés, sont déposés chez l’agent forestier chef de service, et ne doivent être employés qu’en présence de deux agens[5]. Le marteau symbolise la profession du forestier, comme la pioche celle du mineur.


II.

La saison la plus favorable pour l’abatage des arbres, dit l’auteur d’un intéressant ouvrage sur l’exploitation des bois, M. Nanquette, paraît être la fin de l’automne et l’hiver. — Pour les essences feuillues, la question n’est pas douteuse; il est aujourd’hui reconnu que les bois coupés à ce moment sont d’une durée plus longue lorsqu’ils sont mis en œuvre, et brûlent plus facilement tout en donnant plus de chaleur que ceux qui sont coupés à toute autre époque. Pour les bois résineux au contraire, nombre de praticiens prétendent qu’il y a avantage à les exploiter en été, et qu’en prenant la précaution de les écorcer immédiatement, ils acquièrent une grande dureté tout en devenant plus légers. Dans bien des localités, les bûcherons attribuent à l’âge de la lune au moment de l’abatage une grande influence sur la qualité des bois. Ce préjugé, fort ancien du reste[6], a été combattu au siècle dernier par Duhamel, et les expériences directes qu’il fit à ce sujet constatent que cette opinion n’a rien de fondé.

Afin d’éviter que l’arbre en tombant n’occasionne trop de dommage aux jeunes semis qui végètent à son pied, on l’ébranche avant de l’abattre. C’est une opération fort dangereuse, qui exige beaucoup de sang-froid et d’habileté. Un bûcheron muni de crampons aux pieds et aux mains grimpe jusqu’au sommet; il s’attache au tronc avec une corde, puis, au moyen d’une hache bien aiguisée, qu’il manie des deux mains, il coupe au-dessus de sa tête les branches qu’il rencontre; il faut qu’il s’écarte au premier craquement et tourne aussitôt de l’autre côté de la tige, sous peine d’être entraîné dans la chute. L’arbre est abattu, soit à la scie, soit à la hache, puis façonné en produits marchands. Ces produits forment trois catégories principales : les bois de service, les bois d’industrie, les bois de feu.

Les bois de service sont ceux qui sont employés pour les constructions navales ou civiles. L’approvisionnement de uns arsenaux maritimes en bois de construction a été l’une des plus constantes préoccupations des divers gouvernemens qui depuis l’administration de Colbert se sont succédé en France. En vertu du droit de martelage qui lui avait été conféré par l’ordonnance de 1669, la marine exerçait un véritable droit de préemption sur tous les bois de chêne propres à son usage compris dans les coupes de toutes les forêts du royaume, qu’elles appartinssent à l’état, aux communes ou aux particuliers. Ce droit fut supprimé pour ces dernières en 1837; mais, quoique maintenu pour les autres, il ne fut plus exercé à partir de cette époque : la marine dut dès lors se procurer par la voie du commerce les bois dont elle avait besoin, et mit en adjudication publique les fournitures des arsenaux. Après une expérience de vingt années, on crut reconnaître l’insuffisance de ce système, et l’on revint, du moins partiellement, à l’ancien martelage. Un décret du 16 octobre 1858 autorise en effet la marine à se pourvoir directement dans les forêts domaniales, et à distraire des ventes, pour les employer à son service, les arbres qui y sont propres. Les dispositions de ce décret, qui ne s’étendent ni aux forêts communales, ni aux forêts particulières, respectent donc le droit de propriété, qu’avaient méconnu les anciennes ordonnances; mais elles sont encore appliquées depuis trop peu de temps pour qu’on puisse dire si elles présentent réellement un avantage sur le mode d’approvisionnement suivi jusqu’alors. Les essences dont la marine fait chez nous à peu près exclusivement usage sont le chêne et le pin de Riga : le premier pour la coque du navire, membrure et bordages, le second pour la mâture. Ces pièces atteignent en général un prix fort élevé, parce qu’elles doivent présenter une grande homogénéité et n’avoir aucune tare. En Angleterre, où les forêts sont peu nombreuses, on remplace souvent le chêne par l’acajou et par le teck, bois incorruptible qui vient de l’Inde.

Les bois employés dans les constructions civiles sont plus variés. Au chêne, cette essence d’élite, cet arbre gaulois par excellence, il faut ajouter le sapin, l’épicéa, le pin sylvestre, le mélèze, etc. Les pièces de charpente sont équarries sur place. Cette opération, en dépouillant les arbres de leur écorce et d’une partie de l’aubier, en réduit le volume et en rend dès lors le transport plus facile. C’est ainsi qu’arrivent à Paris, du fond des Vosges et du Jura, ces immenses tronces de sapin employées aux échafaudages que tout le monde a pu voir, suspendues par de fortes chaînes au-dessous de longues voitures à deux roues, se balancer à droite et à gauche dans nos rues encombrées.

Lorsque les arbres sont destinés à être transformés en planches, ils sont ou sciés sur place ou transportés à cet effet dans des scieries mécaniques. Le sciage sur place, ordinairement pratiqué pour le chêne, est effectué par des ouvriers spéciaux appelés scieurs de long, qui, debout sur la pièce, montée elle-même sur un chevalet, suivent en poussant la scie un trait tracé au cordeau. C’est un travail long et pénible dont on cherche à s’affranchir, notamment en Angleterre, par l’emploi de petites scieries à vapeur susceptibles d’être transportées sur les différens points de la forêt. Les bois résineux au contraire, moins lourds et moins difficiles à transporter que le chêne, sont d’abord coupés en tronces de 4 mètres environ, puis amenés sous cette forme jusqu’à des scieries fixes, établies sur les cours d’eau à proximité des forêts, où ils sont débités en planches. C’est dans les Vosges surtout que cette industrie est répandue. Ces montagnes qui courent du sud au nord parallèlement au Rhin, en face de celles de la Forêt-Noire, leurs contemporaines dans l’âge de la création, sont formées soit de granit, soit d’une espèce de grès de couleur rougeâtre, aride et pulvérulent, appelé grès vosgien, qui constitue un sol trop maigre pour les céréales, mais merveilleusement propre à la culture forestière. Mieux avisés que ceux des Alpes, les montagnards des Vosges se gardèrent bien de dénuder leurs crêtes pour les transformer en pâturages : ils ne mirent en culture que le fond des vallées, conservant précieusement sur les montagnes les massifs boisés, qui sont à la fois pour eux une source de richesses et une garantie contre les ravages des torrens. Dans la partie la plus montagneuse de la chaîne, qui comprend les arrondissemens de Saint-Dié et de Remiremont, le sapin et l’épicéa soit les essences presque exclusives de ces forêts. Les planches qu’elles fournissent, expédiées sur tous les points de la France, y sont l’objet d’un commerce considérable auquel sont dues la plupart des fortunes de cette contrée. Rien de pittoresque comme ces scieries qu’on rencontre à chaque pas dans ces vallées boisées. Un ruisseau qui fait tourner en grondant une roue hydraulique, un nuage de fumée bleue qui s’échappe d’un hangar en planches et tranche sur le sombre feuillage de la forêt, des tronces de sapin éparses sur le sol et attendant leur tour, le bruit sourd et régulier de la scie qui tombe en mordant le bois, donnent à ces usines primitives un charme tout particulier. Une scierie à plomb, la plus simple de toutes, représente un capital d’environ 3,000 fr., et peut débiter annuellement trente mille planches, d’une valeur de 40,000 ou 45,000 fr. On a aussi installé des scieries à manivelle qui, faisant mouvoir plusieurs lames à la fois, façonnent cent mille planches et au-delà.

Après les bois de service viennent les bois d’industrie appelés aussi bois d’œuvre. Presque toutes les essences peuvent être utilisées de cette façon et appropriées à l’un quelconque de nos usages. Le chêne donne des traverses de chemins de fer, du merrain pour les tonneaux, des lattes, des bois de menuiserie de toute espèce; exploité en taillis, il fournit des échalas pour la vigne et des perches pour les galeries de mines. C’est de beaucoup l’essence la plus précieuse et celle qui, à raison des nombreux usages auxquels elle est propre, atteint partout le prix le plus élevé. L’emploi du hêtre est plus restreint; cette essence est spécialement recherchée pour les ouvrages de boissellerie ; on en fait des attelles de colliers, des jantes de roues, des sabots, des manches d’outils, etc. Depuis l’invention du docteur Boucherie pour la conservation des bois, on le substitue au chêne pour les traverses de chemins de fer. Le charme est employé de préférence pour les objets qui ont à supporter une forte pression, tels qu’écrous, vis, roues d’engrenage, tandis que l’orme est d’un usage général dans la charronnerie. Le frêne, l’érable, le bouleau, les résineux, et jusqu’aux arbrisseaux comme le houx et le buis, donnent des bois de menuiserie ou servent à alimenter des industries locales quelquefois importantes, comme celle des tabatières dans le Jura ou celle des instrumens de musique en Hongrie et dans la Forêt-Noire.

Tous ces objets sont sinon entièrement fabriqués sur place, du moins ébauchés et dégrossis : les bois reçoivent une première façon en forêt et ne sont livrés qu’ensuite aux charrons, aux tonneliers, aux menuisiers qui les mettent en œuvre. Les ouvriers employés à ces travaux ne sont plus, à proprement parler, des bûcherons, ce sont des hommes spéciaux qui viennent souvent de fort loin et qui sont en général très bien payés. Il est en effet de l’intérêt des marchands de bois d’employer des gens très habiles, qui, sachant tirer d’une pièce tout ce qu’elle peut donner, ne gaspillent pas la matière en pure perte. Sur quelques points, en Alsace notamment, où l’on fabrique une grande quantité de sabots à la destination de l’Amérique et de l’Algérie, on a cherché à remplacer le travail de l’homme par celui de la machine, qui fonctionne plus vite et plus régulièrement. Cet usage se généralisera probablement bientôt, et la locomobile finira sans doute par rendre, dans l’exploitation des forêts, des services analogues à ceux qu’elle a rendus à l’agriculture. C’est ainsi que l’homme, affranchi peu à peu de la partie la plus pénible de ses travaux, s’élève graduellement du rang de l’esclave à celui d’un être intelligent qui maîtrise et gouverne à son gré les forces naturelles qu’il parvient à s’assujettir.

Tout ce qui dans une coupe ne peut être utilisé pour la charpente et l’industrie est transformé en bois de feu : ce sont des bois moins précieux, et qui, à volume égal, représentent une valeur moindre que ceux qui sont propres à d’autres usages. Dans les essences résineuses, dont les tiges droites et élancées sont utilisées presque jusqu’au sommet soit pour la fente, soit pour le sciage, les cimes seulement sont converties en chauffage : c’est à peine 20 pour 100 du volume total, tandis que le bois d’œuvre s’élève à 80 pour 100. Dans les futaies feuillues, où les tiges sont moins régulières et les branches plus étalées, la proportion des bois d’œuvre diminue sensiblement, et quand elle s’élève à 60 pour 100, c’est déjà énorme. Dans les taillis enfin, on ne fait guère que des bois de feu, et c’est à peine si les réserves, qui tombent dans les exploitations, peuvent donner un cinquième du volume total susceptible d’être employé comme bois de service ou d’industrie.

Le bois de feu comprend le bois de chauffage, le bols à charbon et les bourrées. Le bois de chauffage, celui qui flambe dans nos cheminées, est livré à la consommation un an environ après la coupe, débité en bûches dont la longueur varie, suivant les localités, de 1 mètre à 1m 33. Ce délai est nécessaire pour qu’il perde l’humidité intérieure qu’il renferme et qu’il puisse brûler facilement et sans charbonner. Les essences qui donnent le meilleur chauffage sont le charme, le hêtre et le chêne. Les bois résineux éclatent au feu, et, comme les bois blancs, ils brûlent très vite en donnant une flamme claire : aussi ne sont-ils guère employés dans les usages domestiques; ils sont recherchés au contraire par les boulangers et les chaufourniers, parce qu’ils portent rapidement les fours à une haute température. A défaut de ces bois, ils emploient des bourrées qui sont formées des parties les plus ténues des branches, réunies entre elles par un lien. Les parties de l’arbre trop faibles pour donner du chauffage, trop fortes pour entrer dans les bourrées, sont le plus souvent converties en charbon. Cette opération a pour but d’éliminer de la matière ligneuse tous les élémens inutiles à la production de la chaleur, de manière à ne conserver que le carbone, qui seul est nécessaire à la combustion. L’expulsion de ces substances diverses réduit de 80 pour 100 environ le poids de la matière à transporter, et permet de la livrer au consommateur à un prix bien inférieur à celui du bois brut qui produirait le même effet calorifique. La carbonisation s’effectue sur le parterre même des coupes, en disposant les bois en forme de meules qu’on recouvre d’une couche de terre, et dans lesquelles on met le feu : la combustion s’opère lentement, lançant par divers soupiraux pratiqués dans cette espèce de volcan des colonnes épaisses d’une fumée jaunâtre qui de loin font croire à un incendie. Il faut dix-huit jours environ pour que la carbonisation soit complète. C’est surtout dans les pays d’usines, où le charbon est employé comme combustible, que cette opération s’effectue sur une grande échelle, et qu’il importe de la conduire avec soin, de façon à éviter toute perte de matière. À cette condition et grâce au nerf que leur donne le combustible végétal, nos fers au bois, malgré leurs prix relativement élevés, pourront encore lutter avec avantage contre les fers au coke que l’Angleterre se prépare à nous envoyer.

Tous ces travaux d’exploitation sont exécutés par une population nombreuse d’ouvriers dont l’existence se passe au fond des bois, et dont les mœurs sont peu connues. La diversité même de ces travaux, qui exigent des aptitudes spéciales, établit entre les ouvriers de la forêt des différences sensibles. Les bûcherons proprement dits ne font en général qu’abattre les arbres et façonner le bois de feu, tandis qu’autour d’eux les scieurs de long, les fendeurs, les sabotiers, les boisselliers, les cercliers, les charbonniers, transforment le bois de mille manières. Le métier de bûcheron est à la fois pénible et dangereux, quoique cependant La Fontaine ait un peu chargé les couleurs à cet endroit :

Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois et jamais de repos.

Le bûcheron est souvent pauvre, mais il n’est jamais misérable. Habitant à proximité de la forêt, où l’appellent ses travaux, il possède le plus souvent une petite maison, un lambeau de terre qu’il cultive avec sa famille, une ou deux vaches qu’il envoie paître au dehors sous la garde d’un enfant. Pendant l’été, c’est-à-dire quand le travail chôme en forêt, il se fait moissonneur ou terrassier, et trouve toujours à s’occuper à cette époque de l’année, où les bras font si souvent défaut dans les campagnes. Le vrai bûcheron est en général fidèle à sa forêt ; il y travaille pour tous ceux qui y ont acheté des coupes, et ne la quitte pas pour chercher ailleurs un salaire plus élevé. Cette forêt qu’il habite depuis son enfance, il en sait l’histoire, il a suivi toutes les transformations qu’elle a subies, et pourrait dire à quelles opérations elle doit son état actuel. Il en connaît tous les arbres, les uns pour les avoir vu planter, les autres pour s’être rendu compte de l’époque où, arrivés à maturité, ils tomberont sous sa cognée. À la forme, à la hauteur, à mille signes imperceptibles pour le vulgaire, il les distingue les uns des autres, et s’en sert comme de guides infaillibles pour retrouver son chemin au plus profond des massifs.

Contrairement aux bûcherons, les charbonniers et autres ouvriers qui façonnent le bois sont en général des étrangers ; employés à l’année par les marchands de bois, ils vont de forêt en forêt partout où ceux-ci ont besoin de leurs services: tels sont les fendeurs et sabotiers de l’Aisne et de la Nièvre, qui, renommés pour leur habileté, s’en vont au loin exercer leur industrie. Ils installent leur atelier dans une espèce de hangar en planches, où ils travaillent toute la journée, et se bâtissent pour la nuit des cabanes formées de pièces de bois recouvertes de terre. Ils passent ainsi six ou huit mois de l’année au milieu des forêts, n’en sortant que pour aller chaque dimanche au village voisin renouveler la provision de viande et de pain dont ils ont besoin pour la semaine. Ces ouvriers formaient autrefois avec les bûcherons des corporations puissantes connues sous le nom de bons cousins des bois, dans lesquelles on ne pouvait entrer sans une initiation préalable. Ils avaient des signes mystérieux qui leur permettaient de se faire reconnaître dans toutes les forêts. Suivant M. Émile Laurent[7], ce compagnonnage, qui s’est constamment isolé de tous les autres, existerait encore dans une grande partie de l’Europe et aurait conservé son antique cérémonial. La Forêt-Noire, les Alpes, le Jura, seraient peuplés de ces initiés. Moins exclusifs que les compagnons des autres corps d’état, ils s’agrégeraient des personnes de toutes les classes auxquelles ils rendraient à l’occasion tous les bons offices possibles, et, en cas de persécution, leur ouvriraient le sein de leurs forêts comme un inviolable asile.

III.

Le bois, qui est d’un usage si général, est malheureusement d’une durée restreinte. Sous l’influence des changemens de température, il travaille, se tourmente et se fend; exposé à l’humidité, il pourrit rapidement; plongé dans l’eau ou conservé dans des lieux secs, il est attaqué par des insectes qui le perforent de tous côtés. De tout temps on s’est appliqué à lutter contre ces causes de destruction, et des moyens sans nombre ont été employés pour donner au bois une plus grande durée. Dans un mémoire à l’Académie des Sciences, Buffon rapporte que, Vitruve ayant émis l’opinion que les arbres écorcés sur pied et abattus seulement après leur mort sont préférables, comme résistance et durée, aux arbres abattus encore verts, et donnent des charpentes beaucoup meilleures, il résolut de vérifier ce fait. Les expériences auxquelles il se livra confirmèrent entièrement les assertions de l’architecte romain. « La cause physique de cette augmentation de solidité et de force, dit Buffon, se présente d’elle-même; il suffit de savoir que les arbres augmentent en grosseur par couches additionnelles de nouveau bois qui se forment entre l’écorce et le bois ancien. Nos arbres écorcés ne forment point ces nouvelles couches, et quoiqu’ils vivent encore après l’écorcement, ils ne peuvent grossir. La substance destinée à former le nouveau bois se trouve donc arrêtée et contrainte de se fixer dans tous les vides de l’aubier et du cœur même de l’arbre, ce qui en augmente nécessairement la solidité, et doit par conséquent augmenter la force du bois, car j’ai toujours trouvé, par plusieurs épreuves, que le bois le plus pesant est aussi le plus fort. » L’emploi de ce procédé ne s’est néanmoins pas généralisé, parce qu’il paraît que les bois ainsi obtenus sont très sujets à se fendre.

Dans les arsenaux maritimes, où des approvisionnemens considérables de bois précieux sont accumulés en attendant qu’ils soient mis en œuvre, on les enfouit dans les vases molles du littoral, afin de les mettre à l’abri du taret naval, sorte de ver qui creuse ses galeries dans l’intérieur des pièces et cause les plus grands dommages. Dans un mémoire adressé à l’Académie des Sciences en 1848, M. de Quatrefages avait proposé de conserver ces bois dans des bassins spéciaux contenant une certaine quantité de sublimé corrosif. Un demi-kilogramme de cette substance pour 20,000 mètres cubes d’eau suffit pour détruire la fécondation des œufs du taret et empêcher sa reproduction.

La peinture à l’huile, le goudron, ont également pour but d’empêcher la décomposition des bois, en les mettant à l’abri du contact de l’air et de l’humidité qu’il renferme. Ces moyens, dont l’efficacité n’est pas douteuse pour les objets exposés à l’air libre, sont tout à fait insuffisans pour les pièces qui, comme les traverses de chemins de fer, les pilotis, les poteaux télégraphiques, sont en totalité ou en partie enfouies en terre ou plongées dans l’eau. Dans ces conditions, le meilleur bois, c’est-à-dire le cœur de chêne, se décompose complètement en moins de dix années. Il fallait donc s’attendre à des frais ruineux d’entretien, si l’on ne parvenait à trouver un procédé de conservation plus énergique. Le problème était posé depuis longtemps : il s’agissait de faire pénétrer jusque dans les fibres de la matière ligneuse un liquide anti-septique capable d’en empêcher la décomposition ; mais ce n’est qu’après des tâtonnemens nombreux qu’on est arrivé dans ces dernières années seulement à un résultat satisfaisant.

Plusieurs procédés ont été et sont encore employés pour opérer la pénétration des bois. Le plus ancien, mais le moins parfait, consiste simplement à immerger la pièce dans le liquide conservateur et à l’y laisser assez longtemps pour qu’elle puisse s’en imprégner. Il est indispensable que le bois soit très sec, pour que ce liquide, qui est ordinairement une dissolution de sulfate de cuivre, puisse s’infiltrer entre les fibres du tissu ligneux. Malgré cette précaution, la pénétration n’est jamais que superficielle, et si elle réussit à prolonger la durée du bois, elle est impuissante à en assurer la complète conservation.

Un second moyen a été imaginé en 1831 par Bréant, vérificateur-général de la monnaie à Paris. La pièce de bois est placée dans un cylindre métallique renfermant le liquide à injecter; au moyen d’une presse hydraulique, on opère dans ce cylindre une pression de dix atmosphères qui, refoulant les gaz contenus dans le tissu ligneux, y fait pénétrer le liquide. Des pièces de sapin injectées, par ce système, d’un mélange de résine et d’huile siccative, et employées à la construction du pont Louis-Philippe en 1835, ont été retrouvées intactes en 1848, tandis que des madriers de chêne non préparés avaient déjà dû être remplacés dans l’intervalle. Importé en Angleterre, ce procédé fut perfectionné par Bethel, qui imagina d’employer comme liquide à injecter la créosote, substance produite par la distillation de la houille, et en obtint d’excellens résultats[8]. Au nombre des procédés qui opèrent l’injection au moyen d’une forte pression, il faut encore ranger celui que MM. Légé et Fleury-Pironnet, du Mans, ont récemment mis en pratique. Ce procédé consiste à faire passer d’abord un courant de vapeur d’eau dans le cylindre qui renferme le bois à injecter, de manière à entraîner les gaz et matières solubles qu’il contient, puis à effectuer le vide au moyen de la condensation de cette vapeur, enfin à introduire une dissolution de sulfate de cuivre sur laquelle on exerce, comme précédemment, une pression de dix atmosphères. L’opération dure deux heures trois quarts, pendant lesquelles on peut injecter deux cents traverses. Le prix de revient est de 10 francs environ par mètre cube de bois préparé. Ce système est employé depuis trop peu de temps encore, pour qu’on puisse en apprécier l’efficacité relative.

Le troisième mode de pénétration repose sur la substitution d’un liquide conservateur à la sève qui se trouve dans les bois verts. L’invention en est due à M. Le docteur Boucherie, de Bordeaux, et remonte à 1838. D’après le brevet pris à cette époque, l’injection devait s’opérer par la succion même des feuilles et par l’aspiration au moyen de laquelle l’arbre puise dans le sol les sucs dont il se nourrit. On sait en effet qu’il existe dans les plantes un mouvement analogue à celui de la circulation du sang chez les animaux. La sève, qui n’est d’abord que de l’eau absorbée par les racines, est l’agent mécanique de ce mouvement; elle pénètre dans toutes les parties du végétal; mise en contact avec l’atmosphère par l’intermédiaire des feuilles, elle absorbe une certaine quantité de carbone, se transforme en gomme, en cellulose, en fécule, et redescend vers les racines en formant entre l’écorce et le bois une nouvelle couche ligneuse. M. Boucherie imagina donc de substituer à l’eau pompée par les racines un liquide anti-septique, se servant de la végétation même pour le faire pénétrer jusqu’au cœur de l’arbre. Ce procédé, très simple en apparence, était d’une application trop difficile et trop dispendieuse pour être pratiqué sur une grande échelle; il fut abandonné pour celui qui est actuellement en usage, et qui consiste à expulser la sève au moyen de la pression même et de la filtration du liquide à injecter. A cet effet, la pièce de bois, coupée à la longueur voulue, mais encore recouverte de son écorce, est couchée sur un chantier; à l’une des extrémités est adaptée une enveloppe de toile imperméable qui communique, au moyen d’un tube en caoutchouc, avec un réservoir placé à dix mètres environ au-dessus du sol. La pression opérée, par suite de cette élévation, sur une section de la pièce de bois suffit pour en expulser la sève, qui s’écoule par la section opposée, et pour y substituer le liquide conservateur. Le liquide placé dans le réservoir est en général une dissolution de sulfate de cuivre, dans la proportion de 1 kilogramme de sel pour 100 kilogrammes d’eau. C’est celui auquel de nombreux essais ont fait donner la préférence, car il assure au bois une durée à peu près indéfinie. Voici à ce sujet l’opinion des administrateurs du chemin de fer du Nord devant le jury de l’exposition universelle de 1855 : «Les traverses injectées, en service depuis 1846, sont aujourd’hui comme le jour où elles ont été posées, et il n’est pas possible d’assigner de limite à leur durée. » D’un autre côté, l’administration des télégraphes a constaté que 230,000 poteaux, dont la préparation remonte à 1844, sont encore dans un état parfait de conservation, tandis que les poteaux non injectés sont hors de service au bout de trois ou quatre ans.

Cette découverte, qui avait entraîné l’inventeur dans des dépenses considérables, a été jugée assez importante pour motiver en sa faveur une exception, peut-être unique, à l’ancienne loi sur les brevets d’invention. Le brevet pris par lui le 10 juin 1841, qui devait expirer fatalement quinze ans plus tard, c’est-à-dire le 10 juin 1856, a été, par une loi spéciale, prorogé de six années : il assure ainsi jusqu’en 1862 à M. Boucherie les bénéfices exclusifs de son invention. M. Boucherie a, moyennant une redevance de 3 fr. par mètre cube de bois injecté, cédé ses droits à une compagnie qui a établi des chantiers dans la plupart de nos grandes forêts, notamment dans celles de Compiègne, de Villers-Cotterets, de Lyons. Outre cette redevance, le prix de l’injection est par mètre cube de 13 fr. 70 c. A côté de nombreux avantages, le système de M. Boucherie présente cependant un grave inconvénient: c’est la nécessité où l’on se trouve d’opérer sur des bois en grume, c’est-à-dire encore recouverts de l’écorce : il en résulte une augmentation de dépense, puisqu’il faut injecter plus de matière qu’on n’en peut utiliser. De plus cette matière devient fort dure et très difficile à travailler. Néanmoins, au point de vue de la conservation proprement dite, ce procédé paraît l’emporter de beaucoup sur ceux dont nous venons de parler. Cela tient à ce que l’opération est effectuée sur des bois encore verts, et que, dans ces conditions, le sulfate de cuivre forme; avec les substances diverses qu’ils renferment, des combinaisons inaltérables qui résistent à tous les lavages. Il n’en est pas de même quand on injecte des bois secs, puisqu’il ne se produit ici qu’une simple interposition, entre les fibres du bois, du liquide conservateur, qui peut à la longue être entraîné par les eaux.

Toutes les essences ne sont pas également aptes à se laisser pénétrer. Le hêtre, le bouleau, le peuplier, le sapin, l’épicéa, tiennent le premier rang; les autres résineux ne viennent qu’ensuite, parce que la résine qu’ils contiennent s’oppose en partie à l’infiltration du liquide; quant au chêne, il ne laisse imprégner que l’aubier, le cœur résiste d’une manière presque absolue. L’injection ne modifie en rien la constitution des bois, elle en assure la conservation, mais ne leur donne pas des propriétés physiques qu’ils n’ont pas naturellement. La force et l’élasticité, si nécessaires pour les bois de charpente et de marine, qui font du chêne le premier de nos bois, ne sauraient devenir, malgré l’injection préalable, l’apanage des bois tendres; mais ceux-ci, en devenant inaltérables, pourront remplacer le chêne partout où ces qualités ne sont pas indispensables. Les poteaux télégraphiques, les tabliers de pont, les traverses de chemins de fer, les essis[9] des toitures, si exposés aux alternatives de sécheresse et d’humidité, constituent jusqu’à présent l’emploi le plus fréquent des bois injectés. Ils ne paraissent même pas susceptibles d’entrer dans les constructions sous-marines, car les chlorures que renferme l’eau de la mer exercent une action sur le sulfate de cuivre et en détruisent les propriétés anti-septiques. Cependant, même dans les limites que nous venons d’indiquer, la préparation des bois a une influence immense sur le développement de la richesse publique. Il est facile de s’en convaincre. Tout le monde sait que nous sommes bien pauvres en futaies de chêne, et qu’il ne faudrait pas moins de cent-vingt ou cent-cinquante ans pour en reconstituer de nouvelles. S’il eût fallu dans ces conditions employer, comme on l’a fait d’abord, le chêne pour la confection des traverses de chemins de fer, le prix du mètre cube, double aujourd’hui de ce qu’il était en 1814, serait arrivé à un chiffre qui eût entravé la construction de notre réseau et augmenté dans une énorme proportion les frais d’entretien. Nous avons en ce moment 9,000 kilomètres de chemins de fer en activité; il en reste 7,000 environ à construire : c’est donc en tout 16,000 kilomètres, dont la moitié au moins doit être à double voie, et l’autre moitié à voie simple. En comptant les voies d’évitement, les gares, il faut à peu près 1,200 traverses par kilomètre et par voie, soit 58 millions pour le réseau tout entier, représentant, si ces traverses étaient en chêne, au prix actuel de 6 fr. L’une, un capital de 348 millions de francs. Chacune d’elles durant dix années, les frais annuels d’entretien seraient du dixième de ce capital, ou 34,800,000 fr.<ref> Pour l’entretien seulement, il faudrait tous les ans près de 6 millions de traverses, représentant à peu près 600,000 mètres cubes de chêne, c’est-à-dire la production annuelle d’environ 80,000 hectares de forêts. </<ref>. L’emploi de traverses de hêtre injecté, qui ne coûtent pas plus de 5 fr. pièce, et dont la durée peut être portée à cinquante ans, réduirait le capital engagé à 290 millions et les frais d’entretien à 5,800,000 fr. : c’est une économie de 58 millions sur le premier et de 29 millions sur le dernier ; encore cette évaluation est-elle au-dessous de la vérité, puisque nous nous sommes servi, dans ce calcul, du prix actuel du chêne, au lieu du chiffre auquel il serait arrivé, si, comme nous l’avons dit, on n’eût pas trouvé le moyen de le remplacer. Qu’on fasse maintenant des calculs analogues pour les poteaux télégraphiques et les, pièces employées dans les ponts, qu’on étende ensuite les résultats obtenus aux autres pays de l’Europe, et l’on sera convaincu que l’économie annuelle dont la société est appelée à bénéficier par suite de cette découverte devra se compter un jour par centaines de millions.


IV.

Le bois n’est pas le seul produit des forêts, parfois même il n’en est pas le principal; elles nous donnent en outre diverses substances d’une importance majeure, dont les trois plus utiles sont les écorces, le liège et la résine.

Les essences indigènes dont l’écorce est employée dans l’industrie sont le chêne, le bouleau, l’épicéa, l’aune et le tilleul. L’écorce de cette dernière est filamenteuse, flexible et tenace; elle sert à faire des nattes, des tapis et surtout des cordes, qui résistent mieux à l’humidité que celles de chanvre. Ce genre d’industrie est très répandu dans le département de l’Oise, où l’on rencontre des forêts entières peuplées de tilleuls. C’est, d’après Olivier de Serres, de là que vient le nom de Chantilly, qui n’est qu’une corruption de champ de tillet (tilleul).

Les écorces de chêne, d’épicéa, de bouleau et d’aune sont employées pour le tannage des peaux. Elles contiennent une certaine quantité de tannin ou acide tannique, qui, mis en contact avec la gélatine des peaux, forme avec elle le composé insoluble et imputrescible appelé cuir. C’est la base d’une industrie considérable, dans laquelle la supériorité de la France, constatée à l’exposition universelle de 1855, ne s’est point démentie, puisque la valeur des peaux ouvrées exportées à cette époque, qui était de 45,200,000 fr., s’est élevée en 1858 à 51 millions[10]. Cette supériorité est attribuée en grande partie à la bonne qualité de nos écorces de chêne et aux soins qu’on donne à l’écorcement. Cette opération n’est pratiquée que sur les arbres destinés à être abattus, c’est-à-dire sur ceux qui sont compris dans la coupe annuelle; elle s’effectue en général en avril ou mai, au moment où la sève du printemps se met en mouvement : c’est alors que l’écorce s’enlève le plus facilement et qu’elle renferme le plus de tannin. On commence par faire au pied de l’arbre une entaille circulaire assez profonde, puis avec un outil tranchant on fend l’écorce en lanières, et on l’arrache ensuite de bas en haut jusqu’au point où l’ouvrier peut atteindre; quant à celle des parties supérieures, on l’enlève après l’abatage. Les écorces sont séchées au soleil, puis liées en bottes de 16 kilogrammes, valant, suivant les localités, de 1 fr. à 2 fr. 25 c. La botte. Un hectare de taillis de chêne de vingt ans peut produire jusqu’à cinq cents bottes, qui augmentent, on le voit, dans une forte proportion le rendement d’une forêt. Afin de favoriser l’industrie de la tannerie nationale, on avait jusqu’à présent prohibé la sortie des écorces. Or, la France ne consommant guère que le quart de ce qu’elle en produit, les trois quarts de celles-ci restaient sans emploi, sans profit pour personne, tandis que d’un autre côté l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, le Piémont, n’en possédaient pas pour satisfaire à leurs besoins. C’était priver les propriétaires de bois de débouchés assurés, diminuer leurs revenus, et, comme on l’a dit fort judicieusement, mettre en quelque sorte à leur charge une partie de la chaussure du pays. Leurs énergiques et incessantes réclamations, restées longtemps sans écho, viennent enfin d’obtenir la satisfaction due à de si légitimes intérêts. Une loi, votée par le corps législatif le 11 juin 1860, lève la prohibition qui frappait à la sortie les écorces à tan, et en autorise l’exportation en franchise, comme celle du bois à brûler et du bois de construction. Elle crée pour le pays une richesse nouvelle, puisqu’elle permet d’utiliser un produit dont on ne pouvait jusqu’alors tirer aucun parti.

Le liège, cette substance légère et élastique dont les usages sont si nombreux, est également une écorce, ou plutôt une des parties qui constituent l’écorce. C’est cette couche subéreuse qui dans le chêne-liège (quercus suber) se développe entre l’épiderme et le liber. Cet arbre, qui appartient à la région méditerranéenne, est très abondant en Espagne, en Italie, dans le midi de la France et surtout en Algérie, où il forme à lui seul des forêts considérables. Jusqu’à l’âge de douze ans, l’arbre ne produit qu’un liège dur, coriace, irrégulier, dont on se sert seulement pour faire des bouées ou pour fabriquer du noir d’Espagne ; mais après l’enlèvement de cette première couche, qu’il faut pratiquer avec soin pour ne pas entamer le liber, on voit s’en former de nouvelles, qui, n’étant plus comprimées par l’épiderme, se développent régulièrement et donnent le liège avec lequel on fabrique les bouchons. Il faut dix années environ pour qu’il ait atteint l’épaisseur désirable, c’est-à-dire 2 ou 3 centimètres. On le récolte alors en pratiquant en haut et en bas du tronc deux incisions circulaires qu’on réunit par une incision verticale; le liège se détache en planches qui sont livrées au commerce. La même opération se répète tous les dix ans, de sorte qu’un arbre peut, jusqu’à l’âge de cent cinquante ans, donner douze ou quatorze récoltes. Le produit par hectare et par an d’une forêt de chênes-lièges est de près de 3 quintaux métriques d’une valeur de 150 fr. : déduction faite des frais et de l’intérêt du capital engagé dans l’exploitation, il reste un bénéfice net de 100 fr. environ, revenu supérieur à celui des terres de la meilleure qualité. En Algérie, où les forêts de chênes-lièges reconnues n’ont pas moins de 208,000 hectares, l’exploitation du liège est de la part de l’état l’objet de concessions faites pour quarante années, moyennant une redevance de 10 pour 100 du produit brut pour la première récolte et de 15 pour 100 pour les suivantes. Ces concessions, qui s’étendent aujourd’hui sur 80,000 hectares, une fois en pleine activité, produiront un revenu net de plus de 6 millions. Il reste donc encore 128,000 hectares à exploiter, dont le revenu doit s’élever à plus de 10 millions. C’est une des industries dont notre colonie est appelée à tirer le plus d’avantages.

Un autre produit de nos forêts, qui ne le cède guère en importance à ceux dont nous venons de parler, c’est la résine. Tout le monde connaît, au moins par ouï-dire, cette vaste plaine située à l’extrémité sud-ouest de la France et comprise entre le golfe de Gascogne, la Gironde et l’Adour. Elle a fait donner, grâce à une stérilité proverbiale, le triste nom de Landes au département qui la renferme. Formé de sable pur et reposant sur une couche imperméable appelée alios, le sol des Landes a pendant des siècles été considéré comme impropre à toute culture. Brûlé pendant l’été, noyé pendant l’hiver, il ne pouvait produire que des fougères, des ajoncs, des bruyères à peine suffisantes pour nourrir quelques maigres troupeaux. Pour comble de malheur, cette contrée était menacée d’être entièrement envahie par les dunes de l’Océan. D’immenses bourrelets de sable, déposés par les vagues sur une étendue de plus de cinquante lieues et sans cesse renouvelés, s’avançaient dans les terres, poussés par les vents d’ouest. Ils ensevelissaient les champs et les villages, surmontant tous les obstacles et marchant avec une régularité désespérante. Ce pays semblait voué à une destruction imminente, quand, vers la fin du siècle dernier, Brémontier imagina de fixer ces dunes au moyen de semis de plus maritimes. Il réussit au-delà de ses espérances : les sables jadis mouvans furent maintenus par les racines, pendant que les vents vinrent se briser contre les tiges des jeunes arbres. Ces semis, continués avec persévérance depuis ce moment, couvrent aujourd’hui plus de 40,000 hectares, et forment des forêts qui ne sont pas seulement le salut du pays, mais qui en font la richesse.

Le pin maritime produit une grande quantité de résine, avec laquelle on fabrique la térébenthine, la colophane, le goudron, etc., et l’extraction de cette résine est devenue dans ce pays une industrie assez lucrative. On la pratique au moyen de quarres ou entailles longitudinales faites du haut en bas de l’arbre, de manière à entamer le bois sur une épaisseur d’un centimètre environ. La résine qui s’écoule par cette blessure est recueillie dans un vase placé au pied, que le résinier enlève chaque semaine en même temps qu’il vient rafraîchir la plaie. Cette opération, appelée gemmage, ne paraît pas altérer sensiblement la végétation du pin maritime, quand on ne fait pas plus de deux quarres par arbre ; elle diminue, il est vrai, l’épaisseur des couches annuelles, mais rend par cela même le bois plus ferme et plus résistant. Quand on entaille le pin sur toutes les faces à la fois, il périt au bout de quelques années : on dit alors qu’il est gemmé à mort. C’est ce qu’on fait sur les arbres destinés à tomber prochainement dans les exploitations. Les autres, gemmés à vie, peuvent végéter jusqu’à l’âge de cent ou cent vingt ans. C’est vers vingt ans qu’on commence à gemmer les pins; à partir de ce moment, on peut obtenir annuellement par hectare 350 kilogrammes de résine liquide et 200 kilogrammes de résine coagulée, appelée barras, valant ensemble 110 fr. Les frais d’exploitation s’élèvent à 44 fr.; il reste 06 fr. de bénéfice net. L’état et la plupart des propriétaires afferment le gemmage de leurs pineraies pour une période de cinq années, à raison de 20 à 30 centimes par arbre et par an.

Les visiteurs de l’exposition agricole de 1860 ont pu se rendre compte de visu de toutes les opérations que comporte l’extraction de la résine, et même de l’ensemble des travaux de la culture dans les Landes. M. Léopold Javal, député au corps législatif et propriétaire du domaine d’Ares, dont l’étendue est de 3,000 hectares, avait eu l’heureuse idée de mettre sous les yeux du public un spécimen complet des productions de ce pays et de lui montrer un nouvel et frappant exemple du triomphe de l’homme sur la nature. A côté d’un fragment de la lande, avec ses couches superposées de sable et d’alios, se trouvaient des fougères, des ajoncs, des asphodèles, des bruyères, qui représentaient la végétation primitive. Puis venait un pin de quinze ans, provenant de semis exécutés après un assainissement préalable, pour lequel 165 kilomètres de fossés avaient été ouverts sur 1,800 hectares. Ce semis, qui avait déjà été éclairci trois fois, avait en dernier lieu donné un bénéfice de 10 fr. par hectare. Plus loin, on voyait deux plus gemmés, l’un à mort, l’autre à vie, avec tous les instrumens dont on se sert pour l’extraction de la résine et la collection de tous les produits bruts ou fabriqués auxquels celle-ci donne naissance. Un résinier des Landes dans son costume national, avec son béret, sa chemise bleue et sa ceinture rouge, expliquait aux curieux tous les détails de l’opération du gemmage. Dans cette exposition figuraient encore des billes de chêne pédoncule, de chêne occidental, de robinier, de peuplier, indiquant toutes une végétation des plus actives. Le domaine d’Ares n’est pas seulement consacré aux productions forestières, et les échantillons de froment, de seigle, de vins, qui accompagnaient celles-ci, semblaient promettre que les Landes, si déshéritées jusqu’ici, sont destinées à devenir une des contrées les plus fertiles de la France. Le jury a rendu justice aux courageux efforts de M. Javal en lui accordant une grande médaille d’or.

Parmi les produits des forêts autres que le bois dont nous serons un jour sans doute appelés à bénéficier, il faut placer la soie. Voici comment : on sait que, depuis quelques années, un savant entomologiste, M. Guérin-Menneville, s’occupe avec ardeur de l’acclimatation en France du bombyx cynthia, ou ver à soie du vernis du Japon. Sa persévérance vient d’être couronnée de succès, et les essais d’éducation en plein air, tentés cette année au bois de Boulogne, ont parfaitement réussi[11]. Aussi cet insecte, originaire de la Chine, qui a pu résister aux intempéries auxquelles il a été exposé, peut-il dès aujourd’hui être considéré comme à peu près acclimaté. D’un autre côté, l’ailanthe, plus connu sous le nom de vernis du Japon, dont la feuille lui sert de nourriture, est un arbre très robuste et très répandu. Il pousse à peu près dans tous les terrains et végète dans les plus mauvaises conditions, comme on peut s’en convaincre en examinant ceux qui, plantés sur le boulevard des Italiens, ne paraissent pas plus souffrir des émanations souterraines du gaz que de la poussière du macadam. C’est donc une essence qu’il serait très facile de propager, qui conviendrait parfaitement au reboisement de certaines montagnes du centre et du midi de la France, et qui pourrait devenir pour ces contrées comme pour le pays tout entier une source de richesses incalculables. Imaginez en effet des forêts entières de vernis du Japon peuplées de vers à soie filant en liberté, et produisant chaque année, sans autres frais que celui de la récolte des cocons, des millions de kilogrammes de cette précieuse substance. N’y a-t-il pas là une révolution économique tout entière? Et ne pouvons-nous espérer de voir la soie devenir, comme en Chine, la matière première de tous nos vêtemens? Peut-être la substitution de la soie au coton serait-elle la solution du triste problème de l’esclavage. Ce serait en effet se faire une grande illusion que de compter pour cela sur des appels plus ou moins chaleureux aux sentimens d’humanité des planteurs américains. Tant que leur intérêt sera en jeu, ceux-ci resteront sourds à toutes les déclamations; ils trouveront sans peine des savans pour leur prouver qu’il n’est pas bien sûr que le nègre soit un homme, et resteront convaincus que l’esclavage rentre dans les vues de la Providence; mais qu’on vienne à découvrir une substance comme la soie qui remplace avantageusement le coton tout en exigeant moins de frais de culture, et aussitôt l’esclavage disparaîtra par son inutilité même, tant il est vrai qu’un progrès quelconque dans l’ordre matériel a toujours pour conséquence un progrès non moins grand dans l’ordre moral!

Les produits forestiers de la France, on a pu s’en convaincre par l’énumération que nous venons d’en faire, sont des plus variés et des plus importans. Indispensables pour nos besoins domestiques, ils alimentent, soit comme combustibles, soit comme matière première, la plupart de nos industries. Mis en œuvre par des populations nombreuses, ils sont pour elles un élément de travail et une source de bien-être. La production forestière touche donc à tous les intérêts, et nulle autre plus qu’elle n’est digne de la sollicitude de l’homme d’état. Le gouvernement paraît l’avoir compris ainsi, car, sans parler des réformes douanières, deux lois votées dans la dernière session législative, l’une sur le reboisement des montagnes, l’autre sur la création de routes forestières, sont appelées à exercer l’influence la plus heureuse sur cette partie de la fortune publique, et à réagir par contre-coup sur toutes les branches de la production nationale.


J. CLAVE.

  1. La réunion de tous ces échantillons était due aux soins de M. Mathieu, professeur d’histoire naturelle à l’École forestière, qui avait également exposé une carte indiquant la distribution des forêts sur le sol de la France. Une carte géologique placée à côté de celle-ci permettait de saisir la relation intime qui existe entre cette distribution et la constitution des différens terrains sur lesquels les forêts sont assises.
  2. Voyez la Revue du 1er  février et du IS juin 1859, du 15 janvier et du 1er  juin 1860,
  3. On appelle coupe annuelle la quantité de bois que l’on peut exploiter chaque année dans une forêt sous la condition d’en maintenir la production constante. Cette quantité, déterminée par l’aménagement, est, suivant le mode de traitement adopté, basée sur le volume de bois à abattre ou sur l’étendue boisée à exploiter, et exprimée par conséquent soit en mètres cubes, soit en hectares.
  4. La vente des bois dans les forêts domaniales a produit 31,282,842 francs en 1858.
  5. L’emploi de faux marteaux et l’imitation de l’empreinte du marteau de l’état sont assimilés par la loi à la contrefaçon des timbres et punis des travaux forcés à temps. Très fréquent autrefois, ce crime, grâce à une surveillance plus active, a aujourd’hui presque disparu.
  6. « Faites attention, dit Caton l’Ancien (148 ans avant Jésus-Christ) dans son ouvrage sur l’agriculture, de n’abattre l’orme, le pin, le noyer ou quelque bois que ce soit, qu’au déclin de la lune, après midi et lorsque le vent du sud ne soufflera pas. Ces espèces d’arbres sont bons à couper lorsque leur semence est mûre... Ne touchez ni au bois ni au vin tant que le vent du sud soufflera, si ce n’est dans le cas de la plus grande nécessité. » Olivier de Serres fait des recommandations analogues.
  7. Voyez, dans le Journal des Économistes (février 1860), le Compagnonnage, par M. Émile Laurent ; voyez aussi l’Histoire des Forêts de la Gaule, par M. A. Maury.
  8. M. Gauthier-Villars, dans une remarquable étude sur la conservation des bois (Annales Télégraphiques, juin 1860), nous apprend que l’emploi de la créosote comme anti-septique a donné naissance à une industrie assez singulière. Cette substance agit sur tous les corps organisés aussi bien que sur le bois, et transforme en momies les cadavres introduits dans le cylindre injecteur. Des spéculateurs ont imaginé de mettre cette propriété à profit pour présenter une fabrique de momies, dont ils vendent les produits aux amateurs trop fanatiques des antiquités égyptiennes.
  9. Les essis ou bardeaux sont de petites planchettes de sapins très minces qui sont employées à la toiture des maisons. En Allemagne, les compagnies d’assurances demandent une prime moins élevée pour les maisons dans la construction desquelles on s’est servi d’essis injectés.
  10. Contrairement à l’opinion générale, la France l’emporte même de beaucoup sur la Russie, dont les cuirs ont cependant une si grande réputation. Les cuirs de Russie n’ont aucune qualité particulière et ne doivent leur odeur caractéristique qu’à l’emploi pour le tannage d’écorces de saule très odoriférantes. La plupart de ces cuirs sont préparés à l’étranger, notamment en Angleterre, qui en expédie même en Russie.
  11. Un essai de même nature est en ce moment pratiqué sur une bien plus grande échelle encore dans le domaine impérial de La Motte-Beuvrou, en Sologne.