Études d’économie forestière/05

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Études d’économie forestière
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 446-480).
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ETUDES
D'ECONOMIE FORESTIERE

L'INDUSTRIE ET LE COMMERCE DES BOIS EN FRANCE

I. Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, Paris 1858-59-60. — II. Enquête au sujet du Traité de Commerce avec l’Angleterre. — III. Enquête parlementaire sur l’organisation des services de la marine militaire, 1851. — IV. Annales du Commerce extérieur.

Dans la série d’études que nous avons commencée sur l’économie forestière[1], nous avons jusqu’à présent fait connaître en quoi consiste la culture des forêts, étudié les moyens d’en accroître la production, recherché à quel système d’exploitation il faut les soumettre pour en tirer les plus grands profits, montré enfin comment les arbres, après avoir parcouru toutes les phases de leur développement, sont en définitive exploités et débités suivant les usages auxquels nous les destinons. De quelle façon les produits ainsi obtenus son-ils mis à la portée du consommateur, et quels besoins doivent-ils satisfaire ? C’est ce qu’il reste à examiner. Ces produits comprennent les bois de service, propres aux constructions civiles ou navales, les bois d’industrie, employés à la fente, au charronnage, à la menuiserie, enfin les bois de feu. Cette diversité d’usages montre assez combien il est important de connaître les circonstances qui peuvent agir sur l’approvisionnement des marchés, et les ressources que la France trouve sur son propre territoire comme celles que lui présentent les pays étrangers.


I. — LES BOIS D’INDUSTRIE ET LES FOIS DE FEU.

On sait que, dans toute forêt soumise à un système d’exploitation régulier, on peut couper chaque année une certaine quantité de bois sans craindre d’en compromettre l’avenir, puisque la végétation reproduit tous les ans une quantité de matière ligneuse équivalente. Ces coupes sont opérées, soit par les propriétaires eux-mêmes, qui en utilisent directement les produits ou qui les revendent en détail, soit par des entrepreneurs qui les achètent sur pied et les exploitent pour leur propre, compte. Le choix entre ces deux systèmes dépend de circonstances économiques qu’il est difficile de spécifier d’une manière absolue. C’est le dernier qui est adopté pour l’exploitation des forêts de l’état et une partie de celles des communes.

Dans ces forêts, la vente des coupes a lieu tous les ans, vers les mois de septembre ou d’octobre, par voie d’adjudication publique et après publications préalables faites au moins quinze jours à l’avance. C’est au chef-lieu de l’arrondissement et sous la présidence du préfet ou du sous-préfet qu’on y procède. La présence du receveur-général du département, du conservateur, des agens forestiers et d’un certain nombre de gardes, tous en uniforme, donne à cette opération un certain caractère de solennité que justifie d’ailleurs l’importance des intérêt en jeu. Aussi, dans les contrées boisées, comme les Vosges ou la Haute-Marne, pour lesquelles la production forestière constitue la principale richesse, ces ventes sont-elles un événement capital. Les marchands de bois, les maîtres de forges, tous ceux dont l’industrie repose sur l’emploi de la matière ligneuse, savent qu’il y va quelquefois de leur fortune, puisque c’est du prix plus ou moins élevé des coupes achetées par eux que dépendra leur bénéfice de l’année. Pour les communes, il s’agit de l’équilibre du budget ; les ventes suffiront-elles à couvrir les dépenses, ou laisseront-elles un reliquat qui permettra la construction d’une école ou la réparation de l’église ? C’est, on le conçoit, un sujet de graves préoccupations. Pour les agens forestiers enfin, ce jour est en quelque sorte le résumé de leur gestion pendant l’année tout entière, puisqu’en définitive tous les travaux auxquels ils se sont livrés, constructions de routes, plantations, aménagemens, n’ont eu d’autre but que d’accroître la production du bois, d’en faciliter l’extraction et par suite d’en augmenter le prix. Il y a entre eux une certaine émulation ; c’est à qui vendra le mieux ses coupes, à qui en aura le mieux déterminé la valeur. L’exactitude des estimations peut être considérée comme la pierre de touche du forestier praticien ; il faut en effet un très sûr coup d’œil pour apprécier les diverses marchandises qu’on peut obtenir après l’abatage et le façonnage des arbres qu’on vend sur pied. Le chêne satisfait à d’autres besoins que le bouleau, et le sapin est employé à d’autres usages que le hêtre ; les uns donnent de la charpente ou du sciage, d’autres du merrain ou du charronnage, d’autres enfin, ne peuvent être utilisés que comme bois de feu. Ce sont autant de produits distincts dont il faut apprécier exactement la quantité avant de leur appliquer les prix courans du marché voisin. Une condition indispensable pour le succès des ventes, c’est que les estimations des agens forestiers soient tenues secrètes. On évite par ce moyen les coalitions entre marchands de bois, et on les force, pour devenir adjudicataires d’une coupe, à la payer le prix qu’elle vaut pour eux, suivant leur propre estimation.

Les adjudications en effet se font au rabais, forêt par forêt, par l’intermédiaire d’un crieur public, qui, partant d’un chiffre de beaucoup supérieur à celui de la valeur réelle de la coupe, baisse successivement la mise à prix jusqu’à ce qu’un acquéreur prononce les mots : Je prends. Si la coupe n’a pas été vendue lorsque les criées sont descendues au prix estimatif des agens forestiers, elle est retirée de l’adjudication, et la vente en est renvoyée à l’année suivante. Dans ces conditions, on conçoit que souvent les amateurs ne s’en tiennent pas au chiffre qu’ils s’étaient fixé d’abord, et que, pour ne pas s’en aller les mains vides, ils soient obligés de dépasser de beaucoup leurs prévisions. S’ils ne le faisaient pas, ils verraient des concurrens plus hardis enlever les coupes sur lesquelles ils comptaient, et seraient exposés à des pertes parfois considérables. Les maîtres de forges par exemple ne peuvent, faute de bois, laisser chômer leurs usines, et ceux qui sont engagés dans certaines fournitures sont bien obligés coûte que coûte de remplir les conditions de leurs marchés ; aussi, pour se procurer les bois qu’il leur faut, achètent-ils parfois à tout prix. Le trésor public ou la caisse communale se trouve ainsi bénéficier d’une situation exceptionnelle qu’on n’avait pas prévue et dont on n’avait pu tenir compte.

Le système des rabais, imaginé pour empêcher les coalitions auxquelles donnaient lieu les adjudications aux enchères, sauvegarde complètement les intérêts du vendeur. Les adjudicataires en effet se trouvent en face d’une double concurrence, celle qu’ils se font entre eux et celle de l’administration des forêts, dont ils ne connaissent pas les estimations, en sorte que lors même qu’ils s’entendraient pour laisser tomber les prix, ils n’y trouveraient aucun avantage, puisque les coupes sont retirées de la vente quand les criées sont descendues au chiffre fixé par les agens forestiers. Ce procédé est exclusivement employé pour les ventes ; faites sur pied dans les forêts de l’état et dans celles des communes ; quant aux particuliers, ils traitent le plus souvent à l’amiable.

Maître de sa coupe, l’adjudicataire la fait exploiter à son gré et de la manière qui lui parait le plus profitable ; en se conformant toutefois aux conditions imposées par un cahier des charges. Il en tire les produits dont il espèce le plus d’avantage, et il façonne de la charpente, des bois d’industrie ou de chauffage, suivant l’état du marché et les conditions particulières où il se trouve lui-même, Le plus souvent.les différens adjudicataires d’un même pays font entre eux des échanges par spécialités : le marchand de planches cède le bois de feu à son voisin et lui prend son sciage ; le fabricant de merrain recherche les chênes bons pour la fente, et le fournisseur de la marine ceux qu’il croit propres aux constructions navales ; le maître de forges convertit en charbon tout ce qui peut être utilisé sous cette forme, abandonnant la charpente et le bois d’industrie à ceux qui en font le commerce. C’est ainsi que les produits se classent naturellement, et qu’en allant toujours où ils sont le plus payés, ils finissent par aboutir chez celui qui en a le plus besoin et qui sait le mieux en tirer parti. Ce commerce n’en a pas moins, comme tout autre, ses parasites, qui ne vivent que de spéculation : on fait l’agiotage sur les bois comme sur les autres marchandises. Bien des gens en effet achètent des coupes sans avoir l’intention de les exploiter, mais seulement pour les revendre avec bénéfice ; , d’autres vendent des bois qu’ils ne possèdent point, et comptent sur une baisse éventuelle pour repasser leur marché à un autre, en profitant de la différence. C’est là un mal nécessaire, que compensent, et au-delà, les avantages de la liberté des transactions, et ce commerce après tout ne donne pas lieu à plus de fraudes que s’il se faisait par l’intermédiaire de courtiers patentés.

Il existe dans chaque région forestière un ou plusieurs points vers lesquels viennent converger tous les produits qui, n’étant pas consommés dans la localité, sont expédiés au loin. Ces centres commerciaux, qui sont en quelque sorte des marchés régulateurs, sont situés le plus souvent sur des rivières navigables et flottables. Les deux plus importans sont Clamecy, dans la Nièvre, et Saint-Dizier, dans la Haute-Marne. Le premier, placé au confluent du Beuvron et de l’Yonne, sert d’entrepôt pour les bois de chauffage du Morvan, qui sont de là dirigés sur Paris. Saint-Dizier au contraire est plus particulièrement un marché de bois de charpente, car les bois de feu que produisent les vastes forêts de la Haute-Marne sont employés sous forme de charbon dans les nombreux hauts-fourneaux de ce département.

À Paris, le commerce des bois de charpente et d’industrie n’est pas dans les mêmes mains que icelui des bois de feu ; mais, bien que complètement libres, ils sont l’un et l’autre constitués en syndicat, et les négocians pourvoient, à frais communs, aux dépenses qu’entraînent l’exercice du flottage et la surveillance des ports. L’un d’eux, M. Frédéric Moreau, a publié en 1847 le Code de commerce des bois carrés, renfermant tous les règlement et arrêts qui y sont relatifs. Ce que M. Moreau a fait pour les bois carrés, M. Dupin l’avait fait en 1817 pour les bois à brûler. Ce n’était pas chose facile, car nulle industrie n’a subi plus de vicissitudes. L’approvisionnement de Paris fut toujours l’objet des préoccupations du pouvoir, qui ne négligea rien pour l’assurer, tandis qu’il demeurait assez indifférent aux besoins de la province. Dans l’origine, cet approvisionnement ne présenta aucune difficulté : les habitans de Paris étaient peu nombreux, et une vaste forêt, dont les bois de Boulogne, de Vincennes et de Bondy sont les seuls vestiges, entourait complètement la capitale. À mesure que les besoins augmentèrent, le rayon d’approvisionnement dut s’étendre. On mit successivement à contribution les forêts de Meudon, de Saint-Germain, de Montmorency, puis celles de Chantilly, de Compiègne, de Senart, de Fontainebleau, Néanmoins, les difficultés de transport étaient telles que le manque de bois commençait à se faire sentir, lorsque la découverte du flottage, en permettant d’amener à Paris, à des frais minimes, les bois des forêts les plus éloignées, mit pour jamais cette ville à l’abri du besoin.

Il existait autrefois pour cet approvisionnement un service spécial, à la tête duquel se trouvait un commissaire général, qui fut remplacé en 1832 par deux inspecteurs principaux. La mission de ces fonctionnaires était de tenir la main à ce que le marché de la capitale fût toujours abondamment pourvu de bois de toute nature, de surveiller la confection et l’écoulement des trains, de faire la police des ports d’embarquement, etc. ; mais on finit par reconnaître qu’avec le développement de l’esprit commercial et l’amélioration des voies navigables, l’intervention officielle devenait inutile. Ce service fut en conséquence supprimé par la loi des finances du 28 mars 1849. La police des rivières fut confiée à l’administration des ponts et chaussées, et celle des ports à des agens spéciaux qui relèvent du ministre du commerce, mais qui sont payés par les marchands de bois eux-mêmes, en raison des services qu’ils leur rendent.

À son entrée à Paris, le bois est soumis à un droit d’octroi ; ce droit est, pour le bois dur, de 3 francs par stère, décime compris. C’est une taxe fort élevée, contre laquelle les propriétaires de forêts ne cessent de protester. Ils demandent instamment que le bois soit traité sur le même pied que la houille, c’est-à-dire que le droit à payer soit réglé pour l’un et l’autre combustible sur la puissance calorifique. À poids égal, la houille, qui donne plus de chaleur que le bois, devrait par conséquent être plus imposée, tandis qu’elle l’est beaucoup moins. La consommation du bois de chauffage à Paris a du reste considérablement diminué ; après s’être élevée à 1,200,000 stères en 1815, elle est tombée en 1859 à 501,805 stères. Celle de la houille a suivi une progression inverse, mais bien autrement puissante ; elle a passé de 600,000 quintaux métriques à 432 millions. Paris consomme aussi une très grande quantité de charbon de bois, qui lui est expédié des ports de la Loire, de l’Allier, de la Marne, de la Seine et des canaux d’Orléans et de Briare. Il en a été introduit en 1859 3,220,000 hectolitres, non compris le charbon de Paris, qui n’est autre que du poussier de charbon comprimé et aggloméré avec du goudron. Le commerce des charbons est libre comme celui des bois ; mais les magasins sont rangés parmi les établissemens insalubres ou dangereux et soumis aux règlemens qui les concernent.

Si Paris est un grand centre de consommation pour les bois de charpente et d’industrie, c’est dans nos départemens producteurs de fer qu’il faut étudier l’emploi des bois de feu sous une de ses formes les plus intéressantes. La quantité de bois annuellement consacrée à la fabrication du fer et de la fonte, et consommée à l’état de charbon dans les hauts-fourneaux, est très considérable. D’après une statistique officielle publiée en 1854 par le ministère du commerce et des travaux publics, elle s’est élevée en 1852 à 5,167,772 quintaux métriques de charbon, valant 30,682,624 francs ; elle représente, en y ajoutant le bois brûlé en nature, environ 8 millions de stères, c’est-à-dire la production annuelle de 2 millions d’hectares de forêts, le quart de la superficie boisée de la France. Les forges sont donc pour les produits des forêts un débouché très important, toujours certain, qui contribue à maintenir le prix du bois à un chiffre rémunérateur pour les propriétaires. Aussi n’est-il pas étonnant que ceux-ci, considérant leur cause comme solidaire de celle des maîtres de forges, s’inquiètent vivement de tout ce qui peut porter atteinte à la prospérité de l’industrie métallurgique. C’est à ce titre qu’on les a toujours vus, marchant à la remorque de ces derniers, se montrer d’ardens protectionistes et protester avec vigueur contre tout remaniement libéral du tarif des fers. Ils furent pour les maîtres de forges de puissans auxiliaires qui leur permirent de défendre, au nom de l’intérêt général, le monopole dont ils jouissaient. — La loi, disaient-ils, nous interdit le défrichement de nos bois ; en nous empêchant de les transformer en terres arables et d’en tirer le parti le plus convenable, elle nous impose, dans l’intérêt de tous, un sacrifice personnel : il est donc juste qu’elle nous indemnise d’une manière quelconque, ou tout au moins qu’elle nous assure le débouché de ces bois qu’elle nous force à produire, De tous les débouchés possibles, un des plus importans étant l’industrie métallurgique du fer, il faut, pour nous le garantir, empêcher Introduction chez nous des fers étrangers, car, si les hauts-fourneaux français sont obligés d’éteindre leurs feux devant cette concurrence, ils ne nous achèteront plus de combustible, et nos propriétés resteront improductives entre nos mains.

Cet argument, très sérieux à une certaine époque, a aujourd’hui perdu beaucoup de sa valeur, puisque la prohibition du défrichement n’existe plus que comme exception et dans certains cas spéciaux déterminés par la loi. On doit néanmoins reconnaître que pour les forêts qui sont dans cette situation, il y a quelque chose de fondé dans les plaintes des propriétaires de bois. Pour que la loi fût équitable, il faudrait, ce semble, que tout propriétaire auquel l’autorisation de défricher sa forêt aurait été refusée pût mettre l’état en demeure de l’exproprier pour cause d’utilité publique, absolument comme la ville de Paris exproprie les particuliers qui refusent de se conformer aux conditions prescrites pour la construction des maisons dans certains quartiers. D’un autre côté, si le raisonnement des propriétaires de bois est fondé, c’est à tort que les maîtres de forges s’en sont servis comme d’un argument en faveur de la protection, car dans cette circonstance l’intérêt des premiers parlerait bien plutôt en faveur du libre échange.

Il y a peu de temps encore que, dans la double opération nécessaire pour transformer le minerai naturel en fer, c’est-à-dire la fabrication de la fonte et l’affinage du fer, on employait exclusivement le charbon de bois. Comme celui-ci constituait l’élément le plus onéreux de cette production, les forges s’établirent toujours à proximité des forêts, où on pouvait se le procurer à bas prix. Il arriva souvent aussi qu’au moyen âge les seigneurs, pour les attirer sur leurs domaines, constituèrent en faveur de ces usines des droits d’usage, et leur accordèrent gratuitement, ou moyennant une légère redevance, les bois dont elles avaient besoin. Depuis quarante ans environ, la houille, employée en Angleterre dès 1760, s’introduisit également en France dans cette fabrication, opérant ainsi une révolution industrielle dont les propriétaires de forêts pouvaient beaucoup souffrir. Pourquoi ne demandèrent-ils pas alors à la loi, au nom des principes qu’ils font valoir aujourd’hui, une protection efficace contre ce redoutable concurrent ? S’ils n’y songèrent même pas, c’est parce qu’ils sentaient bien que leurs plaintes auraient été stériles, et qu’ils auraient eu contre eux les maîtres de forges, à qui l’emploi d’un combustible plus économique promettait de grands bénéfices.

Cependant, malgré les prévisions contraires, la consommation du bois dans les hauts-fourneaux, si toutefois l’on en excepte la crise de 1848, n’a fait que s’accroître de jour en jour. Le phénomène s’explique par ce fait que les propriétés du métal varient beaucoup, suivant que pour l’obtenir on a fait usage de bois ou de houille. En général, le bois donne des fers tenaces, nerveux, au grain serré et homogène, à la fibre résistante ; aussi y a-t-il avantage à s’en servir lorsqu’on opère sur des minerais riches et de bonne qualité, parce que la plus-value du produit fabriqué compense et au-delà le prix plus élevé du combustible. Avec des minerais moins purs, comme une partie de ceux de la Haute-Marne, de l’Allier ou du Cher, on fabrique la fonte au bois et l’on affine le fer à la houille, ou plutôt au coke. Le métal ainsi obtenu convient parfaitement pour les objets qui n’exigent pas des fers supérieurs. Lorsqu’on ne veut que des fers tout à fait communs, mais à bas prix, on emploie exclusivement le combustible minéral. Toutefois cette fabrication n’est réellement avantageuse que dans les localités voisines des mines de houille ; elle exige de grands capitaux, des établissemens spacieux, des laminoirs, toute une organisation qui ne convient qu’à une production très abondante. Dans toute autre condition, l’emploi au moins partiel du charbon de bois est préférable. On comprend dès lors pourquoi, en présence de besoins toujours croissans, les propriétaires de forêts ont pu résister chez nous à la concurrence de la houille, et pourquoi ils n’ont pas à redouter l’introduction des fers anglais, qui ne sont fabriqués qu’avec ce combustible.

Les fers au bois et les fers à la houille ne sont pas pour ainsi dire des produits similaires ; ils ont des qualités différentes, ils ne conviennent pas aux mêmes usages et n’ont pas la même valeur marchande[2]. L’Angleterre, quoique abondamment pourvue des derniers, fait venir des pays étrangers une grande quantité de fers au bois pour certains usages spéciaux. C’est ainsi que les mines de Danemora, en Suède, actuellement exploitées par une compagnie anglo-américaine, lui fournissent les fers qui servent à fabriquer les fameux aciers de Sheffield. On les paie jusqu’à 800 francs la tonne, tandis que le prix courant des fers indigènes n’excède pas 140 francs. Les fers français au bois ne valent pas les fers de Suède, mais ils sont en général bien supérieurs aux fers anglais. On ne saurait en douter lorsqu’on lit l’Enquête officielle au sujet du traité de commerce avec l’Angleterre. Toutes les personnes entendues, maîtres de forges, constructeurs de machines, directeurs de chemins de fer, sont d’accord sur ce point. Il en est qui vont plus loin encore, et affirment que du traité de commerce datera une nouvelle ère de prospérité pour notre métallurgie, à la condition toutefois que nos industriels s’en tiendront exclusivement, la fabrication au bois des fers de qualité supérieure[3]. Ainsi nos usines au bois, loin d’avoir à souffrir d’un remaniement libéral de nos tarifs, trouveront au contraire de nouveaux débouchés sur les marchés étrangers, et par conséquent les propriétaires de forêts n’auront qu’à y gagner.

Cette régénération des forges au bois devra s’opérer rapidement, à la condition que l’industrie métallurgique emploie toujours les procédés de fabrication les plus perfectionnés. Aussi sommes-nous très loin à cet égard de partager les idées qu’un homme fort compétent d’ailleurs, M. Leplay, a développées avec talent dans les Annales des Mines en 1853. Le savant ingénieur ne proposait rien moins que d’introduire en France le régime en vigueur en Russie, en Suède et sur quelques points de l’Allemagne, c’est-à-dire d’affecter à chaque forge, une certaine étendue de forêts où elle pût s’approvisionner de combustible Quant à la rente à payer au propriétaire de ces forêts, elle devait être calculée d’après le prix de revient du produit fabriqué, et par conséquent dépendre de la valeur des fers dans la localité. Si cette constitution devait résulter de l’association volontaire des maîtres de forges avec les propriétaires de bois, nous n’y verrions aucun inconvénient ; mais si ce système nécessitait l’intervention de l’état, il n’y aurait certes pas lieu de le recommander. En fait de progrès industriels, la France n’a rien à gagner à prendre ses modèles en Russie ou en Suède.

Quel que puisse être l’avenir des hauts-fourneaux qui fabriquent à la houille, il est incontestable que l’intérêt du pays est de se procurer le fer au plus bas prix possible, par conséquent de s’adresser à l’étranger, si l’étranger peut le fournir à de meilleures conditions que le producteur français. Quoi qu’on en dise, le plus sûr moyen d’arriver à l’abondance n’est pas de commencer par faire artificiellement la disette. Cet argument de coquette qui refuse ses faveurs pour mieux en faire sentir le prix n’a pas de valeur en matière industrielle. Quant à celui qu’on a tiré de la nécessité pour chaque pays de produire lui-même les objets nécessaires à la défense nationale, argument avec lequel on a si habilement réussi à effrayer les esprits, M. Wolowski en a fait bonne justice[4]. Le savant économiste a prouvé que, pour armer un million d’hommes, 30,000 tonnes de métal, fer ou fonte, sont plus que suffisantes, et qu’en présence de notre production annuelle, qui s’élève aujourd’hui à 894,100 tonnes de fonte et 478,400 tonnes de fer, il n’est pas probable que nous soyons jamais pris au dépourvu. En admettant même que, par le libre échange, tous nos hauts-fourneaux dussent s’éteindre, rien n’empêcherait l’état d’en faire marcher quelques-uns pour son propre compte, afin d’avoir toujours disponible la quantité de métal jugée nécessaire à la défense nationale.


II. — LES BOIS DE MARINE.

Avant l’application de la vapeur à la navigation, les navires étaient construits en bois ; mais lorsqu’on eut besoin d’un espace plus considérable pour loger le moteur et le combustible en même temps que d’une plus grande force de résistance dans la coque, on dut changer le système de construction jusqu’alors adopté. Le bois étant trop faible et ployant sous le poids de la machine, on lui substitua le fer. La coque en fer est plus légère que la coque en bois, elle fournit à égalité de déplacement un tonnage plus élevé, elle est moins sujette aux avaries, présente plus de sécurité, et résiste mieux aux efforts du moteur. Aussi dès 1843 se mît-on en France à imiter l’Angleterre, à construire des navires en fer, où le bois n’entrait plus que dans les aménagemens intérieurs, Toutefois ce système ne fut adopté d’une manière absolue que par l’industrie privée, car on ne tarda pas à reconnaître que pour les bâtimens de guerre l’emploi exclusif du fer présentait de graves inconvéniens. Les carènes en fer se couvrent facilement de coquillages et d’herbes marines qui ralentissent la marche du bâtiment ; il faut les nettoyer fréquemment et les repeindre au moins une fois l’an, ce qui est une cause de dépenses assez considérables. Si le navire en fer est moins exposé aux avaries que le navire en bois, en revanche, lorsqu’il s’en produit, elles sont beaucoup plus dangereuses et plus difficiles à réparer ; le boulet par exemple occasionne dans le fer des bavures et des déchirures qu’on ne peut fermer, tandis que dans le bois il fait un simple trou qu’on bouche facilement avec des tampons préparés à l’avance, et qu’on recouvre d’une plaque de plomb. Indépendamment de toute autre cause, la présence des rivets, c’est-à-dire des clous qui réunissent les plaques de fer contiguës, suffit pour occasionner des voies d’eau impossibles parfois à découvrir et par suite à étancher. Ces rivets sont chauffés au rouge avant d’être introduits dans des trous percés dans les plaques ; la contraction qui se produit par le refroidissement provoque une tension telle dans le métal qu’elle suffit pour occasionner des fissures, et même pour faire tomber la tête du rivet[5].

Au point de vue hygiénique, les bâtimens en fer sont également inférieurs aux bâtimens en bois ; le métal, bon conducteur du calorique, s’échauffant rapidement et se refroidissant de même, expose les équipages à des écarts alternatifs de température très nuisibles à leur santé. Enfin à tonnage égal les premiers coûtent à peu près le double des autres, et c’est une considération qui a son importance. Aussi la marine militaire ne fait-elle plus aujourd’hui construire en fer que les navires qui, avec un faible tirant d’eau, doivent avoir un grand déplacement relatif, comme ceux qui sont destinés à opérer sur des côtes et dans des rivières peu profondes. Elle a adopté pour les autres un système mixte dans lequel le bois et le fer sont employés concurremment, mais où celui-ci n’est plus qu’un auxiliaire destiné à renforcer et à protéger les parties faibles, le bois demeurant l’élément principal.

Parmi les bois qui entrent dans la construction d’un navire, on distingue les membrures, qui en forment la charpente, les bordages, qui revêtent cette charpente et constituent la coque, et les mâtures, qui sont destinées à supporter les voiles et agrès. Tous les bois ne sont pas également propres à l’un ou à l’autre de ces usages ; il faut au contraire pour chacun d’eux des qualités spéciales. Pour les membrures, ce qu’on demande ayant tout, c’est la résistance. Un navire, qui, outre son armement renferme parfois jusqu’à dix-huit cents ou deux mille hommes, avec des approvisionnemens pour plusieurs mois, et qui, dans cet état, est exposé aux chocs incessans des vagues, réclame pour sa charpente des pièces de bois d’une force tout exceptionnelle. Le chêne est de toutes les essences indigènes celle qui remplit le mieux ces conditions ; mais il s’en faut de beaucoup qu’il les présente partout au même degré. Les chênes de l’Italie, de la Provence et du bassin de l’Adour sont surtout estimés. Grâce à une végétation plus rapide, ils ont un bois maigre et nerveux, préférable à celui dont les couches ligneuses, serrées les unes contre les autres, donnent ce qu’on appelle un bois gras. Toutes choses égales d’ailleurs, les arbres qui ont végété dans les terrains secs valent mieux que ceux des terrains humides, et ceux qui ont crû isolément ou sur les lisières des forêts sont supérieurs à ceux qui viennent de l’intérieur des massifs. On conçoit en effet que l’arbre exposé aux rayons du soleil et sans cesse agité par le vent acquière plus de force que celui qui végète à l’abri des influences atmosphériques.

Les différentes pièces qui forment la carcasse du navire ont toutes des noms particuliers, suivant la place qu’elles occupent et les fonctions qu’elles remplissent. La quille par exemple, qui se trouve à la partie inférieure du bâtiment, sert de base à tout l’édifice, puisque c’est sur elle que repose la charpente tout entière. Les varangues, s’appuyant sur la quille, forment, avec les allonges, les flancs du navire, etc. Parmi ces pièces, les unes sont droites et appelées bois droits ; d’autres ont une courbure uniforme et régulière, et sont désignées sous le nom de bois courbans ; d’autres enfin, les courbes, sont coudées et servent à relier les autres entre elles. Ces pièces sont donc toutes rigoureusement définies et ne sauraient être remplacées l’une par l’autre, puisque l’emploi qu’on en peut faire dépend à la fois de leur forme et de leur dimension. La forme caractérise le signal de la pièce, c’est-à-dire la partie du navire qu’elle sert à construire, tandis que la dimension caractérise l’espèce à laquelle elle appartient, c’est-à-dire la nature du bâtiment où elle peut être employée. Cette distinction est facile à comprendre. Toutes les pièces propres à faire des quilles portent ce même nom et appartiennent au même signal, qu’elles soient destinées à un vaisseau à trois ponts ou à une simple chaloupe ; mais, comme elles n’ont pas toutes les mêmes dimensions, elles sont d’espèces différentes.

Les bordages sont les madriers qui, fixés sur les membrures, forment le revêtement intérieur et extérieur du navire. Il faut que les bois employés soient sains, peu sujets à se fendre et dépourvus de nœuds. La plupart des bordages sont en chêne, et c’est en grande partie des provinces de la Baltique qu’on les fait venir. Le pin, le mélèze, le sapin, le hêtre, servent aussi quelquefois à cet usage ; mais ce dernier ne peut être utilisé que dans la partie de la coque qui est sous l’eau, parce qu’il se pique sous l’influence des alternatives de sécheresse et d’humidité.

Les mâts, qui supportent tous les agrès et qui, dans les navires à voiles, reçoivent tout l’effort de l’agent propulseur, doivent avoir à la fois une grande résistance et une grande élasticité. Les arbres résineux seuls sont propres à cet usage, surtout les pins des Florides, ceux de Norvège, de Suède et de Russie. Le département de l’Aude produit des sapins qui pourraient soutenir la comparaison ; c’est du moins ce qu’a constaté une commission chargée en 1846 d’expériences comparatives sur les qualités des diverses espèces de bois. Le pin laricio de la Corse sera également employé avec avantage, lorsque la création de nouvelles routes en permettra le transport à des frais moins considérables.

Nous ne dirons rien des bois employés à l’aménagement intérieur des vaisseaux ; ce ne sont pas, à proprement parler, des bois de marine, et ils n’exigent pas de qualités autres que celles des bois d’ébénisterie et de menuiserie ordinaires.

On ne connaît pas exactement la dépense de bois qu’exige chaque type de navire. Pour un vaisseau à trois ponts, par exemple, la quantité nécessaire pour la construction de la coque seulement, membrures et bordages, varie suivant les constructeurs de 4,500 à 8,000 mètres cubes de bois équarris. En adoptant le chiffre de 6,000, on doit être assez près de la vérité. Comme l’équarrissage a pour effet de diminuer de moitié environ le volume des arbres employés, ces 6,000 mètres cubes équarris représentent 12,000 mètres cubes en grume,> c’est-à-dire de bois ronds ; c’est la production annuelle d’une futaie de 2,400 hectares, à raison de 5 mètres cubes par hectare. La construction de notre flotte militaire, sur le pied fixé par l’ordonnance royale de 1846, exigerait à peu près 646,000 mètres cubes équarris, et son entretien une dépense annuelle de 40,000 mètres cubes, en supposant, comme on le fait d’ordinaire, que la durée moyenne d’un bâtiment soit de vingt années[6]. Comme les bois ne peuvent être employés aussitôt après l’abatage et que d’un autre côté il faut être à l’abri de toute éventualité, la marine tient à être approvisionnée au moins pour dix années à l’avance, C’est donc une quantité de 400,000 mètres cubes de bois de chêne qu’en temps ordinaire doivent posséder nos chantiers de construction. À ce chiffre il faut ajouter 200,000 mètres cubes de bois résineux pour la mâture et les aménagemens intérieurs.

Pour qu’un pareil approvisionnement soit efficace, il faut qu’il soit composé de pièces assorties sous le rapport des signaux comme sous celui des espèces. Sans cette condition, il ne serait qu’illusoire. S’il n’existait en effet que des pièces d’un même signal, des quilles par exemple, on ne saurait, quelle qu’en soit d’ailleurs la quantité, construire le moindre navire, puisqu’on manquerait des bois nécessaires pour les autres parties du bâtiment. Il en serait de même si les différens signaux ne correspondaient pas aux mêmes espèces, c’est-à-dire si, avec des mèches de gouvernail propres à des vaisseaux à trois ponts, on ne possédait que des quilles de chaloupes. Cette condition de l’assortiment des pièces a parfois été très négligée ; c’est du moins ce qu’a constaté la commission d’enquête parlementaire. Ainsi à Cherbourg, avec un approvisionnent d’ailleurs considérable et suffisant pour huit années, s’il eût été assorti, on possédait à peine de quoi construire deux vaisseaux et quelques bâtimens secondaires ; les bois droits étaient en excès, tandis que les bois courbes faisaient presque complètement défaut. Des cinq ports militaires, celui de Toulon seul était convenablement pourvu de pièces assorties. Non compris les mâts, l’approvisionnement général se montait à cette époque, c’est-à-dire en 1850, à 207,653 mètres cubes ; mais, au dire du rapporteur, le défaut d’assortiment était tel que cette quantité ne représentait pas la moitié de la puissance qu’elle aurait dû offrir[7]. Outre l’inconvénient d’inspirer une confiance trompeuse, des approvisionnemens ainsi constitués ont encore celui d’encombrer les arsenaux de bois inutiles, qui se détériorent de jour en jour, et d’occasionner sans profit des dépenses considérables.

Ce serait peu de posséder les bois nécessaires à l’entretien de la flotte pendant dix années, si l’on n’en assurait la conservation jusqu’au moment où ils devront être employés. Ces bois en effet sont exposés à des causes de destruction si graves et si nombreuses que, si l’on n’y prenait garde, on risquerait de perdre le fruit de toute cette prévoyance. Laissés à l’air libre, ils se fendent, se tourmentent et ne tardent pas à pourrir sous l’influence des alternatives de sécheresse et d’humidité. Sous des hangars, la pourriture est moins fréquente., mais en revanche les insectes sont plus à craindre : un des plus redoutables, le lymexylon, est un petit ver qui, creusant des galeries dans le tissu ligneux, en coupe les fibres dans tous les sens et lui enlève toute résistance. À Rochefort, on a signalé, depuis soixante ans, la présence d’un ennemi peut-être plus dangereux encore : c’est le termite, espèce de fourmi ailée qui s’attaque non-seulement au bois, mais à toute matière organique, végétale ou animale. Jusqu’à présent, il n’a heureusement pas étendu ses ravages au-delà de ce port. Pour préserver les pièces de marine, on a imaginé de les immerger dans des bassins remplis d’eau de mer, mais là surgit un autre fléau, le taret naval, mollusque marin qui se loge dans le bois et y creuse, en se développant, des galeries de la grosseur d’un doigt. On ne savait comment s’en préserver, lorsque Duhamel eut l’idée d’enfouir les pièces dans une vase formée avec un mélange d’eau douce et d’eau de mer. Cette vase, en se déposant à la surface, intercepte la communication de la galerie avec l’extérieur, et, empêchant l’animal de respirer, le fait périr. On a aujourd’hui adopté ce moyen de conservation dans tous les ports militaires ; les bois sont enfouis dans d’immenses bassins vaseux, partagés en un certain nombre de cases qui correspondent aux pièces des différentes catégories, de telle façon que l’on sache où pêcher celles dont on a besoin. Si ce système est favorable à la conservation des approvisionnement, il a l’inconvénient d’en rendre à peu près impossible l’inventaire périodique. L’extraction et la vérification fréquentes de ces masses énormes de bois occasionneraient en effet des frais trop considérables. Aussi faut-il que, par une comptabilité minutieuse, on tienne un compte exact de toutes les pièces qui entrent dans le bassin et de celles qui en sortent ; c’est le seul moyen que l’on ait de connaître la situation réelle des ressources disponibles.

On a proposé différens autres procédés pour conserver les bois de marine. En Angleterre, on a essayé le silicate de soude, ou verre soluble, qui paraît avoir donné de bons résultats. M. Maissiat, l’un des rapporteurs de la commission d’enquête, a indiqué l’emploi de la chaux, qui, ayant la propriété d’absorber l’humidité et de détruire les insectes, préserve les bois des principales causes de destruction, ainsi que le prouvent les pièces de charpente encastrées dans les murs. Enfin on a pensé que le procédé d’injection du docteur Boucherie pourrait également être appliqué ici avec avantage ; mais cette attente ne semble point encore confirmée.

De tout temps, les gouvernemens se sont préoccupés des moyens d’approvisionner la marine des bois dont elle avait besoin. Il s’agissait pour eux d’un intérêt si puissant qu’ils allèrent parfois jusqu’à lui sacrifier le droit de propriété lui-même. Avant l’ordonnance de 1669, provoquée par Colbert pour arrêter la ruine dont était menacé le domaine forestier de la France, les constructeurs de navires avaient la faculté de prendre dans les forêts royales, où bon leur semblait, les arbres nécessaires aux constructions. C’était une source d’abus faciles à comprendre. Ces exploitations faites au hasard, sans soin ni contrôle, étaient désastreuses pour les forêts, dont elles compromettaient l’avenir ; de plus, les bois abattus étaient souvent détournés de leur destination, et donnaient lieu à des malversations continuelles. L’ordonnance de 1669 introduisit un peu d’ordre dans l’exercice de ce droit, en restreignant le choix des arbres à ceux qui étaient compris dans les coupes annuelles. Les arbres jugés propres à la marine étaient marqués d’un marteau spécial, et livrés, après abatage et façonnage, par les adjudicataires de la coupe aux fournisseurs de la marine, qui leur en payaient la valeur d’après une estimation faite par des experts. Ce droit de martelage n’était pas restreint aux forêts royales, il s’étendait aussi à toutes celles des communes ou corporations religieuses et à celles des particuliers situées à moins de dix lieues de la mer, ou de deux lieues des rivières navigables.

Ce système resta en vigueur jusqu’en 1792, époque à laquelle, pour compléter les approvisionnemens des arsenaux, on opéra dans les forêts nationales des coupes extraordinaires auxquelles ne participa même pas l’administration des forêts, alors complètement désorganisée. En 1801, le premier consul reconstitua cette administration ; mais il étendit aussi beaucoup les prérogatives de la marine. Un tarif uniforme pour toute la France fixa d’une manière invariable le prix des arbres choisis par elle, suivant les pièces qu’ils pouvaient fournir. Les adjudicataires des coupes transportaient ces arbres équarris jusqu’aux rivières navigables, où ils devaient être reçus par la marine. Ceux qui étaient rejetés comme impropres leur restaient pour compte, et devenaient parfois d’une défaite très difficile, puisque, façonnés pour la marine, ils n’étaient plus propres aux constructions civiles, et qu’ils avaient subi en pure perte des frais de transport considérables. Il y avait donc là pour les adjudicataires une cause de dommages qui nuisit beaucoup au succès des ventes de coupes dans les forêts domaniales. Aussi arriva-t-il souvent qu’ils cherchèrent à s’affranchir des charges qui leur étaient imposées, ou même à les faire tourner à leur profit. Voici comment. Le tarif du prix des pièces de marine étant uniforme pour toute la France, quoique les bois n’eussent pas partout la même valeur, il en résultait que sur certains points la marine les payait trop cher, tandis que sur d’autres elle n’en donnait pas un prix équitable. Les adjudicataires s’entendaient alors avec les contre-maîtres chargés de la réception pour leur faire rejeter les pièces dont ils trouvaient à se défaire plus avantageusement dans le commerce, et pour leur faire accepter au contraire celles dont ils n’auraient point trouvé ailleurs un prix plus élevé. Les fournitures ne se faisaient plus alors qu’en bois de qualité inférieure, et le trésor public subissait un double préjudice.

Si le martelage ainsi exercé était onéreux pour l’état, il l’était bien davantage encore pour les particuliers. Au lieu de le restreindre, comme l’avait fait l’ordonnance de 1669, aux forêts les plus voisines de la mer, la loi du 9 floréal an XI (1803) l’étendit à tous les arbres appartenant aux particuliers, sans distinction d’essences ni de dimensions, même à ceux des parcs et des avenues. D’après les dispositions de cette loi, les propriétaires étaient tenus de faire six mois à l’avance la déclaration des arbres qu’ils voulaient abattre ; la marine faisait marteler ceux qu’elle jugeait propres à son service et avait une année entière pour en prendre livraison. Ce n’était qu’à l’expiration de ce délai, et après une mise en demeure préalable, que le propriétaire avait le droit d’en disposer pour son compte, si les ingénieurs n’en avaient pas voulu. Il était difficile d’imaginer rien de plus vexatoire et de plus arbitraire. Malgré l’omnipotence qu’elle exerçait sur tous les arbres de l’empire, la marine ne parvint jamais à satisfaire ses besoins. À plusieurs époques, elle fut obligée de faire des coupes extraordinaires, dont la dernière, celle de 1812, s’éleva à 257,000 stères. On ne put atteindre ce chiffre qu’en exploitant des arbres en pleine croissance et en ruinant ainsi l’avenir au profit du présent.

Les abus auxquels le martelage de la marine avait donné lieu étaient trop flagrans pour qu’on ne cherchât pas à y porter remède aussitôt qu’on le put. Le code forestier de 1827 le supprima dans toutes les propriétés particulières et ne le maintint que dans les forêts domaniales et communales, mais en le soumettant à une réglementation minutieuse. La marine, qui avait vivement insisté pour le maintien de ses anciens privilèges, préféra, plutôt que de subir ces conditions nouvelles, ne pas user des privilèges qui lui étaient conservés, et se pourvut dans le commerce des bois dont elle avait besoin. Ce système ne lui réussit pas mieux que les précédens, et jusqu’en 1858, époque où un décret apporta de nouvelles modifications à ce mode d’approvisionnement, les difficultés ne firent qu’augmenter chaque année.

Peut-être faut-il moins attribuer ce nouvel échec au principe même de l’acquisition par la voie du commerce des bois de marine qu’à la manière dont il était appliqué. L’enquête parlementaire nous donne à ce sujet des détails fort curieux. Dans chacun des cinq ports militaires, on procédait sur soumissions cachetées à l’adjudication de la fourniture d’une quantité déterminée de bois de construction ; mais, comme on ne spécifiait pas à l’avance les signaux et les espèces dont on avait besoin, les fournisseurs ne livraient jamais que les bois les plus faciles à se procurer, et cela sans aucune préoccupation d’assortiment[8]. Aussi en 1850 était-on arrivé à avoir des arsenaux presque dégarnis de certaines pièces, tandis que d’autres s’y trouvaient en excès. Ce système offrait encore d’autres inconvéniens. Les adjudications, qui comprenaient la fourniture tout entière d’un même port, étaient trop importantes pour qu’une concurrence sérieuse pût s’établir. De plus, la réception des pièces se faisant dans les ports de destination, les fournisseurs avaient à payer des frais de transport considérables qui grevaient, également les pièces rebutées, et ils haussaient leurs prix en prévision des pertes et des frais qu’ils auraient à supporter.

En présence de ces difficultés, la marine à plusieurs reprises sollicita le rétablissement de son ancien droit de martelage dans toutes les forêts du royaume ; mais ses efforts ont toujours échoué devant cet argument : que si les bois de marine existent dans ces forêts, elle peut se les procurer dans le commerce en les payant ce qu’ils valent, et que s’ils n’existent pas, ce n’est pas l’exercice du martelage qui les y produira. Néanmoins un décret du 16 octobre 1858 lui donna sur ce point une demi-satisfaction en autorisant l’administration des forêts à lui délivrer directement les pièces propres aux constructions navales qui se trouveraient comprises dans les coupes annuelles des forêts domaniales. Sans rétablir le martelage, ce décret n’a d’autre but que de permettre à l’état d’employer pour ses besoins quelques-uns des produits de ses propres forêts ; comme il supprime d’ailleurs les intermédiaires, intéressés à ne livrer que des bois de qualité inférieure, il prévient les abus et malversations dont on avait eu si souvent à se plaindre. Voici comment aujourd’hui les choses se passent. Les agens forestiers, en marquant les coupes de l’année, désignent parmi les arbres qui doivent tomber ceux qu’ils jugent propres à la marine. Ces arbres, frappés d’un marteau spécial, ne sont pas compris dans la vente de la coupe ; mais l’adjudicataire n’en est pas moins tenu de les abattre, de les équarrir et de les transporter sur un point déterminé de la forêt. C’est là que la marine, à laquelle avis a été donné du nombre et de la qualité des pièces réservées, en fait effectuer la réception par ses agens. Celles qui sont acceptées sont transportées à ses frais jusqu’aux ports ; quant à celles qui sont rebutées, elles sont vendues par les soins de l’administration des forêts ; enfin un système de comptabilité porte en recette à cette administration et en dépense à la marine la valeur des bois délivrés.

Il est à peine permis de croire que le mode inauguré par le décret du 10 octobre 1858 puisse donner des résultats beaucoup plus satisfaisans que ceux qui l’ont précédé, et qu’il suffise à garantir l’approvisionnement de nos arsenaux. Les difficultés contre lesquelles la mariner a dû lutter tiennent moins aux systèmes employés qu’à la pénurie de nos forêts en bois propres aux constructions navales. Ce n’est pas d’aujourd’hui du reste que cette pénurie commence à se faire sentir, et dès le siècle dernier Duhamel se plaignait de ne plus trouver de bois de fortes dimensions et d’être obligé d’employer des bois viciés. C’est pour remédier à ce que cette situation avait de fâcheux pour le présent et de dangereux pour l’avenir qu’il ne cessa de recommander l’emploi dans les forêts de procédés de culture plus perfectionnés, et qu’il insista pour la conversion en futaies de celles de l’état et d’une partie de celles des communes et des établissemens religieux. Malheureusement ses sages conseils ne furent pas suivis, car depuis cette époque nos ressources forestières n’ont fait que diminuer, soit par l’aliénation successive des forêts domaniales, soit par l’exploitation abusive des futaies communales et particulières. Dans la situation où se trouve aujourd’hui le domaine forestier de l’état, on estime qu’il peut fournir annuellement 10,000 ; mètres cubes équarris de bois propres à la marine ; c’est, on l’a vu, le quart de la quantité nécessaire. Il reste donc 30,000 mètres cubes à demander aux forêts communales et aux forêts particulières, qui, beaucoup plus pauvres encore que celles de l’état, sont malgré leur plus grande étendue tout à fait incapables de fournir annuellement une pareille quantité de bois de construction, Une grande partie de ceux qu’elles produisent échappent d’ailleurs à la marine militaire, qui se trouve ici en concurrence avec la marine marchande et les autres industries. Voudrait-elle, pour se les réserver exclusivement, demander, comme elle l’a déjà fait, le rétablissement du martelage dans ces forêts ? Ce serait revenir à un régime déjà condamné par l’expérience, et les mêmes motifs qui l’ont fait abandonner peuvent encore être invoqués pour en empêcher le retour. Les communes ainsi que les particuliers doivent être libres de disposer des produits de leurs forêts, de les consommer directement ou de les vendre à ceux qui leur en offrent le meilleur prix, sans que l’état soit en droit de leur imposer à son profit aucun sacrifice. Même en supposant qu’on le rétablît, le martelage ne serait qu’un expédient illusoire, puisqu’il ne saurait, quoi qu’on fasse, créer des arbres qui n’existent pas.

Si la marine militaire, malgré ses prérogatives, malgré son budget considérable, malgré le personnel dont elle dispose, ne trouve pas à se procurer tous les bois dont elle a besoin, quelles difficultés ne doit pas rencontrer la marine marchande abandonnée à ses propres, forces ! Ces difficultés sont, avec nos lois douanières, les principales causes qui la maintiennent dans un regrettable état d’infériorité. L’entretien annuel de nos navires marchands exige 60,000 mètres cubes de chêne, non compris les bois résineux[9] ; c’est moitié plus que la marine militaire, qui en réclame 40,000. Pour arriver à ce chiffre, il faut donc que la marine marchande se contente des rebuts de cette dernière et qu’elle fasse venir le surplus de l’étranger. Aussi paie-t-elle ses navires un quart plus cher que les Américains ne paient les leurs.

L’insuffisance de nos ressources prouve d’abord la nécessité pour l’état de traiter en futaie toutes ses forêts, afin d’en augmenter les produits, en second lieu l’impudence qu’il y aurait, ainsi qu’on le demande parfois, à défricher complètement toutes les forêts de plaine pour y substituer des prairies ou des terres arables. Sans doute les forêts doivent s’étendre principalement sur les montagnes, à cause de l’influence qu’elles exercent sur le régime des eaux, et parce que, végétant sur des sols rebelles d’ordinaire à toute autre culture, elles servent à mettre en valeur des terrains improductifs ; mais ce n’est que dans les plaines et sur les sols fertiles qu’on peut obtenu : des bois de marine de bonne qualité. Si ce motif ne suffit pas pour empêcher le défrichement des forêts particulières, du moins est-il assez puissant pour imposer à l’état l’obligation de conserver les siennes. Toutefois ces mesures seules seraient encore inefficaces, et le seul moyen de remédier à la pénurie actuelle, c’est d’adopter le système proposé en 1826 par M. Bonard, inspecteur-général du génie maritime. Ce système, qui consiste à consacrer 80,000 hectares environ du domaine forestier de la France à la production exclusive des bois de marine, a constamment été repoussé, grâce aux efforts de l’administration des forêts, qui craignait de voir la plus belle partie de son domaine soustraite à sa gestion. Telle n’était pas cependant la pensée de M. Bonard, qui savait très bien que les ingénieurs du génie maritime sont aussi étrangers aux questions de culture forestière que les agens forestiers peuvent l’être à l’art de construire des vaisseaux[10].

Si nos forêts sont presque dépourvues de bois propres à la marine, c’est, il n’en faut pas douter, parce qu’on n’a jamais rien fait pour en accroître la quantité. La production en est si complètement l’œuvre du hasard, que, pour un chêne propre aux constructions navales, il y en a cent qui ne le sont pas. Ces arbres, abandonnés à eux-mêmes, poussent comme ils peuvent, et c’est merveille si dans le nombre il s’en trouve qui conviennent à certains usages spéciaux. Les courbes qu’on rencontre sont dues à des accidens de végétation auxquels l’homme est resté étranger ; c’est le vent qui a infléchi la tige dans une certaine direction, ou quelque insecte qui, en détruisant le bourgeon terminal, a favorisé le développement d’une branche latérale. Quoi de plus facile cependant que d’obtenir, quand on le voudra, des courbes et des courbans de toute espèce ? Liez ensemble les cimes de deux jeunes chênes, elles se souderont, continueront à végéter et formeront après quelques années une ogive qui pourra être employé, comme varangue ; infléchissez un arbre, il fournira des courbans ; dirigez chez un autre les branches dans tel ou tel sens, vous aurez des pièces coudées de toutes les formes ; espacez les arbres au lieu de les laisser en massif serré, et vous leur donnerez la force et l’élasticité de ceux qui ont végété en plein air. En un mot, donnez à vos forêts une culture déterminée, et vous en obtiendrez des produits que ne fournissent qu’accidentellement celles qui sont laissées à elles-mêmes.

Le système de M. Bonard fournit le moyen d’arriver à ce résultat, puisque en consacrant à la production exclusive des bois de marine une partie du sol de la France, on pourra donner à cette culture spéciale tous les soins nécessaires. L’étendue de 80,000 hectares, répartie sur différens points, est suffisante pour parer à toutes les éventualité. Le chêne ne végétant pas bien à l’état pur, il faut admettre qu’une essence étrangère, telle que le hêtre ou le pin, entrera pour moitié dans la composition des peuplemens : sur une production annuelle de 400,000 mètres cubes en grume, à raison de 5 mètres cubes par hectare, le chêne figurera donc pour 200,000 mètres cubes, dont 100,000 au moins seront propres à la marine. L’équarrissage, diminuant le volume de moitié, réduira ce volume à 60,000 mètres cubes de bois équarris, quantité plus que suffisante, puisque les besoins ne se montent qu’à 40,000. Avec un pareil système, il n’y aurait plus ni difficultés avec les fournisseurs, ni abus de pouvoir sur les propriétés particulières, ni complications administratives. L’administration forestière, chargée de la gestion de ces forêts, y effectuerait chaque année les coupes, livrerait directement dans les ports les bois propres aux constructions navales, et vendrait les autres par voie d’adjudication. Non-seulement la marine aurait ainsi ses approvisionnemens assurés, mais elle pourrait, suivant les circonstances, ou se procurer par des coupes anticipées des supplémens importans, ou laisser sur pied les bois dont elle n’aurait pas l’emploi immédiat, et éviter ainsi l’encombrement des arsenaux et les ravages des insectes. Les autres forêts de la France, affranchies de toute servitude, pourraient alors satisfaire aux besoins de la marine marchande et des autres industries, aujourd’hui sacrifiées aux exigences de la marine militaire.

La principale objection que soulève ce projet, c’est le temps nécessaire pour créer ces forêts spéciales et pour en tirer parti. Comment en effet s’embarquer dans une entreprise dont on ne pourra recueillir les fruits que dans cent ou cent cinquante ans ? Cet argument, qui aurait quelque valeur dans la bouche d’un particulier, tombe de lui-même dès qu’il s’agit de l’état. Dans un siècle, les besoins seront les mêmes qu’aujourd’hui, s’ils ne sont plus grands encore, et si l’état ne s’inquiète pas dès maintenant de savoir comment il pourra les satisfaire, il ne doit pas s’attendre à ce que d’autres s’en inquiètent pour lui. Les ressources dont il dispose sont insuffisantes pour ses besoins actuels : elles le seront bien plus encore dans l’avenir, s’il ne se préoccupe de s’en créer de nouvelles. Il y a cent ans que Buffon et Duhamel conseillaient précisément à leurs contemporains l’adoption de pareilles mesures : si on les eût écoutés alors, l’état ne serait pas aujourd’hui au dépourvu. Si en 1826 seulement on avait adopté le projet de M. Bonard, les effets s’en feraient déjà sentir. Il ne s’agit pas en effet de créer en bloc une forêt tout entière et d’attendre pendant tout un siècle les produits qu’elle peut fournir. La chose est beaucoup plus simple. Il suffit que l’état, devenu propriétaire d’un certain nombre de forêts dans les plaines du midi de la France et dans d’autres lieux propres à la production des bois de marine, s’occupe dès maintenant d’y introduire le système de culture dont nous avons parlé, et qu’au fur et à mesure des exploitations il repeuple en chêne les terres voisines jusqu’à concurrence de 80,000 hectares. En très peu d’années, on obtiendrait déjà des résultats sensibles qui ne feraient que s’accroître pendant toute la période de transition. Pendant ce temps, afin de ménager autant que possible les ressources nationales, il y aurait lieu de se pourvoir en grande partie à l’étranger.

Il existe en effet, en Afrique, en Guyane, dans l’Inde, de nombreuses forêts produisant d’excellens bois de construction qui, rendus en France, coûteraient moins cher peut-être que les bois indigènes, et dont on pourrait approvisionner nos arsenaux en attendant que nos propres forêts soient en état de le faire. L’Angleterre[11], où le domaine forestier de l’état est très restreint, fait venir presque tous ses bois de marine du dehors ; elle emploie en grande quantité le chêne d’Afrique, le teck de l’Inde, l’acajou, le greenheart du Honduras, diverses essences du Canada et de l’Australie. Le prix de revient de ces bois est assez faible pour que la marine marchande trouve elle-même avantage à s’en servir. Or tous les marchés du monde sont ouverts à la France, et de plus un traité signé en 1856 avec le roi de Siam lui donne des facilités particulières pour l’exploitation des forêts de teck, si abondantes dans ce pays. Sur la demande de M. de Montigny, le frère du roi, en faveur de qui elles constituaient un monopole, s’est engagé à favoriser par tous les moyens possibles, aux ingénieurs ou agens français, l’abatage et le débit de ces bois. La main d’œuvre étant à très bas prix (de 1 à 2 fr. par jour), on pourrait se procurer dans le pays tous les ouvriers nécessaires, et il suffirait d’envoyer de France quelques contre-maîtres pour entreprendre un système complet d’exploitation. Le gouvernement aurait ainsi des navires qui, tout en lui coûtant moins cher, seraient de plus longue durée et moins sujets aux réparations que ceux qui sont construits avec des bois indigènes. Il laisserait s’accroître nos ressources nationales pour le moment où les marchés étrangers lui seraient interdits, et favoriserait l’établissement en France d’un marché de bois exotiques où viendrait à son tour, comme cela se pratique en Angleterre, s’approvisionner la marine marchande.


III. — LES VOIES DE TRANSPORT. — LA PRODUCTION INDIGENE ET LE COMMERCE EXTERIEUR.

Le fait qui, après la production forestière, agit le plus sur l’approvisionnement des marchés et sur le prix des bois est la facilité plus ou moins grande des transports. Le bois est une marchandise encombrante, pour laquelle les frais de voiturage croissent rapidement avec la distance à parcourir, au point qu’ils ne tardent pas à couvrir et à dépasser le prix originaire de la matière transportée. Ainsi, sur une route en bon état, une voiture contenant 5 stères, qu’on paie 10 fr. par jour, conducteur compris, peut faire 40 kilomètres environ, soit 20 kilomètres pour aller et autant pour revenir ; ce qui porte le prix du transport par stère et par kilomètre à 10 centimes. À 100 kilomètres ou vingt-cinq lieues, le prix du stère se trouverait grevé d’une somme de 10 francs, qui suffirait probablement pour lui interdire les marchés de ce rayon. Si la route était mauvaise, le transport, devenant plus onéreux, ne pourrait s’effectuer qu’à une moindre distance encore. C’est ce qui explique pourquoi dans des localités souvent très voisines il y a dans le prix des bois des écarts dont d’autres marchandises n’offrent pas d’exemple[12]. La carbonisation en forêt a pour objet d’atténuer sensiblement les frais de transport ; elle diminue le volume et le poids de la matière ligneuse, tout en conservant la valeur calorifique, et réussit de la sorte à rapprocher des lieux de consommation les forêts qui topographiquement en sont éloignées, Les bois de service, qui, sous un même volume, représentent une valeur plus grande que les bois de feu, peuvent supporter des frais plus considérables et se transporter beaucoup plus loin.

Ainsi c’est le prix des bois sur les lieux de consommation qui sert de règle au propriétaire de forêts, et qui détermine le bénéfice qu’il peut tirer de ses exploitations. Lorsque ce prix ne suffit pas à couvrir les frais de transport, le propriétaire a plus d’avantage à laisser les arbres périr sur pied, ou à les brûler pour en faire de la potasse, qu’à les abattre et les façonner pour n’en obtenir aucun profit. Si jusqu’en 1852 la plupart des forêts de la Corse furent inexploitées, ce n’était pas seulement par le défaut de sécurité, c’était surtout parce qu’il n’y existait aucune route. Pour se faire une idée de ce qu’étaient les voies de communication dans cette île, il faut savoir que des pins laricios, qui, rendus à Toulon, valaient jusqu’à 2,000 fr. pièce, ne se vendaient pas sur pied au-delà de 2 francs, et encore ne trouvait-on pas toujours des acheteurs à ce prix. Il n’y avait pour se rendre dans les forêts que d’étroits sentiers taillés dans le roc et suspendus au-dessus des torrens. C’étaient des femmes qui transportaient sur leur tête les planches et les pièces de bois nécessaires aux constructions ; les bois de chauffage arrivaient à la ville empilés sur le dos d’un mulet, et ils étaient vendus à la charge par les paysans qui circulaient dans les rues en criant : O legno !

Il ne suffit pas, pour rendre possible le transport des bois jusqu’aux centres de consommation, d’avoir un réseau de routes impériales ou départementales complet, se reliant à des chemins vicinaux de grande et de petite communication, toujours en bon état de viabilité ; il faut en outre un système spécial de routes forestières. Celles-ci, pénétrant dans toutes les profondeurs des massifs, viennent déverser sur les premières les produits des coupes qui arrivent des points les plus reculés. Ces routes ne sont elles-mêmes que des artères principales auxquelles viennent aboutir des chemins secondaires, ouverts seulement pendant une ou deux années pour l’exploitation de certains cantons, et abandonnés ensuite, quand les coupes se trouvent portées ailleurs.

Il est fort curieux de suivre les procédés employés pour amener les arbres qu’on vient d’abattre et de façonner jusqu’à l’endroit où les voitures viennent les prendre. Les bois de feu se transportent à dos d’homme, les bois de service se traînent sur le sol avec deux bœufs attelés à l’avant-train d’un chariot ; tantôt on les fait glisser par leur propre poids sur le flanc des montagnes, tantôt on fait usage de lançoirs et de chemins de schlitte. Le lançoir est un canal demi-cylindrique d’un mètre de diamètre à peu près, fabriqué avec des perches droites et unies, et dirigé du haut en bas de la montagne ; on y jette les bois, qui descendent jusque dans la vallée emportés par leur poids. Les chemins de schlitte ont quelque analogie avec les lançoirs. Suivant toutes les sinuosités de la montagne et quelquefois jetés comme des ponts à claire-voie au-dessus des ravins et des précipices, ils sont formés de bûches parallèles distantes les unes des autres de 40 centimètres, et maintenues en place par des piquets fichés en terre. Le transport se fait au moyen d’un traîneau plat (schlitt) pouvant recevoir 5 ou 6 mètres cubes de bois, et muni dans la partie antérieure de deux brancards recourbés qui servent au schlitteur à le diriger. Celui-ci se retient avec les pieds à chaque échelon de cette échelle gigantesque, et arrête en s’arc-boutant la marche de plus en plus précipitée du fardeau qui le pousse. Arrivé au bas de la montagne, le traîneau est déchargé et remonté à vide pour de nouveaux voyages. Malgré les dangers qu’il présente, ce mode de transport est fort économique, et mériterait d’être plus répandu. Depuis fort longtemps en usage dans les Vosges, il a été récemment introduit dans les Pyrénées.

Quoique l’importance d’un réseau complet et bien entretenu de routes forestières n’ait jamais été méconnue, il s’en faut de beaucoup qu’il soit en France assez développé pour permettre à nos bois de s’écouler facilement vers les centres de consommation. Ces routes font souvent défaut dans les forêts communales ou particulières, et même dans les forêts domaniales elles sont insuffisantes pour les besoins du service. Un crédit de 5 millions a été voté dans la session du corps législatif de 1860 pour compléter et améliorer le réseau. Du reste, l’administration forestière n’a pas toujours été maîtresse d’ouvrir des routes partout où le besoin s’en faisait sentir, et souvent elle a été arrêtée par des exigences d’un ordre supérieur. Nous voulons parler des servitudes imposées par le génie militaire, dans l’intérêt de la défense nationale, aux territoires compris dans la zone frontière. On sait que, dans les quarante-huit départemens qui, en tout ou en partie, forment cette zone, il est interdit d’ouvrir aucune route, de construire aucun pont, de défricher aucun bois, sans avoir obtenu d’abord l’assentiment de l’autorité militaire. Cette mesure a pour objet de fermer l’accès du pays aux armées ennemies et de multiplier sous leurs pas les obstacles naturels tels que ruisseaux, rivières, forêts. C’est une question de salut public qui, aux yeux du législateur, doit primer toutes les autres ; ce n’en est pas moins une servitude fort onéreuse qui se traduit, pour les propriétaires de cette zone, en un sacrifice pécuniaire très important. Ainsi, pour ne parler que des forêts, on a calculé que l’impossibilité d’ouvrir certaines routes, l’obligation de faire passer les autres près des points de défense, l’interdiction de les empierrer, causent annuellement au pays une perte sèche de plus de 20 millions[13]. C’est un impôt indirect qui n’est pas inscrit au budget et que la France paie sans le savoir, pour se préserver des invasions étrangères. Ne serait-ce pas le cas de dire que le remède est pire que le mal, puisque depuis 1815 seulement cette crainte nous a coûté, sans compter les intérêts, près d’un milliard, c’est-à-dire plus que l’invasion elle-même, si elle avait pu avoir lieu en présence de notre formidable armée ? C’est d’ailleurs un remède de l’efficacité duquel on a malheureusement le droit de douter, puisqu’il n’est pas une seule de nos frontières qui, une fois nos armées détruites, ait jamais pu opposer la moindre résistance.

Pour en finir avec les routes de terre, il faut dire un mot d’une question qui soulève chaque année les réclamations des propriétaires de bois et dont les conseils-généraux sont périodiquement saisis par des mémoires et pétitions émanant de la Société forestière[14]. C’est celle des impôts extraordinaires pour l’entretiennes chemins vicinaux. La loi de 1836, à coup sûr l’une des plus utiles et des plus fécondes qui aient été faites depuis trente ans, impose aux communes l’obligation d’entretenir en bon état de viabilité les chemins vicinaux de grande et de petite communication, et les autorise à y affecter soit des journées de prestation, soit des centimes additionnels, payés au prorata du montant des contributions directes. Les forêts, comme les autres propriétés, sont soumises à cet impôt spécial, et pourtant elles ne peuvent, au même titre, profiter de ces chemins pour l’écoulement de leurs produits. Par une étrange anomalie, la loi considère les exploitations de forêts comme occasionnant des dégradations extraordinaires, et les grève, pour cause de réparations, d’un impôt supplémentaire. Rien ne justifie en réalité cette mesure exceptionnelle, qui aggrave sensiblement les charges déjà si lourdes de la propriété forestière.

Les chemins de fer ont aussi contribué à étendre les débouchés des forêts ; mais la cherté de ce moyen de transport n’a pas permis de les utiliser encore d’une manière générale, et en a jusqu’à ce jour limité l’emploi au charbon et aux bois d’œuvre. Le transport par canaux est préféré non-seulement parce qu’il est plus économique, mais encore parce que les bateaux qui contiennent les bois peuvent servir de magasins et stationner dans les ports jusqu’au moment où l’on trouve des acheteurs. Toutefois les canaux eux-mêmes doivent céder le pas au flottage pour peu qu’il soit praticable. Le flottage consiste à abandonner sur les cours d’eau, soit isolées, soit réunies en trains, les bûches de bois que le courant emporte, vers leur destination. Il est d’un usage fort ancien, car, d’après histoire, c’est par ce moyen que Hiram, roi de Tyr, fit parvenir à Salomon les cèdres nécessaires à la construction du temple de Jérusalem. Pline rapporte également que les Troglodytes se servaient de radeaux pour le commerce des bois de cinname (bois d’odeur). On ne faisait du reste alors qu’imiter la nature, qui offre tous les jours des exemples de flottage spontané. Dans les contrées primitives et couvertes de forêts, comme il s’en trouve en Amérique, on voit incessamment les fleuves rouler dans leurs eaux de nombreux troncs d’arbres qu’ils arrachent aux rivages et les entraîner vers la mer en immenses radeaux. Le fleuve des Amazones, le Mississipi et tant d’autres sont souvent encombrés par ces masses d’arbres enchevêtrés les uns dans les autres au point que la navigation demeure impossible, jusqu’à ce qu’une inondation les charrie vers l’Océan. Ces arbres sont parfois emportés par le gulf stream, depuis le golfe du Mexique jusque sur les côtes du Groenland et de l’Islande, où ils servent au chauffage des habitans de ces contrées déshéritées.

Ce fut vers le milieu du XVIe siècle que le flottage fut introduit en France, et qu’il devint le mode de transport le plus usité pour l’approvisionnement de Paris en bois de chauffage ou de construction. Pendant longtemps, sur la foi de Saint-Yon, qui écrivait en 1610, on avait attribué à un bourgeois de Paris, nommé. Jean Rouvet, l’honneur d’avoir le premier, en 1549, fait arriver dans cette ville des trains de bois flotté depuis le fond du Morvan. Considéré pour ce fait comme le bienfaiteur de cette contrée, on lui éleva en 1828, grâce à l’initiative de M. Dupin, sur le pont de Clamecy, un monument surmonté de son buste ; mais M. Frédéric Moreau, l’auteur du Code de conférée des bois carrés, en remontant à l’origine de cette découverte, trouva dans les archives de la ville de Paris des pièces authentiques constatant que le premier train de bois y arriva non en 1549, mais en 1546, et qu’il y fut amené par Charles Lecomte. Ce fut, paraît-il, l’occasion de fêtes et de réjouissances publiques, et Charles Lecomte reçut du prévôt des marchands le titre de premier expérimentateur du flottage. Jean Rouvet eut du moins le mérite de vulgariser cette découverte et de faire sur d’autres cours d’eau ce que Lecomte avait déjà fait sur l’Yonne. Depuis ce moment, de nombreuses ordonnances n’ont cessé de faciliter la pratique du flottage. C’est par ce moyen que les cours d’eau qui débouchent dans la Seine au-dessus de Paris, l’Aisne, l’Ourcq, l’Yonne, la Marne, l’Aube, le Loing, le canal de Briare, celui d’Orléans, celui de Bourgogne, etc., viennent déverser dans ce fleuve les bois des contrées qu’ils traversent, et que réclame la prodigieuse consommation de la capitale.

Il y a deux espèces de flottage, le flottage à bûches perdues et le flottage en trains. Le premier, comme son nom l’indique, consiste à jeter pêle-mêle dans les cours d’eau les bois façonnés, qui sont entraînés tous ensemble jusqu’aux ports les plus voisins, où ils sont repêchés et rassemblés en trains. Pratiqué seulement sur les rivières non navigables, où il ne peut gêner la circulation des bateaux, ce système n’en exige pas moins quelquefois, des travaux d’art assez importans. En France, le flottage est pratiqué sur un très grand nombre de rivières, mais c’est sur la Haute-Seine et les affluens de ce fleuve qu’il a surtout été l’objet de la sollicitude administrative. Depuis sa source jusqu’à son embouchure en Seine, l’Yonne reçoit cinquante-six cours d’eau annuellement flottables à bûches perdues. Entre Armes et Montereau, on rencontre cinquante-sept ports spacieux où l’on dépose les bois que l’on doit mettre en trains ; enfin trente étangs peuvent à volonté se déverser dans la rivière et fournir les eaux nécessaires pour emporter les bois. Malheureusement les localités qui ne concourent pas à l’approvisionnement de Paris n’ont pas été aussi bien partagées, et on a dû en maint endroit abandonner le flottage, qui était précédemment exercé. Ne faudrait-il pas attribuer ce résultat à ce que la police des petits cours d’eau, qui rentrait autrefois dans les attributions de l’administration des eaux et forêts, dépend aujourd’hui de celle des ponts et chaussées, moins intéressée à les conserver flottables, et occupée de travaux qu’elle considère comme plus importans ? En Allemagne, il n’est pas un ruisseau qui n’ait un barrage fixe ou mobile et qui ne soit approprié au flottage. Le départ de la première éclusée de bois sur la Murg est un spectacle qu’on donne chaque année aux baigneurs de Bade, et la solennité de cette opération est une preuve de la haute importance qu’on y attache.

Lorsque les bois, jusqu’alors abandonnés à eux-mêmes, sont arrivés au point où la rivière commence à être navigable, ils sont retirés de l’eau et rassemblés en trains. Ces trains, conduits par un ou plusieurs hommes, sont, au début de la course, formés de quelques pièces seulement ; ils augmentent à mesure qu’ils avancent et que la rivière devient plus profonde. Ceux qui sont apportés par les divers affluens se réunissent peu à peu et finissent par former ces radeaux qu’on voit arriver à Paris, et dont le passage sous les ponts est toujours pour les promeneurs un vif objet de curiosité. Sur le Rhin, les trains, formés de troncs de sapins, ont souvent 300 mètres de longueur et renferment jusqu’à 15,000 mètres cubes de bois. Ils sont dirigés par une vingtaine d’hommes en gilet rouge, en veste blanche, en bonnet de loutre, armés d’immenses gaffes, dont ils se servent avec une grande adresse pour éviter les tourbillons et les bancs de sable de ce fleuve capricieux. Ils conduisent ainsi jusque dans les chantiers de la Hollande, où ils seront transformés en navires marchands, les magnifiques arbres qui tapissaient les vallées ombreuses de la Forêt-Noire.

La production annuelle du domaine forestier de la France, dont l’étendue, d’après M. Maurice Block[15], est de 8,804,551 hectares, s’élève à 35 millions de stères environ, valant sur pied 206 millions de francs, et sur les lieux de consommation plus de 500 millions. Ce chiffre ne représente cependant qu’une partie de la production totale, car il ne comprend pas les bois fournis par les haies, parcs et jardins, qu’il est impossible d’évaluer, même approximativement. Quant à la consommation, elle ne fait que s’accroître d’année en année. Le prix des bois de service a doublé depuis 1814 ; dans le bassin de la Seine, le mètre cube de chêne s’est élevé de 32 à 60 fr. ; le bois d’industrie a suivi la même progression et a passé de 15 à 28 francs. Le chauffage est resté, ou peu s’en faut, stationnaire. C’est aux constructions de toute nature, à l’accroissement de notre matériel naval, militaire et marchand, à l’exécution du réseau des chemins de fer, à toutes ces choses enfin qui se résument dans le seul mot de progrès, qu’il faut attribuer ce résultat, En même temps que les prix haussaient, sur le marché intérieur, les importations de bois étrangers augmentaient dans une énorme proportion. Ces importations, qui en 1847 représentaient une valeur de 43 millions de francs, se sont élevées en 1859 au chiffre de 106 millions. Les exportations dans cette dernière année ayant été de 17 millions, il reste un excédant de 89 millions qui représente en quelque sorte le déficit de la production ligneuse de la France comparée aux besoins de sa consommation. Il ne s’agit ici, bien entendu, que des bois communs, c’est-à-dire du bois à brûler, bois de construction, merrains, perches, échalas, etc., et non des bois employés dans l’ébénisterie ou la teinture.

Lorsqu’on jette les yeux sur les tableaux du mouvement commercial des différens pays, on voit que le plus souvent les bois figurent à la fois à l’importation et à l’exportation, et souvent même pour des chiffres très élevés. Cette apparente anomalie s’explique par cette circonstance, que, le bois étant d’un transport difficile, il est parfois plus économique de le faire venir d’un pays voisin que d’une région plus reculée de l’intérieur, tandis que d’un autre côté on trouve du bénéfice à l’exporter sur les points où des forêts abondantes sont limitrophes de pays qui en sont dépourvus. Du reste, les bois des diverses contrées n’ont pas tous les mêmes qualités, en sorte qu’il s’établit entre elles des échanges constans. Ainsi ces importations ne nous procurent pas seulement l’appoint qui nous manque, elles nous fournissent encore des bois propres à des usages auxquels les nôtres ne conviendraient qu’imparfaitement. Pour les constructions navales, nous l’avons vu, on préfère de beaucoup les chênes de la Toscane et des États-Romains à ceux du nord de la France, qui étant moins sujets à se fendre, sont en revanche recherchés pour les ouvrages de menuiserie. Il en est de même des merrains, qui servent à fabriquer les barils et tonneaux, et dont la qualité dépend beaucoup des substances solubles contenues dans, le tissu ligneux. L’acide gallique, la quercine, le tannin, ont en effet une grande influence sur la conservation des liquides et peuvent leur donner une saveur désagréable ; aussi les meilleurs merrains sont-ils ceux de Russie et des États-Unis, qui renferment fort peu de pareilles substances.

Dans le chiffre de 106 millions, qui représente la valeur des bois importés en France, les bois de construction entrent à eux seuls pour 69 millions, les bois d’industrie pour 32 millions, les bois de feu pour 3 millions seulement, le liège, l’osier, etc., pour 2 millions. Les principaux pays de provenance sont la Russie, la Suède, la Norvège, les États-Unis, qui malheureusement s’appauvrissent sensiblement, et qui bientôt peut-être ne pourront plus satisfaire à des exigences toujours croissantes.

Les forêts de la Russie sont de jour en jour dévastées par les incendies et les abus des exploitations[16]. La superficie boisée de la Russie d’Europe, qui était en 1783 de plus de 150 millions d’hectares, c’est-à-dire du quart environ de la superficie totale, a bien diminué depuis cette époque. Les forêts d’ailleurs sont très inégalement réparties sur toute l’étendue de ce vaste empire. Dans le nord, elles forment des massifs immenses et, couvrent des gouvernemens tout entiers, tandis que dans les provinces méridionales elles font si absolument défaut, que les habitans n’ont pas d’autre combustible que la paille, le fumier, les joncs et les bruyères. Dans la Finlande, la Lithuanie, la Russie-Blanche, la Petite-Russie, l’extrême abondance et la pénurie se touchent en quelque sorte. C’est ainsi qu’à Moscou le bois de chauffage se paie 30 pour 100 plus cher qu’à Paris, tandis qu’à quelques lieues de là il se vend à peine le dixième de ce prix. Les essences qui forment les forêts sont le pin, le sapin et le mélèze, qui s’y trouvent tantôt à l’état pur, tantôt mélangés de bouleaux, de chênes, de hêtres ou de tilleuls. Comme ceux de la Russie, les sapins de la Suède et de la Norvège sont très estimés. Ils ont dans ces contrées froides une croissance très lente, mais en même temps très régulière, qui leur donne une force et une élasticité très précieuses pour la mâture des vaisseaux. Malheureusement ces qualités exceptionnelles ont provoqué des exploitations imprévoyantes ; les magnifiques forêts qui couvraient les flancs des Alpes Scandinaves s’appauvrissent de jour en jour, quoique la contenance en soit encore très considérable, puisqu’on ne l’évalue pas à moins de 35 millions d’hectares pour la Suède seulement. Le déboisement serait pour ces pays une véritable calamité, car une fois que la vie végétale est détruite, elle ne se réveille plus sur ce sol glacé. L’Allemagne et l’Italie fournissent également une certaine quantité de bois à la France, mais dans une proportion relativement restreinte. Ce dernier pays aurait pu cependant, s’il avait conservé ses forêts, devenir le centre d’un marché important, surtout en bois de marine. L’amirauté anglaise a même entretenu à Livourne des agens spéciaux pour en fournir à ses arsenaux ; mais ce commerce est bien tombé depuis quelques années, et c’est à peine si Livourne exporte maintenant 3,000 stères de bois de construction, dont les deux tiers en Angleterre, et le reste en France.

Il en serait de même de la Turquie, si l’on y trouvait quelque sécurité, car elle renferme une étendue de 8 millions d’hectares de forêts à peu près inexploitées. Le gouvernement turc a bien songé à tirer parti de ces richesses naturelles, lorsque, galvanisé par la guerre d’Orient, il secoua pendant un moment sa torpeur habituelle. Il demanda même à la France de mettre à sa disposition des agens pour étudier les ressources forestières du pays, pour y organiser des exploitations et y créer un personnel spécial. Deux fonctionnaires de l’administration des forêts, MM. Sthême et Tassy, furent envoyés en Turquie, et depuis quatre années ils se dévouent à former des élèves[17], à étudier les projets de travaux publics, à préciser les bases d’un code rural et forestier : tâche difficile et ingrate dans un pays où il n’y a ni organisation administrative, ni code civil, où l’on ignore comment peut s’acquérir et se transmettre la propriété foncière, où l’on ne sait même pas à qui elle appartient, mais tâche bien digne de tenter l’ambition de la France, et qui prouvera une fois de plus qu’après avoir versé son sang pour sauver la Turquie, elle n’a reculé devant aucun effort pour la régénérer.

Les États-Unis sont pour la France un centre d’approvisionnement des plus remarquables. Les forêts y sont, quant aux essences, à peu près semblables à celles de nos climats, mais elles ont un aspect grandiose que ne présentent pas les nôtres. Les arbres atteignent sur ce sol vierge des dimensions prodigieuses, et il n’est pas rare, surtout en Californie et dans l’Orégon, de trouver des pins de 100 mètres de hauteur sur 10 mètres de circonférence. Ces arbres gigantesques sont employés dans la marine, et servent de fret de retour aux bâtimens qui transportent des émigrans. Le territoire de l’Amérique du Nord n’était autrefois qu’une vaste forêt sillonnée d’immenses cours d’eau et entrecoupée, de prairies et de savanes. La forêt a disparu en partie, mais ce qui en reste suffit pour alimenter un commerce considérable. Le transport se fait par les fleuves, au moyen de radeaux qui descendent jusqu’aux ports d’où ils sont expédiés en Europe. C’est des états de l’ouest, les moins peuplés encore, que vient la plus grande partie de ces bois, dont Chicago est l’entrepôt général. Située sur le lac Michigan, cette ville communique par des lacs et des canaux, d’un côté avec le Saint-Laurent, de l’autre avec l’Hudson, et peut envoyer sans transbordement les trains soit à Québec, soit à New-York.

Jusqu’à présent la France a tiré peu de bois du Canada. Cependant, plus encore que les États-Unis, le Canada est une contrée de forêts. Sur quarante mille lieues carrées qui en forment la superficielle dixième à peine est livré à la culture, le surplus est complètement boisé. En fleuve immense, le Saint-Laurent, traverse le pays dans toute sa largeur, formant une immense vallée, limitée par la chaîne des Laurentides et celle des Apalaches. Ce fleuve, qui sort du lac Ontario, peut être remonté par les plus forts bâtimens jusqu’à Québec, à cent cinquante lieues de son embouchure ; il reçoit dans son cours de nombreuses rivières, presque toutes canalisées, qui amènent des bois des points les plus reculés. L’exploitation des forêts et tes différentes industries qui en dépendent n’occupent pas moins de trois mille entrepreneurs et vingt mille ouvriers bûcherons et flotteurs. Les essences qu’on y trouve sont le chêne, l’érable, le noyer, le charme, l’orme, le frêne, le pin, le sapin et un arbre particulièrement propre aux constructions navales, connu sous le nom d’épinette rouge ou tamarac, dont le bois est à peu près incorruptible. Tous ces arbres, qui croissent en massifs serrés, atteignent de grandes dimensions, et il n’est pas rare de rencontrer des pins pouvant fournir des mâts d’une seule pièce pour des navires de 2,000 tonneaux. Grâce aux cours d’eau, les bois arrivent à Québec à très peu de frais, et donnent lieu à une exportation qui s’élève annuellement à plus de 50 millions de francs. Ce chiffre ne comprend que les bois bruts, et pour avoir une juste idée de ce commerce, il faut y ajouter ceux qui sont transformés en charbon ou en potasse et ceux qui sont devenus des navires, car Québec est déjà maintenant un des plus grands chantiers de constructions navales du monde. Le commerce des bois n’y est pas tout à fait abandonné à lui-même, et le gouvernement colonial exerce une certaine surveillance par l’intermédiaire d’inspecteurs spéciaux chargés de contrôler la qualité et les dimensions des pièces ; Celles-ci sont classées par catégories et marquées d’une lettre particulière ; celles qui ne sont pas jugées assez bonnes sont mises au rebut. Notre consul à Québec, M. Gauldrée-Boilleau, a récemment adressé au gouvernement une collection d’échantillons de bois, avec l’indication des prix auxquels ils pourraient être livrés dans cette ville. Il a joint à cet envoi une lettre qui renferme de nombreux détails sur le commerce du Canada et sur l’avenir de cette contrée[18]. Cette collection et les pièces à l’appui ont été mises à la disposition du public, au ministère du commerce.

Nous ne dirons rien des autres contrées, bien qu’il y en ait parmi elles qui dans l’avenir pourront offrir des ressources importantes : le peu de sécurité qu’on y rencontre, le défaut de routes, l’insalubrité du climat, y rendent jusqu’à présent l’exploitation des forêts fort difficile et le commerce des bois peu avantageux. Telle est la situation de l’Australie, de l’Amérique centrale, de l’Amérique du Sud, de la plus grande partie de l’Asie et de l’Afrique tout entière. On ne tire guère aujourd’hui de ces pays que des bois précieux, qui en raison de leur prix élevé peuvent supporter des frais d’extraction et de transport plus considérables que les bois communs, les seuls dont nous ayons cru devoir nous occuper ici.

Les produits forestiers ne sont soumis à l’entrée en France qu’à des droits de douane très modérés ; mais jusqu’en 1860 la plupart d’entre eux étaient prohibés à la sortie. Aujourd’hui les bois de toute espèce, comme les écorces à tan, peuvent sortir librement. C’est ainsi que les forêts, affranchies du régime d’exception auquel si longtemps elles ont été soumises, rentrent peu à pieu dans le droit commun qui régit les autres propriétés. On a déjà fait beaucoup en réduisant le nombre des cas ou le défrichement doit être prohibé, en établissant la liberté du commerce des bois à l’intérieur et à l’extérieur, en supprimant le droit de martelage de la marine ; mais il reste à dégrever la propriété forestière des charges exceptionnelles qui lui sont encore imposées. Espérons que cette réforme aura son tour, et que les nombreuses industries qui vivent des forêts y trouveront une source de prospérité nouvelle.


J. CLAVE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier, 1er juin et 1er novembre 1860.
  2. « La France, dit le rapport officiel de 1854, traite principalement ses minerais au charbon de bois. La fonte ainsi produite est plus chère, mais elle est de meilleure qualité : le fer qui en résulte est meilleur aussi, il se vend plus cher… En 1852, le prix moyen de la fonte au charbon de bois était de 14 fr. 70 cent, le quintal métrique, celui de la fonte au coke de 11 fr. 30 cent. Le prix du fer fabriqué au bois a été de 42 francs 30 cent., et celui du fer au coke de 27 fr. »
  3. Voici comment s’exprime à ce sujet M. Paulin Talabot, directeur du chemin de fer, de Lyon à la Méditerranée : « Quand nous examinons l’industrie du fer en France, nous voyons d’abord qu’une grande partie de cette industrie, celle de la fabrication du fer au bois, est en dehors de la question ; nous croyons, quant à nous, que cette industrie a un très grand avenir, et que tôt ou tard elle se mettra en position d’importer en Angleterre une grande quantité de ses produits. Il n’y a pas de fontes au bois en Angleterre ; les fontes au bois françaises sont d’une qualité supérieure à tout ce qu’on fait dans ce pays. C’est une industrie qui n’existe pas en Angleterre, et qui prendra en France un grand développement dans l’avenir. J’insiste sur ce point, parce qu’il est d’un grand intérêt. »
  4. « Combien, dit-il, faut-il de fer pour armer un million de soldats et pour les armer jusqu’aux dents ? Un fusil de munition avec sa baïonnette pèse 4 kilogrammes (bois non compris) ; un revolver à huit coups, solidement établi, ne demande pas un kilogramme de fer ; les briquets, les sabres, les pistolets ne sont pas plus exigeans, et, en estimant en moyenne à 10 kilogrammes de fer l’armement du soldat, nous tenons compte des réserves nécessaires et ne courons qu’un danger, celui de gêner les mouvemens en faisant porter une charge trop lourde. Or 10 kilogrammes par homme donnent, pour une armée d’un million, 40 millions de kilogrammes, c’est-à-dire 10,000 tonnes. Ajoutez-y ce que demande l’artillerie, en comptant trois pièces par mille hommes et un approvisionnement de quatre cents projectiles par pièce ; ajoutez-y le fer nécessaire pour les voitures et les chevaux, et avec la meilleure volonté du monde vous n’arriverez pas à doubler cette quotité. Portons le chiffre à 30,000 tonnes, ce sera énorme, invraisemblable : au moins nous aurons l’avantage d’être guéris du mal de la peur. » — Voyez la Réforme douanière, Journal des Économistes, mars 1860.
  5. Le Newton, navire en fer, était resté deux ans au port sans faire une goutte d’eau ; une fois à la mer, à la suite d’un coup de vent, il fit eau de toutes parts, et dut, pour ne pas couler bas, se réfugier au plus vite dans un port voisin. C’est le guillotinage des rivets qui lui avait fait courir ce danger. Il est probable que le Président, steamer américain, s’est perdu pour la même cause.
  6. D’après la commission d’enquête parlementaire nommée en 1840 par l’assemblée législative, pour étudier les divers services de la marine militaire, la quantité de bois nécessaire pour les dépens types de bâtimens pourrait être en moyenne évaluée ainsi qu’il suit :
    mètres cubes.
    Un vaisseau de 120 canons 6,132
    Une frégate de 60 — 2,752
    Une corvette de 30 — 1,336
    Un brick de 20 — 723
    Un brick de 10. — 498

    En appliquant ces chiffres à la composition de la flotte fixée par l’ordonnance de 1846, on arriverait aux résultats suivans :
    Bâtimens à voiles.

    mètres cubes.
    40 vaisseaux. 247,280
    50 frégates 137,600
    40 corvettes 53,440
    100 bâtimens intérieurs 60,000
    Bâtimens à vapeur.
    10 frégates 27,520
    90 corvettes 120,240
    Total 640,080 mètres cubes.

    L’entretien annuel, évalué au 20e sera de 32,300 met. cubes, soit 40,000 met. cubes, pour tenir compte des déchets. Ces 40,000 met. cubes équarris en représentent 80,000 en grume.

  7. Rapport de M. Maissiat sur les Bois de marine. Enquête parlementaire, tome Ier, page 503.
  8. Voyez les informations données à ce sujet par M. le contre-amiral Laplace à la commission d’enquête, t, II, p. 353.
  9. En 1858, la marine marchande en France se composait de 15,187 navires, représentant un tonnage total de 1,049,844 tonneaux. En évaluant, suivant l’usage, à un mètre cube par tonneau la quantité de bois nécessaire à la construction d’un navire, la flotte marchande tout entière représenterait 1,049,844 mètres cubes équarris, et nécessiterait pour son entretien annuel 52,400 mètres cubes, qu’il faut porter à 60,000 à cause des déchets. On admet, comme pour la marine militaire, une durée moyenne de vingt années par navire.
  10. Voici en effet comment M. Bonard résume sa proposition :
    « Choisissez sur l’étendue des forêts de l’état une superficie du sol de la meilleure qualité, répartie entre les quatre bassins de nos principaux fleuves, à une distance modérée de nos rivières flottables ;
    « Que cette superficie soit exclusivement consacrée à la production des futaies navales, et spécialement affectée à l’approvisionnement ordinaire et extraordinaire de la marine royale ;
    « Qu’elle soit en conséquence soumise, entre les mains de l’administration forestière, au mode d’aménagement dit méthode allemande ;
    « Que l’institution en soit placée sous la sauvegarde commune des ministères des finances et de la marine, pour garantir à la fois sa perpétuelle intégrité et réunir dans les détails de sa régie les convenances mixtes qui peuvent seules en réaliser l’objet. » — Des Forêts de la France dans leurs rapports avec la marine militaire, page 61.
  11. En 1859 les forêts de l’Angleterre appartenant à l’état, sur un revenu total de 50,329 liv. sterl. (1,258,000 fr.) ont fourni pour 13,061 liv. sterl. (325,900 fr.) de bois de marine. — L’importation totale des bois communs s’est élevée au chiffre énorme de 187 millions de francs, dans lequel le teck entre à lui seul pour 11,700,000 fr.
  12. On lit dans l’exposé des motifs du projet de loi présenté dans la session du corps législatif de 1860 pour l’exécution de routes forestières : « Les adjudications de l’administration des forêts font ressortir ces contrastes d’une manière frappante ; on y voit varier suivant les départemens le prix des bois de construction de 60 francs à 8 francs, celui des bois d’industrie de 45 fr. à 2 fr. 35 cent., celui des bois de chauffage de 15 fr, à 1 fr. 46 cent. »
  13. Cette zone comprend en effet les départemens les plus boisés, les Ardennes, les Vosges, le Haut et le Bas-Rhin, la Moselle, la Meurthe, Je Jura, le Doubs, les Hautes et Basses-Alpes, le Var, les Pyrénées et tout le littoral ; elle renferme au moins 5 millions d’hectares de forêts sur les 8 que contient la France. En évaluant à 4 stères seulement la production moyenne par hectare, et à 1 fr. par stère l’augmentation du prix du transport, on arrive au total de 20 millions, que le pays paie tous les ans en sus de ce que lui coûte l’armée. »
  14. Cette société, organisée depuis un certain nombre d’années et composée de propriétaires de bois, d’agens forestiers et d’autres personnes que ces questions préoccupent à bon droit, s’est donné pour tâche la défense des intérêts forestiers.
  15. Statistique de la France comparée avec les autres états de l’Europe. Paris, 1860.
  16. Dans un ouvrage publié en 1860, les Forces productives, destructives et improductives de la Russie, un agronome français, M. A. Jourdier, confirme de tout point les appréciations faites déjà en 1846 par M. de Haxthausen : « Au lieu de ce grand pays à bois immenses dans lequel on croit arriver, on ne voit partout que forêts rares et saccagées par le vent ou par la hache du moujik, on ne rencontre que bois coupés plus ou moins nouvellement défrichés, il n’y a peut-être plus un seul endroit en Russie où il n’y ait à déplorer la dévastation de l’homme ou celle du feu, ces deux mortels ennemis de la sylviculture moscovite. Ce que nous disons est si vrai que les esprits clairvoyans en sont déjà à prévoir une crise qui pourrait bien être terrible, si la découverte d’un plus grand nombre de gisemens d’un nouveau combustible, comme la houille ou l’anthracite, ne venait bientôt en atténuer les futurs effets. S’il était possible d’élever quelques doutes sur ce que nous avançons ici, nous citerions le déboisement de toutes les rives du Volga, dont on paie aujourd’hui si cher les conséquences…, La Russie n’est. donc pas, comme on le croit généralement en Occident, une sorte de vaste forêt vierge, recelant des arbres gigantesques pour la construction et du bois de chauffage en quantité incommensurable : il s’en faut du tout au tout. »
  17. Une école forestière a été créée à Constantinople et placée sous la direction spéciale de M. Tassy. Le Journal de Constantinople vient de nous apprendre que des examens de sortie ont eu lieu pour la première fois à la fin de l’année 1860, en présence du grand-vizir lui-même et de plusieurs autres grands dignitaires. Neuf élèves ont été reconnus aptes à être employés comme agens forestiers et vont être chargés de la gestion de 100,000 hectares de forêts, dont on espère un revenu annuel de 6 millions de francs »
  18. « La rivière d’Ottawa, dit M. Gauldrée-Boilleau, sur les bords de laquelle est situé Bytown, la future capitale du Canada, est un des centres les plus considérables d’exploitation forestière. Un meeting vient d’y avoir lieu ; on y a discuté une série de questions sur le commerce des bois ; on a rejeté l’idée d’un droit d’exportation, invité les autorités locales à s’immiscer aussi peu que possible dans le commerce des bois, et à borner leur action d’une part à veiller à la conservation des forêts, de l’autre à améliorer les voies de navigation, notamment le cours de l’Ottawa, qu’il serait facile de relier au lac Huron par la Rivière-Française (French River), le lac Nipissing et la rivière Mattawan… Les plans auxquels cette idée se rattache ne sont du reste pas nouveaux ; ils sont vastes et ne tendraient à rien moins qu’à déplacer, au profit du Canada, le mouvement commercial qui s’opère entre l’ouest des États-Unis et l’Europe, par l’intermédiaire de New-York et de Boston. » — Lettre du 9 janvier 1860.