Études d’économie forestière/06

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Études d’économie forestière
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 34 (p. 916-939).
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ÉTUDES
D’ÉCONOMIE FORESTIÈRE[1]

LA VIE ANIMALE DANS LES FORÊTS DE LA FRANCE.

Cours de Zoologie forestière, par M. A. Mathieu, inspecteur des forêts.
Les Insectes nuisibles et les Oiseaux, par M. de Tschudi, 1860.

L’aspect d’une forêt produit sur les natures même les plus rebelles en apparence à toute émotion, les plus indifférentes à tout effet pittoresque, une impression dont elles ne peuvent se défendre. La majestueuse grandeur de ces arbres qui se succèdent à perte de vue les force à s’incliner devant une puissance supérieure et à lui rendre hommage. Aussi les forêts ont-elles été chez presque tous les peuples affectées au culte de la Divinité; les Grecs les croyaient peuplées de dieux, les Gaulois y célébraient leurs cérémonies religieuses, et de nos jours encore il n’est pas une contrée qui n’ait au plus profond des massifs quelque arbre consacré par la piété populaire.

Chaque forêt a son caractère particulier qui dépend des essences qui la composent. Le chêne au tronc gris et crevassé, au feuillage terne et découpé, a un aspect triste et monotone. Fier de sa force, il ne souffre pas d’être dominé, et dès les premières années il périt plutôt que de végéter sous l’ombrage. Il n’en est pas de même du hêtre; sa présence dans une forêt suffit pour y mettre de la variété. Son écorce blanche et lisse, ses feuilles d’un vert tendre, le font reconnaître au loin, et l’ombre épaisse dont il couvre le sol y étouffe toutes les herbes parasites. Le sapin se présente avec sa tige droite et élancée, son feuillage toujours vert; mais les rameaux, régulièrement disposés sur le tronc, obéissent à une loi inflexible et donnent à tous les arbres un aspect uniforme qui empêche qu’on ne les distingue les uns des autres. Il y a beaucoup plus de fantaisie dans les bois à feuilles caduques où chaque individu obéit en quelque sorte à sa propre inspiration. Toute forêt enfin a une physionomie propre, mobile, mais qui change à toute heure du jour, à toute saison de l’année. Cependant ce n’est là encore qu’un spectacle tout à fait superficiel. Pour qui sait en pénétrer les secrets, une forêt est un monde tout entier dans lequel on retrouve l’échelle complète des êtres organisés, depuis le plus parfait et le dernier venu jusqu’à celui dont la constitution rudimentaire trahit les premiers efforts de la création. La vie animale, qui s’y manifeste sous les formes les plus diverses, diffère essentiellement de celle que nous observons autour de nous. Vivant en liberté avec l’instinct que la nature leur a donné, les animaux qu’on y rencontre n’y sont soumis qu’à une loi, celle qui règle la propagation des espèces de manière à maintenir entre elles un équilibre nécessaire. Ils naissent et meurent sans avoir subi l’action de l’homme; mais ils n’en doivent pas moins être en sa puissance, car, suivant les usages auxquels ils sont propres, les substances dont ils se nourrissent, ils sont pour lui ou de précieux auxiliaires ou des ennemis dont il doit se débarrasser sans pitié. Un grand nombre d’entre eux d’ailleurs vivent aux dépens des arbres et exercent par conséquent sur la végétation des forêts une influence qu’il faut connaître quand on s’occupe de sylviculture.


I.

De tous les habitans des bois, les moins utiles à l’homme sont à coup sûr les insectes. Ils ont cependant, comme le fait remarquer M. Michelet, un rôle à jouer, et tiennent leur place dans l’harmonie générale. S’attaquant de préférence à tout ce qui est chétif et malingre, ils suppriment la maladie, précipitent la mort et accélèrent le retour de la vie; ils dissèquent les cadavres et purgent l’atmosphère des miasmes fétides qu’y répandrait la décomposition des corps organisés. Malheureusement ils ne s’en tiennent pas là, et avec une implacable voracité ils s’en prennent, faute de mieux, aux êtres pleins de vie. Chacune de leurs innombrables espèces a son jour et sa saison, chacune sa plante ou son animal, et si la multiplication n’en était rigoureusement contenue, ils finiraient par nous dévorer tous, vieux et jeunes, malades et bien portans. Quiconque a, pendant les fortes chaleurs de l’été, traversé certaines forêts humides sait quel fléau sont les taons et les cousins. Tournoyant par centaines autour des hommes et des animaux, ils les fatiguent de leur bourdonnement monotone, cherchant le point à attaquer. Aussitôt qu’ils l’ont trouvé, ils se mettent à l’œuvre, percent l’épiderme avec leur dard en pertuis et introduisent dans le sang cette salive acre qui cause de si cuisantes démangeaisons. Ils ne quittent pas la place qu’ils ne soient repus : chassez-les, ils reviennent; tuez-les, ils sont remplacés par d’autres. Contre eux, pas d’autre remède que la fuite. Les tics ne valent pas mieux : ce sont d’autres parasites de la grosseur d’une tête d’épingle, qui vivent ordinairement dans les herbes et s’attachent aux jambes en se plongeant dans la chair jusqu’à mi-corps. On ne peut les enlever qu’en les enduisant d’huile, car ils laisseraient leur tête dans la plaie plutôt que de lâcher prise.

Ces insectes cependant sont plus désagréables que nuisibles, et ne présentent d’ailleurs au point de vue forestier qu’un intérêt secondaire. Il n’en est pas de même de ceux qui, exclusivement herbivores, causent parfois aux forêts un mal irréparable. Au premier rang figurent les chenilles, qui, dévorant les feuilles, privent les arbres de leurs organes respiratoires et en entravent la végétation, quand elles n’en occasionnent pas la mort. Destinées à devenir plus tard des papillons inoffensifs[2], aux brillantes couleurs, au vol timide et indécis, à la trompe en spirale, faite pour pomper les sucs des fleurs, elles sont, pendant la première période de leur existence, d’une voracité effrayante, qu’explique du reste une croissance très rapide, et dévastent des cantons entiers comme si le feu y avait passé. Si les chenilles mangent les feuilles, il est d’autres insectes qui s’en prennent à la tige, qui creusent le bois, le minent, le perforent en tout sens. Quelques-uns s’attaquent aux racines, d’autres aux bourgeons; tous font des blessures plus ou moins graves, dont la mort de l’arbre est la conséquence ordinaire. Ils occasionnent parfois des phénomènes de végétation assez curieux : tantôt ils font dévier les branches, tantôt provoquent des excroissances cornées sur les feuilles. La noix de galle, d’un emploi très répandu en teinture, est produite par la piqûre d’un insecte appelé cynips, qui pond ses œufs dans les bourgeons du chêne. En se développant, le bourgeon piqué donne naissance à cette petite noix sphérique qui renferme des principes colorans, et qu’on récolte vers le milieu de juillet.

Tous les insectes ne vivent pas indifféremment sur tous les arbres; ils ont leurs essences de prédilection, et ne s’adressent à d’autres que poussés par la faim. Les bois résineux souffrent beaucoup plus de leurs ravages que les bois feuillus, parce qu’une fois leurs aiguilles tombées, ils meurent infailliblement; la perte des feuilles dans les derniers, à moins qu’elle ne se répète plusieurs années de suite, n’est pas mortelle et n’occasionne qu’un simple arrêt dans la végétation.

De tous les arbres, le plus menacé c’est le pin. Depuis sa naissance jusqu’à sa mort, il est entouré d’ennemis. Dans sa jeunesse, c’est la larve du hanneton qui mange ses racines; c’est l’hylobe, coléoptère long de 2 centimètres environ, armé d’une trompe cornée, qui ronge l’écorce du jeune plant; c’est l’hylésine, qui perfore les nouvelles pousses, y creuse une galerie de bas en haut et les fait sécher; puis viennent les chenilles, et malheureusement elles sont nombreuses, les espèces qui dévorent cette essence : ce sont les noctuelles, les pyrales, les bombyx pinivores, les liperis, d’autant plus dangereuses qu’au lieu de commencer par l’extrémité des aiguilles, elles les coupent à la base, faisant ainsi tomber aussitôt la partie supérieure; c’est enfin la plus terrible de toutes, le lasiocampe du pin. A l’état parfait, c’est un papillon nocturne, au vol lourd et pesant, aux ailes brunes ; la chenille est tachetée de noir, de rouge et de blanc, et armée de poils venimeux dont le contact avec notre épidémie suffit pour causer des inflammations. La femelle pond en moyenne deux cents œufs, qu’elle dépose sur l’écorce des arbres, à l’aisselle des branches, par tas irréguliers de cinquante environ. Après l’éclosion, qui se fait en été, les jeunes chenilles grimpent au sommet de l’arbre et y restent jusqu’au commencement de l’hiver, époque où elles s’enfouissent en terre pour reparaître au printemps et se transformer en nymphes au mois de juillet. Ces chenilles se multiplient rapidement et sont très mobiles; elles passent d’un arbre à l’autre malgré les obstacles qu’elles peuvent rencontrer, voyagent en colonnes serrées à de très grandes distances, et leurs ravages s’étendent parfois sur des forêts entières. C’est ainsi qu’en Allemagne, de 1791 à 1793, une invasion de lasiocampes détruisit 23,000 hectares de forêts et n’y laissa aucune trace de végétation. Lorsque les pins attaqués par cette masse d’ennemis commencent à dépérir, arrive le tour des insectes xylophages, ou mangeurs de bois, qui, vivant dans l’intérieur même de l’arbre, n’avaient pu jusqu’alors, à cause du mouvement de la sève, s’installer dans le tissu ligneux. Ils achèvent l’œuvre de mort commencée par les premiers.

L’épicéa et le sapin, moins exposés que le pin aux ravages des chenilles, le sont davantage à ceux des xylophages. L’un de ces in- sectes, coléoptère de 2 millimètres de long, du genre bostriche, a mérité le nom de typographe à cause de la régularité des galeries qu’il creuse. Il commence par trouer l’écorce jusqu’au liber, et y pratique une chambre dans laquelle viennent s’accoupler un certain nombre d’individus. Chacune des femelles fécondées creuse aussitôt sa galerie particulière, où elle pond de vingt à cent œufs. A peine écloses, les jeunes larves ouvrent à leur tour de nouvelles galeries perpendiculaires à la première et vont se transformer en nymphes dans l’écorce. Bien que ces insectes séjournent de préférence dans les arbres languissans ou abattus, ils s’attaquent souvent aux plus vigoureux, et finissent par les faire succomber à leurs innombrables blessures.

Dans les forêts d’essences feuillues, l’insecte le plus à craindre est le hanneton. Les larves, connues aussi sous le nom de vers blancs, turcs, etc., sortent d’œufs déposés en terre; elles y passent trois années pendant lesquelles elles rongent les racines de toutes les plantes, n’épargnant pas plus les pépinières et les jeunes arbres des forêts que les blés et les fourrages. A l’état parfait, les hannetons ne sont pas moins nuisibles : ils se nourrissent de feuilles, les dévorent à mesure qu’elles poussent et n’en laissent parfois plus une seule sur les arbres décharnés. Ils sont si abondans dans certaines années qu’on a cherché à en tirer parti. On s’en sert comme engrais, on les donne en nourriture aux poules et aux bestiaux, on en fabrique de l’huile, du gaz, de la graisse à chariot, on en fait même une soupe fort savoureuse, dit-on, ayant quelque analogie avec celle d’écrevisse; mais il est douteux que ces différens services puissent jamais compenser le mal que font ces insectes aux productions de la terre. Les chenilles sont peu à redouter dans les forêts feuillues, quoique les lyparis, les bombyx processionnaires, les cossus-gâte-bois, y laissent cependant souvent des traces de leur passage.

La multiplication des insectes, surtout celle des chenilles, n’est pas constante, et s’opère parfois d’une manière irrégulière et par soubresauts. Il arrive souvent que pendant plusieurs années on aperçoit seulement quelques individus d’une même espèce, et qu’on se trouve un beau jour en présence d’une invasion formidable que rien ne faisait prévoir. Il n’est pas nécessaire, pour expliquer ces phénomènes, de les attribuer, comme on l’a fait parfois, à des causes surnaturelles ; il suffit de se rappeler la puissance des progressions géométriques. Lorsqu’on songe que, si les circonstances sont favorables, un seul couple de lasiocampes peut, en trois années, produire deux millions d’individus, il est inutile de parler de générations spontanées ou de pluies de chenilles : qu’il se rencontre deux ou trois couples par hectare, et la forêt est infestée. A l’époque de leurs diverses transformations, les lépidoptères sont très sensibles aux influences atmosphériques. Souvent alors un simple orage, un abaissement de quelques degrés dans la température en fait périr des quantités prodigieuses, à part ces courts instans, ils sont très robustes, et l’on a vu des chenilles supporter des froids de 50 degrés et se congeler complètement sans perdre leur vitalité. C’est dans les années aux hivers secs et froids et aux étés chauds que les multiplications excessives sont le plus à craindre.

En présence des dégâts causés par les insectes, les moyens employés pour en atténuer les effets et en empêcher l’extension sont, les uns préventifs, les autres répressifs. Les premiers sont les moins coûteux et souvent les plus efficaces. Ainsi le seul remède réel contre les insectes xylophages, c’est d’entretenir les forêts en bon état, d’en extraire les arbres morts ou dépérissans, d’écorcer ceux qui sont abattus et d’enlever avant le printemps, c’est-à-dire avant l’éclosion des œufs, tous les bois façonnés. Ces divers foyers d’infection écartés, la forêt n’a plus rien à craindre, puisque le mouvement de la sève empêche la ponte dans les arbres sains. La décortication partielle des ormes attaqués par les scolytes est également recommandée; mais ce procédé, trop dispendieux pour les forêts, ne peut convenir qu’aux arbres des parcs et des promenades. C’est l’opération qu’ont subie par exemple les ormes des Champs-Elysées et qui a longtemps été une énigme pour la curiosité parisienne. Si elle n’a pas complètement réussi, c’est que les causes de dépérissement ne se bornent pas pour ces arbres aux galeries du scolyte, mais qu’ils ont encore à souffrir de la poussière, des émanations du gaz, et surtout de la présence des décombres qu’on entasse à leur pied lorsqu’on nivelle le sol sur lequel ils se trouvent.

Un excellent moyen d’atténuer les dommages causés par les chenilles est de mélanger les essences feuillues aux essences résineuses. Les espèces qui attaquent les premières épargnent les secondes, et en cas d’invasion les unes ou les autres échappent au fléau. Trop souvent cependant ces moyens préventifs sont insuffisans, et, quelque onéreuse qu’elle soit, il faut recourir à une destruction directe. C’est en Allemagne surtout, où les forêts résineuses sont en majorité, où par conséquent le danger est le plus à craindre, qu’on a étudié avec le plus de soin les procédés à employer à cet effet[3]. C’est pour les forestiers allemands une branche de la sylviculture qui trouve sa place dans tous leurs ouvrages spéciaux ; elle est même considérée par eux comme si importante, qu’elle est en permanence à l’ordre du jour dans les congrès forestiers qui se réunissent tous les ans. Chacun vient y communiquer les observations qu’il a pu faire dans les localités qu’il habite, indiquer les moyens qui lui réussissent le mieux pour lutter contre le mal. Lorsqu’un procédé nouveau est signalé, c’est une bonne fortune que s’empressent de répandre tous les recueils agricoles et forestiers du pays.

Pour défendre les plantations de pins contre les hylobes, les forestiers allemands les entourent de fagots de broussailles dans lesquels ces insectes viennent pondre leurs œufs, et qu’ils brûlent ensuite. Ils détruisent les chenilles, soit en faisant récolter les œufs, soit en les écrasant au moment de l’éclosion ; ils vont même, quand ces moyens n’ont pas réussi, jusqu’à enduire les arbres de goudron pour empêcher les chenilles d’y monter, ou creuser des fossés remplis d’eau pour isoler les cantons infestés. Quand une invasion est à ses débuts, on peut ainsi en triompher ; mais quand elle a une fois acquis un certain développement, tout devient inutile ; il est trop tard d’ailleurs pour empêcher le mal, et la nature seule peut rétablir l’équilibre. C’est elle qui arrête alors la multiplication excessive des insectes par la multiplication plus grande encore du nombre de leurs ennemis. Le remède suit une progression plus rapide même que le mal, quand l’homme ne vient pas entraver l’action de la nature.

Ces ennemis sont nombreux et se rencontrent dans toutes les classes animales. Celle des insectes elle-même en fournit un certain nombre qui, essentiellement carnivores, se nourrissent des espèces herbivores : tels sont les scarabées, qui grimpent jusque sur les arbres pour y chercher leur proie, les libellules, qui chassent au vol les petits papillons, les fourmis, et surtout les ichneumons. Ceux-ci, connus aussi sous le nom de mouches vibrantes, sont essentiellement parasites ; ils pondent leurs œufs dans le dos même des chenilles, dont la substance sert de nourriture aux jeunes larves après leur éclosion. L’animal ainsi piqué ne périt pas immédiatement, il vit même assez longtemps pour se transformer en chrysalide; mais lorsque vient le moment de la transition à l’état parfait, au lieu d’un papillon, ce sont de jeunes ichneumons qui sortent de l’enveloppe. Le nombre de ceux-ci augmente donc plus rapidement que celui des chenilles, en sorte qu’ils finissent toujours par triompher d’une invasion, quelque menaçante qu’elle soit; mais ce n’est jamais qu’après plusieurs années qu’ils y parviennent, et pendant ce temps le mal causé est peut-être devenu irréparable. Dans sa lutte contre les insectes nuisibles, l’homme trouve encore de puissans auxiliaires dans des animaux dont au premier abord il semble qu’il ne puisse attendre aucun service. Les chauves-souris, les hérissons, les lézards, les crapauds, les couleuvres, les vipères même en détruisent d’énormes quantités, et si la physionomie de ces destructeurs d’insectes prévient peu en leur faveur, du moins ne faudrait-il pas étendre à tous une proscription que méritent seules les espèces dangereuses. Enfin de tous les ennemis des insectes le plus acharné, le plus impitoyable, c’est l’oiseau, qui en fait sa nourriture presque exclusive.


II.

« L’homme, dit M. Michelet, n’eût pas vécu sans l’oiseau, qui seul a pu le sauver de l’insecte et du reptile, mais l’oiseau eût vécu sans l’homme. L’homme de plus, l’homme de moins, l’aigle régnerait également sur son trône des Alpes. L’hirondelle n’en ferait pas moins sa migration annuelle. La frégate inobservée planerait du même vol sur l’Océan solitaire. Sans attendre d’auditeur humain, le rossignol dans la forêt, avec plus de sécurité, chanterait son hymne sublime. Pour qui? Pour celle qu’il aime, pour sa couvée, pour la forêt, pour lui-même enfin, qui est son plus délicat auditeur et le plus amoureux du chant. »

Rien de morne comme un paysage sans oiseaux. La forêt de Fontainebleau, si variée dans ses aspects, si pittoresque avec ses amas de roches entassées les unes sur les autres, si majestueuse dans les parties où se répand l’ombre épaisse d’arbres trois fois séculaires, est cependant d’une tristesse à donner le spleen ; c’est parce qu’elle ne possède aucun oiseau, parce qu’aucun chant ne vient en interrompre le silence. Privée d’eau, car le sable altéré y boit avec avidité la pluie qui tombe, ne renfermant ni source ni ruisseau, elle est mortelle pour l’oiseau, qui s’en éloigne comme d’une contrée maudite; c’est tout au plus si de temps à autre on aperçoit quelque épervier qui plane dans les airs en guettant sa proie, et dévore en s’éloignant quelque pauvre lapin. Tout entier à sa première impression, on ne sent d’abord que le besoin d’admirer; mais peu à peu le silence vous oppresse, et finit par vous rendre insensible à toutes les beautés qui vous entourent.

Parmi les trois cent soixante espèces d’oiseaux qui vivent dans notre pays, les unes sont exclusivement forestières, d’autres préfèrent le séjour des champs et recherchent la présence de l’homme, d’autres enfin habitent les forêts pendant une partie de l’année seulement, ou bien vivent indifféremment ici ou là suivant qu’elles trouvent à se nourrir. A part quelques exceptions, toutes celles qui habitent les bois sont éminemment utiles, les unes parce qu’elles détruisent une foule d’insectes et autres animaux malfaisans, les autres parce qu’elles nous fournissent un gibier succulent, et que, tout en servant à notre alimentation, elles sont pour nous une occasion de plaisir.

Par une série de minutieuses expériences qui n’ont pas duré moins de quarante années, M. Florent Prévost, aide naturaliste au Muséum, est arrivé à connaître mois par mois, semaine par semaine, le régime alimentaire des oiseaux de nos climats. En examinant les débris contenus dans leurs estomacs, il a su combien chacun mange de graines, combien il dévore d’insectes. Il a donc pu classer les espèces suivant leur utilité, et les tableaux qu’il a dressés serviront sans doute à réhabiliter quelques-unes d’entre elles, aujourd’hui généralement condamnées. De ce nombre sont les rapaces nocturnes, qui comprennent les hiboux, les ducs, les effraies, les chats-huans, etc. Il n’est pas d’animaux qui nous rendent plus de services, et cependant il n’en est pas à qui on fasse une guerre plus acharnée. Qu’ils ne paient pas de mine, nous le voulons bien : leur grosse tête, leurs grands yeux bordés de plumes, leurs oreilles saillantes, leur donnent un aspect peu avenant; mais que, sous prétexte qu’ils sont de mauvais augure, on les pourchasse avec tant de cruauté, c’est ce qu’on ne peut comprendre. Ce préjugé est si invétéré que dans les campagnes on les cloue vivans à la porte des granges, et qu’on les laisse mourir de faim, en plein soleil, dans les douleurs d’une atroce agonie, comme des victimes sacrifiées à la colère d’une divinité malfaisante. Pauvres ignorans, qui ne voient pas que les véritables victimes sont les bourreaux, et qu’en agissant ainsi ils se livrent eux-mêmes à leurs plus mortels ennemis ! Ce que ces oiseaux détruisent de souris, de rats, de reptiles, d’insectes de toute espèce, est incalculable. On peut s’en faire une idée par ce que rapporte le naturaliste anglais White, qui constata par de nombreuses observations qu’un seul couple d’effraies prend par jour jusqu’à cent cinquante souris. Grâce à une pupille très dilatable, ils peuvent voir pendant le crépuscule; c’est le moment qu’ils choisissent pour se mettre en chasse. Favorisés par la mollesse de leurs plumes, qui leur permet de voler sans bruit, ils surprennent leur proie à l’improviste, et s’en vont la dévorer dans les cavernes des rochers, dans le creux des arbres, où ils se blottissent pendant le jour, éblouis par la lumière du soleil. Les rapaces diurnes ne méritent pas la même protection, parce qu’ils font la guerre aux oiseaux plus faibles qu’eux, et nous privent par conséquent des services que nous rendraient ceux-ci.

L’ordre des grimpeurs nous offre deux espèces essentiellement insectivores, les pics et les coucous. Le premier de ces oiseaux, auquel M. Michelet propose de conférer le titre de conservateur des forêts, cramponné avec ses ongles d’acier sur le tronc des arbres, ramasse toutes les chenilles, guêpes, frelons, qu’il rencontre, puis, après avoir nettoyé complètement l’arbre, il l’ausculte en quelque sorte, pour reconnaître s’il ne renferme pas quelque ennemi intérieur qui le mine. Une fois sûr de son fait, il frappe l’arbre de son bec puissant et détache des copeaux de bois jusqu’à ce que le trou qu’il creuse lui fasse découvrir la larve dont il avait reconnu la présence. On poursuit souvent les pics comme des animaux nuisibles, on accorde même des primes pour leur destruction, parce que les trous qu’ils pratiquent rendent, dit-on, les arbres impropres au service. Rien cependant n’est moins fondé, car, ne s’attaquant qu’aux arbres déjà viciés, ils ne causent aucun dommage réel, et empêchent au moins le mal de devenir contagieux. Les coucous, dont le cri doux et monotone annonce au loin le retour du printemps, se nourrissent surtout de noctuelles et de processionnaires, que les autres oiseaux ne peuvent manger à cause des poils dont elles sont couvertes. On raconte qu’en 1847 une forêt de sapins de la Poméranie fut sauvée par une bande de coucous en migration, qui s’y installa pendant quelques semaines et la débarrassa complètement des chenilles qui la dévoraient.

Comme l’ordre des grimpeurs, celui des passereaux ne renferme que des espèces utiles. Si parmi elles il en est quelques-unes qui se nourrissent plus particulièrement de graines, il n’en est pas qui ne rachètent le dommage qu’elles causent de cette façon par les services qu’elles rendent d’une autre manière. Les moineaux eux-mêmes sont loin de mériter les malédictions dont ils sont l’objet de la part des cultivateurs. M. de Quatrefages rapporte dans ses Souvenirs d’un Naturaliste que Bradley a conclu, d’expériences répétées, qu’un couple de vieux moineaux porte à sa couvée au moins 40 chenilles par heure, soit 481 par douze heures de jour, ou 3,360 par semaine. Ces chiffres expliquent un fait qui s’est passé il y a une trentaine d’années : pour mettre les environs de Vienne à l’abri de la voracité de ces oiseaux, on avait ajouté aux contributions de chaque cultivateur deux têtes de moineau. L’impôt fut payé exactement et les moineaux disparurent, mais en revanche les arbres furent dévorés par les chenilles. Il fallut rapporter le décret et favoriser la multiplication de ces oiseaux qu’on avait voulu détruire. Il ne faut pas d’ailleurs s’imaginer qu’un oiseau est nuisible par cela seul qu’il mange des graines, car parmi celles qu’il absorbe un très grand nombre provient de plantes parasites. Ainsi les pigeons, les seuls oiseaux exclusivement granivores, vont, il est vrai, dans les champs piquer quelques épis de blé, mais ils consomment en échange une grande quantité de semences de nielle, de coquelicot, d’euphorbe, et autres espèces vénéneuses ou incommodes. Poursuivis trop souvent avec un acharnement singulier, les pigeons sont en Angleterre et en Belgique l’objet d’une protection particulière, et nous n’avons pas entendu dire que l’agriculture de ces pays ait eu à en souffrir. A l’ordre des passereaux appartiennent les pies-grièches, les mésanges, les alouettes, les gobe-mouches, les fauvettes, et la nombreuse tribu des becs-fins, dont fait partie le rossignol, le chantre mélancolique des nuits d’été. Ils se nourrissent tous de papillons, de mouches, de larves, de chenilles, qu’ils détruisent par millions[4].

Ce monde ailé est fort intéressant à observer de près, et bien souvent, immobile au pied d’un arbre, nous avons assisté à des scènes dont les acteurs paraissaient avoir pris leurs modèles parmi les hommes, tant les passions qui les agitent ressemblent aux nôtres. Ils connaissent comme nous la colère, la joie, la douleur et la jalousie; mais c’est l’amour qui paraît être le but exclusif de leur vie: c’est pour aimer qu’ils se parent de leurs plus belles couleurs, qu’ils chantent leurs plus doux chants. Nous avons entendu leurs cris d’allégresse quand le père rapportait à sa famille la pâture cherchée au loin ; nous avons été témoin de leur frayeur quand ils sentaient l’approche de quelque ennemi; nous les avons vus se blottir en tremblant sous le feuillage quand un épervier planait en tournant au-dessus du buisson qui les abritait; nous avons compati à leur malheur quand un accident venait briser leur nid et en disperser les pauvres habitans. Les passereaux sont les plus jolis, les plus gais, les plus utiles, les plus agréables de tous les oiseaux, et cependant on leur fait une chasse des plus meurtrières. Ce sont eux qu’on vend à Paris sous le nom de mauviettes mets fort cher, comme on l’a fait remarquer avec raison, car si l’on tient compte des dommages causés par les insectes qu’ils auraient dévorés, chaque plat représente peut-être plusieurs sacs de blé, plusieurs tonneaux de vin, plusieurs stères de bois. Si encore le vandalisme s’arrêtait Là, on pourrait à la rigueur le comprendre, parce qu’après tout cette chasse, si stupide qu’elle soit, a un but; mais ce qui ne s’explique pas, c’est l’enlèvement des nids et la recherche des œufs, dont on ne peut tirer parti d’aucune façon. Ce plaisir, auquel se livrent la plupart des enfans des campagnes, anéantit en pure perte plus de cent millions d’œufs par an, et c’est par milliers de milliards qu’il faut compter les insectes qu’auraient détruits les oiseaux qui en seraient sortis. Il serait facile cependant de réagir contre ces actes de sauvagerie; il suffirait, dans les écoles primaires, de faire comprendre aux enfans toute l’utilité de ces animaux. Les hommes ne sont méchans que par ignorance, et quand ils sauront discerner leur véritable intérêt, au lieu de persécuter les oiseaux, ils chercheront à en multiplier le nombre, à les attirer auprès d’eux en leur construisant des abris, en les nourrissant pendant l’hiver, en plantant autour des habitations des haies et des buissons où ils puissent faire leurs nids. Ces services ne seront pas perdus; ils trouveront leur récompense dans la destruction de toutes les chenilles et autres insectes qui sont la plaie des moissons, aussi bien que dans les chants joyeux qui ne cesseront de retentir dans les airs.

Ce sont surtout les Italiens qui s’adonnent avec fureur à cette chasse des petits oiseaux à l’époque des migrations. « Au printemps, dit un naturaliste allemand, M. de Tschudi, et surtout à l’automne, ils semblent pris d’une véritable rage. Gens de tout âge et de toute condition, enfans, vieillards, nobili, négocians, prêtres, ouvriers, manœuvres, paysans, tous abandonnent leur travail pour attaquer comme des bandits les troupes émigrantes. Au bord des ruisseaux comme dans les champs, l’air retentit de coups de feu, on pose des filets, on dresse des pièges, on place des gluaux... Pour se faire une idée de ces exterminations, il suffit de savoir que dans un seul district, au bord du Lac-Majeur, le nombre des oiseaux égorgés chaque année s’élève de 60 à 70,000, et que dans la Lombardie il se monte à plusieurs millions. Dans l’Italie du sud, c’est la même chose; l’extermination atteint des multitudes innombrables... Faut-il s’étonner dès lors si l’on entend rarement le chant d’un oiseau en Italie et si les moineaux mêmes y deviennent une rareté? Il règne comme une odeur de meurtre dans le riant pays des orangers... Mais c’est nous surtout, en-deçà des Alpes, qui avons le plus à souffrir de cet état de choses, et nous en ressentons les effets dans nos forêts et dans nos champs. Nous ne pouvons empêcher les Italiens de se livrer à cet absurde plaisir national : ils sont trop légers pour en apprécier les conséquences ; mais il serait digne du brave caractère allemand de montrer d’autant plus de sollicitude pour les petits oiseaux qu’ils sont poursuivis dans le sud avec plus d’acharnement. »

Pour compléter l’inventaire de la richesse ornithologique de nos forêts, il nous reste à parler des oiseaux de chasse, de ceux qui comme gibier ont une certaine importance au point de vue alimentaire. Nous avons en première ligne le coq de bruyère; ce bel oiseau, de la taille d’un dindon, d’un plumage noir à reflet bleuâtre, habite les forêts résineuses des hautes montagnes. Il est devenu fort rare en France, où l’on ne le rencontre plus aujourd’hui que sur quelques points des Vosges, du Jura, des Alpes et des Pyrénées. Des tentatives de multiplication cependant ont été faites avec un certain succès par quelques gardes et agens forestiers du département des Vosges, et ces efforts ont été récompensés par la Société d’acclimatation. Doué d’une vue perçante, d’une ouïe très fine, le coq de bruyère est ordinairement fort difficile à approcher; mais pendant la saison des amours, qui pour lui dure soixante jours, il semble ne plus connaître le danger. Perché soir et matin sur la cime la plus élevée d’un sapin, il lance dans l’espace son chant strident et étendu par lequel il appelle à lui les poules du voisinage. Il est à ce moment si aveuglé par l’amour que le chasseur peut s’en approcher facilement et le tuer à coup sûr. Sa réputation comme gibier est peut-être surfaite, et sous ce rapport il doit céder le pas au faisan. Originaire de la Grèce, celui-ci s’est propagé chez nous accidentellement; ce sont quelques couples échappés des parcs qui ont engendré tous ceux que nous possédons, et qui, à l’état libre, hantent les forêts de plaine humides et fourrées. Dans certaines grandes propriétés, notamment dans presque toutes les forêts affectées à la dotation de la couronne, il existe des faisanderies, c’est-à-dire des établissemens spéciaux où l’on élève ces oiseaux; on en fait couver les œufs par des poules ordinaires, et on lâche les petits dans des enceintes réservées d’où ils s’échappent rarement. Habitués à y trouver leur nourriture, ils ne vont pas chercher au dehors une pâture incertaine. C’est dans ces parcs, auxquels on donne le nom de tirés et qui ont parfois 2 ou 300 hectares, qu’on vient les chasser, en se servant de rabatteurs, qui les amènent vers les tireurs.

A côté de ces deux espèces principales, il en est quelques autres également estimées. Ce sont les gelinottes, un peu plus petites que nos poules, et qui fréquentent les forêts peuplées de bois résineux et de bouleaux; les bécasses, qui deux fois par an, en automne et au printemps, quittent la forêt pour la plaine, et réciproquement; les perdrix, qui séjournent habituellement dans les champs et ne viennent en forêt que pour s’y remiser sur les bords, sans s’aventurer dans l’intérieur; enfin les grives, dont quelques espèces sont émigrantes, et dont la chair est fort estimée, surtout dans les localités où elles ont pu se nourrir de baies de genévriers. Telles sont à peu près les seules espèces forestières qui, dans nos pays, peuvent être considérées comme gibier, les seules dont la chasse devrait être permise; quant à celle des insectivores et des oiseaux chanteurs, elle devrait être rigoureusement interdite[5].


III.

Si la plupart des oiseaux prennent indifféremment leur nourriture dans le règne animal et dans le règne végétal, il n’en est pas de même des mammifères. Chez ceux-ci, la différence entre les espèces herbivores et les espèces carnivores est beaucoup plus tranchée; il n’y a pas de confusion possible, car la construction de la mâchoire suffit pour caractériser le régime alimentaire. A n’envisager que la question forestière, tous les animaux herbivores seraient nuisibles, puisqu’ils ne vivent qu’aux dépens des arbres, dont ils dévorent les jeunes pousses; tous les carnivores au contraire seraient utiles, puisque, faisant leur proie des premiers, ils en entravent la multiplication et atténuent les-dommages qu’ils peuvent causer; mais l’intérêt forestier n’est pas seul en cause, et les chasseurs s’y montrent en général assez peu sensibles. A leurs yeux, les animaux nuisibles au premier chef sont ceux qui détruisent le gibier, c’est-à-dire tous les carnassiers, et ils leur font à ce titre une guerre acharnée. Quelques-uns d’entre eux d’ailleurs, comme l’ours et le loup, sont dangereux même pour l’homme, et c’est avec raison qu’on ne les épargne pas.

Le premier, actuellement confiné sur les sommets les plus inaccessibles des Alpes et des Pyrénées, était autrefois beaucoup plus commun. On le rencontrait jusque dans les environs de Paris, comme paraît l’indiquer le nom d’Ours-Camps (Champs-des-Ours) que porte une forêt du département de l’Oise[6]. Chassé de partout sans trêve ni relâche, il s’est retiré devant l’homme, qui va aujourd’hui le relancer jusque dans les retraites où il s’est réfugié, et qui finira par en débarrasser complètement le sol de la France. Le même sort est également réservé au loup, auquel il faut pour vivre de vastes espaces de landes, de bruyères et de forêts. A mesure que les campagnes se peuplent, que les forêts se défrichent, que les terres se cultivent, il voit peu à peu se resserrer le domaine où naguère encore il régnait en souverain. Traqué de tous côtés, sa tête mise à prix, il n’échappera plus longtemps à une destruction absolue. On a même créé dans cette vue le service spécial de la louveterie. Ce service est composé de chasseurs auxquels l’administration forestière confère le titre de lieutenans de louveterie, et qui sont chargés de poursuivre les loups partout où leur présence est signalée. C’est une fonction purement honorifique, elle ne donne d’autre droit à ceux qui en sont revêtus que celui de chasser deux fois par mois le sanglier dans les forêts de l’arrondissement, afin de tenir leurs chiens en haleine. Les loups se chassent à courre; mais c’est une chasse difficile et pénible, car, doués d’un jarret infatigable, une fois qu’ils sont lancés, ils filent droit devant eux à travers les champs, les vignes, les vallées, entraînant à leur suite la meute, qui, bientôt dépaysée, abandonne la chasse. Le plus souvent on se contente de faire des battues. Quand un loup a été signalé dans une forêt, le lieutenant de louveterie convoque tous les chasseurs du pays et les poste sur la lisière du bois; puis, avec ses chiens, ses piqueurs et ses traqueurs, il pénètre dans l’intérieur des massifs en cherchant à faire débusquer l’animal sur la ligne des tireurs qui l’attendent au passage. En Angleterre, on assure qu’il n’en existe plus un seul.

Le chat sauvage, le blaireau, le renard, la fouine et autres carnassiers, plus petits que l’ours et le loup, ne sont pas à craindre pour l’homme; mais, grands destructeurs de gibier, ils sont le fléau des chasseurs, qui les poursuivent à outrance et cherchent à s’en débarrasser par tous les moyens, fût-ce par le poison. Dans les forêts qui sont affectées à la dotation de la couronne, où la chasse est chose fort importante, les gardes ont l’ordre de les anéantir jusqu’au dernier, et reçoivent des primes pour chaque tête qu’ils apportent. Ces animaux ne méritent peut-être pas tous une proscription aussi absolue, car plusieurs d’entre eux détruisent beaucoup de mulots et de reptiles. Le renard est le seul qui se chasse; c’est même en Angleterre un des plaisirs nationaux les plus goûtés. On sait que les Anglais font venir du continent une grande quantité de renards, qu’on appelle renards de sac. Comme ils ne connaissent pas le pays, ils ne se terrent jamais et se font chasser à courre.

Le nombre des bêtes de chasse est aujourd’hui assez restreint en France : le lapin, le lièvre, le chevreuil, le cerf et le sanglier sont à peu près les seules qui nous restent. Il n’en a pas toujours été ainsi, car les historiens nous rapportent que Charlemagne et ses successeurs chassaient autrefois dans les vastes forêts de leur empire l’aurochs et le bison, qui sont confinés aujourd’hui dans les plaines de la Pologne et de la Lithuanie. Les forêts étaient alors, suivant l’expression du poète, de véritables étables de bêtes sauvages, stabula alta ferarum; mais elles ont en grande partie disparu, et avec elles ceux de leurs habitans auxquels pour vivre il fallait des étendues sans limites. C’est ainsi que l’homme transforme sans cesse les pays où il s’installe; il en modifie l’aspect par les travaux qu’il exécute, il en change la production par la culture, il en fait varier la faune à son gré en détruisant certaines espèces, en introduisant certaines autres; véritable créateur, il ne produit pas, il est vrai, les élémens sur lesquels il exerce son action, mais il les combine de manière à en tirer le meilleur parti.

Parmi les herbivores dont la disparition serait le plus à désirer, il faut placer au premier rang le lapin, l’ennemi le plus dangereux peut-être que les forêts aient à redouter. Non content de manger au printemps les feuilles et les jeunes pousses, il s’attaque pendant l’hiver, alors que toute végétation est interrompue, à l’écorce même des arbres, qu’il ronge au collet de la racine. L’ascension de la sève ainsi arrêtée, l’arbre finit par périr. Il rend impossibles tous les travaux de repeuplement, car semis et plantations sont facilement dévastés par lui. Il se multiplie avec une grande rapidité. Un seul couple peut en une année produire jusqu’à cinquante individus, et par conséquent infester une forêt en moins de deux ans. Comme ces animaux creusent des terriers dans lesquels ils se réfugient au moindre danger, il est à peu près impossible de s’en débarrasser une fois qu’ils ont pris pied quelque part[7]. On en tue chaque année des milliers dans les forêts de la couronne sans que le nombre en paraisse diminué. Les renards seuls pourraient en avoir raison, parce qu’ils les poursuivraient au milieu des rochers et jusqu’au fond de leurs terriers; mais comme la présence des renards est incompatible avec l’élève du faisan, ce sont des auxiliaires auxquels il faut l’énoncer. Les clôtures dont on entoure les coupes ne peuvent même pas empêcher le mal, puisque les lapins passent par-dessous, et que d’ailleurs les jeunes bois ne sont pas seuls exposés à leurs attaques. Dans les forêts de l’état, ils sont moins nombreux, car les adjudicataires de la chasse, responsables des dégâts qu’ils peuvent commettre, ont intérêt à ne pas les laisser pulluler outre mesure.

Les lièvres, quoique appartenant à la même famille, sont beaucoup moins nuisibles, parce qu’étant moins prolifiques, ils ne se multiplient pas avec la même rapidité, et que, préférant l’herbe au bois, ils cherchent, quand ils le peuvent, leur nourriture dans la plaine. Comme d’ailleurs ils ne se terrent pas, ils échappent plus difficilement que les lapins à leurs ennemis. La chasse au lièvre est une des plus agréables qu’on puisse imaginer : nous voulons parler, bien entendu, de la chasse au bois et au chien courant, car nous n’avons jamais compris la poésie de la chasse en plaine et l’agrément qu’on trouve à suivre pas à pas, en plein soleil, au milieu des terres labourées, les zigzags d’un chien d’arrêt. Nous ne contestons nullement les qualités de celui-ci. Pour le façonner au service qu’on exige de lui, il a fallu vaincre tous ses instincts, qui le porteraient à s’élancer sur le gibier, au lieu de rester immobile en le fixant. Chassant pour son maître et non pour lui, il est une création artificielle qu’il serait difficile de comprendre si l’on ne se rappelait que l’action du dressage se fait sentir non-seulement sur les individus qui y sont soumis, mais encore sur tous ceux qui descendent d’eux. C’est ainsi que se sont formées des races de chiens d’arrêt qui possèdent en naissant toutes les qualités voulues. Ils sont en général beaux, intelligens, dévoués. Les chiens courans au contraire sont peu sociables et ne reconnaissent leur maître qu’au fouet dont il se sert pour s’en faire obéir. Ceux-ci, les seuls qui conviennent à la chasse au bois, se rapprochent plus de l’état de nature; ils chassent pour leur propre compte, en donnant de la voix comme le loup et le renard, leurs congénères. Pour le lièvre, deux ou quatre suffisent; mais un plus grand nombre ne nuit pas, car le vrai plaisir du chasseur est moins de tirer que d’entendre à travers bois les voix sonores d’une meute bien créancée. Comme tous les êtres faibles qui n’ont aucune arme pour se défendre, le lièvre est très rusé. Ce qu’il fait de tours, de détours, de crochets, de sauts de côté, pour échapper à la poursuite, est presque incroyable quand on n’en a pas été témoin; aussi arrive-t-il souvent que les meilleurs chiens sont mis en défaut et perdent la piste. C’est au chasseur de savoir déjouer ces ruses et relever ces défauts, et c’est dans l’étude de la nature qu’il trouvera pour cela les plus précieux enseignemens. « La meilleure arme de chasse, disait Ditzel, chasseur allemand émérite, est la connaissance de l’histoire naturelle. » Celui qui sait quelles sont les mœurs du gibier peut en effet tenir compte de l’état de l’atmosphère, de la configuration du terrain, des cultures qui le recouvrent, toutes choses qui influent sur la direction de l’animal poursuivi. C’est grâce à une observation constante que les gardes et les braconniers deviennent de si habiles chasseurs, et qu’ils savent toujours sur quels points ils doivent porter leurs recherches.

Le chevreuil se chasse soit, comme le lièvre, à tir avec des chiens courans, soit au moyen de traqueurs. Il en est de même du sanglier, pour lequel il faut des chiens spéciaux, très vigoureux, dressés à coiffer l’animal, c’est-à-dire à le saisir par les oreilles et à l’arrêter. Il arrive parfois qu’en leur faisant tête celui-ci en éventre quelques-uns avant l’arrivée du chasseur, ou même qu’il se tourne contre ce dernier. Ce sont des péripéties qui demandent beaucoup de sang-froid, mais qui donnent l’émotion qu’on recherche, et rappellent de loin le temps où l’homme disputait aux bêtes fauves sa place sur la terre.

La véritable bête de chasse, c’est le cerf. Il se plaît dans les hautes futaies de chênes et de hêtres entrecoupées de prairies, de ravins et de ruisseaux; mais il ne se rencontre plus guère en France que dans quelques grandes forêts du nord et du centre, comme celles de Lyons, de Villers-Cotterets, d’Orléans, et surtout dans celles de Compiègne, de Fontainebleau, de Rambouillet et de Saint-Germain, affectées à la dotation de la couronne. Les cerfs vivent ordinairement en troupes, et quand ils sont nombreux, ils sont très nuisibles. Exclusivement herbivores, ils vont pendant la nuit ravager les cultures voisines, et à leur défaut se rabattent sur les forêts. Ils brou-tent les jeunes arbres et en entravent la croissance pendant plusieurs années. On peut, il est vrai, diminuer le mal en entourant les coupes de clôtures jusqu’à ce que les bois soient assez forts pour ne plus rien avoir à redouter; mais c’est un remède fort dispendieux et qui ne peut être efficace que sous la condition d’une surveillance incessante.

Le cerf perd chaque année ses bois, qui repoussent en produisant de nouveaux andouillers. Le nombre de ces andouillers augmente jusqu’à sept ans; à partir de cette époque, l’âge de l’animal ne se distingue plus que par l’étendue de l’empaumure. Les noms de faon, hère daguet, deuxième tête, troisième tête quatrième tête, dix cors jeunement, dix cors et vieux cerf caractérisent en langage de vénerie les diverses phases de la vie du cerf. La vénerie est une véritable science qui, comme le blason, a son langage spécial, incompris des profanes. Elle avait une importance réelle à l’époque où la chasse, image de la guerre, comme disent les anciens auteurs, était une des occupations les plus sérieuses auxquelles nos rois pussent se livrer, et fut l’objet de traités spéciaux fort nombreux, dont le plus estimé est celui que Jacques Du Fouilloux, gentilhomme poitevin, rédigea pour Charles IX. Cette science est assez négligée de nos jours, et l’on chasse maintenant un peu à l’aventure, sans trop s’inquiéter des préceptes des maîtres. La grande chasse d’ailleurs tend à disparaître en même temps que les grandes fortunes et les grandes forêts. Pour courre le cerf, il faut un équipage de soixante ou quatre-vingts chiens, de vingt-cinq ou trente chevaux, piqueurs et valets en proportion. Ce sont des dépenses auxquelles les fortunes seigneuriales peuvent seules faire face, à moins que le principe de l’association, passant des affaires aux plaisirs, ne vienne les répartir sur un certain nombre d’individus.

On force le cerf, on ne le tire pas, car l’intérêt de la chasse est dans la chasse elle-même et non dans l’animal qu’on tue. La France possédait autrefois des races de chiens excellens pour cet objet : c’étaient ceux de la Saintonge et du Poitou, généralement blancs ou fauves, au large poitrail, à la gorge sonore. Ils chassaient lentement, mais en donnant toujours de la voix, et mettaient parfois dix heures à forcer l’animal. Ils ont été remplacés de nos jours par des chiens anglais (fox-hunds] qui le forcent en une heure, mais à qui la rapidité de la course ne permet pour ainsi dire pas de donner un coup de voix. C’est un grand plaisir de moins, mais il faut avant tout aller vite. Time is money.

Pour chasser le cerf, on commence par faire le bois. Le piqueur, tenant en laisse un limier, c’est-à-dire un chien à l’odorat très subtil et dressé à ce service, se rend de grand matin en forêt. Il fait successivement le tour des divers massifs, épiant le moment où le limier, en pesant sur sa laisse et sans donner de voix, lui fait comprendre qu’un animal a dû pénétrer à cet endroit. Au pied, aux fumées, le piqueur doit reconnaître s’il a affaire à un daguet ou à un jeune cerf, à un dix cors ou à une biche. Il casse une branche pour reconnaître la place (cela s’appelle faire une brisée), et achève en suite le tour du massif pour s’assurer que la bête entrée d’un côté n’est pas ressortie par un autre. On dit alors qu’elle est rembuchèe, c’est-à-dire qu’on sait où, en revenant de la plaine, elle s’est retirée pour passer la journée. Il faut, on le conçoit, une grande habitude pour faire le bois et un grand esprit d’observation pour ne pas se tromper sur l’âge et la qualité de l’animal. Les chasseurs cependant se sont donné rendez-vous sur un point de la forêt pour entendre les rapports de ceux qui ont fait le bois et décider le point d’attaque[8]. L’heure est venue où commence ce petit drame qu’on appelle la chasse à courre et dont nous n’avons point à décrire les péripéties bien connues. Ce serait peut-être s’écarter du cadre de ces études que d’envisager ici la chasse autrement que comme un simple épisode de la lutte soutenue de tout temps par l’homme contre les animaux nuisibles aux forêts.


IV.

Considérée au point de vue de l’économie forestière, la chasse a une histoire qui mérite de nous arrêter quelques instans. La chasse était autrefois, comme le droit de battre monnaie, l’apanage exclusif de la souveraineté. Le roi seul chassait dans les forêts royales, les seigneurs dans celles qui dépendaient de leurs domaines. Quant aux vilains, ce plaisir leur était absolument interdit. Tout acte de leur chasse était considéré comme une usurpation, comme un empiétement sur les privilèges de la noblesse, et puni des peines les plus sévères, des galères ou de la mort. Il n’était même pas permis au paysan de défendre ses champs contre le gibier, et bien souvent il fut obligé de les laisser incultes dans l’impossibilité où il se trouvait de sauver ses récoltes[9]. Le bois alors n’avait que peu de valeur, les seigneurs n’y attachaient que peu de prix, et tandis qu’ils se réservaient exclusivement le droit de chasse, on les voit souvent concéder aux populations riveraines de leurs forêts les bois de feu et de charpente qui leur sont nécessaires. En supprimant tous les privilèges féodaux, la nuit du 4 août fit rentrer la chasse dans le droit commun. Aujourd’hui chacun peut s’y adonner en se conformant aux prescriptions de la loi, et moyennant un permis simple mesure fiscale, chasser pendant une certaine partie de l’année sur ses propriétés et sur celles de l’état ou des communes qui lui ont été louées pour cet usage. Mise en adjudication dans les forêts domaniales et concédée au plus haut enchérisseur, la chasse n’est pour l’état qu’une source de revenu dont l’importance se mesure à la somme qu’elle rapporte. À ce titre, elle se place bien après les coupes de bois, qui produisent cent fois plus[10]. Elle est devenue une chose secondaire aux yeux de l’administration des forêts, qui, préoccupée sans cesse d’accroître et d’améliorer la production ligneuse; se borne à veiller à l’exécution de la loi et à empêcher le braconnage, sans rien faire pour augmenter ni propager le gibier. Il n’en est pas de même en Allemagne, où la chasse est au contraire une des branches du service forestier.

Les privilèges féodaux, supprimés en France dès 1789, se sont maintenus dans la plupart des états de l’Allemagne jusqu’en 1848. Jusqu’à ce moment, les seigneurs ont continué à exercer le droit qu’ils s’étaient arrogé de chasser sur les terres des paysans, sans jamais leur payer aucune indemnité pour les dégâts qu’ils leur causaient, ou les dommages que le gibier faisait subir à leurs récoltes. Ils étaient si jaloux de leurs prérogatives qu’ils refusèrent toujours de les abandonner volontairement. Le souffle démocratique, qui, partant de la France, fit alors le tour de l’Europe, put seul mettre fin à des abus que nous avons peine à comprendre aujourd’hui. Cette année 1848 fut pour l’Allemagne une véritable nuit du 4 août, et des lois sur la chasse y furent promulguées dans presque tous les états. A voir l’empressement que mirent les peuples à les exiger dès leur première heure de liberté, on peut se rendre compte de l’impatience avec laquelle ils supportaient ces privilèges oppressifs d’une autre époque ; mais la réaction politique qui ne tarda pas à se produire se fit également sentir sur ce point, et quelques-unes des concessions que le pouvoir avait été obligé de faire dans le premier moment furent retirées dès 1850[11]. Dans presque toutes les forêts domaniales de l’Allemagne, la chasse est exploitée en régie. Ce sont les agens forestiers qui en sont chargés et qui vendent en bloc à des entrepreneurs tout le gibier tué. Ils adressent chaque année à l’administration centrale un état dans lequel figurent d’une part le compte aussi exact que possible des animaux existant dans les forêts soumises à leur gestion et ce qui pourra en être tué dans le courant de l’année, d’autre part les recettes provenant des ventes et le détail des dépenses qu’occasionnera le service. Ces dépenses comprennent le paiement des piqueurs, la nourriture du gibier, l’achat et l’entretien des chiens, les instrumens et appareils de chasse, les frais de transport des animaux tués jusqu’aux maisons forestières, où l’entrepreneur est tenu de venir les prendre, etc. D’après un état que nous avons eu sous les yeux, les recettes se sont élevées, dans une forêt de 2,540 hectares, à 2,800 fr. et les dépenses à 900 francs. C’est un produit net de 75 centimes par hectare.

Pour satisfaire aux exigences de ce service, les agens forestiers allemands doivent connaître à fond tous les détails de la science cynégétique; ils ont à ce sujet dans leurs écoles des cours spéciaux, sur lesquels ils passent des examens : aussi chez eux la dénomination de forestier est-elle synonyme de celle de chasseur. Comme ils aiment à se rendre compte de tout, ils ont recherché quelle quantité de gibier une forêt peut renfermer sans être exposée à de grands dégâts, et le nombre de têtes de chaque espèce qu’on peut y tuer chaque année pour conserver cette quantité à peu près toujours la même. Ils ont déterminé ainsi le rendement exact d’une forêt en gibier, comme ils en déterminent le rendement annuel en bois. D’après Beckstein, un parc à gibier de 1,000 hectares, clos de murs et renfermant 100 hectares de marais, 160 hectares de champs et prés, et le reste en bois, peut contenir 259 cerfs et biches, 52 daims, 47 sangliers, 43 chevreuils, 200 lièvres, 100 lapins, et des faisans en nombre indéterminé. Il faut, pour nourrir ces animaux pendant l’hiver, leur donner 122,864 livres de foin, et 22,309 livres de pommes de terre. Dans un parc ainsi constitué au printemps, on peut tuer pendant le courant de l’année 80 cerfs, 22 daims, 32 sangliers, 20 chevreuils, 1,100 lièvres et 800 lapins. Dans les forêts non closes, peuplées de bois feuillus, entrecoupées de prairies, on peut conserver par 1,000 hectares 24 cerfs, 24 chevreuils et 18 sangliers; dans les forêts résineuses, ces nombres devront être réduits à 18 cerfs, 18 chevreuils et 9 sangliers. S’il se trouve à proximité de ces forêts des cultures susceptibles d’être endommagées par ces animaux, il faudrait les restreindre encore. Les forestiers allemands, on le voit, font ici de l’histoire naturelle pratique dont le résultat se manifeste au profit de l’état par un accroissement de revenu.

Si les autres habitans des bois étaient étudiés avec le même soin et au même point de vue que le gibier, nul doute qu’on n’en retirât des avantages analogues. Les insectes et les oiseaux sont encore si peu connus, il existe à cet égard tant de préjugés, l’influence bonne ou mauvaise qu’ils exercent sur la production ligneuse est si mal appréciée, qu’on ne saurait trop demander aux naturalistes de diriger leurs observations vers ces questions pratiques plutôt que vers les considérations purement spéculatives dont ils s’occupent de préférence. Le genre de vie des animaux est pour nous bien plus important à connaître que des caractères parfois difficiles à apprécier, tels que la longueur de leurs membres ou la conformation de leurs antennes, et leur nourriture habituelle nous en dira plus que le nom grec ou latin de la famille dans laquelle on les a classés. Pour des travaux de cette nature, personne n’est mieux placé que les agens forestiers. Appelés par leurs fonctions à parcourir les bois à toute heure et dans toutes les saisons, ils peuvent suivre les diverses manifestations de la vie animale dans toutes les phases de son développement. Ils ont d’ailleurs dans les gardes placés sous leurs ordres d’intelligens auxiliaires, doués pour la plupart de cet esprit d’observation que développe ordinairement la solitude. C’est ainsi que M. Mathieu, à qui ses travaux ont valu le titre de professeur. à l’école forestière de Nancy, est arrivé à publier un Cours complet de zoologie forestière dont les praticiens ont pu apprécier l’importance. Sans parler des progrès que de telles études suivies avec persévérance imprimeraient aux sciences naturelles, les agens y trouveraient des distractions qui leur permettraient de supporter plus facilement l’absence de société. Placés en effet par les exigences administratives dans des localités parfois dépourvues de toute ressource intellectuelle, ils empêcheraient, en les dirigeant vers ces utiles travaux, leurs facultés morales de s’engourdir dans une énervante inaction. Le docteur Pfeil, qui est arrivé en Prusse au grade le plus élevé de la hiérarchie forestière, raconte que c’est grâce à sa passion pour l’histoire naturelle qu’il a pu supporter, sans s’adonner à la boisson comme tant d’autres, un séjour de douze années dans une maison forestière située au milieu des marais de la Pologne, sans autre société que celle de paysans grossiers avec lesquels aucune conversation n’était possible. Une des choses les plus intéressantes à étudier suivant lui, c’est le langage des animaux. Il est certain en effet que tous les individus d’une même espèce se comprennent entre eux; ils ont des cris différens pour l’amour ou la colère, la crainte ou la joie : pourquoi l’homme ne chercherait-il pas à saisir les diverses expressions de ces sentimens? Le chasseur par exemple ne reconnaît-il pas à la voix de son chien quand le gibier est lancé, quand il est en vue, quand la piste est perdue? Persuadé qu’une observation attentive le rendrait maître de ces secrets, le savant docteur se mit tous les jours, pendant plusieurs mois, en embuscade auprès d’un marais sur lequel venait s’ébattre une bande de canards sauvages, cherchant à deviner l’énigme de leurs discours peu harmonieux. Il affirme y avoir réussi au point de reconnaître à leur accent ceux qui venaient d’un pays étranger, et assure, ce que nous n’avons pas trop de peine à croire, que leur langage était devenu plus intelligible pour lui que celui des philosophes de sa patrie.

Au point de vue de l’application, il reste donc beaucoup à faire. La nature, en créant une multitude d’espèces animales, ne s’est aucunement préoccupée de celles qui pouvaient être utiles à l’homme, et ne les a distinguées des autres par aucune propriété particulière. Elle ne leur a donné ni une vitalité plus grande, ni des moyens de défense plus puissans, ni une fécondité plus énergique : elle les a soumises comme toutes les autres à la loi qui en proportionne la multiplication aux chances de destruction qu’elles courent; mais cette loi, qui suffit à elle seule pour maintenir l’harmonie générale, est une loi brutale, sur laquelle l’homme peut exercer son action comme sur toutes celles que la physique et la chimie ont déjà mises à sa disposition. Ainsi, dans le règne animal comme pour le règne végétal, il faut qu’il cherche à multiplier toutes les espèces qui peuvent lui être utiles, et qu’il se débarrasse sans pitié non-seulement de toutes celles qui sont nuisibles, mais aussi de celles dont il ne peut tirer aucun avantage, et qui sont des parasites vivant à ses dépens.


J. CLAVE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier, 1er juin, 1er novembre 1800, 15 mai 1861.
  2. On sait que, comme tous les insectes, les lépidoptères subissent plusieurs transformations avant d’arriver à l’état parfait. L’œuf produit la larve ou chenille, qui, après un temps plus ou moins long, passe à l’état de nymphe ou chrysalide. C’est de celle-ci que sort l’insecte parfait qu’on appelle papillon, et qui périt le plus souvent aussitôt après avoir pondu de nouveaux œufs. Ce fut Swammerdam qui le premier, vers la fin du XVIIe siècle, constata ces diverses phases de la vie de l’insecte, et ce ne fut pas sans peine qu’il put faire accepter sa découverte.
  3. M. de Tschudi, dans un ouvrage récent intitulée les Insectes nuisibles et les Oiseaux, rapporte que près de Torgau on a dépensé depuis plusieurs années plus de 25,000 thalers pour détruire les chenilles dans la forêt d’Annabourg, et que néanmoins il a fallu abattre 9,372 journaux de bois. En 1837, dans les forêts de Stettin, les noctuelles dépouillèrent de leurs feuilles tous les sapins sur une étendue de 800 arpens, et l’on dépensa plus de 1,000 thalers pour détruire 94 millions de ces insectes. Les chenilles de la noctuelle piniperde dévastèrent en deux années un septième de toutes les forêts de l’état. En Franconie, les chenilles du lasiocampe en 1839 dévorèrent 2,200 arpens de forêts malgré ce qu’on fit pour les détruire. On réussit mieux dans les forêts de Stralsund, où vers 1840 on fit ramasser 633 millions d’œufs du même insecte.
  4. D’après les tableaux de M. Florent Prévost, dix martinets tués le soir, au moment où ils rentraient dans leur nid, avaient dans leur estomac 5,432 insectes; c’est une moyenne de 543 par jour et par individu.
  5. Elle l’est d(jà dans plusieurs états de l’Allemagne, notamment en Saxe, où l’on a été jusqu’à imposer les oiseaux détenus dans les cages. Chaque rossignol y est taxé à 20 francs par an. On paraît vouloir suivre chez nous cet exemple, car le sénat, adoptant les conclusions d’un rapport de M. Bonjean (25 juin 1861), a prononcé le renvoi au ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, de plusieurs pétitions demandant que le gouvernement prenne des mesures pour la conservation des oiseaux utiles. Il est bien à désirer qu’une prompte satisfaction soit donnée à ce vœu, car, ainsi qu’on l’a fait spirituellement remarquer, du moment que la loi défend les industries nuisibles, il est difficile de s’expliquer pourquoi elle tolère la destruction des oiseaux, qui est une fabrication indirecte de chenilles et de vipères.
  6. Peut-être aussi ce nom vient-il du mot urus (aurochs), espèce de bœuf sauvage, auquel nos premiers rois faisaient la chasse dans la forêt de Compiègne.
  7. Strabon rapporte que deux lapins apportés du continent aux îles Baléares s’y multiplièrent au point de faire écrouler les maisons par les terriers souterrains qu’ils creusaient, et qu’ils obligèrent les habitans à quitter le pays; ceux-ci envoyèrent une députation à Rome pour réclamer une autre patrie.
  8. Ce n’est pas une petite affaire que ce rendez-vous, c’est même une des phases de la chasse les plus intéressantes. Du Fouilloux l’a reconnu dans un naïf passage qu’on aime à citer ici. « L’assemblée, dit-il, doit se faire en quelque beau lieu, sous des arbres, auprès d’une fontaine ou ruisseau, là où les veneurs doivent se rendre pour faire leur rapport. Cependant le sommelier doit venir avec trois bons chevaux chargés d’instrumens pour arrouser le gosier, comme coutrets, barils, flacons et bouteilles, lesquelles doivent être pleines de bon vin d’Arbois, de Beaune, de Chaloce et de Grave. Lui, étant descendu de cheval, les mettra en l’eau, ou bien pourra faire refroidir avec du canfre; après il étendra la nappe sur la verdure. Ce fait, le cuysinier s’en viendra chargé de plusieurs bons harnois de gueule, comme jambons, langues de bœuf, groings, oreilles de pourceau, cervelas, eschines, pièces de bœuf de saison, carbonnades, jambons de Mayence, pastez, longes de veau froides, et autres menus suffrages pour remplir le boudin, lesquels il mettra sur la nappe. Lors le roy ou le seigneur avec ceux de sa table étendront leurs manteaux sur l’herbe, et se coucheront le côté dessus, beuvans, mangeans, rians et faisant grande chère. Puis, quand tous les veneurs seront arrivés, ils feront leur rapport, présenteront leurs fumées au roy ou au seigneur, racontant chacun ce qu’il aura vu. »
  9. Le droit de garenne, exercé et reconnu jusqu’en 1270, consistait dans une défense absolue faite aux vassaux de chasser sur leurs propres terres, en sorte que, ne pouvant vivre en présence des animaux féroces qui se multipliaient impunément, ils étaient obligés d’émigrer en abandonnant leurs biens aux seigneurs.
  10. Le produit annuel de l’amodiation de la chasse dans les forêts domaniales est d’environ 300,000 francs; celui des coupes de bois, de plus de 30 millions.
  11. En Bavière par exemple, aux termes de la loi du 20 mai 1850, le droit de chasse est toujours un corollaire du droit de propriété, comme il l’était dans la loi de 1848; mais ce droit ne peut être exercé par le propriétaire lui-même que dans les circonstances suivantes : 1° dans les jardins et parcs attenant immédiatement aux habitations, 2° sur les pièces de terre entourées d’une clôture pleine, 3° sur les propriétés qui ont au moins 240 arpens (environ 80 hectares) en plaine et 400 arpens (130 hectares en montagne, 4° enfin sur les lacs et étangs d’au moins 50 arpens (16 hectares). Dans tous les autres cas, le droit de chasse passe du propriétaire à la commune, qui le met en location au profit de la caisse municipale. La commune d’ailleurs est responsable des dégâts commis par le gibier.