Études de philosophie indienne/5
LE SYSTÈME VEDÂNTA[1]
§ III. — Le non-être dans le Vedânta-Sâra.
Quoique la doctrine du Vedânta-Sâra découle, d’après ses auteurs, de la même source que celle des Brahma-Sûtras, et, par conséquent, qu’elle doive lui être identique, les conceptions relatives au monde matériel et à ses origines diffèrent considérablement dans les deux ouvrages.
Comme nous l’avons vu, les Brahma-Sûtras et leur commentateur Çankara considèrent le monde matériel comme une modification de Brahma, dont il est un développement ou une émanation. Pour le Vedânta-Sâra, au contraire, la matière est l’opposé même du réel ou de Brahma ; vis-à-vis de lui, elle n’est pas. Son vrai nom est l’ignorance (ajnâna) : elle s’éclipse devant la science, dont elle est l’obstacle, c’est-à-dire devant la notion de Brahma, comme les ténèbres devant la lumière.
Aussi la fausse attribution du Vedânta-Sâra ne consiste plus seulement à imputer l’existence d’un sujet dans l’objet, et réciproquement ; c’est-à-dire qu’elle n’a plus seulement pour théâtre et pour objet l’âme et les phénomènes psychologiques ; mais l’auteur du Vedânta-Sâra la qualifie d’allégation que le non-réel est le réel[2], comme quand on prend une corde pour un serpent. Et, plus loin, il définit le réel en disant qu’il n’est autre chose que Brahma qui est l’être, l’intelligence et le bonheur ; tandis que le non-réel est l’ensemble de tout ce qui est privé d’intelligence et qui a son principe dans l’ignorance, laquelle est à son tour quelque chose auquel on ne saurait appliquer ni le nom d’être ni celui de non-être, et qui consiste en trois qualités ou trois attaches, — le mot guna ayant les deux sens[3].
La fausse attribution a donc pour effet de prendre la matière pour ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire pour la réalité, tandis que la vraie réalité est Brahma sous sa forme absolue et imperceptible. Ajoutons que, comme dans les Brahma-Sûtras, l’origine de la fausse attribution et la cause de ses premiers effets restent un mystère qui n’est pas sans analogie avec le péché originel biblique, source du mal terrestre, tandis que l’avidyâ ou l’ignorance est la source du bien et du mal qui se produisent dans l’univers sensible.
Un autre trait particulier de la théorie du Védânta-Sâra, c’est que les énergies physiques, physiologiques et même morales appartiennent en propre au non-réel, c’est-à-dire à l’ignorance ou à la matière.
C’est ainsi que l’ignorance, outre les trois attaches ou les trois qualités dont nous verrons tout à l’heure les effets, possède deux pouvoirs, celui d’envelopper et celui de projeter[4].
Le pouvoir d’envelopper est expliqué par l’auteur du Vedânta-Sâra à l’aide de la comparaison suivante. Au moyen du pouvoir d’envelopper (ou de couvrir, de boucher), l’ignorance, quoique finie, cache à l’esprit du penseur l’âme universelle qui est infinie et non soumise à la transmigration, de même qu’un nuage de peu d’étendue dérobe aux regards de l’observateur, en s’interposant devant eux, l’aspect du disque du soleil dont l’étendue est immense. Quand l’âme individuelle est couverte de ce voile, elle s’imagine qu’elle agit, qu’elle jouit, qu’elle est heureuse, malheureuse, qu’elle éprouve, en un mot, tous les sentiments qu’on est susceptible d’avoir dans le cercle de la transmigration, de même que, dans l’ignorance qui fait prendre une corde pour un serpent, on s’imagine que cette corde a tous les attributs du serpent imaginaire[5].
Quant au pouvoir de projeter, voici la définition qu’en donne le Vedânta-Sâra :
De même que l’ignorance qui fait voir un serpent dans une corde, s’exerce par une faculté (çakti) propre à cette ignorance qui a la corde pour objet et qui l’enveloppe, de même l’ignorance (originelle) fait voir un développement matériel composé de l’éther et des autres éléments par une faculté propre à cette ignorance qui a l’âme pour objet et qui l’enveloppe. Cette faculté est ce qu’on appelle le pouvoir de projeter[6].
C’est par l’action de ces pouvoirs sur l’âme universelle, jointe à la toute-puissance dont celle-ci jouit, que s’accomplit la création, c’est-à-dire la manifestation de l’univers sensible, décrite dans les termes suivants par le Védânta-Sâra :
L’intelligence, c’est-à-dire Brahma, ayant pour attribut l’ignorance douée de ses deux pouvoirs, est par elle-même la cause efficiente du monde, mais elle en est la cause matérielle par l’effet de l’attribut auquel elle est jointe, de même que l’araignée est par elle-même la cause efficiente de sa toile, tandis qu’elle en est par son corps la cause matérielle[7].
L’intelligence ayant pour attribut l’ignorance douée de son pouvoir de projeter et dans laquelle prédomine la qualité de ténèbres[8] (tamas) donne naissance à l’éther, l’éther à l’air, l’air au feu, le feu aux eaux et les eaux à la terre. On peut induire la prédominance de la qualité de ténèbres dans les éléments, de ce fait que l’intelligence leur manque. Ces éléments sont les éléments subtils, que ne perçoivent pas les sens ; ils donnent naissance aux corps subtils et aux éléments grossiers, ou à ceux que perçoivent les sens[8].
Les corps subtils sont ceux qui contiennent les dix-sept parties, à savoir : les cinq organes de perception, la buddhi et le manas, les cinq organes d’action et les cinq esprits vitaux[9].
Les cinq organes de perception sont l’ouïe, le toucher, la vue, le goût et l’odorat. Ils sont issus des parties distinctes de la qualité de sattva de chaque élément correspondant, c.-à-d. que l’ouïe est issue de parties de sattva de l’éther, le toucher de parties de sattva de l’air, la vue de parties de sattva du feu, le goût de parties de sattva des eaux et l’odorat de parties de sattva de la terre[10].
La buddhi est la fonction de l’organe interne qui a pour objet la détermination (niçcaya).
Le manas est la fonction de l’organe interne qui a pour objet le jugement (samkalpa) et le doute (vikalpa).
Ces deux fonctions contiennent la pensée (citta) et la conscience individuelle (ahamkâra).
La pensée est la fonction de l’organe interne qui consiste dans l’examen (anusamdhâna)[11].
La conscience individuelle est la fonction de l’organe interne qui consiste dans l’égoïsme (abhimâna) ou l’idée du moi[12].
Les facultés intellectuelles qui viennent d’être énumérées sont formées, non pas comme les organes de perception de parties distinctes de la qualité de sattva de chaque élément, mais de parties de la qualité de sattva de chaque élément mélangées entre elles[13].
La buddhi unie aux organes de perception constitue ce qu’on appelle le fourreau d’intelligence (vijnânamaya kosha). Cet ensemble des fonctions intellectuelles, considéré au point de vue temporel ou subjectif (vyavahâri), c’est-à-dire comme distinct de Brahma dont il ne diffère pas essentiellement, porte aussi le nom de jîva ou d’âme individuelle. C’est la partie de la créature qui agit, qui jouit, qui a le sentiment de la personnalité et qui, par conséquent, passe de ce monde en l’autre et réciproquement, selon le mérite ou le démérite de ses œuvres[14].
L’âme individuelle est regardée par le Vedânta-Sâra comme renfermée dans un fourreau (kosha) qui contient ses diverses facultés. Au point de vue de la personne humaine telle que nous la voyons ici-bas, ce fourreau, qui est le plus intime, se trouve lui-même revêtu d’une série d’autres fourreaux qui contiennent chacun un ensemble de facultés et d’organes de plus en plus grossiers, à mesure qu’ils sont plus éloignés du fourreau central. D’après cette physiologie arbitraire, le corps humain ressemblerait, quant au groupement et à l’association intime des organes, à la structure d’un oignon, ou plutôt d’une noix verte, composée de trois couches concentriques comprenant le fruit proprement dit, l’écorce ligneuse et le brou.
En vertu de cette théorie, jîva réuni aux organes d’action se trouve enveloppé dans un second fourreau, appelé le fourreau de manas (manomaya kosha)[15].
Les organes d’action renfermés dans le fourreau de manas sont : la parole, les mains, les pieds, l’anus et les organes de la génération. Remarquons qu’il s’agit évidemment ici, non pas des membres eux-mêmes qui servent à l’accomplissement direct des actes auxquels ils correspondent, mais des énergies internes qui mettent ces membres en œuvre[16].
Les organes d’action sont issus chacun des parties distinctes de la qualité de rajas ou de passion de chaque élément correspondant[17].
Vient ensuite un troisième fourreau, le fourreau des esprits vitaux (prânamaya kosha), qui les contient spécialement, mais qui recouvre en outre les deux précédents[18].
Les esprits vitaux sont au nombre de cinq : le prâna ou l’expiration, dont le siège est à l’extrémité du nez ; l’apâna ou le flatus ventris, dont le siège est à l’anus ; le vyâna, qui circule et réside dans le corps entier ; l’udâna ou l’inspiration, qui a son siège dans la gorge ; enfin le samâna, qui agit au milieu du corps et dont les fonctions consistent à produire la digestion et l’assimilation des aliments, ainsi que la sécrétion des sucs nourriciers, ou des humeurs, du sang, de la semence et des excréments[19].
Les esprits vitaux sont formés de parties mélangées de la qualité de rajas de chaque élément[20].
Les trois fourreaux dont la description vient d’être donnée forment ensemble ce qu’on appelle le corps subtil (sûkshma-çarîra)[21].
On peut considérer tous les corps subtils d’une manière collective, ou au point de vue individuel, c’est-à-dire, soit comme une forêt prise dans l’ensemble des arbres qui la composent, soit en ayant égard à chacun des arbres qui forment cette même forêt[22].
L’âme unique qui réside dans les corps subtils considérés dans leur ensemble[23] s’appelle hiranyagarbha.
Les âmes individuelles qui renferment les corps subtils considérés d’une manière partitive, portent le nom générique de taijasa[24].
Taijasa ainsi qu’hiranyagarbha a pour situation caractéristique l’état de sommeil. Les impressions qu’ils éprouvent sont celles qu’ils empruntent à l’état de veille : ils perçoivent les objets subtils ou ceux sans doute qui ont déjà passé au crible des sens dans l’état de veille[25].
L’ensemble des taijasas est égal à hiranyagarbha, de même que l’ensemble des arbres composant une forêt est égal à cette forêt. Ce qui revient à dire que la multiplicité des âmes individuelles n’a qu’une réalité purement subjective[26].
Nous avons vu qu’à côté des éléments subtils se trouvent les éléments grossiers (sthûla-bhûtâni). Ils ont été formés par les éléments subtils moyennant l’amalgame suivant. Chaque élément subtil a été partagé en deux parties égales, et l’une de ces deux parties de chaque élément (soit ½) a été divisée à son tour en quatre (soit ⅛ de l’élément entier). Alors, chaque élément grossier s’est trouvé composé d’une de ces quatre dernières parties prise dans chaque élément subtil, ajoutée à la partie restante de la première division en deux parties égales. L’élément grossier prend le nom de cette partie, qui est la dominante. Eu égard à la terre, par exemple, l’opération complète et son résultat peuvent s’exprimer, pour plus de clarté, par l’équation suivante : ⅛ éther subtil + ⅛ air subtil + ⅛ feu subtil + ⅛ eau subtile + ½ terre subtile = terre grossière[27].
Chaque élément grossier renferme un nombre de plus en plus grand d’objets généraux de perception, d’après une gradation que voici : dans l’éther est le son ; dans l’air se trouvent le son et le toucher ; dans le feu, le son, le toucher et la couleur ; dans les eaux, le son, le toucher, la couleur et le goût ; enfin, dans la terre, le son, le toucher, la couleur, le goût et l’odorat[28].
Les éléments grossiers ont donné naissance à sept mondes supérieurs à la terre (ou cieux), qui sont appelés : Bhûr, Bhuvar, Svar, Mahar, Janar, Tapar et Satya; à sept mondes inférieurs à la terre (ou enfers), à savoir : Atala, Vitala, Sutala, Rasâtala, Talâtala, Mahâtala et Pâtâla; et à l’œuf de Brahma, ou à la terre, avec les quatre sortes de créatures grossières, la nourriture et la boisson, etc., qu’elle renferme[29].
Les créatures dont il vient d’être question se divisent en vivipares, ovipares, animaux nés de la sueur (ou de la corruption) et plantes issues de germes. Les vivipares sont ceux qui sortent d’une matrice, comme les hommes, le bétail, etc. ; les ovipares sont ceux qui sortent d’œufs, comme les oiseaux, etc. ; les animaux issus de la sueur sont les pous, les moucherons, etc. ; les plantes issues de germes sont les lianes, les arbres, etc.[30].
Le corps constitue ce qu’on appelle le fourreau de nourriture (annamaya kosha) ou corps grossier.
L’intelligence qui anime les corps grossiers considérée collectivement est appelée vaiçvânara et virâj ; l’intelligence qui anime les corps grossiers considérés individuellement reçoit le nom de viçva[31].
L’état de l’âme qui réside dans le fourreau de nourriture est celui de veille. Dans cet état, l’âme prend connaissance des sons, des objets du tact, des couleurs, des saveurs et des odeurs, au moyen des cinq organes des sens auxquels président les Points cardinaux, le Vent, le Soleil, Varuna et les Açvins. Les organes d’action, c’est-à-dire la voix, les mains, les pieds, l’anus et les parties génitales, auxquels correspondent la parole, le fait de prendre, d’aller, d’évacuer les excréments et d’émettre la semence, sont présidés à leur tour par Agni, Indra, Apendra, Yama et Prajâpati. Enfin le manas, la buddhi, la conscience individuelle et la pensée en tant qu’agent, auxquels correspondent l’examen, la détermination, l’idée du moi et la pensée en tant qu’effet, sont présidés par la Lune, Brahma, Çiva et Vishnu[32].
Telle est la théorie cosmogonique du Vedânta-Sâra ou des védântins à l’époque de l’évolution complète de la doctrine. Plus systématique et plus symétrique dans ses développements que celle des Brahma-Sûtras et surtout que celle des Upanishads, elle présente dans ses principes des difficultés qui répugnent davantage encore au sens commun que les conceptions du vedântisme antérieur. La manifestation de Brahma sous des apparences matérielles, comme Çankara s’expliquait la création, paraît en effet moins étrange que l’idée du caractère complètement illusoire et purement subjectif des choses sensibles. Il est vrai qu’il y a antinomie irréductible entre Brahma, qui est toute intelligence, et la matière supposée privée de toute intelligence. Mais, en voulant supprimer la contradiction qui en résulte au point de vue panthéistique, l’auteur du Vedânta-Sâra est tombé dans un idéalisme qui assimile tous les phénomènes de la vie à de véritables hallucinations. N’est-ce pas passer de Charybde en Scylla ? Du reste, en attribuant au non-être des activités propres et des qualités qui influent sur l’intelligence et déteignent sur elle, le Vedânta-Sâra ajoute de nouvelles difficultés insolubles à celles que comporte déjà le système Vedânta. Heureusement, notre tâche consistait à les exposer et non pas à les expliquer ; aussi terminerons-nous ici notre analyse des théories védântiques sur l’origine et la condition des âmes unies à la matière, et sur la matière elle-même.
§ IV. — La Transmigration.
Avant d’en arriver à la partie de la doctrine relative au retour du non-être dans l’être, — soit qu’on entende par là, comme dans les Brahma-Sûtras, l’extinction des âmes individuelles dépourvues d’existence objective au sein de l’âme universelle, soit que le non-être implique, en même temps et surtout, la fantasmagorie consistant dans le monde matériel qui est le fruit de l’ignorance des âmes particulières et qui disparaît par l’effet de la science, avec l’individualité également illusoire de ces âmes, selon la théorie du Vedânta-Sâra, — nous exposerons les idées des védântins sur la transmigration, et nous verrons comment ils ont enchâssé cette conception particulière dans leur système général.
Les plus anciennes Upanishads connaissent la transmigration et en indiquent les conditions principales. D’après la Brihad-Aranyaka-Upanishad (I, 5, 15), « il y a trois mondes : le monde des hommes, le monde des ancêtres et le monde des dieux. Le monde des hommes doit être conquis au moyen d’un fils et non par d’autre œuvre ; le monde des ancêtres doit être conquis par l’œuvre, c’est-à-dire par le sacrifice ; le monde des dieux doit être conquis par la science[33]. »
En disant qu’on conquiert le monde des hommes au moyen d’un fils, l’Upanishad entend non-seulement que l’homme se perpétue sur terre au moyen de sa descendance, mais le verset suivant nous décrit une cérémonie appelée sampratti, ou la transmission, par laquelle le fils se trouve substitué au père après la mort de celui-ci. Voici les termes mêmes de l’Upanishad :
« Quand il (le père) se croit sur le point de mourir, il dit à son fils : « Tu es Brahma, tu es le sacrifice, tu es le monde. » Le fils répète : « Je suis Brahma, je suis le sacrifice, je suis le monde[34]… » Quand celui qui possède cette connaissance quitte ce monde, il pénètre dans son fils avec ses prânas (c’est-à-dire qu’il lui transmet ses organes intellectuels désignés sous le terme générique de prânas)[35]. »
Et le commentateur ajoute en guise d’explication : « Il reste en ce monde sous la forme de son fils, et il ne doit pas être considéré comme mort ; voilà ce que cela veut dire[36]. »
Il est évident toutefois que cette cérémonie était purement symbolique ; elle consacrait l’idée de la perpétuité traditionnelle et héréditaire des croyances et des obligations religieuses, mais non pas, comme on pourrait le croire, celle de l’identité intellectuelle du père et du fils. Le fils reste sur terre pour continuer le père, et c’est à ce point de vue que l’Upanishad peut dire qu’on conquiert ce monde au moyen d’un fils ; cependant l’un et l’autre conservent leur individualité distincte. C’est, du reste, sur cette réserve implicite qu’est fondé le précepte suivant : « Le monde des ancêtres doit être conquis par l’œuvre (ou par le sacrifice), » qui résume sous une forme très-concise la théorie de la transmigration.
Dans un autre passage de la Brihad-Aranyaka-Upanishad (IV, 4, 5 et 6), la théorie des œuvres et de leurs effets, au point de vue de la condition future des âmes individuelles, est exposée comme suit :
« Il en est qui disent que l’homme est fait de désir (c’est-à-dire qu’il a le désir pour principal mobile et, par conséquent, pour cause de son sort futur) ; tel est son désir, telle est sa détermination ; telle est sa détermination, telle est son œuvre ; telle est son œuvre, tel en est le fruit (tel en est l’effet au point de vue de la transmigration) ». Il y a à ce propos un vers que voici : « Celui qui a de l’attachement pour quelque chose obtient, au moyen de l’œuvre, ce à quoi son manas, qui est la cause (de l’attachement), est attaché. Ayant obtenu tout le fruit (mot à mot, le bout) de l’œuvre quelconque qu’il avait accomplie ici-bas, celui qui a des désirs revient de ce monde à ce monde[37] par l’effet de l’œuvre[38]. »
Une autre Upanishad ancienne, la Kaushîtaki, énonce en ces termes la même théorie :
« L’âme consciente (prajñâtman) fait accomplir de bonnes œuvres à celui qu’il veut élever de ces mondes (pour le faire passer en des mondes supérieurs, c’est-à-dire meilleurs) ; il fait accomplir des œuvres mauvaises à celui qu’il veut précipiter (dans des mondes inférieurs, ou pires)[39]. »
Dans d’autres passages, les Upanishads entrent dans les détails et indiquent de point en point les péripéties que subissent les âmes individuelles dans les conditions que les œuvres leur ont faites, quand la mort les a séparées du corps. Voici celui qui fait surtout autorité pour les védântins des époques postérieures ; il est tiré de la Chândogya-Upanishad (V, 10, 3-9)[40].
« Ceux qui résidant dans le village font consister leur culte dans les sacrifices, les œuvres pieuses et la libéralité[41], deviennent fumée ; de la fumée ils passent dans (s’unissent, s’identifient à) la nuit[42] ; de la nuit ils passent dans la quinzaine lunaire obscure ; de la quinzaine lunaire obscure ils passent dans les six mois durant lesquels le soleil se dirige vers le sud. Mais ils n’atteignent pas l’année.
« De ces mois ils passent dans le monde des ancêtres[43] ; du monde des ancêtres ils passent dans l’éther ; de l’éther ils passent dans la lune, qui est le roi Soma. Ils y deviennent la nourriture des dieux ; les dieux la mangent.
« Y étant demeurés jusqu’à l’épuisement des effets de l’œuvre, ils reprennent le même chemin par lequel ils sont venus et passent dans l’éther ; de l’éther ils passent dans l’air ; étant air, ils deviennent fumée ; étant fumée, ils deviennent nuage.
« Étant nuage, ils deviennent nuage (qui se condense) ; étant nuage qui se condense, ils se dissolvent en pluie. Ils renaissent ici-bas sous la forme de riz, de blé, de plantes, d’arbres, de sésame, de lentilles. Il est difficile de sortir de là. Ils reprennent la forme de tout être qui en fait sa nourriture et qui émet de la semence.
« Ceux dont la conduite ici-bas a été louable[44] obtiennent, selon les présomptions, une matrice avantageuse (telle que celle) d’où naît un brâhmane, un kshatriya[45] ou un vaiçya[46]. Ceux dont la conduite a été condamnable obtiennent, selon les présomptions, une matrice inférieure (telle que celle) d’où naît un chien, un pourceau ou un chandâla[47].
« Les êtres infimes (les mouches, les vers, etc., c’est-à-dire ceux qui sont tombés dans cette condition par suite de leurs œuvres répréhensibles) qui ne suivent ni l’un ni l’autre de ces chemins (le pitriyâna et le devayâna) reparaissent plusieurs fois sous la même forme, mourant et renaissant (tour à tour)[48]. »
Ce morceau, dans lequel on remarque les obscurités, les lacunes et même les contradictions qui caractérisent généralement les systèmes à l’état d’ébauche, a servi de base aux idées sur la transmigration qu’on rencontre dans les Brahma-Sûtras et dans le commentaire de Çankara sur ces Sûtras, ou sur le passage même que nous venons de traduire. Nous allons voir comment ces idées ont été expliquées, coordonnées et amplifiées dans ces différents ouvrages.
Les âmes, au moment de la mort et relativement aux conditions auxquelles elles se trouvent désormais soumises, se divisent en trois catégories.
La première se compose des âtmavidah ou de celles qui connaissent l’âme suprême. Ce sont elles qui prennent le devayâna pour se réunir à Brahma ; elles ne reviennent plus sur terre[49] : elles sont délivrées. Aussi n’avons-nous pas à nous en occuper ici : c’est seulement au chapitre suivant que nous verrons comment elles atteignent ce but suprême des efforts de l’homme ici-bas.
La seconde catégorie comprend les karminah ou celles qui ont célébré sur terre les sacrifices prescrits par les livres sacrés. Le passage de la Chândogya-Upanishad qui vient d’être cité les conREGNAUD. — ÉTUDES DE PHILOSOPHIE INDIENNE 545
cerne tout spécialement. Elles suivent lepitriyâna et reviennent sur terre en subissant les transformations qui ont été indiquées. Elles font le principal objet des théories relatives à la transmigration, et nous reviendrons tout à l'heure aux détails qui les touchent.
La troisième et dernière classe est formée par les âmes qui n'ap- partiennent ni à l'une ni à l'autre des deux précédentes. Çankara i les appelle anishtakârinah, celles qui ont fait le mal ou qui n'ont pas offert de sacrifice, par opposition à celles de la seconde caté- gorie, qui sont appelées ishtakârinah, celles qui ont fait le bien ou qui ont offert des sacrifices. Ces âmes perverses ne vont pas dans la lune 2 . D'une part, Çankara nous dit 3 qu'elles descendent dans le séjour de Yama, le dieu de la mort, c'est-à-dire aux enfers 4 , où, après avoir subi des châtiments proportionnés à leurs crimes, elles reviennent sur terre. Mais, dans son commentaire sur la Chândyoga- Upanishad (V, 10, 6). il prétend que, leurs forfaits leur interdisant l'accès de la lune, elles s'incorporent dans les plantes et les autres créatures inférieures 3 . Ces âmes, après avoir vu périr le corps auquel elles étaient unies par suite de l'épuisement des sensations (mot à mot des jouissances) bonnes ou mauvaises qu'elles étaient appelées à y éprouver, passent successivement dans un nouvel organisme que
��i. Comm. sur les Brahma-Sûtras, III, 1, 12.
2. Comm. sur les Brahma-Sûtras, III, 1, 12 et 13.
3. Nous avons vu ci-dessus que le Vedânta-Sâra compte sept enfers, et six cieux.
4. Itare tu samyama?iam yamâlayam avagâhya svadus-hkrtânurûpâ yâmîr yâta nâh anubhûya punar evemam lokam pratyavaroha?iti.
5. Anyenuçayibhyaç ca?idramandalam anàruhyaiva pâpakarmabhir gorair vri- hiyavâdibhâvam. pratipadyante. — Nous trouvons l'explication de cette contra- diction apparente dans les passages suivants du Manava-Dharma-Çâstra (Lois de Manu), XII, 16. « Après la mort, les âmes des hommes qui ont commis de mau vaises actions prennent un autre corps, à la formation duquel concourent les cinq éléments subtils et qui est destiné à être soumis aux tortures de l'enfer. »
6. « Lorsque les âmes revêtues de ce corps ont subi dans l'autre monde les peines infligées par Yama, les particules élémentaires se séparent et rentrent dans les éléments subtils dont elles étaient sorties. (En note.)
« Ou, suivant une autre interprétation, ces âmes (à la dissolution du corps avec equel elles ont subi les tortures de l'enfer) entrent dans les éléments grossiers auxquels elles s'unissent pour reprendre un corps et revenir au monde)... »
22. « Après avoir enduré ces tourments, d'après la sentence du juge des enfers, l'âme dont la souillure est entièrement effacée revêt de nouveau des por- tions de ces cinq éléments (c'est-à-dire prend un corps)... »
54. « Après avoir passé de nombreuses séries d'années dans les terribles demeures infernales, à la fin de cette période, les grands criminels sont con- damnés aux transmigrations suivantes (pour achever d'expier leurs fautes). »
55. « Le meurtrier d'un brahmane passe dans le corps d'un chien, d'un san- glier, d'un âne, d'un chameau, d'un taureau, d'un bouc, d'un bélier, d'une bête sauvage, d'un oiseau, d'un chandâla et d'un pukkaca. » (Et ainsi de suite suivant le crime commis).
(Traduction de Loiseleur Deslongchamps.) tome v. — 1878. . 35
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leur ont valu leurs œuvres, et elles y passent avec la connaissance \ c'est-à-dire avec des impressions rapportées par elles de leur existence antérieure. Du reste, ces impressions persistent, malgré que, dans l'intervalle qui s'écoule entre deux incarnations, les organes soient, comme cela a lieu dans le sommeil, concentrés dans l'âme ; c'est la permanence même des impressions développées par l'œuvre et résultant d'une existence précédente qui donne lieu à une incar- nation postérieure 2 . La preuve de l'existence de ces impressions d'une autre vie résulte d'ailleurs d'un fait que chacun peut observer. Un singe qui vient de naître s'attache au sein de sa mère et la suit pour cela de branche en branche. Comment posséderait-il cette adresse s'il n'en avait rapporté la notion d'une existence écoulée 3 ? Aussi, et contrairement à ce qui se passe, comme nous le verrons pour les âmes qui traversent les plantes en redescendant de la lune, celles qui transmigrent dans ces organismes inférieurs en punition de leurs méfaits y sont exposées à toutes les souffrances que com- porte une semblable condition.
Les âmes qui restent soumises à la transmigration, et particuliè- rement celles que nous avons rangées dans la deuxième catégorie et qui suivent le pitriydna, sont accompagnées non-seulement du prdna ou du souffle vital, des sens et du manas, mais elles empor- tent également avec elles les éléments subtils qui sont la semence des nouveaux corps 4 . Elles conservent aussi le souvenir ou les im- pressions du culte qu'elles ont rendu et des œuvres qu'elles ont accomplies 3 . Ces impressions persistent chez les âmes de toute ca- tégorie, car ce sont elles qui mettant en fonction l'œuvre (antérieure, c'est-à-dire ses effets), donnent l'impulsion qui dirige les âmes sur le devayâna et sur le pitriydna 6 . Toutefois, celles qui suivent cette
1. Tad {vrihiyavûdideham) upabhoganimittakshaye vrihyûdistambadehavinùçe yathà karmârjitam dehùntai^am navam navam jalûkûvat samkramante savijnànâ eva. — Çankara, Com. sur la Chândyoga-lïpanishad, V, 10,. 6.
2. Yady apy upasamhrtakaranâh. santo dehântaram gacchanti tathâpi svapnavad dehântaraprâptinimittakarmodbhâvitavâsanâjTiânena saoijnânâ eva dehâ?itaram gacchanti. Çankara, id., ibid.
3. Yadi hi sarvàhpûrvajanmânubhavavâsanâ upamrdyeran markaiâdijanmanimit- tena karmanâ markatajanmany ârabhde markatasya jâtamâtrasya mâtuh çâkhâydh çâkhântaragamane mâtur udarasamlagnatvâdikauçalam na prâpnoti. Çankara, id., V, 10, 5.
4. Jivo mukhyapi^ànasacivah. sendriyah samanasko vidyâkarmapûrvaprajnâpari- grahah pûrva deham vihâya dehântaram. pratipadyate. — Sa (jîvah) dehabijair bhùtasûkshmaih samparishvakto gacchati. Çankara, Comm. sur les Brahma-Sùtras, III, 1, 1.
5. Ou des conditions qui résultent de l'ignorance, selon qu'on lit avidyâ ou vidyâ. avidyâ prasiddhâ. vidyeti pâthe upâsanâ grâhyâ. Govenda-ânanda, Glose sur le comm. de Çank.
6. Tathârcirâdinâ dhûmâdinâ ca gamanam. svapna ivodbhûtavijnânena labdha-
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dernière route voient s'assoupir momentanément en elles, au mo- ment où elles redescerident de la lune, l'activité intellectuelle qu'elles avaient conservée jusque-là '. Elles sont alors comme estl'esprit d'un homme qu'un coup de marteau a étourdi et qu'on peut transporter d'un lieu à un autre sans qu'il s'en aperçoive. Les organes intellec- tuels dont elles sont munies, comme nous l'avons vu, se trouvent empêchés (pratibaddha). Aussi l'union qu'elles contractent ensuite avec les plantes, au témoignage de la Chândogya-Upa7iishad (pas- sage cité plus haut), est-elle purement passive (samsargamâtra) ; elle n'est plus provoquée par les effets des œuvres qui sont mus, ainsi qu'il a été dit, par les impressions intellectuelles qui survivent dans les âmes après la destruction du corps auquel elles étaient unies- D'autres âmes, des âmes spéciales, président donc aux plantes dans lesquelles séjournent quelque temps celles qui redescendent de la lune, et ce sont ces âmes spéciales qui éprouvent les plaisirs et les peines dont les plantes sont le siège. Les âmes adventices, au con- traire, y résident à l'état d'insensibilité et d'inertie. C'est ce qui ex- plique que la Chândogya-Upanishad, après avoir indiqué moyen- nant quelle transformation les âmes des karmmah redescendent de la lune sur la terre jusqu'au moment où elles s'incorporent dans les plantes, ajoute : « Elles reprennent la forme de tout être qui en fait sa nourriture et qui émet de la semence ». En effet, si ces âmes jouissaient de l'activité intellectuelle qu'exercent celles qui président aux organismes où elles ont pris résidence, elles les quitteraient, comme ces dernières, au moment où ils sont soumis à des causes de destruction et, par exemple, puisqu'il s'agit de plantes, avant que ces plantes ne soient coupées, broyées, cuites ou mangées. Mais elles sont inertes, engourdies en quelque sorte (mûrcchitavad) et suivent les plantes dans les transformations matérielles qu'elles su- bissent en servant de nourriture aux animaux et aux hommes. C'est ainsi qu'elles peuvent quitter passivement le règne végétai pour le règne animal, de la façon qu'indique la Chândogya-Upanishad 2 . Remarquons à propos de cette explication que c'est une de celles où l'on sent le plus l'effort qu'ont fait les docteurs védântins et les sco- liastes pour ramener à un système uniforme et conséquent les con-
��vYttikavmanimittatvât gamanasya. Cankara, Comm. sur la Chândogya-Upanishad, V, 10, 6.
1. Na tathâ candramanàalâd avanirukshatâxw vrkshdgrdd iva patatâm s-acetana- tvam. Çankara, Comm. sur la Chândyoga-Upanishad, V, 10, 6.
2. Çankara, Comm. sur les Brahma-Sûtras, lll, 1, 24, et sur la Chà?id.-Upa?iishad, V, 10, 6.
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ceptions peu consistantes encore des auteurs des premières Upa- nishads.
Nous avons vu que, d'après la Chdndyoga-Upanishad, les âmes des karminah vont dans la lune pour servir de nourriture aux dieux ; que les dieux les mangent. Il faut n'attribuer à ce passage qu'un sens métaphorique. VUpanishad veut faire entendre que ces âmes servent aux dieux comme les femmes, le bétail et les serviteurs servent aux hommes ici-bas 1 . Les dieux, en effet, comme l'aftir- ment les livres sacrés, ne mangent ni ne boivent ; leur bonheur consiste uniquement à contempler l'immortel 2 . Du reste, les âmes des karminah goûtent elles-mêmes dans la lune des jouissances auxquelles différentes Upànishads font allusion 3 .
Le paragraphe suivant de la Chândogya-Upanishad, dans lequel il est dit que les âmes des karminah demeurent dans la lune jus- qu'à l'épuisement des effets de l'œuvre, ne doit pas être pris non plus tout à fait à la lettre. En réalité, ces âmes sont sânuçayah, c'est- à-dire qu'elles reviennent sur terre avec un reste d'oeuvre compa- rable au reste d'huile qui s'attache aux parois d'un vase qui en était rempli et dont on a vidé le contenu. Il est vrai que le corps aqueux dont elles sont munies pour goûter dans la lune les jouissances aux- quelles elles ont droit se dissout (quand elles ont épuisé par la jouissance le faisceau d'oeuvres (ou de sacrifices) qui leur avait valu de transmigrer dans cette planète, afin d'y jouir du fruit des oeuvres en question) par l'effet de l'ardeur du chagrin que leur fait éprou- ver la vue de l'épuisement de leur jouissance ; et cette ardeur est pareille à celle des rayons du soleil qui font fondre la glace ou à celle du feu du sacrifice produisant la liquéfaction du beurre 4 . Mais les âmes n'en redescendent pas moins de la lune avec un solde d'oeuvres indépendantes de celles qui les j avaient con- duites. Les preuves en sont nombreuses. Elles consistent : 1° dans le texte de la Chdndogya-Upanishad cité plus haut, dans lequel il est question du sort conforme à leurs oeuvres réservé à ces
1. Na hi te kavalotkshepena devair bhakshyante. kim tarhy upakaraw.amâtram. devâ?iâm bhavanti. te strîpaçubhvtyâdyvat. Çankara, Couim. sur la Chândogya- Upanishad, V, 10, 4.
2. Na vai devâ açnanti na pivanty etad evâmrtam drshtvâ tvpyanti. Texte cité par Çankara, Comm. sur les Brahma-Sûtras, III, 1, 7.
3. Voir, entre autres, la Brihad-Ar.-Upanishad, IV, 3, 31, et la Taittiriya-Upa- nishad, II, 8.
4. Yena karmavvndena candramasam âruàhâh. phalopabhogâya tasminn upa- bhogena kshayite teshâm yad ammayam çariram candramasy upabhogâyârabdham tadupabhogakshayadarçanaçokdgnisavciparkâtpraviliyatesavitvkiranasamparkâdiva himakarake hutabugarcïhsamparkâd iva ghrtakathinyam. Çankara, Comm. sur les Brahma-Sûtras, III, 1, 8.
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âmes; or, si tous les effets de leurs œuvres avaient été épuisés dans la lune , ils n'auraient plus pu produire sur terre les consé- quences indiquées dans le passage en question ; 2° dans ce fait que le genre de créatures où se réincorporent les âmes à leur retour de la lune devient pour elles la cause d'un sort heureux ou mal- heureux, et que, si ce sort ne résultait pas de leurs œuvres anté- rieures, il faudrait le supposer fortuit, ce qui est inadmissible, attendu que les livres sacrés donnent pour règle absolue de l'élévation ou de l'abaissement sur l'échelle des êtres auxquels sont soumises les âmes incorporées, le bien et le mal qui se trouve, pour ainsi dire, à leur actif ou à leur passif 1 ; 3° dans les enseignements de la smriti, ou de la littérature sacrée non révélée, dont un passage dit formel- lement qu'après avoir goûté le fruit de leurs œuvres particulières, les individus de chaque caste, qui ont été fidèles à leurs devoirs religieux, obtiennent, grâce au reste de ces œuvres, une renaissance dans laquelle se trouvent déterminés par elles leur lieu d'origine, leur caste, leur famille, leurs qualités corporelles, leur longévité, leur science, leur métier et leur fortune 2 .
D'ailleurs les œuvres dont les âmes redescendues de la lune ont conservé quelques bribes diffèrent de celles qui les avaient amenées dans ce séjour de jouissance 3 . Ces dernières, nous le savons, con- sistent en sacrifices et en bonnes actions. Si le solde rapporté sur terre par les karminah était de même nature, la Chdndyoga-Upa- nishad n'aurait pas eu à prévoir pour ces âmes le cas de réincar- nation dans des animaux abjects, après leur retour de la lune, en punition d'actes coupables commis autrefois par elles.
C'est, au surplus, une objection sans fondement de prétendre que la mort manifeste et, par conséquent, épuise d'un seul coup tous les effets des œuvres, et que la série s'en interrompt à la fin de chaque existence écoulée pour recommencer avec chaque existence nou- velle. En effet, s'il en était ainsi, rien ne déterminerait plus les con- ditions qui font monter au ciel, descendre aux enfers, s'incarner dans les animaux, etc. ; il n'y aurait plus de distinction à faire entre le bien et le mal, puisque cette distinction serait sans objet, et les exis- tences ultérieures qui constituent le cours indéfini de la transmi-
1. Aôhyudayapratyavâyayoh sukrtadushkrtahetutvasya sdmânyatah çâstrenâva- gamitatvât. Çankara, Comm. sur les Brahma-Sûtras, III,' 1, 8.
2. Smvtir api vamâ dçramdç ca .wakarma?iiahthâh pratyckakarmapUalam anu- bhûya tatahceshfmaviçishtadeçajdtikulavû])âyiihçmtavrttavittasiikha??w pratipadyata iti. Çankara, id., ibid.
- }. Amushmikaphak karmajâtc upabhukte avaçihlam aihikaphalam karmàntara-
jâtam anuçayas tadoantd varohanti. Çankara, Comm. sur les lirahma-Sûtras, III, 1, 8.
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gration n'auraient plus lieu d'être ! . Au moment de la mort, les effets des œuvres, loin de faire tous ensemble (yugapat) une apparition (abhivyahti) qui équivaudrait à leur anéantissement (uccheda), se succèdent dans l'ordre de leur prépondérance. Le plus puissant se produit avant celui qui l'est moins, et c'est ainsi qu'on a pu dire dans la smriti : « Une (âme douée) d'un mérite suprême séjourne parfois ici-bas jusqu'à ce qu'elle soit délivrée du malheur attaché aux êtres qui font partie du cercle de la transmigration 2 . »
Pour en terminer avec les détails concernant les âmes des karmi- nah et la transmigration en général, car le Veddnta-Sdra ne s'occupe pas de cette question, disons que dans le passage de ces âmes à tra- vers l'éther, l'air, la fumée, etc., pour redescendre sur la terre, elles prennent seulement la ressemblance, l'équivalence (sâmya), et non pas la nature (svdbhava), de ces éléments ou de ces corps, attendu que la nature d'une chose lui est absolument propre et ne saurait devenir la nature d'une autre chose 3 . De plus, elles traversent rapi- dement toutes les formes par lesquelles elles passent, à partir de l'éther jusqu'aux plantes, mais, arrivées à celles-ci, leur transfor- mation rencontre des obstacles et devient plus lente, ainsi que le constate textuellement le passage cité plus haut de la Chândyoga- Upanishad 4 .
Ainsi qu'on a pu le voir, l'exposé de la théorie védàntique de la transmigration par l'auteur des Brahma-Sûtras et par Çankara n'est guère qu'un commentaire raisonné de ce passage. Gomme dans tous les travaux du même genre qui ont vu le jour dans l'Inde, les subtilités y abondent et les questions les plus abstruses y sont examinées par le menu. Nous n'avons pas cru inutile néanmoins de suivre Çankara dans ces détails microscopiques. Tout ce qui se rat- tache aux idées que les Indous se faisaient des conditions de la trans- migration est resté jusqu'ici fort obscur, et ce n'est qu'en étudiant patiemment, comme nous avons essayé de le faire, les commen- tateurs indigènes qui ont traité ce sujet, qu'on peut parvenir à se rendre compte exactement de ce qu'était pour eux cette célèbre doctrine.
Paul Regnaud.
��1 . Svarganarakatiryagyonishu adhikârânâvagamâd dharmâdharmânutpattau nimittâbhâvân nottarâ jâtir upapadyeta. Çankara, loc. cit.
2. Kâdacit sukrtam karma kûtastham iha tishthati pacyamânasya samsâre yâvad duhkhûd vimucyate. Citation faite par Çankara, loc. cit.
3. Na hy anyasyânyabhâvo mukhya upapadyatc. Çankara, Comm. sur le» Brahma- Sûtras, III, 1, 22.
4. Çankara, Comm. sur les Brahma-Sûtras, III, 1, 23.
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- ↑ Voir le numéro de Février 1878.
- ↑ Vastuny avastvâropo ’dhyâropah. Ved.-Sâra. Éd. d’Allahabad, 1850, no 20.
- ↑ Le texte du Vedânta-Sâra ajoute que l’ignorance est bhâvarûpa, c’est-à-dire probablement qu’elle a pour forme les créatures. D’après M. Ballantyne, l’emploi du mot bhâva signifierait qu’elle n’est pas une pure négation. — Ved.-Sâra, nos 20 et 21.
- ↑ Ved.-Sâra, no 36.
- ↑ Ved.-Sâra, nos 37 et 38.
- ↑ Ved.-Sâra, no 39.
- ↑ Véd.-Sâra, no 40.
- ↑ a et b C’est une des trois qualités de la matière dont nous avons déjà parlé ; les deux autres sont, le rajas ou la passion et le sattva ou la pureté. C’est la prédominance de l’une ou l’autre de ces qualités qui détermine le caractère plus ou moins aveugle ou lucide, ardent ou apaisé, des impressions ressenties par les organes qui servent l’entendement.
- ↑ Véd.-Sâra, nos 41, 42 et 43.
- ↑ Véd.-Sâra, nos 44 et 45.
- ↑ Véd.-Sâra, no 46.
- ↑ Véd.-Sâra, no 47.
- ↑ Véd.-Sâra, no 47.
- ↑ Véd.-Sâra, nos 49 et 50.
- ↑ Véd.-Sâra, no 51.
- ↑ Véd.-Sâra, no 52.
- ↑ Véd.-Sâra, no 53.
- ↑ Véd.-Sâra, no 57
- ↑ Véd.-Sâra, no 54.
- ↑ Véd.-Sâra, no 56.
- ↑ Véd.-Sâra, no 60.
- ↑ Véd.-Sâra, no 61.
- ↑ Il convient de se rappeler à ce propos que la division des âmes n’a rien de réel. En fait, il n’y a qu’une âme.
- ↑ Véd.-Sâra, nos 62 et 64.
- ↑ Véd.-Sâra, nos 65 et 66. — Il est un état de l’âme, considérée collectivement ou individuellement, qui précède celui-là. C’est alors qu’elle n’est munie ni d’organes intellectuels ni d’organes matériels, mais qu’elle se trouve déjà en contact avec l’ignorance et subit ses effets, du moins en ce qu’elle est déjà individualisée, si l’on peut s’exprimer ainsi.
En cet état, l’âme, considérée collectivement, est appelée îçvara ; considérée individuellement, elle prend le nom de prâjña. Dans les deux cas, elle se trouve enfermée dans le fourreau de bonheur (ânândamaya kosha). Elle y réside dans un repos parfait, qui n’est autre que l’état de profond sommeil (sushupti). — Véd.-Sâra, nos 25 et 27.
- ↑ Véd.-Sâra, no 67.
- ↑ Véd.-Sâra, no 68.
- ↑ Véd.-Sâra, no 69.
- ↑ Véd.-Sâra, no 70.
- ↑ Véd.-Sâra, no 71.
- ↑ Il ne s’agit pas, bien entendu, d’âmes spéciales, mais de modifications subies par les âmes qui résident dans les fourreaux plus internes. Dans l’état de sommeil, viçva redevient taijasa. — Véd.-Sâra, nos 72 et 73.
- ↑ Véd.-Sâra, nos 73 et 74.
- ↑ Athra trayo vâva lokâ manushyalokah pitrloko devaloka iti so’ yam manushyalokah putrenaiva jayyo nânyena karmanâ karmanâ pitrloko vidyayâ devalokah.
- ↑ Ce qui, d’après le commentaire de Çankara, signifie que le fils remplacera le père dans la récitation des saints livres, la célébration des sacrifices et la conquête des mondes, c’est-à-dire l’ascension au moyen des œuvres sur l’échelle des êtres, auxquels différents inondes sont assignés selon leurs mérites.
- ↑ Yadâ praishyan manyate ’tha putram âha tvam brahma tvam yajñas tvam loka iti sa putrah pratyâhâham brahmâham yajño ’ham loka iti… sa yadaivamvid asmâl lokât praity athaibhir eva prânaih saha putram âviçati.
- ↑ So’ sminn eva loke vartate putrarûpena naiva mrto mantavya ity arthah.
- ↑ C’est-à-dire qu’après l’avoir quitté pour d’autres mondes où l’appelaient les conséquences de ses œuvres, il y revient par l’effet des mêmes causes.
- ↑ Atho khalv âhuh kâmamaya evâyam purusha iti sa yathâkâmo bhavati tatkratur bhavati yatkratur bhavati tatkarma kurute yatkarma kurute tad abhisampate. Tad esha çloko bhavati tad eva saktah saha karmanaiti lingam mano yatra nishaktam asya prapyântam karmanas tasya yat kim ceha karoty ayam tasmâl lokât punar ety asmai lokâya karmana iti nu kâmayamânah.
- ↑ Hy eva sâdhu karma kârayati tam yam ebhyo lokebhya unninishata esha u evâsâdhu karma kârayati tam yam adho ninîshate.
- ↑ Cf. Brihad-Aranyaka-Upanishad, VI, 2, 16.
- ↑ Par opposition aux brâhmanes qui sont arrivés à la dernière période de la vie religieuse et qui se livrent dans la forêt à l’existence ascétique. Cf. à ce propos le Manava-Dharma-Çâstra ou les Lois de Manu.
- ↑ D’après le commentateur, il faut entendre par la fumée, la nuit, etc., la divinité qui personnifie (qui préside à) la fumée (dhûmâbhimâninîm devatâm), la nuit, etc. Au sens propre et primitif, cette fumée est vraisemblablement celle du bûcher sur lequel on brûlait les morts. Cf. Brihad-Aranyaka-Upanishad, VI, 2, 14.
- ↑ C’est pour cela que le tracé de cet itinéraire des âmes soumises à la transmigration est appelé le chemin des ancêtres, pitryâna. Il en est un autre, le devayâna, ou la route des dieux ; cette route est suivie par les âmes oui ont mérité d’obtenir le monde de Brahma, d’où elles ne retombent plus dans le circulus de la transmigration. Cf. Brh.-Ar.-Upanish., VI, 2, 15.
- ↑ Durant l’existence qui a précédé les pérégrinations qui viennent d’être décrites, et abstraction faite des œuvres spéciales qui les ont déterminées (d’après la glose d’Ananda-Giri).
- ↑ Un individu appartenant à la caste des princes ou des guerriers.
- ↑ Un individu appartenant à la caste des marchands.
- ↑ Un individu de la quatrième caste ou de ceux qui sont voués aux travaux abjects et avilissants.
- ↑ D’après Çankara, la naissance et la mort de ces êtres se succèdent si rapidement, qu’ils n’ont ni le temps d’accomplir des œuvres louables ni celui d’en jouir. C’est pour cela sans doute qu’ils transmigrent indéfiniment sous les mêmes formes animales. (Jananamaranakshananaiva kâlayâpanam bhavati na tu kriyâsu çobhaneshu bhageshu va kûlo’sti).
- ↑ Teshâm na punar avrttih.