Études de philosophie indienne/6

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Études de philosophie indienne
Revue philosophique de la France et de l’étranger (p. 592-602).
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LE SYSTÈME VEDÂNTA

§ IV. La délivrance dans ses rapports avec le sommeil.

Avant d’en arriver à l’étude de la délivrance proprement dite ou absolue, nous nous occuperons d’une théorie incidente fondée sur la réunion momentanée de l’âme individuelle à l’âme universelle, qui fait partie du système védântique.

Cette théorie résulte de l’explication que les védântins donnaient du phénomène du sommeil, et suppose la localisation dans une certaine partie du corps de l’homme de l’âme universelle dans son état naturel de liberté et d’homogénéité, ou tout au moins l’existence d’un vide où l’âme individuelle peut à certains moments s’abstraire des sens et des organes et retrouver ainsi l’état absolu qui l’assimile à l’âme universelle, mais dont elle perd de nouveau le privilège en revenant animer les fonctions intellectuelles et percevoir les sensations.

Dans différents passages des Upanishads anciennes, et particulièrement Brh. âr. Up., II, 1, 17, il est question de l’antar hrdaya âkâçah, c’est-à-dire de l’éther ou de la place (le mot âkâça peut s’interpréter dans les deux sens) qui est dans le cœur et où se retire ou s’absorbe, quand l’homme est dans l’état de profond sommeil, l’âme individuelle (puruhso vijñânamayah) avec la connaissance ou la conscience, le prâna, la parole, la vue, l’ouïe et le manas[1].

D’après Çankara, il faut voir dans le mot âkâça le synonyme d’âtman, l’âme universelle, dans laquelle l’âme individuelle vient reposer et retrouve sa véritable nature, exempte des vicissitudes auxquelles la soumet la transmigration[2]. C’est ainsi que, comme nous l’avons dit, l’âme individuelle trouve dans le profond sommeil une délivrance momentanée.

Cet état de profond sommeil dans lequel on ne voit (paçyati) point de rêves, sinon des rêves agréables, diffère du reste, comme nous le verrons, de l’état de simple sommeil où l’âme n’est pas délivrée.

Dans un autre passage de la Brh. âr. Up. (IV, 3, 7 et seqq.), il est longuement question de la situation de l’âme dans le sommeil et le rêve. On sent au vague de l’expression et à la confusion de la pensée que, à l’époque où ce morceau a été composé, les idées que les brahmanes en avaient étaient encore bien indécises. Heureusement, le commentaire de Çankara nous indiquera, pour les versets que nous allons citer, sinon le sens précis qu’il faut y attacher, du moins les conceptions dont elles contenaient le germe et auxquelles elles ont fini par aboutir :

IV, 3, 9. « Le purusha (l’âme individuelle ou l’homme intellectuel, purusha signifiant, proprement, homme) a deux résidences, ce monde-ci et l’autre[3] ; il en est une troisième, le rêve (ou le sommeil), qui sert de trait d’union aux deux autres. Dans cette station intermédiaire, il voit les deux autres, c’est-à-dire ce monde-ci et l’autre. Proportionnellement aux efforts qu’il fait pour atteindre la résidence de l’autre monde[4], il voit tout à la fois le mal et le bien[5].

« Quand ce purusha dort, emportant une particule de ce monde[6] qui contient toutes choses, détruisant de lui-même (son corps)[7], évoquant de lui-même (des images diverses) (à la lueur de) son propre éclat, de sa propre lumière[8], il dort et devient en cet état ce purusha qui est la lumière absolue[9] »

— 10. « Il n’y a là ni chars, ni attelages, ni routes ; mais il (le purusha) crée des chars, des attelages et des routes[10]. Il n’y a là ni bonheur, ni félicité, ni réjouissances ; mais il crée le bonheur, la félicité, les réjouissances. Il n’y a là ni étangs, ni lacs, ni rivières ; mais il crée des étangs, des lacs, des rivières, car il est le créateur[11]. »

— 11. « Il y a à ce sujet les vers suivants : « Ayant anéanti ce corps au moyen du sommeil[12], (le purusha), qui ne dort pas, contemple les endormis[13]. Ayant revêtu[14] (une forme) brillante, le purusha, qui a l’éclat de l’or, le cygne unique, revient à sa résidence[15]. »

— 12. « Préservant, au moyen du prâna[16], le nid inférieur (le corps) et allant au dehors de ce nid[17], l’immortel, le purusha qui a l’éclat de l’or, le cygne unique, se rend où le porte son désir[18]. »

— 13. « Allant dans le rêve en haut et en bas[19], le dieu évoque des formes diverses[20], soit, en quelque sorte, qu’il joue avec les femmes, qu’il rie ou qu’il ait devant les yeux des spectacles effrayants. »

— 14. « Les objets de son plaisir sont visibles, mais nul ne le voit lui-même[21]. C’est pour cela que les (médecins) disent qu’il ne faut éveiller (personne) brusquement. Difficile à guérir est le corps quand il (le purusha) ne rentre pas par cette (porte des sens dont il s’est servi pour sortir)[22]. Il en est qui disent que cette place du rêve est la même pour le purusha que celle de l’état de veille, parce qu’il voit étant endormi les mêmes choses qu’on voit étant éveillé[23]. (Mais il n’en est pas ainsi, car) ce purusha brille alors (dans le rêve) de son propre éclat. »

Dans une Upanishad plus récente, la Praçna Up., IV, 5, la théorie du sommeil et du rêve se trouve exposée en ces termes :

« Alors (dans le sommeil) le dieu (le manas) perçoit la grandeur[24]. Il revoit tout ce qu’il a vu (dans, l’état de veille) ; il entend tout ce qu’il a entendu ; il perçoit de nouveau tout ce qu’il a perçu dans des 596 REVUE PHILOSOPHIQUE

lieux et des direclions différentes. Ce qui a été vii et non vu \ ce- qui a été entendu et non entendu, ce qui a été perçu et non perçu^ — il voit tout (cela); lui qui est tout, (voit tout). »

Dans son commentaire sur les Brahma-Sûtras, Ça?ikara confirme la même théorie en ce qui concerne le rêve, en ajoutant quelques remarques intéressantes.

Le rêve a pour cause les perceptions acquises ou les impressions recueillies durant Tétat de vieille 2. L'évocation de ces impressions n'est pas volontaire [sàmkalpika), autrement on n'aurait jamais de rêves désagréables. Les créations {srshti) du rêve ne sont pas réelles (pâramârthika) ^ comme la création proprement dite composée des cinq éléments et de leurs modifications ^ Du reste, cette création-ci n'est elle-même pas absolument réelle; tout le développement maté- riel (prapanca) n'est qu'illusoire {mâyâmâtra). Toutefois les deux créations diffèrent l'une de l'autre en ce que le développement ma- tériel résultant des combinaisons des cinq éléments dure jusqu'à ce qu'on ne reconnaisse l'identité du moi et de Brahma, ou, en d'autres termes, jusqu'au moment de la délivrance, tandis que le développe- ment matériel dont on a l'idée dans le rêve s'anéantit chaque jour au moment du réveil *. Si l'on objecte que le rêve présage l'avenir ^ et que par conséquent il est réel,' il convient de répondre que la chose présagée peut être réelle ou vraie ; mais la vision qui s'y rap- porte ne l'est pas, car elle ne satisfait généralement pas aux condi- tions de lieu et de temps qui rendraient au moins son existence réelle vraisemblable ^.

Enfin, le Vedânta-Sâra résume brièvement la théorie du rêve en disant aussi qu'il résulte des impressions recueillies dans l'état de veille ^.

1. Ce qui a été vu dans cette même existence. Ce qui n'a pas été vu est ce qu'on a vu dans une autre existence. (Çank.)

2. Jâgaritaprabhavavâsanâiiimittatvât svapnasya. {Çank., Gomm. sur les Brahma-Sûtras, III, 2, 6.)

3. Id., ibid.

4. Pâramârthikas tu ânyam samdhyâçrayah sargo viyadâdisargavad iiy et âva pratipâdyate. na ca viyadâdisargasyâpy âtyantikam satyatvam asti pratipddi- tam hi tadanyatvam ârambhanaçabdâdibhyah ity atra samastasya prapan- casya mâyâmâtratvam. prâk ca brahtnâtmadarçanât viyadâdiprapanco vyavas- tlntarûpo bhavati samdhyâçrayas tu prapancah pralidinam bâdhyata ity ato vaiçeshikam idam. saxndhyasya mâyâmâtratvam uditam..{Çank., Gomm. sur les Brakma-Sûtras, III, 2, 4.)

Ce passage établit, contrairement à l'assertion de Golebrooke {Miacell. Essays)^ que Çaiikara connaissait la conception de mdyâ.

5. Sucakaç ca hi svapno bhavati bhaviahyatoh sâdhvasâdhunoh. (Çank., Com.^ sur les Brah.-Sûtr., III, 2, 4.)

6. Id., ibid., III. 2, 3 et 4.

7. Jâgradvâsanâmayatvât svapnah. n° 63.

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Maintenant que, par une digression nécessaire au point de vue de l'enchaînement des idées analogues, nous avons suivi chronologi- quement dans ses différentes phases l'évolution de la théorie védân- tique du sommeil et du rêve, nous allons reprendre, en lui appH- quant la même méthode, celle du profond sommeil et de la délivrance momentanée.

. Comme pour le sommeil simple, la Bvh. âr. Up. nous apprendra les conditions générales de l'état de profond sommeil :

IV, 3, 15. (( Ce purusha se trouvant dans l'état de profond sommeil (samprasâda *), y ayant goûté des jouissances (diverses), s'y étant promené çà et là ^ et y ayant vu le fruit du bien et du mal ^, revient, 6n suivant une marche inverse, à son lieu d'origine, qui est l'état de rêve (ou de simple sommeil) ^ Tout ce qu'il voit alors ne l'enchaîne pas, carie purusha n'entre pas en contact (avec cela) ^. »

— 19. « De même qu'un faucon ou un aigle, après avoir volé dans l'éther, est fatigué et, resserrant ses ailes, se dirige vers son nid, de même ce purusha se précipite vers ce but où, étant endormi, il n'éprouve aucun désir et ne voit aucun rêve ^. »

Le séjour de l'âme dans l'état de profond sommeil donne lieu dans les Upanishads à d'étranges descriptions anatomiques relatives aux organes sur lesquels ce phénomène influe. Nous allons relater les plus importants.

Brh.-âr.-Vp., II, 1, 19. « Quand il (le purusha) est dans un état de profond sommeil, alors il ne connaît plus rien. Il y a 72,000 veines

1. L'état de profond sommeil est appelé samprasâda, parce qu'il est parfaite- ment favorable (samyak prasidati), en ce sens qu'on y laisse de côté toutes les peines (tîrno hi tadâ sarvân çokân bhavati). (Çankara.)

2. En vision, en idée seulement, et non pas en action {drshtvaiva na krtvety arthah). [Çank.)

3. C'est-à-dire qu'il n'a plus de communication directe avec le bien et le mal. Il n'agit plus (intellectuellement) en ce qui les regarde. Autrement, cette action, cette œuvre l'enchaînerait, c'est-à-dire entraînerait pour lui des consé- quences bonnes ou mauvaises. Mais le seul fait de l'observation (darçana) du bien et du mal dans leurs effets ne doit pas être considéré comme un acte. {Çank.)

4. Pour entrer dans lé profond sommeil, il faut passer par le simple sommeil, de même qu'il faut y revenir pour retomber dans l'état de veille. (Çankara.)

5. C'est l'œuvre qui enchaîne l'âme; or, l'œuvre n'est possible pour elle que ^uand elle entre en relation avec les choses matérielles, ou l'ensemble des effets et des causes, ce qui ne saurait avoir lieu pour le purusha dans l'état de sommeil et de profond sommeil, puisqu'il a retiré à lui les sens qui sont ses intermédiaires avec le monde matériel. (Çank.)

6. Dans l'état de profond sommeil, il pénètre en lui-même (ou dans l'âme suprême) (svayam âtmânam prâviçati), comme l'oiseau dans son nid. Là, il est délivré de toutes les conditions auxquelles il était soumis dans le cercle de la transmigration et ne fait plus d'efforts pour obtenir le fruit des œuvres accom- plies, qui devient à son tour l'agent de toutes les œuvres nouvelles {sarva- kriyâkârakaphalâyâsaçûnyam). {Çank . )

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appelées hitas qui partent du cœur pour aller dans toutes les direc- tions du corps *. Passant par ces veines, il vient reposer dans le corps. De même qu'un jeune homme, ou un grand brahmane repose au sein d'un bonheur dans lequel toute inquiétude est anéantie, de même repose (le purusha) 2. »

Brh.-âr.-Up., IV, 3, 19. — « Les veines appelées hitas sont comme un cheveu divisé en mille parties; elles sont d'une telle ténuité et remplies de (suc) blanc, noir, jaune, vert, rouge ^ Tout ce qu'étant éveillé on voit d'efîrayant est imaginé dans le rêve par l'effet de l'ignorance. Il semble qu'on vous tue *, qu'on se rend maître de

1. Cf. Praçna-Up., HI, 6. — Dans le corps, le cœur est le lieu où réside la buddhi ou l'organe interne; c'est là (dans le corps) que résident (aussi) les organes externes qui dépendent de la buddhi. Par suite de cette dépendance, celle-ci, obéissant à l'œuvre (mobile de ses actes), déploie comme un filet, en les faisant passer par ces veines, les sens, tels que l'ouïe, etc., pour les localiser dans le tuyau auditif, etc. Après les avoir placés dans leurs sièges respectifs, elle les gouverne. Dans l'état de veille, le purusha fait de connaissance (vijnd- namayaj remplit la buddhi de l'éclat de l'intelligence, c'est-à-dire de sa propre essence qu'il manifeste. Au moment où elle se contracte (dans le sommeil) le purusha se contracte en même temps qu'elle : c'est le sommeil du purusha fait de connaissance*. Sa jouissance (au contraire) consiste dans la perception des agitations, des vicissitudes inhérentes à l'état de veille, car il obéit à la nature de la buddhi, attribut (matériel de l'âme immatérielle), comme le reflet de la lune obéit aux mouvements de l'eau dans laquelle elle se reflète {vijnùjiamaya- sya... jâgradvikshepânubhavo bhogo buddhyupâdhisvabhdvânuvidhdyî hi sah can- drâdipraiivimba iva jalâdyanuvidhdyî). Les objets que la buddhi perçoit dans l'état de veille circulent chacun par une de ces veines. Circulant à leur suite, il (le purusha fait de connaissance) a son siège dans le corps, c'est-à-dire qu'il pénètre entièrement le corps comme le feu (ou la chaleur) pénètre une masse de fer incandescente. Bien qu'il ne soit qu'en lui-même, dans l'état qui lui est propre {svâbhâvika eva svâtmani vartamâno'pi), on dit qu'il réside dans le corps, parce qu'il conforme ses fonctions à celles de la buddhi condition- née par l'œuvre {karmânugatabuddhyanuvrttitvât purilati çeta ity ucyate). Il est de fait que, dans l'état de profond sommeil, il n'a aucune relation avec le corps. (Çankara.)

2. Dans l'état de profond sommeil, le purusha résidant en lui-même, dana sa situation naturelle, s'est dégagé de toutes les conditions de la transmigra- tion. (Çankara.)

3. Ces différences de couleur résultent des combinaisons diverses qui ont lieu entre l'air, la bile et les glaires. — Le linga, ou le corps subtil, composé de ses dix-sept parties, — les cinq éléments, les cinq organes de perception, les cinq organes d'action, le prâna et l'organe interne, — se trouve dans ces veines. C'est là que s'emmagasinent, pour ainsi dire, toutes les impressions recueillies par les sens dans les conditions diverses de la transmigration. Le linga, qui est le siège de ces impressions, est transparent comme le cristal, en raison de sa subtilité, et subit des modifications diverses provoquées et développées par le bien et le mal (accompli antérieurement) sous l'effet des relations delà buddhi avec les sucs qui se trouvent dans les veines susdites. De plus, il reflète les diflérentes impressions recueillies antérieurement, ce qui a lieu quand il évoque des femmes, des chars, des éléphants, etc. (Çan- kara . )

4. Par suite d'une idée qui reçoit le nom d'ignorance et qui a pour cause les impressions recueillies antérieurement. (Çank.)

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VOUS, qu'un éléphant vous met en fuite, que vous tombez dans un précipice ; mais quand on s'imagine qu'on est dieu , qu'on est roi, qu'on est l'univers, on est alors en possession du monde suprême *. »

La Praçna-Upmiishad, IV, 6, caractérise en ces termes l'état de profond sommeil :

« Lorsque ce dieu (le manas) estsous la domination du ^e/as 2, alors il ne voit plus de rêves ^ ; alors ce bonheur * est goûté dans ce corps. »

Pourtant, d'après la Chândogya-Upanishad, c'est dans le prâna que, durant le sommeil, tous les sens se concentrent :

« Quand on dort, la parole se retire dans le prâna, la vue se retire dans le prâna, l'ouïe se retire dans le prâna, le manas se retire dans le prâna, car le prâna absorbe tous les organes. »

La Kauskîtaki-Up., III, 3, expose la même théorie psychologique :

« Quand l'homme est endormi et ne voit point de rêves, il s'unifie dans le prâna. Alors la parole entre en lui (dans le prâna) avec tous les noms ; la vue entre en lui avec toutes les formes (ou toutes les couleurs) ; l'ouïe entre en lui avec tous les sons ; le manas entre en lui avec toutes les pensées.

« Quand il (l'homme) s'éveille, de même que d'un feu enflammé les étincelles s'élancent dans toutes les directions, de même les prânas quittent l'âtman pour occuper le siège qui leur est assigné, les dieux (les sens) quittent les prânas, et les lokas (les objets des sens) quit- tent les dieux. »

La Pragna-Up. IV, 2, seule, fait opérer ce phénomène au sein du manas :

c( De même que tous les rayons du soleil se réunissent à son disque lumineux au moment où il se couche, et qu'ils se projettent (en dehors de lui) au moment où il se lève, — de même tout cela ^ se réunit au manas, qui est le dieu suprême ^. Par là, donc, l'homme n'entend plus, ne voit plus, n'odore plus, ne goûte plus, ne touche plus, ne parle plus, ne prend plus (avec les mains), n'a plus de

1. Les impressions qui font croire dans le rêve qu'on est tué, qu'on est maî- trisé, etc., résultent de l'ignorance, dont l'effet est d'inspirer à l'âme l'idée qu'elle est limitée, finie et par conséquent susceptible des modifications que comportent ces différents états; les impressions d'après lesquelles on se croit identifié à l'univers dérivent au contraire de la science et de l'idée de la vraie nature de l'âme qui est infinie. (Çank.)

2. Quand il est complètement au pouvoir de l'intelligence lumineuse {tejas) qui réside dans les veines du cœur, et quand les impi'essions recueillies anté- rieurement sont écartées. {Çank.)

3. Il est dans l'état de profond sommeil. (Çank.)

4. Le bonheur qui consiste dans la connaissance absolue. (Çank.)

5. Les sens et leurs objets. {Çank.)

6. Parce qu'il est la source des autres dieux, c'est-à-dire des sens. (Çank.)

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jouissances voluptueuses, n'émet plus les excréments, ne marche plus ; — il dort, dit-on. »

D'après le commentaire de Çankara sur les Brâhma-Sûtras \ le lieu du profond sommeil sont les veines du cœur, la puritat, ou l'enveloppe du cœur, et l'éther du cœur où réside Brahma, pris en bloc {sannicayena), et non pas ces mêmes parties considérées comme indépendantes les unes des autres {vikalpena). Mais les veines et l'enveloppe ne servent que de porte d'entrée pour arriver à Brahma, d'où l'on peut conclure que Brahma est le siège unique et immuable du profond sommeil. Il est à remarquer que les veines du cœur sont le séjour exclusif de jîva, (l'âme individuelle), car c'est là que les organes agissent. Or jîva ne saurait se séparer de son attribut (upâdhi), c'est-à-dire des organes tels que la buddhi, etc. Jîva n'a pas de séjour propre quand il est séparé de Vupâdhi, parce qu'alors il s'unit à Brahma. L'âtman étant toujours identique à lui-même, jîva lui est toujours uni ; seulement, dans les états de sommeil et de veille, par l'effet de Vupâdhi qui l'enveloppe, jîva a pour ainsi dire acquis une nature différente de l'atman, tandis que, dans le pro- fond sommeil, Vupâdhi se dissolvant, jîva retrouve sa vraie nature dans l'âtman.

Au sûtra 9 (III. 2), on agite les questions de savoir si jîva perd son identité par suite de l'absorption dans l'âtman qui a heu pour lui dans le profond sommeil, ou, en d'autres termes, si l'âme qui s'éveille après le profond sommeil est bien celle-là même qui s'est endormie. D'après les vedântins, jîva retrouve au réveil son identité. Ils en donnent plusieurs preuves. D'abord si cette identité ne se recons- tituait pas, il n'arriverait pas de voir achever le lendemain la besogne ou le sacrifice qu'un individu a commencé la veille. De même, on ne garderait pas d'un jour à Tautre la mémoire de ce que l'on a vu ni le souvenir même de son identité. En outre, les prescriptions rela- tives à l'œuvre et à la science seraient sans objet, attendu que chaque jîva tombant dans le profond sommeil y trouverait la délivrance, et qu'il ne saurait plus être question de fruit à acquérir par le sacrifice ou par fœuvre pour une époque postérieure. Tous les effets de l'activité individuelle seraient perdus. Pour les uns, la déhvrance ne serait plus définitive, tandis que les autres l'obtiendraient sans que l'ignorance ait cessé pour eux. Si l'on objecte qu'il en est de jîva uni à l'âtman comme d'une goutte d'eau jetée dans un vase qui est plein de ce liquide, il convient de répondre que rien ne distingue la goutte d'eau et ne permet de la reprendre telle qu'elle était d'abord ; mais

1. III. 2, 7.

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jîva, au contraire, se distingue par l'œuvre et la science qui lui sont propres.

Au sûtra 10, il s'agit de savoir si la syncope constitue un état spécial de l'âme, un cinquième état à joindre à l'état de veille, de sommeil, de profond sommeil et à celui où elle se trouve en quittant le corps.

Cet état diffère de celui de veille, puisqu'on n'y perçoit pas les objets des sens. Il diffère aussi du sommeil, parce que dans la syn- cope on ne se souvient pas d'avoir eu des rêves. L'âme, dans la syncope, ne quitte pas le corps, puisque la respiration et la chaleur vitale persistent. La syncope diffère enfin du profond sommeil par les caractères suivants : un homme évanoui reste parfois assez long- temps sans respirer, il éprouve des spasmes, son visage se contor- sionne d*une manière effrayante, et ses yeux roulent dans leurs orbites, tandis que dans le profond sommeil on a la figure calme, on respire à intervalles réguliers, les yeux restent fermés et les membres en repos. Il suffit alors qu'on vous prenne par la main pour vous éveiller, au lieu que, dans la syncope, même un coup de marteau ne fait pas cesser l'évanouissement. D'ailleurs, les causes de la syncope ne sont pas les mêmes que celles du profond sommeil, puisque celle-là résulte d'un coup reçu, etc., tandis que celui-ci arrive par suite de la fatigue. On ne confond pas dans le langage ordinaire la syncope avec le sommeil. La syncope tient donc le miheu entre le profond sommeil et un autre état : l'âme étant alors absorbée dans l'atman, en tant que la conscience personnelle n'existe plus, et ne l'étant pas, si l'on tient compte des différences avec l'état de pro- fond sommeil qui viennent d'être indiquées. Cet état est comme la porte, la préface de la mort. Quand l'œuvre est accompagnée d'un reUquat, Içi parole et le manas reviennent ; quand l'œuvre est sans reliquat, le souffle vital et la chaleur disparaissent. Puisque la syn- cope est une demi-absorption, c'est une situation intermédiaire et non pas un cinquième état.

Nous n'avons plus à consulter que le Vëdânta-Sâra pour achever de traiter d'après les sources la question de la déUvrance dans ses rapports avec le profond sommeil. C'est ce que nous allons faire avec l'aide du commentaire de Râmakrshna Tirtha sur cet ouvrage.

Nous avons déjà eu occasion de remarquer que le Védânta-Sâra a scruté certaines parties de la doctrine davantage qu'elles ne l'ont été dans les documents vedântiques antérieurs . De là parfois des aperçus nouveaux et intéressants. C'est ce qui a eu lieu pour le sujet qui nous occupe. Comme nous venons de le voir, pour Çankara, l'état de l'âme dans le profond sommeil n'est pas autre chose que TOME VI. — 1878. 3'J

�� � la délivrance. Mais l’auteur du Védânta-Sâra et son commentateur ont vu d’insurmontables difficultés à cette théorie, et voici en quels termes ils définissent et expliquent cette situation spéciale de l’âme individuelle.

Le profond sommeil est un état où le jeu de tous les organes a cessé, mais cependant l’âme individuelle y perçoit le bonheur par suite de modifications très-subtiles de l’ignorance qu’éclaire l’intelligence[25]. Dans cet état, l’âme individuelle, qui reçoit le nom de prâjna, est absorbée par îçvara, c’est-à-dire par l’âme universelle, mais unie déjà à l’ignorance et différente par conséquent de Brahma ou de l’âme universelle indépendante et absolue. La part d’ignorance dont prâjna et îçvara restent accompagnés fait qu’il n’y a pas entre l’une et l’autre une indissolubilité pareille à celle qui a lieu, lors de la délivrance, entre l’âme individuelle et l’âme universelle, et qui ne saurait cesser[26].

Dans le profond sommeil, prâjna uni à îçvara goûte le bonheur, c’est-à-dire qu’il est témoin, au moyen de l’ignorance, du bonheur qui fait partie de sa nature[27]. Mais cela suppose la présence d’un attribut (matériel), attendu que, sans cet attribut et les impressions dont il est l’instrument, on ne saurait garder le souvenir, dans un autre état que le profond sommeil, du bonheur que l’on perçoit alors à l’aide de l’intelligence, qui est une des qualités essentielles de l’âme universelle, conservées par les âmes individuelles[28].

Le souvenir en question est issu de l’impression (samskâra) qui survit aux modifications de l’ignorance dont il a été parlé et à l’intelligence en tant que modifiée par elles[29].

En résumé, le profond sommeil, que Çankara considérait comme identique à la délivrance, en diffère essentiellement d’après les védântins de l’école de l’auteur du Vedânta-Sâra.

Dans un prochain et dernier article nous étudierons la doctrine de la délivrance proprement dite.

Paul Regnaud.
  1. Ya esha vijnânamayah purushah tad eshâm prânânam vijnânena vijnânam âdâya ya esho’ntar hrdaya âkâças tasmin chete tâni yadâ grhnâty atha haitat purushah svapiti nâma tad grhîta eva prâno bhavati grhîtâ vâk grhîtam cakshur grhîtam çrotram grhîtam manah.
  2. âkâçaçabedena para eva sva âlmocyate tasmin sva âtmany âkâçe çete svâbhâvike’sâmsârike.
  3. Ce monde-ci est, au point de vue psychologique et subjectif, celui dans lequel on prend connaissance des objets à l’aide des sens corporels ; tandis que l’autre monde est celui dont on a la perception après que l’âme est séparée du corps. (Çankara.)
  4. L’instrument (sâdhana) au moyen duquel l’âme individuelle obtient, dans le sommeil, l’autre monde ou prend vue sur lui, est le souvenir de la science et de l’œuvre (vidyâkarmapûrvaprajnâ). (Çankara.)
  5. Il goûte les fruits du bien et du mal accomplis par lui dans l’existence réelle, ou dans l’état de veille qui a précédé le sommeil. Il les voit et en éprouve l’effet dans le rêve où ils se retrouvent à l’état d’impressions durables (vâsanâ). Toutefois le rêve ne résulte pas exclusivement du souvenir laissé par les perceptions recueillies dans l’état de veille. Il comporte aussi parfois la prévision des choses qui seront perçues dans une existence postérieure (pratipattavyajanmavishayâni), soit par l’effet du sentiment anticipé des conséquences de l’œuvre bonne ou mauvaise dont l’âme a fait provision et qui détermineront pour elle les conditions de l’existence future, soit par suite de l’intervention d’une divinité (devatânugrahâd). (Çankara.)
  6. C’est-à-dire, muni des impressions qu’il a recueillies par les sens dans l’état de veille. (Çankara.)
  7. C’est-à-dire, ayant rompu momentanément les liens qui l’attachaient au corps, ayant retrouvé son indépendance vis-à-vis du corps. (Çankara.)
  8. C’est-à-dire à la lueur des modifications que subit le sens interne (antahkaranavrttiprakâçena). Et cette lueur a pour foyer l’ensemble des impressions recueillies dans l’état de veille. (Çankara.)
  9. Le sommeil n’est autre chose que le fait moyennant lequel l’âme individuelle devient son propre objet (vishayabhûta), — un objet brillant, lumineux, et qui renferme les impressions que lui a laissées la perception. En cet état, l’âme est comme une épée sortie de son fourreau (le corps) et qui se verrait à la faveur de son propre éclat. Alors, l’âme est à la fois sujet et objet, et c’est en quoi le simple sommeil diffère pour elle du profond sommeil, car dans ce dernier état elle n’a plus rien d’objectif, et sa personnalité s’est anéantie. (Çankara.)
  10. Dans l’état de veille, la perception interne est un phénomène psychologique auquel concourent, indépendamment de la lumière propre de l’âme (âtmajyotih) les sens, la buddhi, le manas et la lumière objective (âloka.) Mais dans le sommeil, les sens n’agissant pas et la lumière externe n’ayant plus le pouvoir de les solliciter, la perception interne résulte uniquement de la lumière propre de l’âme. Comme on l’a vu, les perceptions acquises (vâsanâ) modifient l’organe interne (antahkarana) et prennent pour l’âme une forme visible par l’effet de l’œuvre, mobile général des actes de l’âme individuelle, qui en provoque l’évocation. C’est ainsi que s’effectue le rêve et qu’opère la lumière propre de l’âme, qui éclaire les choses qu’on ne peut plus voir avec les yeux (tad yasya jyotisho drçyante luptadrças tad âtmajyotih), et c’est ainsi que l’Upanishads peut dire que le purusha crée des chars, etc. (Çankara)
  11. En ce sens que l’œuvre provoque les modifications de la pensée qui reposent sur les perceptions acquises. Celles-ci s’éclairent à la lumière propre de l’âme et deviennent des images visibles. Le mot créateur est donc appliqué ici par métaphore, à l’âme qui ne fait en réalité que se représenter dans le rêve les perceptions acquises dans l’état de veille. (Çankara.)
  12. L’ayant rendu immobile. (Çankara.)
  13. Il éclaire de sa propre lumière les perceptions acquises. (Çankara.)
  14. Par l’effet de l’œuvre qui est le mobile de ses actes. (Çankara)
  15. Ayant repris la forme sensitive, étant retourné vivifier les sens, il revient à l’état de veille. (Çankara.)
  16. Durant le sommeil, le corps ne vit plus qu’au moyen des cinq esprits vitaux appelés prânas. (Çankara.)
  17. Quoiqu’il soit dans le corps pour voir le rêve, pourtant il a rompu toute relation nécessaire avec son enveloppe matérielle, et vague, en quelque sorte, au-dedans et au-dehors, comme l’éther. (Çank.)
  18. Il parcourt chaque chose qui lui plaît parmi celles qui se manifestent lors de révocation des perceptions acquises. (Çank.)
  19. Passant en rêve des êtres supérieurs, comme les dieux, aux créatures inférieures, comme les animaux. (Çank.)
  20. Les perceptions acquises. (id.)
  21. Puisqu’il les voit dans le rêve, tandis que lui échappe aux sens. (Çank.)
  22. Dans le rêve, l’âme est absente du corps grossier et (c’est pour cela que l’Upanishad vient de dire qu’on ne la voit pas) ; elle a emporté avec elle les énergies propres à chaque sens en prenant pour se retirer les canaux par lesquels elle communique avec leurs sièges réciproques : elle s’est isolée. Or, si on l’éveille brusquement, elle ne retrouve plus bien dans son trouble les issues par lesquelles elle rapporte aux sens leurs facultés mutuelles. De là résultent la cécité, la surdité, le mutisme, etc., infirmités dont la guérison est difficile. (Çank.)

    Il est curieux de retrouver une conception analogue chez les Tagals des Philippines, qui, « pour éviter un malheur, c’est-à-dire pour donner le temps à l’âme de revenir dans le corps, exigent qu’on ne réveille pas les gens en sursaut. » Voy. Girard de Rialle, le Culte fétichique des esprits. (Revue scientifique du 28 juillet 1878.)

  23. C’est une erreur, attendu que, dans l’état de veille, les perceptions viennent des sens, tandis que, dans le sommeil ou le rêve, l’âme éclaire de son propre éclat les perceptions acquises qu’elle évoque et perçoit de nouveau, pour ainsi dire, avec le sens interne, sans le secours des sens externes. (Çank.)
  24. Il embrasse les sens et leurs objets. (Çank.)
  25. Tadânîm (sushuptau) etâv îçvaraprâjnau caitanyapradîptâbhir atisûkshmâbhir ajnânavrttibhir ânandam anubhavatah. Vedânta-Sâra, édit. d’Allahabad, no 32.
  26. Tayor api avasthayor jîvâvachedakasya vyashtyajnânasya kenâpi rûpena sthitatvât etâv ityâdidvivacanopâdânam sarvâtmanaikye punar utthânânupapatteh. (Râma-Krshna, Comm. sur le Ved.-Sâra, loco cit.)
  27. ânandam svarûpânayidam anubhavatah (prâjneçvarau) ânandaçabdo’jnânata­tsâkshinor apy upalakshanaparah, (id., ibid.)
  28. tadânim akhandâtmasvarûpacaitanyenaivânandâdyanubhave ’bhyupagamyamâne sva­rûpasya nityatvât tajjanyasamskârâbhâvenâvasthântare smaranarûpaparâmarçânu­papattes tadanukûlam upâdhiviçesham kalpayati. (id., ibid.)
  29. Vrttivinâçât tadviçishtacaitanyasyâpi vinâçât samskârajanyam smaranam vaasthântare sambhavati. (id., ibid.)