Études et portraits du siècle d’Auguste/07

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ÉTUDES ET PORTRAITS
DU
SIÈCLE D’AUGUSTE

VII.
LA MALADIE DE DOMITIEN.


I

L’histoire de Domitien complète et éclaire une étude de Titus[1]. Elle confirme notre théorie sur la dynastie des Flaviens, dont la seule politique a été une habileté sans principes, et la ressource principale l’art de se contrefaire. Domitien, lui aussi, a été comme ces têtes de Janus qui ont deux faces, ou comme ces hermès grecs qui présentent d’un côté la tête d’un philosophe austère, de l’autre la tête d’un poète comique ou d’un satyre. Son intelligence est supérieure à celle de Titus, sa ruse égale, son rôle plus pénible à soutenir parce qu’il a duré plus longtemps ; c’est pourquoi le bienfaiteur du monde se lasse peu à peu et finit par être un intolérable bourreau. Domitien est resté pour la postérité un type de méchanceté noire, parce qu’elle n’a considéré que la fin de son règne, car la postérité aime à tout simplifier, pour alléger le fardeau qui accable sa mémoire et rendre ses classifications plus aisées. Domitien avait commencé comme Titus, Titus aurait pu finir comme Domitien. Ce n’était peut-être qu’une question de temps. Heureux les princes que la mort emporte et consacre avant l’épreuve ! Le bonheur et l’ivresse de la toute-puissance commencent par leur rendre facile la pratique de la clémence, de la libéralité et des vertus dont se contente un peuple esclave. Il faut attendre pour les juger l’heure où leur trésor est épuisé, où les conspirateurs s’éveillent, où les amis deviennent insatiables et ingrats, où les appétits de la foule, caressés et excités, éclatent furieux, et où la fortune montre ses premiers revers. La comédie de Titus n’a eu que deux actes, celle de Domitien a été complète et s’est terminée par le plus sanglant dénoûment. La figure de Domitien mérite donc d’être étudiée avec méthode, car elle est complexe, elle est dramatique, elle nous fait passer par d’étonnantes péripéties, du mal au bien et du bien au crime.

Domitien était né le 25 octobre de l’an 52, dans la sixième région de Rome, sur le Quirinal. La maison qu’occupait alors son père était désignée, comme nos maisons de Paris au moyen âge, par l’enseigne de la boutique voisine ou par un ornement particulier. Une grenade faisait reconnaître l’habitation assez chétive de Vespasien, qui était toujours pauvre, quoiqu’il fût consul désigné, et dût entrer en charge le mois suivant. Lorsque Domitien fut empereur, il fit raser cette maison et élever à la place un temple dédié à la famille des Flaviens, jugeant prudent d’illustrer et d’effacer à la fois les traces d’une humble origine. Son enfance et sa première jeunesse furent livrées à la misère et à l’infamie. Il avait douze ans de moins que Titus : il ne put ni être élevé comme lui par faveur avec le petit Britannicus, ni suivre son père Vespasien dans les camps. Abandonné à Rome, après avoir perdu de bonne heure sa mère, il vécut à la charge de parens peu soucieux de surveiller son éducation, fut envoyé à l’école publique, courut les rues, et contracta des vices dont le besoin est l’horrible excuse. Il était beau et il se vendait. On prétendait qu’il s’était prostitué à Nerva, qui devait aussi revêtir un jour la pourpre. Le préteur Clodius Pollion, contre lequel Néron avait composé une satire, conservait et montrait volontiers un billet par lequel Domitien s’engageait à lui donner une nuit. César avait passé par là, et n’en était pas moins compté parmi les dieux. Dans toutes les sociétés en décadence, la débauche est un marchepied pour les ambitieux.

Les succès de Vespasien en Judée appelèrent l’attention sur Domitien sans le rendre plus riche ni moins vil. Il ne possédait pas même un gobelet d’argent pour boire, ce qui était aux yeux des nobles de Rome le signe décisif de la pauvreté. La révolte de l’armée d’Orient lui donna une importance subite et l’exposa aux mêmes dangers que son oncle Sabinus. Réfugié avec lui dans le Capitole, pressé par les assiégeans et par les flammes, il alla se cacher chez un desservant du temple d’Isis. Le matin, déguisé en prêtre, il s’échappa, s’enfuit au-delà du Tibre, demandant asile à la mère d’un de ses camarades d’école, et put échapper aux poursuites de la multitude furieuse qui avait tué Sabinus. Il ne reparut que lorsque Vitellius fut mort, lorsque les légions qui avaient proclamé et précédé son père furent établies victorieuses dans Rome. Aussitôt il fut salué césar, reconduit par les soldats à la maison paternelle. Le sénat lui décerna le titre de préteur de Rome avec la puissance consulaire, et admira les paroles qu’il daigna prononcer avec une rougeur fréquente et un air modeste. Comme il était incapable de remplir ses fonctions, il laissa à l’autre préteur le soin de rendre la justice. A dix-sept ans, il ne voyait dans le pouvoir que des jouissances inconnues et le droit de tout oser. Rome était pour lui une ville prise d’assaut : cinquante mille cadavres en effet étaient étendus dans les faubourgs et jusque dans les rues ; il vécut comme en pays conquis, ne songeant qu’à ses plaisirs. Il séduisit ou violenta d’abord les femmes de plusieurs nobles personnages, tomba ensuite éperdument amoureux de Domitia, femme d’Ælius Lamia ; il l’enleva à son mari et s’y attacha tellement qu’il l’épousa. Le pillage était une conséquence naturelle de la victoire. Le Palatin et les richesses accumulées dans la maison dorée de Néron étaient d’une merveilleuse ressource pour les festins et la débauche. Domitien se procura l’argent qui lui était nécessaire en faisant trafic des places et des honneurs. En un seul jour, il distribua plus de vingt charges dans la ville et dans les provinces ; le scandale fut tel que Vespasien écrivit d’Égypte à son fils « pour le remercier de ne pas l’avoir destitué lui-même. » Ce qu’il disait par forme d’ironie aurait pu devenir une vérité, car le jeune césar, maître de Rome et du sénat, aurait voulu profiter de l’éloignement de son père pour revendiquer seul l’empire. Seul il avait été proclamé par le peuple, seul il disposait de l’Italie et des provinces ; mais déjà Mucien était arrivé, Mucien, le tout-puissant gouverneur de Syrie. Il était suivi d’une armée dévouée, il avait les pouvoirs et le sceau de l’empereur, se vantait d’avoir forcé Vespasien à monter sur le trône, et laissait dire aux Romains que Vespasien était sa créature, qu’il avait fait un empereur et n’avait point voulu l’être ; c’était donc un point d’honneur pour lui d’achever son œuvre en restant fidèle à ses propres déclarations. Sa seule présence suffit pour reléguer Domitien au second rang ; toutefois les ménagemens qu’il devait garder envers le fils de son ami ne rendirent point sa tâche facile. Le tempérament fougueux du jeune prince s’était développé avec violence, et le jetait dans les extrémités les plus opposées.

Sentant que l’empire n’appartenait qu’à la force et qu’il ne pouvait rien entreprendre sans gloire militaire ou sans soldats, Domitien voulut faire la guerre. Il projeta d’abord une expédition contre les Germains. La révolte de Civilis et des Bataves survint pour lui fournir une raison plus sérieuse de prendre les armes. Il ne rêvait que campagnes, combats, victoires, afin d’égaler un père qui l’écrasait et un frère dont il était jaloux. Mucien ne pouvait calmer ce caractère indomptable ; il lui était plus facile de le jouer et de rendre vaines ses résolutions. Cependant il ne pouvait le quitter, et ce fut avec anxiété qu’il attendit l’issue d’une révolte qui pouvait gagner toute la Gaule et compromettre le nouveau règne. Son inquiétude le força même de condescendre aux désirs de Domitien et de s’acheminer avec lui vers les Alpes ; il était plus près du danger et capable de réparer un désastre, si un désastre survenait. Il franchit même les Alpes et conduisit Domitien jusqu’à Lyon. Là, on apprit le triomphe du général romain Céréalis, la soumission des Trévires et des Cannifates ; là, toutes les espérances de Domitien s’évanouirent. On racontait cependant qu’il avait fait sonder secrètement Céréalis pour savoir s’il pouvait compter sur lui et sur son armée. Toutes ces menées tournèrent à sa confusion.

Reconduit à Rome par Mucien, il apprit bientôt avec terreur que son père arrivait enfin, poussé par les vents plus doux du printemps, et qu’il allait débarquer. Ses fautes et plus encore ses coupables intentions se représentèrent si vivement à son esprit qu’il se crut perdu. Il avait, pour combler la mesure, accueilli avec insolence Cœnis, la maîtresse de son père, qui revenait d’Istrie. Il feignit la folie et une sorte d’hébétement, alla au-devant de l’empereur jusqu’à Bénévent, l’écouta, et lui répondit de façon à lui faire croire que tous ses actes devaient être imputés au dérangement de son cerveau. Vespasien, qui ne fut point sa dupe, mais qui s’était entendu avec Titus et avait promis de pardonner, se contenta de tancer durement son fils, et de lui interdire toute participation aux affaires. Dès lors, méprisé par les vieillards, raillé par les soldats d’Orient, traité en enfant par l’empereur, humilié par la commisération et la protection lointaine de son frère, Domitien s’enferma dans la retraite. Il s’efforça de paraître modeste et détaché de toute ambition. Il cultiva la poésie, dont il n’avait nullement le goût et pour laquelle il témoigna plus tard le plus solide mépris ; il lut des vers en public, se souvenant peut-être de la prudence de Tibère et de son retour de Caprée. Le père de Stace était son professeur, et Quintilien, en habile courtisan, ne manquait pas d’admirer ses œuvres. Vespasien le tenait auprès de lui sous une étroite surveillance, le faisait porter en litière comme un enfant lorsqu’il paraissait en public ; le jour de la cérémonie du triomphe, il le fit suivre sur un cheval blanc, tandis que Titus montait sur le char triomphal auprès de son père. Domitien dévora tout et désarma par sa soumission des cœurs qui ne demandaient qu’à être désarmés. La dynastie nouvelle ne comptait que trois têtes : Vespasien était vieux et fatigué ; Titus n’avait point de fils ; beaucoup plus âgé que son frère, il le ménageait comme un successeur. Avec ses idées de fondateur et de nouvel Auguste, Titus avait une prédilection marquée pour l’indigne jeune homme qui devait continuer sa race sur le trône et le faire regretter lui-même. Domitien reçut des marques publiques de cette bienveillance qui devait être si fatale au monde. Titus lui céda le seul consulat régulier qu’il ait obtenu pendant le règne de Vespasien, plus clairvoyant et plus sévère ; sans les supplications de Titus, il ne l’aurait même pas exercé. Si son nom figure cinq fois dans les fastes consulaires, c’est pour la forme ; il ne remplit aucun de ces cinq consulats, et ne reçut qu’une délégation dérisoire pendant quelques semaines.

Néanmoins il caressait toujours l’idée de faire au loin ses premières armes, de devenir un grand capitaine, d’éblouir Rome par ses exploits, et surtout de s’attacher une armée dont il aurait fait un usage facile à prévoir. Lorsqu’il sut que Vologèse, roi des Parthes, demandait des secours contre les Alains et un des fils de l’empereur pour conduire la guerre, il fit tous ses efforts pour être envoyé en Orient. L’expédition n’eut point lieu. Alors il s’adressa aux autres rois de l’Asie, essaya de les gagner par ses présens et ses promesses, afin que leurs prières réunies obtinssent qu’une armée commandée par Domitien vînt mettre un terme aux dévastations des Alains. Vespasien connaissait trop bien son fils et savait trop comment l’on gagnait les Orientaux pour commettre une telle faute. Domitien dut ronger son frein pendant toute la durée du règne.

Il se dédommagea, mais sans fruit, dès que son père fut mort. Titus avait pour lui la faiblesse qu’on a pour un frère de douze ans plus jeune et surtout pour le seul héritier d’un empire chèrement conquis. Fonder une dynastie avait été la chimère de Titus : or il n’avait point d’enfans, et Domitien était tout son espoir. Établi fortement sur le trône, assuré d’un pouvoir auquel il avait été associé depuis neuf ans et qu’il avait lui-même préparé, adoré d’un peuple auquel il avait ménagé un de ces coups de théâtre dont l’humanité est volontiers la dupe, Titus pouvait tout pardonner à Domitien. Les efforts du jeune ambitieux n’étaient que risibles ; ses mauvaises intentions n’aboutissaient même pas à une tentative d’exécution, tant cette âme, gâtée dès sa jeunesse, était énervée et pusillanime. C’est ainsi que Domitien après la mort de Vespasien se consulta longtemps pour savoir s’il n’achèterait pas les prétoriens en leur promettant une somme double de celle que leur donnait son frère ; c’est ainsi qu’il allait répétant partout que son père, en mourant, l’avait associé à l’empire, mais que Titus avait falsifié son testament ; c’est ainsi qu’il saisissait toutes les occasions de décrier publiquement son frère, ou de lui tendre secrètement des embûches. Un jour il voulait soulever les armées, le lendemain s’enfuir de la cour. L’histoire ne cite aucun acte, aucune entreprise qui ait fait courir le moindre danger à Titus. Tout se réduisait à des paroles sans effet, aux mauvais procédés d’un impuissant et aux tendres reproches que Titus accompagnait de ses larmes. Le seul fait grave est le refus de Domitien lorsque la main de Julie, fille de Titus, lui fut offerte. Ce refus aurait été impossible sous Auguste, fatal sous un autre empereur. On pouvait tout se permettre avec Titus, affaibli par le bonheur, et dont le cerveau n’avait plus de ressort, même pour la colère. D’ailleurs l’héritier de l’empire n’avait point besoin de cette union ; il ne craignait point un autre gendre, il ne voulait point surtout répudier sa femme Domitia, qu’il aimait toujours avec passion. Il se réservait de séduire plus tard Julie, dont la jeunesse était sans défense, et d’afficher son commerce incestueux avec elle. Ce n’étaient que des représailles, puisqu’on accusait Titus d’adultère avec sa belle-sœur Domitia.

Enfin la fortune couronna, comme il était juste, les désirs de cet ambitieux aussi lâche qu’éhonté. Titus mourut après deux ans de règne, et Domitien fut proclamé. Jamais prince n’avait désiré l’empire avec plus d’âpreté : après l’avoir possédé quelques mois, il avait dû s’en dessaisir pour le remettre à un père et à un frère qui avaient vécu dans les camps, qu’il connaissait à peine, qui l’avaient délaissé et qu’il n’aimait point. C’était son bien qui lui était rendu ; c’était sa proie qu’il saisissait de nouveau ; il semblait que ses appétits contenus allaient reparaître effrénés, que la soif déçue du pouvoir allait faire place à des satisfactions insensées. Il n’en fut rien. Le sentiment de la possession rendit à Domitien le calme et l’esprit des Flaviens. Il redevint maître de lui en se voyant maître du monde. Jaloux d’effacer un père qui l’avait dépouillé, — un frère qui ne l’avait point associé à sa puissance, — il chercha par quels moyens il capterait le plus sûrement l’admiration des hommes. Vespasien avait été un excellent administrateur, Titus le plus débonnaire des princes : Domitien promit d’administrer mieux que Vespasien et de se faire aimer plus que Titus. A peine âgé de trente ans, doué d’une intelligence rare, voyant combien il était facile de conduire l’empire, façonné depuis un siècle à l’esclavage, et de satisfaire des sujets qui ne réclamaient que des fêtes et des plaisirs, il résolut de jouer plus longtemps que Titus la délicieuse comédie de la clémence, et de faire oublier, à force de bienfaits, le règne éphémère et jusqu’au nom d’un rival qui lui avait fait éprouver depuis son enfance toutes les tortures de l’envie.

En effet, les premières années de son règne sont presque un modèle. Elles sont intéressantes, et méritent d’être détachées. Avec moins de séduction que Titus, Domitien le parodie d’une manière plus mâle et plus efficace. Il est plein d’abandon, mais il se dirige ; il semble tout prodiguer, mais il gouverne ; ses débuts inspirent aux Romains une joie et une sécurité qu’approuve la raison. Sobre, vigilant, actif, le nouveau césar garde toute sa liberté d’esprit. Il rassasiait sa faim au premier repas et le soir soupait à peine ; une pomme et une boisson chaude lui suffisaient. Il donnait des festins magnifiques, mais comme à la hâte, ne souffrant jamais qu’ils se prolongeassent après le coucher du soleil, ni qu’on y fît aucun excès. Il ne voulait point de ministres ni de favoris ; il s’occupait lui-même des affaires et tenait à distance les affranchis qu’il employait. Aucun d’eux ne put abuser de sa confiance ni s’élever au-dessus de sa condition, comme ils l’avaient fait sous les règnes précédens. Un affranchi avait-il détourné des matériaux destinés à la construction du temple du Capitole pour élever un tombeau à son fils, Domitien envoyait des soldats pour démolir le tombeau et jeter les cendres à la mer. Chaque jour, il se renfermait pendant une heure pour méditer, rentrer en lui-même et se tracer probablement un plan de conduite. Les familiers, qui se sentaient exclus et impuissans, prétendaient qu’il ne faisait pendant ce temps rien autre chose que de percer des mouches avec un poinçon. Vibius Crispus, qui se morfondait dans l’atrium avec les autres courtisans, pouvait répondre plaisamment lorsqu’on lui demandait s’il n’y avait personne avec l’empereur : « Non, pas même une mouche ! » Trop heureux les Romains, si Domitien avait trouvé ce dérivatif pour ses instincts sanguinaires, ou plutôt si cette occupation machinale et ridicule de ses doigts laissait à son esprit plus de lucidité !

Ce qui est certain, c’est qu’il rendait la justice avec un soin particulier et une grande régularité. Il révisait les procès, cassait les sentences iniques, poursuivait les concussions et la brigue. Il excita un jour les tribuns à poursuivre un édile avare devant le sénat. Il notait d’infamie les juges corrompus à prix d’argent et tous ceux qui les avaient assistés. Il avertissait les magistrats de ne point accueillir trop légèrement les plaintes qu’on leur adressait. Impitoyable pour les délateurs de profession, il condamnait à l’exil même les accusateurs qui avaient spontanément dénoncé un citoyen innocent et n’avaient pu fournir aux tribunaux la preuve qu’ils avaient promise. Il répétait et appliquait cette belle maxime : « un prince qui ne châtie pas les délateurs les encourage. » Il contenait si bien les magistrats de Rome et les gouverneurs des provinces, que jamais ils ne furent plus modérés ni plus justes. Enfin il prit une mesure qui mérite d’autant plus les éloges qu’elle est plus contraire aux tendances du pouvoir absolu : il supprima les libelles diffamatoires contre les citoyens ou leurs femmes, et poursuivit leurs auteurs. D’ordinaire les despotes aiment mieux laisser leurs sujets s’avilir les uns les autres ; l’attention qu’ils apportent aux actes particuliers les détourne des actes publics : c’est une diversion et un spectacle.

Réformateur des mœurs, il réprima le scandale plutôt que le désordre, sachant la société romaine trop corrompue pour lui demander autre chose que le respect apparent des lois. Il défendit aux femmes déshonorées de se faire porter en litière, et les priva du droit de tester et d’hériter. Il chassa du sénat un questeur trop passionné pour la danse, et de son ordre un chevalier qui avait épousé une femme qu’il avait fait répudier par son mari en l’accusant d’adultère. Il punit sévèrement les débauches des vestales, sur lesquelles son père et son frère avaient fermé les yeux. Celles qui n’avaient failli qu’une seule fois étaient simplement mises à mort, celles qui s’étaient livrées à plusieurs amans étaient châtiées selon l’antique usage. Ainsi les deux sœurs Ocellata et Varonilla purent choisir leur genre de mort ; leurs séducteurs furent seulement exilés. La grande vestale Cornélia au contraire fut enterrée vive, tandis que ses complices étaient battus de verges sur la place publique jusqu’à ce qu’ils rendissent le dernier soupir. Telle était la cruauté des lois romaines, tel était le danger de les remettre en vigueur. Domitien cependant paraissait avoir horreur du sang ; il évitait les occasions de le verser ; il répétait souvent les vers où Virgile rappelle les mœurs de l’âge d’or et l’aversion des hommes pour la chair des animaux[2] ; mais il était superstitieux et croyait apaiser ainsi les dieux protecteurs de l’empire. Les fêtes qu’il établit en l’honneur de Jupiter Capitolin et de Minerve, sa divinité tutélaire, prouvent, autant que ses persécutions contre les chrétiens, qu’il était religieux à la façon des Romains.

Sa piété se manifesta surtout par la reconstruction des temples qui avaient été brûlés sous Titus, et que Titus n’avait pu relever de leurs cendres. Le grand sanctuaire du Capitole fut rebâti avec une magnificence inouïe. Les colonnes, du plus beau marbre pentélique, avaient été vues par Plutarque avant qu’on les embarquât au Pirée. L’intérieur fut doré avec une telle profusion qu’on dépensa 66 millions, non pour la seule dorure, comme le dit un auteur, mais pour l’ensemble de l’édifice. Quoique Domitien saisît toutes les occasions de dénigrer dans ses discours son père et son frère, ou de les contredire par ses décrets, il honora leur mémoire en se conformant aux traditions impériales. Il leur fit décerner l’apothéose, leur consacra un temple commun au-dessous du Tabularium, acheva l’arc triomphal de Titus, transforma la maison paternelle en un temple. Il porta aussi son attention sur les besoins publics. Il ouvrit un nouveau forum, qui fut achevé par Nerva, et s’appela le forum transitorium. C’est celui dont on voit encore un pan de mur avec deux colonnes et un entablement sur lequel Minerve enseigne aux femmes les travaux et les arts réservés à leur sexe. Un stade, un odéon, une naumachie, et surtout l’achèvement du Colisée, que Titus s’était hâté d’inaugurer avant qu’il fût complet, prouvaient sa sollicitude et son zèle pour les plaisirs du peuple. Les jeux et les spectacles mentionnés par les historiens en sont une preuve non moins manifeste ; mais ils n’offrent que peu d’intérêt à la postérité : c’était l’apanage inséparable de l’empire.

Enfin Domitien montra combien il avait le sentiment de la représentation propre au chef d’un gouvernement en faisant le premier construire sur le Palatin un palais public, œdes publicœ. Avant lui, chaque empereur avait eu sa demeure privée, simple ou fastueuse selon ses goûts. L’on connaît aujourd’hui la maison d’Auguste, celle de Tibère récemment découverte, avec ses beaux stucs et ses peintures qui surpassent les peintures de Pompéi, celle de Caligula, celle de Néron, qui a été retrouvée sous les bains de Titus. Aucun empereur n’avait songé à un véritable palais. Les fouilles dirigées avec tant de méthode et de scrupules par M. Rosa ont remis au jour le plan entier du palais de Domitien. Le rez-de-chaussée seul peut être recomposé par la science. Tout y est destiné aux usages publics et aux cérémonies officielles. Un escalier part de la place qui sépare le palais du temple de Jupiter Stator ; deux portiques donnent accès, l’un à la basilique, l’autre à la salle du trône, et communiquent entre eux. Dans la basilique, l’empereur rendait la justice lorsque les causes avaient été évoquées devant lui par appel ou par exception. Dans la salle du trône, il recevait les ambassadeurs et les corps de l’état. Le fond de la salle se termine par un demi-cercle et une demi-coupole, et l’on voit sur le sol les marbres vantés par les poètes du temps, marbres de Libye, de Phrygie, de Laconie, marbres de Syène, de Chio, de Luni. C’était là qu’était le trône. Un immense péristyle, qui peut contenir plus de mille personnes debout, occupe l’intérieur ; là attendait et se pressait la foule des courtisans. Des bases et des chapiteaux de colonnes ont été recueillis ou sont en place sur les dalles de marbre blanc. La salle de festin est aussi d’une si belle proportion, qu’elle ne pouvait servir qu’à ces festins publics dans lesquels Domitien donnait l’exemple de la sobriété. Comme les rangées de tables et de lits étaient adossées et forçaient les convives à regarder de deux côtés différens, on avait ménagé de chaque côté de la salle une nymphée, c’est-à-dire une petite cour communiquant par d’immenses fenêtres et ornée d’un bassin, de jets d’eau, de statues, de vasques pleines de fleurs ; les invités du césar ne respiraient ainsi que fraîcheur et parfums. Il ne faut oublier ni le lararium, c’est-à-dire le sanctuaire où l’on venait adorer les dieux protecteurs de la famille impériale, ni les chambres en forme d’exèdre où l’on pouvait se retirer et causer secrètement, ni le portique et les petites salles de service qui ont vue sur la vallée de l’Aventin et le grand cirque.

Il serait puéril de louer, à titre de bienfaits, des prodigalités qui étaient devenues un usage et peut-être une nécessité sous tous les empereurs. Les distributions de vivres, d’argent, d’objets utiles ou précieux, n’étaient pas seulement réservées au peuple ; les sénateurs et les chevaliers en avaient leur part. Ils recevaient des présens, des lots, jusqu’à des rations de pain, et si le besoin empêchait les plus misérables de rougir, les mœurs publiques n’empêchaient point les plus riches de tendre la main. Ce qui est plus louable, c’est le désintéressement que fit voir pendant quelques années un souverain qui sentait cependant s’épuiser les richesses amassées par Vespasien et dilapidées en partie par Titus. Il ne montra ni cupidité ni complaisance pour les pourvoyeurs du trésor ; il recommandait à toute sa cour l’horreur de l’avarice ; il refusait d’accepter la succession de tous ceux qui l’avaient institué leur héritier, quand ils avaient des enfans. Il remit à tous les débiteurs du fisc les dettes qui remontaient à plus de cinq ans avant son avènement, annonça que ses procurateurs n’intenteraient aucun procès avant un an, rendit les poursuites plus difficiles, réprima les chicanes des agens fiscaux par d’équitables précautions, fit rendre à leurs propriétaires les champs envahis par les vétérans que les Flaviens avaient établis dans les colonies ou dans les municipes. En un mot, il rendit à tout l’empire l’ordre matériel, la sécurité, l’aisance, et fit espérer une longue suite de jours heureux. Il encouragea l’agriculture ; il défendit la castration, qui, en remplissant d’eunuques les gynécées, enlevait des bras à la terre ; il songea un instant à supprimer les hécatombes et même à défendre qu’on immolât des bœufs ou des génisses devant l’autel des dieux, de peur que les pâturages ne fussent dépeuplés et les charrues sans attelages. Frappé de la rareté du blé et de l’abondance du vin, il essaya d’arrêter par un décret la plantation des vignes ; comme il arrive toujours, ce décret n’eut point d’effet, et l’on recula devant les vexations innombrables qu’il aurait causées.

Les lettres furent honorées au début du règne comme l’agriculture. Des concours furent institués au Capitole en grec et en latin, pour la prose et pour les vers ; les vainqueurs recevaient une couronne d’or. Tandis que Martial, obscène et servile, tandis que Stace, fils du professeur de Domitien, luttaient de bassesse avec les courtisans, Valérius Flaccus récitait son poème des Argonautes, dédié à Vespasien, Silius Italicus chantait la Seconde guerre punique, épopée nationale qui reportait les esprits aux beaux temps de la république. Pline le Jeune et Tacite obtenaient tour à tour la dignité de préteur ; Quintilien touchait une pension de 20,000 francs jusqu’au jour où l’empereur le supplia de quitter sa retraite pour élever ses petits-neveux. Domitien, qui ne devait point cacher plus tard son aversion pour la poésie, faisait lui-même des vers, s’il est vrai qu’on doive lui attribuer la traduction des Phénomènes d’Aratus, que l’on avait longtemps crue l’œuvre de Germanicus. Il envoya en Égypte un certain nombre de savans et de copistes qu’il chargea de transcrire les manuscrits de la bibliothèque d’Alexandrie.

C’est donc un spectacle vraiment édifiant que le début du règne de Domitien. — Ce prince, dont l’éducation avait été mauvaise, la jeunesse vicieuse, les instincts violens, parvint à se maîtriser pendant plusieurs années. Sa vive intelligence lui fit comprendre les avantages d’une telle transformation, et il triompha de lui-même. Ses passions cédèrent devant une passion plus puissante, dont la noblesse peut être contestée, mais qui n’en est pas moins un des grands mobiles de l’humanité, l’envie. Tout en continuant l’œuvre de son père et de son frère, il voulut les effacer tous les deux. Pouvait-il réussir ? N’était-il pas trop intelligent pour être vraiment débonnaire ? Sa pénétration et l’inévitable dégoût qu’inspire un troupeau d’esclaves ne l’auraient-ils pas incliné peu à peu vers la sévérité ? La douceur d’être aimé ne se serait-elle pas émoussée tous les jours, tandis que l’impatience du frein aurait grandi ? Nous n’avons point à résoudre cette hypothèse, puisque Domitien fut brusquement arraché à ses vertueuses résolutions. Sa volonté lui échappa, le désordre fut introduit dans son esprit, et aussitôt le désir de faire le bien fut remplacé par la colère, le mépris, le soupçon, la soif de la vengeance. Quelle cause terrible ou frivole produisit un tel changement ? Quelle maladie physique ou morale livra un nouveau césar à l’action fatale du césarisme ? Il est toujours instructif pour l’humanité d’apprendre combien ceux qu’elle laisse diriger le monde sont le jouet des événemens, par quel lien précaire leurs passions sont retenues, et quelle blessure suffit pour les transformer en véritables monstres.


II

Si Domitien avait eu vingt-deux ans, comme jadis Caligula, ou dix-sept ans comme Néron, s’il avait été le jouet de ses ministres, de ses maîtresses ou de la folie, on concevrait que son âme sans consistance eût fléchi sous le fardeau ; mais il avait trente et un ans en montant sur le trône, il avait été éprouvé par la pauvreté et les vicissitudes les plus opposées ; il n’avait point de ministres, il aimait les femmes sans leur accorder de crédit, et pendant quatre ans il s’était redressé lui-même avec une vigueur qui devait rassurer sur sa maturité. Dans ces conditions, on ne devient un tyran à trente-cinq ans que par un accident, puisqu’on a échappé aux causes générales de corruption qui entourent le pouvoir absolu. Le cas de Domitien est en effet un cas assez rare ; l’amour de la gloire militaire l’a perdu, ses déceptions à la guerre l’ont exaspéré, la honte d’être vaincu a fait de lui un bourreau. Il convient de coordonner quelques faits pour rendre cette conclusion acceptable et peut-être pour la démontrer.

On sait que tout citoyen romain était né soldat, que les camps étaient sa grande école, et qu’il ne pouvait se consacrer aux fonctions civiles, au barreau et même à la poésie ou à la vie des champs qu’après avoir fait la guerre et rempli les charges militaires. La plus grande honte sous la république était d’ignorer le métier des armes. Cette loi sociale, affaiblie sous l’empire, comme toutes les lois, semblait avoir pris plus de force dès qu’il s’agissait des maîtres de Rome. Le mot d’imperator, qui voulait dire simplement général, était vide de sens ou prêtait à rire dès que celui qui le portait n’avait commandé aucune armée, n’avait jamais vu l’ennemi ni campé sous la tente. Tout en fermant le temple de Janus, Auguste avait eu soin d’envoyer aux frontières, en les plaçant sous des chefs expérimentés, ses petits-fils, ses fils adoptifs et tous les princes de la famille impériale. Tibère, Drusus, Germanicus, s’étaient même acquis un grand renom par leurs exploits. Domitien comprit si bien de quelle importance était l’éducation militaire pour un futur empereur qu’il voulut dès sa plus tendre jeunesse susciter une guerre pour s’improviser général. Il avait envié le sort de son frère Titus, qui avait fait ses premières armes avec éclat sur le Rhin et contre les Bretons. Le retentissement de la guerre de Judée n’avait fait qu’accroître son dépit. Inactif à Rome, déshonoré, sans ressources, il attendait impatiemment une occasion de s’illustrer à son tour. Aussi, lorsqu’il eut été proclamé césar et se sentit maître de l’Italie en l’absence de son père, il voulut entreprendre une expédition contre les Germains. On a vu quelle peine avait eue Mucien à réprimer ces velléités belliqueuses. La révolte des Bataves et des Trévires ranima une ambition que Mucien dut encore déjouer. Enfin les tentatives de Domitien pour gagner Céréalis, le général vainqueur en Basse-Germanie, avaient pour but de s’assurer une armée prête à gagner des batailles, encore plus qu’à faire la loi à Vespasien.

Pendant quatorze ans, ce désir de gloire fut refoulé. La volonté paternelle relégua dans la retraite un prince dont la grandeur n’aurait pu que nuire à celle de Titus et compromettre la tranquillité de l’empire. Retenu sous une étroite surveillance, Domitien se soumit à toutes les humiliations ; mais son âme pusillanime retrouva son courage chaque fois qu’elle entrevit une guerre lointaine et une armée ; nous avons dit ses instances lorsque les Parthes réclamèrent le secours des armes romaines, ses intrigues auprès des rois de l’Asie pour se faire demander à l’empereur et conduire une expédition contre les Alains. Sa passion déçue perce encore sous le règne de Titus. Suétone assure qu’il conspira plusieurs fois contre son frère ; ses complots ne faisaient craindre ni le poignard ni le poison : son idée fixe était de s’enfuir secrètement, d’aller sur la frontière et de se présenter à une armée qu’il gagnerait par ses promesses.

Enfin Domitien règne, il dispose des légions et du monde romain. Il n’a point renoncé à la gloire des armes, il a trop d’esprit pour ne pas sentir ce qu’a de ridicule le nom d’imperator porté par un citadin inoffensif ; mais il faut d’abord s’établir fortement au pouvoir, se faire aimer des Romains tout en rétablissant l’ordre dans l’administration, tout en ressaisissant les rênes que les mains de Titus laissaient échapper d’abord par tactique, bientôt par faiblesse. Pendant deux ans, le nouvel empereur s’applique à cette double tâche avec une suite et un succès que l’on doit hautement proclamer. Il a devant lui un horizon si vaste que son âme peut se livrer aux projets. Aucune tâche n’est ingrate lorsqu’elle est allégée par l’espérance ; or l’espoir qui rend Domitien heureux et meilleur, c’est d’être un jour un héros. La monomanie de la guerre a été la perte de plus d’un souverain et le fléau de plus d’un peuple ; chez Domitien, elle avait pour excuse le sentiment des convenances personnelles, une conscience vraiment romaine et le désir de justifier un titre que ses sujets ne pouvaient respecter tant qu’il n’avait pas été conquis sur un champ de bataille.

Il attendit quelque temps une occasion favorable ; comme elle ne se présentait point, il prit le parti de la faire naître. Les tribus germaniques qui remplissaient les immenses forêts situées au-delà du Rhin étaient trop belliqueuses et nourrissaient une haine trop juste contre les Romains pour ne pas fournir un prétexte. De tout temps, les généraux romains y avaient multiplié leurs expéditions, réprimant ou suscitant les attaques selon le besoin. Le peuple le plus voisin était les Cattes, puissans depuis la chute des Chérusques ; leur territoire s’étendait depuis le Taunus, à l’ouest, jusqu’au Mein, au sud ; quoique les frontières, dans l’intérieur de la Germanie, fussent moins connues des Romains, il semble qu’ils occupaient l’équivalent de la Hesse. Domitien se jeta à l’improviste sur le pays des Cattes, le cœur ému, couvert d’armes toutes neuves, persuadé que sa volonté suffisait pour coucher des milliers d’ennemis sur les champs de bataille. Tout souverain se croit un grand général par droit de naissance ; ses courtisans ne le détrompent point, car sur plan la victoire se combine avec une merveilleuse complaisance. L’héroïsme devient si simple ! On part avec une grosse armée, on ravage les moissons, on aperçoit l’ennemi, on pousse en avant des troupeaux d’hommes dont on admire le choc ; dès qu’un vide se fait, on le remplit par des masses nouvelles, et quand vingt mille cadavres sont étendus d’un côté, trente mille de l’autre, la nuit arrive, on se trouve vainqueur, on soupe au milieu des fanfaronnades, et l’on s’endort couronné de lauriers. Heureux les pays où ceux qui règnent sont impuissans à jeter ainsi les peuples les uns sur les autres ! Domitien n’avait besoin ni de consulter les Romains, ni d’avertir des voisins qui ne l’attendaient point. Il s’avança enseignes déployées, porta partout le fer et la flamme, vit fumer quelques chaumières, amener quelques vieillards dont les pieds n’avaient pas été assez rapides, et s’épuisa en marches et contre-marches sans rencontrer l’ennemi. Les Cattes étaient dans une sécurité si complète qu’ils n’avaient fait aucun préparatif[3] ; ils se retiraient dans les profondeurs des forêts, laissaient passer le torrent et n’essayaient même pas de se venger. Domitien dut regagner Rome comme il en était parti ; l’expédition la plus injuste était devenue la promenade militaire la plus ridicule. La honte de reparaître devant les Romains le réduisit à des expédiens misérables : ce prince si fier et si intelligent se fit le plagiaire de Caligula le fou. Il mentit, inventa des victoires, accommoda en captifs germains des esclaves achetés en secret[4], tira du garde-meuble impérial des trophées qui avaient déjà servi, et à la face de l’univers célébra le triomphe le plus propre à déshonorer le nom romain.

Le sénat ne manqua pas de lui décerner le titre de Germanicus qu’on grava sur les monnaies, le consulat pour dix ans, la censure pour toute sa vie ; il décréta que le mois d’octobre[5], témoin de si beaux exploits, s’appellerait désormais le mois Germanicus ; par bonheur, la postérité n’a pas sanctionné ce décret : c’est bien assez déjà qu’elle ait accepté le mois de Jule et le mois d’Auguste. Domitien fut autorisé à siéger désormais au sénat en vêtement triomphal, entouré de vingt-quatre licteurs. Un arc de triomphe fut élevé, soutenu par des colonnes doriques, surmonté de deux chars traînés par des éléphans. La numismatique épuisa ses symboles et son génie inventif pour éclipser Titus. Les monnaies ne montrèrent plus que les effigies armées de Pallas, des boucliers, des trophées, des Victoires aux grandes ailes, des lions avec une épée dans la gueule, des aigles avec une palme, des Germains captifs, la Germanie personnifiée par une femme en pleurs, Domitien à cheval et chargeant un ennemi agenouillé. Enfin, pour acheter la complicité des soldats qui l’avaient accompagné, l’empereur augmenta d’un tiers la solde de toute l’armée, et, comme une telle prodigalité ruinait le trésor, il diminua peu à peu le nombre des légionnaires, réduisant les défenseurs des frontières à une faiblesse numérique qui les exposait à être vaincus.

Toute parodie officielle rencontre plus de railleurs que de flatteurs. Les fonctionnaires tremblent et composent leur visage ; mais le peuple, qui ne craint rien, ne ménage ni le rire ni le mépris. Les incrédules allèrent jusqu’à prétendre que le triomphateur avait manœuvré de manière à éviter et même à fuir l’ennemi. Domitien sentit que sa popularité était perdue ; l’amertume et le soupçon, qui épient les despotes comme une proie, se glissèrent dans son cœur ; la modération, le désir d’être aimé, la sérénité, les bonnes intentions, furent chassés du même coup. Tout blessait sa conscience ombrageuse et son esprit pénétrant. Il s’irritait également d’être félicité et de ne point l’être ; les éloges lui paraissaient une dérision, le silence une condamnation. Ses courtisans envenimaient tout par leurs bassesses, et redoublaient ses dégoûts et ses ennuis. Déjà les délateurs reparaissaient, déjà ils se faisaient écouter, déjà la nièce de l’empereur, Julie, avait dû sauver de la mort le consul Ursus, qui n’avait pas craint de blâmer son maître. Domitien glissait sur la pente fatale qui avait conduit ses prédécesseurs à l’assassinat et à la scélératesse. La fortune vint à son secours en faisant éclater une guerre sérieuse ; il put quitter Rome, secouer le vertige qui le gagnait, courir à des victoires qui laveraient ses mensonges et satisfaire enfin l’ambition de toute sa vie, jusque-là déçue.

Les Daces avaient pris les armes. Ils passaient pour les plus braves et les plus belliqueux des barbares. Ils formaient une vaste confédération, composée de quinze peuples, dont les noms sont mentionnés par Ptolémée, et occupaient tous les pays qui s’étendent de la Theiss aux Carpathes et du Pruth au Danube, c’est-à-dire une partie de la Hongrie et de la Moldavie, la Bukowine, la Valachie, etc. Le chef militaire de la confédération avait le titre de décébal, comme jadis les chefs gaulois portaient le titre de brenn. Le dernier décébal, dont le nom était Diurpanéus, avait été désigné au choix de la nation par le vieux roi Duras à cause de sa valeur et de ses vertus guerrières. A peine élu, il voulut justifier son élection, passa le Danube, ravagea le territoire romain, défit et tua le gouverneur de la Mésie, Oppius Sabinus, emporta d’assaut plusieurs forteresses et étendit au loin ses ravages. A la première nouvelle de cette agression, Domitien partit. Le voyage était long, le temps nécessaire pour rassembler une armée plus long encore ; lorsqu’on fut prêt, les Daces étaient chargés de butin et si las de piller qu’ils offrirent la paix.

Tant de modération aurait dû enhardir le bouillant césar : il repoussa les propositions de paix, il est vrai ; mais lorsqu’il s’agit d’attaquer l’ennemi, le cœur lui faillit. Le malheureux n’avait jamais vu la guerre ; il n’avait exercé ni son corps aux fatigues, ni son âme au courage ; il croyait toutefois que le génie militaire se révèle comme l’appétit devant un festin. La réalité déjoua ces illusions de novice ; devant le danger, ces fumées de gloire se dissipèrent, les beaux plans de campagne combinés sur la route furent oubliés ; tout l’héroïsme, qui n’était que dans l’imagination, tomba. Le césar fut ému par la vue de ces hordes de barbares qui paraissaient si bien disposés à se défendre ; il pâlit à la pensée de voir tourner contre lui cette forêt de lances et d’épées ; il eut peur et prit la fuite. Il remit le commandement de l’armée à Cornélius Fuscus et repartit précipitamment pour Rome. Ce qu’il souffrit, quels visages consternés il rencontra sur sa route, comment il cacha sa confusion, l’histoire ne le dit pas ; mais on peut mesurer son supplice à l’effort qu’il tenta bientôt.

On apprit que Cornélius Fuscus avait passé le Danube sur un pont de bateaux, qu’il avait livré bataille, qu’il avait été vaincu et tué. Comme tous les lâches, Domitien, une fois loin du péril, retrouvait son empire sur lui-même, sa volonté et quelques velléités de bravoure. Il partit aussitôt, rassembla une nouvelle armée, poussa jusqu’en Mésie et même jusqu’aux eaux du Danube, vit sur l’autre rive galoper les cavaliers ennemis ; le cœur lui faillit de nouveau. Les Daces, enorgueillis par deux victoires, lui apparaissaient invincibles, et le décébal Diurpanéus prenait à ses yeux les proportions d’un Alexandre. — Il expédia divers corps d’armée commandés par des chefs soigneusement choisis, se tint loin du théâtre de la guerre, dans une ville bien fortifiée, entouré lui-même d’une armée, écrivant seul à Rome, rejetant les échecs sur ses lieutenans, se faisant honneur de leurs succès, sauvant, à ce qu’il croyait, les apparences et l’honneur impérial. Il eut même un accès de bravoure lorsqu’il reçut la nouvelle d’une grande victoire remportée à Tapæ par Julien, qui avait failli arriver jusqu’à Sarmizegethusa, capitale des ennemis. Cet exploit le remit en humeur martiale, et il voulut se montrer digne enfin de régner sur les Romains. La prudence lui conseillait de ne point s’attaquer aux Daces, surtout après une défaite qu’ils voudraient venger. Il avisa les Marcomans, peuple voisin, beaucoup moins redoutable, qui avait refusé de lui fournir des contingens et qui méritait d’être châtié. Les Marcomans paraissaient tranquilles, en pleine paix ; ils feraient sans doute comme les Cattes, laisseraient ravager leur territoire et remporter de faciles trophées. Domitien marcha contre eux, les trouva en armes, fut attaqué, battu à plate couture et prit la fuite. Éperdu, anéanti, guéri à jamais de sa passion et de ses chimères, il voulut quitter à tout prix le théâtre de la guerre ; pour chasser les images sinistres et les soucis, il ne garde ni mesure ni vergogne. Il fit demander au décébal Diurpanéus une paix qu’il lui avait précédemment refusée ; il le supplia de rendre quelques prisonniers et quelques armes ; en échange, il lui donna des sommes considérables, lui promit des ingénieurs et des ouvriers habiles, et s’engageait à lui payer un tribut régulier.

C’était la première fois qu’un général romain traitait après une défaite ; c’était la première fois que Rome payait un tribut. Reine des nations civilisées, elle allait s’humilier chaque année devant des peuplades grossières et sans gloire ! Ni les impostures du piteux imperator, ni le triomphe qu’il se fit décréter, ni le surnom de Darcicus qu’il s’arrogea, mais n’osa graver sur ses monnaies, ne firent illusion aux citoyens. On connut bientôt la vérité entière, et aucun flatteur, même parmi les historiens, n’a pu nier ce traité sans précédens dans les fastes de Rome. Le tribut fut payé ponctuellement pendant tout le règne de Domitien. Ce fut Trajan qui rejeta cet opprobre et rétablit l’honneur des légions. Pour effacer jusqu’au souvenir de la lâcheté de son prédécesseur, il réduisit la Dacie en province romaine.

Dès lors Domitien fut perdu. La honte, la rage, un désespoir incurable, l’envahirent à jamais. Il sentait peser sur lui l’indignation muette de ses sujets et le mépris de l’univers. L’orgueil était la seule force d’une âme profondément corrompue : quel orgueil avait été plus ouvertement confondu et soumis à des souffrances plus aiguës ? L’âcreté native du tempérament, le désordre des passions, le désir de se venger, la méchanceté, prirent un essor fatal. Tout homme devint un ennemi, parce qu’il était un juge. Tout regard parut une attaque, tout sourire une insulte. Il ne put supporter la vue d’Agricola, quand il revint victorieux de la Grande-Bretagne ; il ne lui adressa pas une parole, ne le laissa vivre que parce qu’il s’enferma dans une villa éloignée, et apprit sa mort avec une joie indécente que hâtèrent des courriers échelonnés sur la route. En vain il cherchait la solitude : la solitude le livrait aux suggestions implacables de sa mémoire, et faisait revivre les scènes d’un honteux passé. En vain il se fit élever, des statues d’or ou d’argent jusqu’à encombrer les degrés et les issues du Capitole, en vain il se fit appeler seigneur et dieu par des sujets qui tremblaient devant lui : il savait que ces statues étaient celles d’un poltron, que le seigneur était un vaincu, et que le dieu payait tribut à quelques barbares devant lesquels il avait fui ! En fallait-il davantage pour empoisonner son cœur, le remplir de fiel, de soupçons, de ténèbres, et transformer le bienfaiteur attentif de l’humanité en un tyran sombre ?

Le chagrin s’ajouta au sentiment de l’infamie. Domitia, sa femme, le trahit publiquement pour l’acteur Pâris ; son enfant, qu’il aimait comme le seul soutien de la dynastie, mourut en bas âge. Julie, sa nièce et sa maîtresse, mourut aussi pour avoir bu par son ordre un breuvage qui la devait faire avorter. Enfin le trésor était vide ; des guerres lointaines, l’or prodigué aux soldats pour qu’ils devinssent des complices, deux triomphes magnifiques dont certes l’ennemi n’avait point fait les frais, avaient achevé de l’épuiser. Pour le remplir, il fallait revenir aux confiscations, hériter des vivans, proscrire les innocens. C’en était fait d’un bon gouvernement. La science d’administrer, qui est une qualité en quelque sorte mécanique, n’allait point abandonner pour cela l’empereur ; mais elle allait se compliquer d’injustices, de violences et de meurtres.

C’est à cette époque de sa vie, qui comprend les huit dernières années de son règne, que remontent les portraits de Domitien : je parle des bustes et des statues que ses sujets multiplièrent, autant pour l’apaiser par leur zèle et par leur culte que pour se conformer aux traditions serviles de l’empire. La plus grande partie de ces images, qui remplissaient Rome et le monde, étaient en métal ; elles ont donc été fondues. Au VIe siècle, Procope n’en vit plus à Rome qu’une seule, sans doute la statue équestre qui était placée en avant de l’arc de Septime Sévère et regardait le Forum. La statue du Vatican, en costume militaire, le torse du Louvre, sans jambes et sans bras, le buste colossal que l’on voit également au Louvre, ont survécu à ces justes représailles des Romains. Il semble que le principal souci des sculpteurs ait été de donner à leur modèle un aspect héroïque. Le front a quelque chose de léonin qui est manifestement une réminiscence du front d’Alexandre, de même que la chevelure avec ses boucles touffues a quelque chose de la chevelure d’Hercule. Le nez est droit et presque grec ; les narines dilatées, la bouche entr’ouverte respirent le courage et l’ardeur guerrière ; les favoris sont marqués légèrement comme sur les joues du dieu Mars. Les sourcils sont froncés et menaçans ; les yeux, enfoncés sous leur large cavité, sont beaux, pleins d’orgueil et de défi ; le menton seul rappelle Vespasien, parce qu’il est accusé et saillant ; le cou est d’une ampleur athlétique : en un mot, le type, dans son ensemble, paraît singulièrement ennobli par l’art. La nature a servi de texte, et il n’est point douteux qu’elle ne se prêtât à être idéalisée ; mais les artistes ont exagéré ses traits distinctifs et ajouté le caractère le plus propre à flatter leur modèle. Or celui qui avait si impudemment triomphé des Cattes, des Marcomans et des Daces ne devait reculer devant aucune imposture ; il ne pouvait manquer de se faire représenter en héros, puisque l’art se prête avec tant de complaisance, dans tous les temps, aux fantaisies de cette sorte. On ne peut donc contempler sans une certaine défiance les images de Domitien.

Le biographe Suétone nous apprend du reste qu’il était d’une haute taille, que ses yeux étaient grands, mais d’un myope, que ses joues se coloraient aisément : dans sa jeunesse, c’était une rougeur modeste et trompeuse, qui paraissait le reflet des émotions les plus honnêtes ; plus tard, cette rougeur devenait une menace, lorsque son visage féroce s’armait contre la honte et observait, selon l’expression de Tacite, la pâleur de tant d’infortunés. Il avait été beau, gracieux, et son corps n’offrait alors d’autres défauts que des doigts de pied petits et contractés, défaut que les sandales des anciens et leurs attaches rendaient plus choquant ; mais de bonne heure il perdit ses cheveux, son ventre grossit, et ses jambes, à la suite d’une maladie, maigrirent dans une fâcheuse proportion. Il était si malheureux d’être chauve qu’il regardait comme une insulte toute plaisanterie dirigée contre un autre à ce sujet. Il avait montré plus de philosophie au temps où il n’était pas encore aigri par ses fautes, car il avait adressé alors à un compagnon d’infortune un traité sur l’entretien des cheveux (de cura capillorum), où il le consolait en ces termes : « Ne voyez-vous pas que je suis comme vous, quoique grand et bien fait ? J’aurai un jour le même sort que ma chevelure, et je supporte avec courage le chagrin de la voir vieillir plus vite que moi. Sachez qu’il n’y a rien de plus charmant et de plus fugitif que la beauté. »

Incapable de soutenir aucune fatigue, il allait rarement à pied ; dans ses campagnes, il montait peu son cheval et se faisait presque constamment porter en litière. L’usage ou plutôt l’abus des femmes, régulier comme un exercice gymnastique, l’avait énervé. Il ne pouvait même ni tenir un bouclier ni se servir d’une épée ; en revanche, il était un archer très adroit. Dans sa villa d’Albano, on le voyait percer d’un trait sur des centaines d’animaux et même leur planter ses flèches sur la tête en guise de cornes ; il les lançait aussi à travers les doigts d’un enfant, dont la main ouverte lui servait de but, sans le blesser jamais. La méchanceté le rendit paresseux. Il cessa de pratiquer les devoirs les plus simples de la représentation ; ses lettres, ses discours, ses édits étaient rédigés par des subalternes. Il ne lisait rien que les mémoires de Tibère et les actes de son règne. Dion le dépeint audacieux, irascible, dissimulé, redoutable autant qu’un conspirateur, tantôt s’élançant comme la foudre, tantôt préparant lentement un crime, n’aimant personne, craignant et méprisant le genre humain. Il retournait le mot de Démosthènes : « la défiance est la sauvegarde des peuples contre les tyrans, » et il répétait souvent que les « princes ont du malheur en matière de complots, parce qu’on n’y croit que s’ils sont tués. » Il s’étudiait à rendre son abord effrayant, contractait ses sourcils, roulait des yeux farouches ; son ton était rude, sa voix aigre, jamais un sourire ; l’orgueil seul éclairait son visage. Vindicatif, plein de ruse, il se fit tellement craindre des Romains qu’ils l’appelaient un second Néron, ou plus volontiers le Néron chauve. Ses passions, que la douceur de régner avait endormies, se développèrent dans l’adversité avec une âpreté terrible. Son caractère, qui avait été corrompu de bonne heure, puis réprimé, s’exaspéra sous l’aiguillon du ressentiment. Hypocrite et perfide, il mettait du raffinement dans ses barbaries, de la noirceur dans ses actes de clémence. Il se plaisait tantôt à rassurer ceux qu’il allait tuer, tantôt à affoler de terreur ceux qu’il épargnait. On sait avec quelles caresses il renvoyait un acteur célèbre qu’il fit aussitôt mettre en croix (Titus avait bien tué à sa propre table Cécina) ; l’anecdote du banquet funèbre donné aux principaux sénateurs est encore plus connue.

Si la honte l’avait rendu féroce, le besoin le rendit rapace. Pour remplir le gouffre qu’avaient creusé les expéditions lointaines, l’augmentation de la paie militaire, les bâtimens, les spectacles, il fallait revenir aux traditions impériales. Les délateurs furent de nouveau tout-puissans ; on confisquait les héritages dès qu’un témoin affirmait qu’il avait entendu dire au défunt que césar serait son héritier ; paroles et actions devinrent crimes de lèse-majesté ; les morts furent pillés aussi bien que les vivans. Pourquoi raconter des horreurs qui sont l’opprobre de l’humanité ? Les formes de la tyrannie varient peu, et les premiers césars ont épuisé dans ce genre toutes les inventions. Il suffit d’énumérer les principales victimes. — Rusticus Arulénus est tué pour avoir loué Thraséa, Hérennius Sénécion pour avoir écrit la vie d’Helvidius Priscus, Maternus pour avoir dit du mal des tyrans, Céréalis parce qu’il a conspiré, Acilius Glabrio parce qu’il est en exil, Pompusianus parce qu’on lui a prédit l’empire, Saldius Coccéianus parce qu’il célèbre l’anniversaire de son oncle l’empereur Othon, Sallustius Lucullus parce qu’il a donné son nom à des lances nouvelles, Flavius Clémens parce qu’il est chrétien, Ælius Lamia parce qu’il avait jadis plaisanté sur sa femme Domitia que l’empereur lui a ravie, Pâris l’histrion parce qu’il est l’amant de Domitia, un élève de Paris parce qu’il ressemble à son maître, Flavius Clémens, cousin de l’empereur, parce que le crieur public, au lieu de le proclamer consul, l’a proclamé imperator. Les persécutions contre les chrétiens vont de pair avec les persécutions contre les stoïciens : les uns subissent le martyre sans se plaindre, les autres continuent de protester au nom de l’humanité et de la justice. La guerre commencée sous Néron, reprise sous Vespasien, redevient ardente sous Domitien. Les philosophes et les femmes qui glorifient l’abstention politique sont exilés. Artéraidore, Épictète, Télésinus, sont chassés de Rome ; Dion Chrysostome ne trouve d’asile que chez les Gètes ; Pompusiana Gratilla, digne amie de Fannia et d’Arria, est bannie avec ces stoïciennes illustres, sans que leur exemple empêche la stoïcienne Sulpicia de composer ses vers. Hermogène de Thrace est condamné à mort parce qu’il a écrit une histoire trop hardie, et les copistes qui ont répandu ses manuscrits sont mis en croix. Partout le sang coule ou pour la foi ou pour la libre pensée : aussi lorsque Domitien, acharné contre des innocens, découvre une conspiration véritable ou les fauteurs d’une rébellion, ne lui reste-t-il plus qu’à inventer contre les coupables de si affreux supplices que la langue, autant que la pudeur, se refuse à les décrire.

Détournons donc nos regards de ce tableau pour contempler un spectacle plus consolant, le châtiment du bourreau lui-même. Domitien avait trop de clairvoyance pour ne pas sentir le poids de la haine, sinon du remords ; il avait trop d’imagination pour ne pas être entouré de fantômes et d’idées terribles. Il a été le plus intelligent et le plus malheureux des tyrans de Rome. Tibère du moins avait pour s’étourdir les débauches de Caprée, Caligula sa jeunesse et sa folie, Néron le théâtre et l’ivresse. Domitien était sobre, réfléchi, solitaire. Retenu par une timidité native et par l’orgueil, il usait toutes les ressources de son esprit à se torturer lui-même. Son âme était dévorée par la défiance, la jalousie, les angoisses. La superstition, appui suprême des cœurs faibles, ajoutait à ses alarmes ; les prédictions des astrologues lui montraient partout du danger. Si l’insomnie redoublait autour de lui le vide et le silence des nuits, la peur ne rendait pas les journées moins amères, car, se sachant détesté de tous, il ne voyait de toutes parts que des ennemis. Il n’osait interroger en secret les prisonniers qu’en tenant leurs chaînes dans ses mains ; il fit périr Epaphrodite, l’affranchi de Néron, pour enseigner à ses domestiques qu’on ne doit même pas aider son maître à mourir. Il en vint à faire garnir les portiques de son palais, sous lesquels il se promenait d’habitude, de plaques transparentes[6] dont les reflets lui permettaient de surveiller tout ce qui se passait derrière lui.

Il succomba cependant sous les coups de ses propres serviteurs. Il fallut une révolution de palais pour délivrer les Romains : ils étaient incapables de s’affranchir eux-mêmes après un siècle entier d’abaissement politique et de dissolution sociale. L’impératrice Domitia surprit une liste de proscription où son nom était gravé le premier. Elle se ligua avec les deux chefs des prétoriens, menacés comme elle, et fit assassiner son époux. Ce furent des secrétaires, des valets de chambre, un adjudant de service[7], qui le tuèrent ; ce fut sa nourrice Phyllis qui brûla son cadavre sur la voie Latine, rapporta secrètement ses restes dans le temple de la famille Flavia et les mêla aux cendres de Julie, fille de Titus, qu’il avait aimée.

Ainsi disparut à quarante-cinq ans le dernier représentant d’une famille qui s’était flattée de se perpétuer sur le trône, qui n’avait rien fondé, et qui, après un effort de vertu, avait repris les traditions les plus sanglantes du césarisme. L’administration et la clémence avaient été le but des Flaviens, et ils s’étaient proposé pour modèle Auguste, fondateur de l’empire ; mais de même qu’Auguste avait eu des monstres pour successeurs, de même Vespasien et Titus furent remplacés par le tyran le plus intelligent, le plus cruel et par conséquent le plus haïssable. C’est que rien n’est aussi précaire qu’une politique personnelle, aussi fragile que les bonnes intentions d’un prince, si des institutions solides ne garantissent point les sujets contre ses erreurs et ses défaillances. Une passion déçue ou un accès de fièvre suffit pour altérer l’âme la mieux disposée ou enflammer le cerveau. Aux causes permanentes qui dépravent les despotes s’ajoutent les infirmités de chaque individu, qui varient à l’infini et déjouent les prévisions. Avant Domitien, les peuples n’avaient été victimes de l’amour de la guerre que lorsque leurs maîtres étaient des capitaines intrépides ou des conquérans ; ce qui perdit les Romains cette fois, ce fut au contraire la lâcheté de leur imperator, son impuissance à la tête des armées. L’humiliation, la rage et la crainte du mépris public lui firent tourner contre Rome des armes qu’il n’avait point su tenir contre des barbares. L’ennemi lui avait dicté la paix, mais il se vengea sur les citoyens en leur déclarant une guerre qui ne fut interrompue que par la mort.

Telle fut la plaie morale qui transforma en fléau public un bon administrateur et un césar jaloux de se faire aimer. Après avoir commencé comme Titus avait fini, il finit comme Titus avait commencé. Dérision de la destinée, qui devrait rendre les hommes moins complaisans dans le jugement qu’ils portent sur les princes ! si Domitien n’avait régné que deux ans, ainsi que son frère, il aurait laissé une mémoire pure et des regrets universels ; si Titus avait régné quinze ans ainsi que Domitien, il serait peut-être devenu pour le monde un sujet de pitié et d’horreur.


BEULE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1869, l’article intitulé le Véritable Titus.
  2. Impia quam cæsis gens est epulata juvencis.
  3. Zonaras, p. 580, b ; Pline, Panégyrique, 20.
  4. Tacite, Vie d’Agricola, 39.
  5. Dion Cassius, LXXVII, 4.
  6. C’était une sorte de marbre ou d’albâtre qu’on appelait phengites, Pline en parle ; on le tirait de Cappadoce.
  7. Les conjurés étaient Norbanus et Pétronius Secundus, préfets du prétoire, Saturius, décurion des cubiculaires, Parthénius et Sigérius, cubiculaires, Maximus, affranchi de Parthénius, Entellus, secrétaire, Clodianus, adjudant (cornicularius), Stépnanus, procurateur de Flavia Domitilla, nièce de l’empereur.