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Études françaises et étrangères/La Cloche

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Chanson de la cloche.

Traduction par Émile Deschamps.
Alphonse Levavasseur, éditeur (p. 1-20).



LA CLOCHE.
POÈME
traduit de schiller.

*


Schiller composa ce poème à l’époque des premières campagnes des Français en Allemagne. C’est pourquoi, dans une des strophes, il parle des étrangers en armes qui ont troublé sa vallée tranquille : c’est pourquoi le dernier vers de son poème est un vœu pour la paix.


*


LA CLOCHE.


Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango.


Compagnons, dans le sol s’est affermi le moule ;
La Cloche enfin va naître aux regards de la foule :
C’est aujourd’hui, le jour appelé par nos vœux !
Qu’une ardente sueur couvre vos bras nerveux ;

L’honneur couronnera la peine et le courage
Des joyeux ouvriers, si Dieu bénit l’ouvrage !

Il faut associer, comme un puissant secours,
Au travail sérieux de sérieux discours ;
Le dur travail, rebelle à des esprits frivoles,
S’accomplit, sans efforts, sous d’heureuses paroles.
Méditons entre nous sur les futurs bienfaits,
D’une cause vulgaire admirables effets.
Honte à qui ne sait pas réfléchir pour connaître !
Par la réflexion l’homme annoblit son être,
S’exalte, et la raison fut donnée aux humains
Pour sentir dans leur cœur les œuvres de leurs mains.

Choisissons les tiges séchées
Des pins tombés sous les hivers,
Pour qu’au sein des tubes ouverts
Les flammes volent épanchées ;
Dompté par les feux dévorans,
Que le cuivre à l’étain s’allie,

Afin que la masse amollie
Roule en plus rapides torrens.

Ce pieux monument que vont, avec mystère,
Édifier nos mains dans le sein de la terre,
Il parlera de nous, des sommets de la tour :
Vainqueur, il franchira les temps, et tour à tour,
Comptera des humains les races disparues ;
On verra dans le temple, à sa voix accourues,
Des familles sans nombre humilier leur front ;
Aux pleurs de l’affligé ses plaintes s’uniront ;
Et ce que les destins, loin de l’âge où nous sommes,
Dans leur cours inégal apporteront aux hommes,
S’en ira retentir contre ses flancs mouvans
Qui le propageront sur les ailes des vents.

Je vois frémir la masse entière,
L’air s’enfle en bulles ; cependant
Des sels de l’alkali mordant,
Laissez se nourrir la matière.

Il faut que du bouillant canal
L’impure écume s’évapore,
Afin que la voix du métal
Retentisse pleine et sonore.

La Cloche annonce au jour, avec des chants joyeux,
L’enfant dont le sommeil enveloppe les yeux.
Qu’il repose !… Pour lui, tristes ou fortunées,
Dans l’avenir aussi dorment les destinées.
Mais sa mère, épiant un sourire adoré,
Veille amoureusement sur son matin doré.
Hélas ! le temps s’envole et les ans se succèdent.
Déjà l’adolescent, que mille vœux possèdent,
Tressaille, et de ses sœurs quittant les chastes jeux,
S’élance, impatient, vers un monde orageux.
Pélerin engagé dans ses trompeuses voies,
Qu’il a connu bientôt le néant de ses joies !
Il revient, étranger, au hameau paternel,
Et devant ses regards, comme un ange du ciel,
Apparaît, dans la fleur de sa grâce innocente,
Les yeux demi-baissés, la vierge rougissante.

Alors un trouble ardent, qu’il ne s’explique pas,
S’empare du jeune homme. Il égare ses pas,
Cherche les bois déserts et les lointains rivages,
Et, de ses compagnons fuyant les rangs sauvages,
Aux traces de la vierge il s’attache, et rêveur,
Adore d’un salut la douteuse faveur.
Des aveux qu’il médite il s’enivre lui-même ;
Aux nuages, aux vents, il dit cent fois qu’il aime ;
Sa main aux prés fleuris demande, chaque jour,
Ce qu’ils ont de plus beau, pour parer son amour ;
Son cœur s’ouvre au désir, et ses rêves complices
Du ciel anticipé connaissent les délices.
Hélas ! dans sa fraîcheur, que n’est-elle toujours,
Cette jeune saison des premières amours !!

Comme les grands tubes brunissent !
Qu’un rameau, dans la masse admis,
Plonge… Quand ses bords se vernissent,
On peut fondre. Courage, amis !
Tentons cette épreuve infaillible,
Par qui doit être révélé

Si le métal dur au flexible
S’est heureusement accouplé.

Car, où l’on voit la force à la douceur unie,
De ce contraste heureux naît la pure harmonie.
C’est ainsi qu’enchaîné par un attrait vainqueur,
Le cœur éprouvera s’il a trouvé le cœur.
L’illusion est courte, et sa fuite est suivie
D’un amer repentir aussi long que la vie.
Voici, des fleurs au sein, des fleurs dans ses cheveux,
La vierge, pâle encor de ses premiers aveux ;
Sur son front couronné, sur sa pudique joue,
Le voile de l’épouse avec amour se joue,
Quand la cloche sonore, en longs balancemens,
À l’éclat de la fête invite les amans :
La fête la plus belle et la plus fortunée,
Hélas ! est du printemps la dernière journée ;
Car avec la ceinture et le voile, en un jour,
La belle illusion se déchire, et l’amour
Menace d’expirer quand sa flamme est plus vive.
À l’amour fugitif que l’amitié survive,

Qu’à la fleur qui n’est plus succède un fruit plus doux.
Déjà, la vie hostile appelle au loin l’époux ;
Il faut qu’il veille, agisse, ose, entreprenne, achève,
Pour atteindre au bonheur, insaisissable rêve.
D’abord il marche, aidé de la faveur des cieux :
L’abondance envahit ses greniers spacieux ;
À ses nombreux arpens d’autres arpens encore
S’ajoutent ; sa maison s’étend et se décore ;
La mère de famille y règne sagement ;
Du groupe des garçons gourmande l’enjouement ;
Instruit la jeune fille, aux mains laborieuses ;
Vouée aux soins prudens des heures sérieuses,
Des rameaux du verger elle détache et rend
Tout le linge de neige à son coffre odorant ;
Y joint la pomme d’or que janvier verra mûre ;
Tourne le fil autour du rouet qui murmure,
Partage aux travailleurs la laine des troupeaux,
Les surveille et comme eux ignore le repos.
Du haut de sa demeure, au jour naissant, le père
Contemple, en souriant, sa fortune prospère,
Ses murs dont l’épaisseur affronte les saisons,
Et ses greniers comblés des dernières moissons,

Tandis que du printemps les haleines fécondes
De ses jeunes épis bercent déjà les ondes.
D’une bouche orgueilleuse il se vante : « Aussi forts
Que ces rocs où du temps s’épuisent les efforts,
Pèsent les bâtimens que mon or édifie ;
Vienne l’adversité, leur splendeur la défie ! »
— Malheureux ! qui peut faire un pacte avec le sort !
Le ciel rit, un point noir paraît, la foudre en sort.

Bien. Le rameau fait son épreuve.
Commençons la fonte… Un moment !
Avant de déchaîner le fleuve,
Avez-vous prié saintement ?
À présent, allons ! qu’on se range ;
Ouvrez les canaux. — (Ah ! que Dieu
Nous aide !) — Voyez le mélange
Accourir en vagues de feu.

Il est de l’univers la plus pure merveille
Le feu, quand l’homme, en paix, le dompte et le surveille,

Et c’est par son secours que l’homme est souverain.
Mais qu’il devient fatal lorsque, seule et sans frein,
Sa force, enveloppant les vieux pins, les grands chênes,
Vole comme un esclave affranchi de ses chaînes.
Malheur, lorsque la flamme, au gré des Aquilons,
À travers les cités roule ses tourbillons !
Car tous les élémens ont une antique haine
Pour les créations de la puissance humaine.
Entendez-vous des tours bourdonner le beffroi ?
À la rougeur du ciel, le peuple avec effroi
S’interroge ; — au milieu des noirs flots de fumée,
S’élève, en tournoyant, la colonne enflammée.
L’incendie, étendant sa rapide vigueur,
Du front des bâtimens sillonne la longueur ;
L’air s’embrase, pareil aux gueules des fournaises ;
La lourde poutre craque et se dissout en braises ;
Les portes, les balcons s’écroulent… Plus d’abris ;
Les enfans sont en pleurs sur les seuils en débris.
Les mères, le sein nud, comme de pâles ombres,
Courent ; les animaux hurlent sous les décombres ;
Tout meurt, tombe ou s’enfuit par de brûlans chemins.
Le sceau vole, emporté par la chaîne des mains ;

Ce fils, qui va tenter l’effrayante escalade,
Sauvera-t-il du moins son vieux père malade ?…
L’orage impétueux accourt de l’Occident,
La flamme s’en irrite et l’accueille, en grondant.
Sur la moisson séchée elle tombe et serpente,
Se redresse, et des toits soulève la charpente,
Comme un affreux géant qui veut toucher les cieux.
L’homme, sous les destins fléchit, silencieux.
Ses œuvres ont péri. Partout la flamme est reine.
Les murs brûlés, debout restent seuls, sombre arène,
Où des froids ouragans s’engouffre la fureur ;
La nue, en voyageant, y regarde, et l’horreur,
Dans leurs concavités, profondément séjourne.
Une dernière fois, l’homme, en priant, se tourne
Vers sa fortune éteinte, et bientôt plus serein,
Prend avec le bâton les vœux du pélerin.
Tout ce qui fut son bien n’est plus qu’un peu de cendre,
Mais un rayon de joie en son deuil vient descendre,
Voyez : il a compté les têtes qu’il chérit,
Pas une ne lui manque, et triste, il leur sourit.


Le métal que la terre enferme
A comblé le moule. Ah ! du moins,
L’œuvre arrivé pur à son terme
Paîra-t-il notre art et nos soins ?
Mais si l’enveloppe fragile
Rompait sous le bronze enflammé !…
Peut-être, dans la sombre argile,
Le mal est déjà consommé !

Nous confions au sein de la terre profonde
L’ouvrage de nos mains ; dans son ombre féconde,
Le prudent laboureur laisse tomber encor
L’humble grain, en espoir riche et flottant trésor.
Vêtus de deuil, hélas ! nous venons à la terre,
D’un germe plus sacré déposer le mystère,
Pleins de l’espoir qu’un jour, du cercueil redouté,
Ce dépôt fleurira pour l’immortalité. —
Des hauts sommets du dôme, aux épaisses ténèbres,
La Cloche a du tombeau tinté les chants funèbres.
Écoutez ! Ses concerts, d’un accent inhumain,
Suivent un voyageur sur son dernier chemin.

C’est la mère chérie, hélas ! la tendre épouse
Que vient du roi des morts l’avidité jalouse,
Séparer des enfans, de l’époux expirant :
L’époux les reçut d’elle ; et tous, l’un déjà grand,
L’autre dans ses bras, l’autre encore à sa mamelle,
Ils souriaient… Alors, rien n’était beau comme elle !
C’en est fait. Elle dort sous le triste gazon,
Celle qui fut long-temps l’âme de la maison.
Déjà manquent tes soins, ô douce ménagère !
Et demain, sans amour, va régner l’étrangère…

Laissons froidir la Cloche ; et vous,
Comme l’oiseau sous la feuillée,
Libres et joyeux, courez tous ;
Voici l’heure de la veillée !
Le compagnon vole au plaisir,
Dans les cieux, en paix, il voit naître
Et briller les astres ; le maître
Doit se tourmenter sans loisir.


Sous la forêt, où glisse une pâle lumière,
Ô voyageur, hâtez vos pas vers la chaumière ;
L’Angelus des hameaux retentit dans les airs.
Le filet alongé pend sur les flots déserts.
L’agneau, devant les chiens, vers le bercail se sauve,
Le troupeau des grands bœufs, au front large, au poil fauve,
S’arrache, en mugissant, aux délices des prés ;
Il s’avance, couvert de festons diaprés,
Le lourd char des moissons, criant sous l’abondance,
Et les gais moissonneurs s’échappent vers la danse.
Cependant tous les bruits meurent dans la cité ;
Près de l’ardent foyer, par l’aïeul excité,
S’arrondit la famille, et quelque vieille histoire
Enchante, en l’effrayant, l’immobile auditoire.
La porte des remparts se ferme pesamment.
Sous son aile, l’oiseau courbe son front dormant.
La nuit, qui des méchans éveille le cortége,
Du citoyen que l’ordre et que la loi protége,
N’épouvante jamais le sommeil innocent.
Ordre sacré, tes nœuds, joug aimable et puissant,
Resserrent les anneaux de l’égalité sainte ;
Tu traças des cités et tu défends l’enceinte,

Ta noble voix, du fond de ses antres lointains,
Appela le sauvage à de meilleurs destins ;
Sous le toit des mortels, dans leur premier ménage,
Tu pénétras, timide ; et plus fort, d’âge en âge,
Soumis au frein des mœurs leurs rebelles penchans.
C’est toi qui présidas aux limites des champs,
Toi, qui créas enfin cette autre idolâtrie,
Le plus saint des amours, l’amour de la patrie !
À son nom, mille bras, d’un mutuel secours,
S’animent ; au milieu de cet heureux concours,
Sur tous les points rivaux les forces dispersées,
Tendent au bien commun, librement exercées ;
Chacun, heureux et fier du poste qu’il a pris,
Des grands, au cœur oisif, brave les vains mépris.
Le plus noble ornement du citoyen qui pense,
C’est le travail ; son œuvre en est la récompense.
Si les rois de splendeur marchent environnés,
De nos créations nous brillons couronnés ;
Ils sont, par le hasard ; et nous par le génie.
Paix gracieuse, douce et divine harmonie,
Que nos bras fraternels enchaînent vos attraits !
Qu’il ne se lève plus le jour où j’entendrais

Des hordes d’étrangers, turbulente mêlée,
Parcourir, en vainqueurs, ma tranquille vallée ;
Où l’horizon du soir, rouge de pourpre et d’or,
Des chaumes embrâsés resplendirait encor !

Maintenant, brisez l’édifice ;
Pour que notre œil soit récréé,
Que notre cœur se réjouisse
De l’œuvre par nos mains créé.
Que le marteau pesant résonne,
Jusqu’au moment où, des débris
De l’enceinte qui l’emprisonne,
Naîtra la Cloche, au jour surpris.

C’est le maître prudent qui doit rompre le moule ;
Mais, lorsqu’en flots brûlans, l’airain s’échappe et roule,
Quand sa puissance même a rejeté ses fers,
Il mugit, et semblable aux laves des enfers,
De sa captivité court punir ses rivages.
Tel, le flot populaire étend ses longs ravages.

Ah ! malheur, lorsqu’au sein des états menacés,
Des germes factieux fermentent amassés,
Et que le peuple enfin, las de sa longue enfance,
S’empare horriblement de sa propre défense !
Aux cordes de la Cloche, alors, en rugissant,
Se suspend la révolte, aux bras ivres de sang.
L’airain, qu’au Dieu de paix la piété consacre,
Sonne un affreux signal de guerre et de massacre ;
Un cri de toutes parts s’élève : Égalité !
Liberté !… chacun s’arme ou fuit épouvanté.
La ville se remplit ; hurlant des chants infâmes,
Des troupes d’assassins la parcourent ; les femmes
Avec les dents du tigre insultent, sans pitié,
Le cœur de l’ennemi déjà mort à moitié,
Et du rire d’un monstre avec l’horreur se jouent.
De l’austère pudeur les liens se dénouent ;
L’homme de bien fait place à la rébellion.
Certe, il est dangereux d’éveiller le lion,
La serre du vautour est sanglante et terrible ;
Mais l’homme, en son délire, est cent fois plus horrible.
Oh ! ne prodiguons point, par un jeu criminel,
Les célestes clartés à l’Aveugle éternel ;

Leur flambeau l’aide au mal, et d’une main hardie
Au lieu de la lumière, il répand l’incendie !

Dieu ne veut plus nous éprouver !
Voyez, du sol qui l’environne,
Lisse et brillante, la couronne
En étoile d’or s’élever ;
Déjà le ceintre métallique
En mille reflets joue à l’œil ;
Déjà l’écusson symbolique
Du sculpteur satisfait l’orgueil.

Que le chœur de la danse, à pas joyeux s’approche ;
Venez tous, et donnons le baptême à la Cloche…
Cherchons-lui quelque nom propice et gracieux.
Qu’elle veille sur nous en s’approchant des cieux.
Balancée au-dessus de la verte campagne
Que sa bruyante joie, ou sa plainte accompagne
Les scènes de la vie en leurs jeux inconstans.
Qu’elle soit dans les airs comme une voix du temps !

Que le temps mesuré dans sa haute demeure,
De son aile, en fuyant, la touche, heure par heure.
Aux voluptés du crime apportant le remord,
Qu’elle enseigne aux humains qu’ils sont nés pour la mort,
Et que tout ici-bas s’évanouit et passe,
Comme sa voix qui roule et s’éteint dans l’espace !

Que les cables nerveux, de son lit souterrain,
Arrachent lentement la Cloche, aux flancs d’airain.
Oh ! qu’elle monte en reine à la voûte immortelle !
Elle monte, elle plane, amis, et puisse-t-elle,
Dissipant dans nos cieux les nuages épais,
De son premier accent nous annoncer la Paix !