Études historiques et politiques sur l’Allemagne/3

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ÉTUDES HISTORIQUES
ET POLITIQUES
SUR L’ALLEMAGNE.[1]


I. – congrès de vienne. — l’acte fédéral.

La constitution actuelle de l’Allemagne étant l’ouvrage du congrès de Vienne, on ne peut en donner une idée exacte si l’on n’a étudié avec soin ce qui fut fait dans cette assemblée, et si l’on ne s’est bien rendu compte des vues qui présidèrent à ses délibérations et des intérêts qui y furent débattus. La tâche du congrès était immense ; il ne s’agissait de rien moins que de reconstruire l’édifice politique européen avec les vastes décombres dont la chute de Napoléon avait couvert le sol ; et cette œuvre, si difficile par elle-même, il fallait en quelque sorte l’improviser, car les évènemens avaient marché si vite, que tout le monde se trouvait pris au dépourvu. Quelques mois avaient suffi pour changer entièrement la face de l’Europe, et ce n’était pas pendant une guerre si vive, si courte, et dont l’issue était restée incertaine jusqu’au dernier moment, qu’on avait pu mûrir des projets et arrêter des résolutions pour l’avenir. La restauration des Bourbons, première conséquence du triomphe des coalisés, n’avait pas été la suite d’un plan formé à l’avance, mais le résultat inattendu de circonstances fortuites qui avaient délivré les puissances du plus grand embarras de leur victoire, la nécessité de régler le sort de la France. Ce premier problème étant résolu, il restait à disposer de la Belgique, de la Pologne, de l’Italie, des provinces rhénanes, d’une partie de l’Allemagne centrale et septentrionale, et à reconstituer le corps germanique. Or, dans ce remaniement général de l’Europe, on était dominé par une idée fixe, celle de créer contre la France une grande force d’agression et de défense, comme si la liberté du monde n’eût jamais dû être menacée que de ce côté. Ce fut dans ce but qu’on créa le royaume des Pays-Bas avec son rempart de forteresses, qu’on établit la Prusse sur la rive gauche du Rhin, qu’on fit à l’Autriche une si énorme part en Italie, qu’on livra la Pologne à la Russie, et qu’on abandonna à l’Angleterre tant d’importantes positions destinées à assurer plus solidement son omnipotence maritime et son monopole commercial. La France, réduite aux limites qu’elle avait eues sous ses derniers rois, paraissait encore trop dangereuse pour qu’on ne dût pas fortifier, par de notables accroissemens de territoire, toutes les puissances rivales : c’est ce qu’on appela rétablir l’équilibre européen. Tout ce qui assurait ce soi-disant équilibre fut jugé suffisamment juste et légitime ; on lui immola les droits anciens, les souvenirs historiques, les convenances morales, les intérêts religieux des populations ; on ne respecta à quelques égards qu’un certain droit monarchique, pour lequel M. de Talleyrand créa le mot de légitimité. Ainsi les pays qui avaient été gouvernés par des dynasties héréditaires furent en général restitués à leurs anciens possesseurs. Quant à ceux qui n’avaient pas eu cet avantage, comme Venise, Gênes, la Pologne, les états sécularisés et médiatisés de l’Allemagne, ils furent considérés comme vacans et disponibles, et on se crut autorisé à les distribuer selon le bon plaisir et les convenances des hautes parties contractantes. C’est ainsi que la destruction de la vieille Europe, opérée par Napoléon, fut ratifiée et légalisée par ses vainqueurs. Comme le dit fort bien Gœrres, « ils se mirent en son lieu et place, et, après avoir proscrit le grand spoliateur de la société européenne, ils jugèrent de bonne prise ce qu’il s’était approprié[2]. » Sans doute, les difficultés étaient grandes, on avait les mains liées par des engagemens pris d’avance ; certains arrangemens peu conformes aux règles ordinaires de la justice et du droit étaient considérés comme indispensables pour assurer le repos de l’Europe ; enfin bien d’autres obstacles de toute espèce se mettaient à la traverse des meilleures intentions. Quoi qu’il en soit, ces obstacles ne furent pas surmontés ; aussi les efforts du congrès de Vienne n’ont-ils abouti qu’à une œuvre de circonstance, œuvre incomplète, confuse, incapable de durée, parce qu’on y a tenu plus de compte des exigences du moment que de ces nécessités de tous les temps qui ont leur source dans la nature même des choses ; ce qui a conduit la plupart du temps à combiner violemment des élémens hétérogènes et des principes contradictoires.

Les seuls actes du congrès de Vienne dont nous ayons à nous occuper sont ceux qui eurent l’Allemagne pour objet. Il y avait deux questions principales à résoudre : la répartition de ce qu’on appelait les territoires vacans, et la constitution intérieure du pays, qui, aux termes du traité de Paris, devait former une fédération d’états indépendans. L’une et l’autre présentèrent, dès l’abord, des difficultés qui semblaient insurmontables. La première question, celle de la répartition des territoires, se trouvait intimement liée à la question polonaise. L’empereur Alexandre avait à cette époque, on n’en peut pas douter, des intentions réparatrices et désintéressées. Il voulait rétablir un royaume de Pologne qui eût été donné à son frère le grand-duc Constantin ou à son parent le duc d’Oldenbourg. Ce royaume aurait été formé du grand-duché de Varsovie, créé par Napoléon en faveur du roi de Saxe, et où se trouvait comprise la partie de la Pologne prussienne enlevée à Frédéric-Guillaume III par la paix de Tilsitt. Or, la Russie ayant garanti à la Prusse, par le traité de Kalitz, la restitution de ses provinces polonaises, cette dernière puissance ne voulait y renoncer que moyennant une compensation ; elle demandait en échange la Saxe, que ses troupes occupaient, qui était considérée comme pays conquis à cause de la fidélité de son roi à Napoléon, et qui donnait en Allemagne à la monarchie prussienne un accroissement tout à sa convenance. Les avantages européens de cette combinaison étaient évidens : elle réparait le plus grand crime politique du siècle précédent, élevait la plus sûre de toutes les barrières entre l’Allemagne et la Russie, et arrondissait la Prusse au lieu de l’éparpiller sur une immense étendue ; enfin la France s’y trouvait intéressée par l’espoir de n’avoir pour voisins sur le Rhin que des états de second ordre, ce qui devait prévenir un contact irritant et dangereux. Ce fut pourtant M. de Talleyrand, représentant de la France, qui, poussé par des motifs que l’histoire n’a pas encore bien éclaircis, fit la première et la plus vive opposition à cet arrangement. Il plaida la cause de la légitimité du roi de Saxe avec une chaleur presque ridicule dans une telle bouche, dénia au congrès le droit de déposséder une dynastie et de confisquer un royaume, refusa de reconnaître que la souveraineté pût se perdre ou s’acquérir par le seul fait de la conquête, et alla jusqu’à chercher des argumens dans le parti que pourrait un jour tirer la France de la nouvelle situation où l’on voulait placer les membres du corps germanique[3]. L’Autriche, à laquelle les souvenirs de la guerre de sept ans faisaient redouter de voir la Prusse établie sur les frontières de la Bohême, et qui sentait d’un autre côté qu’avec le voisinage d’une Pologne indépendante, il lui serait difficile de garder long-temps la Galicie, prit aussi fait et cause pour le roi de Saxe. On entraîna l’Angleterre, qui n’avait aucun intérêt direct dans la question, mais qui peut-être se rendit aux argumens de M. de Talleyrand sur le danger d’ouvrir une porte trop large à l’influence française sur le continent. Les dissentimens allèrent si loin sur cette question, qu’ils donnèrent lieu de part et d’autre à des démonstrations hostiles, et qu’on fut au moment de prendre les armes. Une triple alliance fut conclue le 6 janvier 1815 entre la France, l’Angleterre et l’Autriche, pendant que d’un autre côté le grand-duc Constantin invitait les Polonais à se réunir pour la défense de leur existence politique, et que le comte de Nesselrode déclarait au congrès, au nom de l’empereur, que huit millions d’hommes s’armaient pour reconquérir leur indépendance. Voilà où en étaient venues, au commencement de 1815, les négociations relatives à la double question saxonne et polonaise. On ne s’entendait guère mieux sur les autres arrangemens territoriaux à faire en Allemagne, non plus que sur l’établissement de la constitution germanique. Le principe avait été posé d’une manière vague et générale par l’article du traité de Paris où il était dit : « Les états de l’Allemagne seront indépendans et unis par un lien fédéral. » Restait à savoir de quelle nature serait ce lien, jusqu’où irait cette indépendance, et de quelle manière les deux choses se concilieraient. Les cinq principales puissances allemandes, l’Autriche, la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg et le Hanovre, qui de sa propre autorité avait changé le bonnet électoral en couronne royale[4], se réunirent pour délibérer sur cette importante et difficile question. Les autres états, dont les souverains ne portaient pas le titre de roi, ne furent pas admis à ce conseil, à leur grand mécontentement, et formèrent avec les villes libres une seconde assemblée des actes de laquelle on ne paraissait pas vouloir tenir beaucoup de compte. Plusieurs projets furent successivement présentés dans le comité des cinq cours. Malgré le vœu d’une partie des populations et de quelques princes du second ordre, l’idée de rétablir la dignité impériale fut abandonnée dès le principe. La maison d’Autriche, pour laquelle cette dignité n’avait été dans les derniers temps qu’un fardeau et un obstacle, n’était pas disposée à la reprendre à des conditions plus défavorables encore que celles que présentait la constitution de l’ancien empire ; or, elle savait bien qu’il n’était pas possible d’en obtenir d’autres avec des électeurs, devenus rois, qui, aux termes des traités, réclamaient l’indépendance absolue et la plénitude de la souveraineté. Cette indépendance et cette souveraineté n’étaient guère compatibles avec la notion même d’état fédératif qui implique de la part de chaque membre l’abandon d’une portion de ses droits au profit de la communauté ; mais les princes du second ordre surtout ne voulaient pas entendre parler de concessions sur cet article. On proclamait à haute voix la nécessité d’un lien étroit entre les membres du corps germanique, mais on ne consentait à rien de ce qui eût été nécessaire pour resserrer ce lien. L’Autriche et la Prusse voulaient un système qui plaçât la confédération sous leur influence égale[5], et qui leur donnât, tant qu’elles resteraient unies, la direction générale des affaires de l’Allemagne. Ce fut là la base des premiers projets où le conseil fédéral suprême était toujours composé de manière à ce que les deux grandes puissances y eussent la majorité absolue des voix. Ce plan échoua contre l’opposition des états secondaires, qui pensaient avec quelque raison que la seule force des choses donnerait toujours à l’Autriche et à la Prusse une assez grande prépondérance pour qu’il ne fût pas nécessaire de la leur assurer par un article de la constitution : des mois se passèrent sans qu’on pût s’entendre à ce sujet.

Un autre point non moins difficile à régler était la position particulière des sujets de la confédération, tant vis-à-vis des souverains particuliers que vis-à-vis de l’autorité fédérale. Pour exciter la nation à se soulever contre Napoléon, on avait fait retentir le mot de liberté à ses oreilles, et les proclamations des puissances contenaient à cet égard les promesses les plus solennelles : ces promesses, on avait l’intention de les tenir, mais il s’agissait de savoir comment et dans quelle mesure. On tombait assez généralement d’accord que des constitutions d’états territoriaux devaient être rétablies ou introduites dans les divers pays de l’Allemagne ; seulement il restait à décider si ces constitutions seraient prescrites par l’acte fédéral, si on conserverait les vieilles formes ou si on en introduirait de nouvelles, enfin si l’on établirait un minimum de droits politiques que tout souverain serait tenu d’accorder à ses sujets : ces divers points donnaient lieu à de graves dissentimens. L’Autriche, malgré ses traditions et les difficultés particulières de sa situation, paraissait disposée à plus de concessions qu’on n’aurait eu le droit d’en attendre de sa part. Quant à la Prusse, elle se prononçait hautement à cette époque en faveur des idées libérales. Les réformes opérées dans sa législation et son administration, par les ministres Stein et Hardenberg, lui rendaient plus facile peut-être qu’à aucun des autres états allemands l’établissement d’une constitution représentative[6] ; puis l’impulsion qu’elle avait donnée au mouvement de 1813, et la place qu’elle avait conquise dans les sympathies de l’Allemagne, lui faisaient croire qu’elle pourrait tenter avec succès cette expérience. Elle espérait augmenter encore par là son immense popularité et rallier exclusivement à elle la portion la plus active et la plus éclairée de la nation[7]. Le Hanovre, de son côté, agissait dans le sens des idées anglaises : il demandait qu’on assurât aux états de chaque pays le droit de concourir librement à l’assiette des contributions, de participer à la confection des lois nouvelles, de surveiller l’emploi des impôts consentis et de demander la punition des fonctionnaires publics coupables de malversation. La note présentée le 21 octobre par le plénipotentiaire hanovrien contenait à cet égard des considérations remarquables : « Le gouvernement représentatif, disait-elle, a été de droit commun en Allemagne depuis les temps les plus reculés. Dans beaucoup d’états, ses principales dispositions reposaient sur des traités entre le souverain et ses sujets, et même, dans les pays où les constitutions d’états ne furent pas conservées, les sujets avaient certains droits importans que les lois de l’empire reconnaissaient et protégeaient… Il n’y a pas d’idée de despotisme impliqué, dans l’idée de la souveraineté. Le roi de la Grande-Bretagne est incontestablement aussi souverain qu’aucun autre prince en Europe, et les libertés de son peuple fortifient son trône au lieu de le miner. » La Bavière et le Wurtemberg, au contraire, repoussaient toute proposition de ce genre, comme ne pouvant se concilier avec la plénitude de souveraineté qui leur avait été conférée par le traité de Presbourg et l’acte de la confédération du Rhin, et que les traités particuliers de 1813 leur avaient garantie. Le plénipotentiaire bavarois déclara que son souverain ne consentirait jamais à ce que ses sujets pussent avoir recours contre lui au conseil fédéral. L’envoyé de Wurtemberg déclara également qu’il avait pour instructions de n’accéder à aucune disposition qui pût restreindre les prérogatives des princes dans l’intérieur de leurs états : l’acte fédéral, selon lui, ne devait pas faire mention des droits des individus à l’égard de leurs souverains. Le plénipotentiaire hanovrien répondit que le prince régent ne pouvait pas admettre que les changemens qui avaient eu lieu en Allemagne eussent donné aux princes des droits de souveraineté despotique sur leurs sujets, ni que le renversement de la constitution germanique eût pu légitimer celui de la constitution particulière des divers états, encore moins que les conventions conclues par les princes allemands avec Bonaparte, ou les traités faits plus tard avec les puissances alliées, eussent pu leur conférer des droits sur leurs sujets qu’ils n’auraient pas légitimement possédés antérieurement. Avec des dissidences aussi tranchées, il n’était pas aisé d’arriver à un résultat : aussi fut-on bientôt obligé de suspendre les délibérations. Le 16 novembre 1814, le roi de Wurtemberg fit déclarer par son plénipotentiaire qu’on ne pouvait prendre un parti définitif tant qu’on ne connaîtrait pas avec précision l’état des possessions de chaque prince, et que l’intérêt de sa monarchie et de sa maison ne lui permettait pas de contracter des obligations sur un point particulier avant qu’on lui eût communiqué le plan général de l’ensemble et les développemens qui manquaient encore. À dater de ce moment, le comité des cinq puissances cessa de s’assembler, et on ne s’occupa plus officiellement de l’organisation de l’Allemagne. Seulement les ministres des princes du second ordre et des villes libres continuèrent leurs délibérations, quoique n’ayant pas qualité pour rien décider, et demandèrent sans succès la réunion de tous les états allemands.

Il est difficile d’imaginer comment tant de divisions auraient pu cesser et tant de divergences se mettre d’accord, si la nouvelle du débarquement de Bonaparte en France, et bientôt après celle de son Installation aux Tuileries, n’étaient venues tomber comme un coup de foudre au milieu des négociations du congrès et mettre un terme aux lenteurs et aux incertitudes. On eût dit que l’Europe était incapable de rien conclure sans l’intervention de son ancien dominateur. Devant le danger commun, les dissentimens s’effacèrent et les alliances se renouèrent. Chacun fit quelques concessions au moyen desquelles on put régler sommairement les questions territoriales, et on se prépara en toute hâte à une lutte où il fallait être victorieux pour que les décisions qu’on venait de prendre, eussent quelque valeur. La question de la constitution de l’Allemagne fut résolue sous l’empire des mêmes nécessités. La Prusse, et l’Autriche se concertèrent pour présenter un projet qui pût servir immédiatement de base aux délibérations ; des conférences commencèrent le 23 mai, et le 8 juin l’acte fondamental de la confédération germanique était signé. Quelques-unes des parties contractantes, notamment la Prusse et le Hanovre, déclarèrent qu’elles ne donnaient leur signature que parce qu’il valait mieux avoir une confédération imparfaite, que de n’en pas avoir du tout ; elles exprimèrent l’espoir que la diète germanique constituée par l’acte fédéral en corrigerait les défectuosités et en remplirait les lacunes. Le Wurtemberg ne prit point part aux délibérations et n’accéda à la confédération que le 1er septembre.

On sait assez comment fut résolue la question polonaise. L’espoir qu’avaient fait naître les bonnes intentions de l’empereur Alexandre s’évanouit, et la Pologne fut partagée de nouveau entre les trois complices du partage primitif. Le roi de Saxe garda son titre, sa capitale et à peu près la moitié de ses états. Le reste fut donné à la Prusse avec de nouveaux territoires en Westphalie et la plus grande partie des pays situés sur la rive gauche du Rhin. Ces acquisitions, jointes à celles du traité de Lunéville, dans lesquelles la Prusse rentrait de plein droit, formaient un état nouveau, une fois plus peuplé et plus riche que ne l’avait été la monarchie du grand Frédéric. L’Autriche ne reprit en Allemagne que le Tyrol et Salzbourg ; toute son ambition sembla se porter vers l’Italie, où elle se fit donner, sous le nom de royaume lombardo-vénitien, toute la partie de ce beau pays comprise entre le Tesin, le Pô, la mer Adriatique et les Alpes. Les territoires allemands disponibles qui n’avaient pas été adjugés à la Prusse servirent à indemniser la Bavière de la perte du Tyrol et de Salzbourg, et à donner à quelques autres états des limites à leur convenance. Les anciens membres de la confédération du Rhin conservèrent les avantages que leur avait faits Napoléon, à l’exception du prince primat qui avait renoncé antérieurement à son grand-duché de Francfort, du grand-duc de Wurzbourg auquel la Toscane fut restituée, et de quelques petits princes punis de la médiatisation à cause de leur fidélité à la France. Les souverains dont la dépouille avait servi à former le royaume de Westphalie, s’étaient remis en possession pendant le cours de la guerre ; quelques-uns d’entre eux reçurent un accroissement de territoire, notamment le roi de Hanovre. Les ducs d’Oldenbourg, de Mecklenbourg et de Saxe-Weimar reçurent le titre de grands-ducs. On fit aussi un grand-duché de la province de Luxembourg, laquelle, bien qu’annexée au royaume des Pays-Bas, dut faire partie de la confédération germanique. Quatre villes libres recouvrèrent leur existence politique : ce furent Francfort, destinée à être le siége de la diète, et les trois villes hanséatiques, Brême, Lubeck et Hambourg. La défaite de Napoléon à Waterloo rendit possible la mise à exécution de tous ces arrangemens, et le second traité de Paris enleva encore à la France quelques parcelles du territoire qui lui avait été laissé.

Nous avons vu au milieu de quelles circonstances fut enfanté l’acte constitutif de la confédération germanique ; il faut maintenant examiner cet acte en lui-même et en faire connaître les principales dispositions. « Les princes souverains et les villes libres d’Allemagne, dit l’art. 1er, en comprenant dans cette transaction LL. MM. l’empereur d’Autriche, les rois de Prusse, de Danemark et des Pays-Bas, et nommément l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse pour toutes celles de leurs possessions qui ont anciennement appartenu à l’empire germanique, le roi de Danemark pour le duché de Holstein, et le roi des Pays-Bas pour le grand-duché de Luxembourg, établissent entre eux une confédération perpétuelle qui portera le nom de confédération germanique. » L’art. 2 indique le but de cette confédération, qui est « le maintien de la sûreté extérieure et intérieure de l’Allemagne, de l’indépendance et de l’inviolabilité des états confédérés. » Suivant l’art. 3, « les membres de la confédération comme tels sont égaux en droits ; ils s’obligent tous également à maintenir l’acte qui constitue leur union. » L’égalité entre les confédérés est, comme on voit, posée en principe, et le projet de conférer à l’Autriche et à la Prusse une suprématie légale a échoué contre la résistance des états de second ordre. Sans doute les grandes puissances sauront plus tard se faire la part du lion ; mais elles ne pourront établir leur prépondérance que par la voie diplomatique, et en mettant au service des intérêts communs à tous les princes leur force supérieure et l’ascendant naturel que cette force leur assure.

L’article 4 confia les affaires de la confédération à une diète fédérative dans laquelle tous les membres doivent voter par leurs plénipotentiaires, soit individuellement, soit collectivement, de la manière suivante : Autriche, une voix ; Prusse, une voix ; Bavière, une voix ; Saxe, une voix ; Hanovre, une voix ; Wurtemberg, une voix ; Bade, une voix ; Hesse-Électorale, une voix ; Hesse Darmstadt, une voix ; Danemark, pour le Holstein, une voix ; Pays-Bas, pour Luxembourg, une voix ; maisons grand-ducale et ducales de Saxe, une voix ; Brunswick et Nassau, une voix ; Mecklenbourg-Schwerin et Strelitz, une voix ; Holstein Oldenbourg, Anhalt et Schwarzbourg, une voix ; Hohenzollern, Liechtenstein, Reuss, Schaumbourg-Lippe, Lippe et Waldeck, une voix ; les villes libres de Lubeck, Francfort, Brême et Hambourg, une voix : total, dix-sept voix. Les quatre articles suivans sont relatifs à l’organisation de la diète et à la forme de ses délibérations. C’est l’Autriche qui a la présidence, mais chaque état ayant le droit de faire des propositions qui doivent être mises en délibération dans un temps fixé, cette présidence n’est guère qu’honorifique. La diète a deux manières de délibérer. Habituellement, elle se forme en assemblée ordinaire (engere Rath), avec dix-sept voix réparties comme on l’a vu plus haut ; mais, lorsqu’il s’agit « de lois fondamentales à porter, de changemens à faire dans celles qui existent, de mesures à prendre par rapport à l’acte fédéral lui-même, d’institutions organiques ou d’autres arrangemens d’un intérêt commun à adopter, » la diète doit se former en assemblée plénière ou générale (plenum), auquel cas la distribution des voix est calculée sur l’étendue respective des états ; alors chacun des trente-huit membres vote séparément. L’Autriche et les cinq rois allemands ont chacun quatre voix ; Bade, les deux Hesses, le Danemark pour le Holstein, les Pays-Bas pour le Luxembourg, chacun trois ; Brunswick, Mecklenbourg-Schwerin et Nassau, chacun deux ; les vingt-quatre autres princes et villes libres, chacun une : le total est alors de soixante-neuf voix. C’est l’assemblée ordinaire qui décide si une question sera portée à l’assemblée générale et qui prépare les projets de résolutions qui doivent être portés à celles-ci. Dans la première, les décisions se prennent à la majorité absolue, et en cas de partage la voix du président est prépondérante ; dans la seconde, les deux tiers des voix sont nécessaires pour prendre une résolution. Cette majorité même ne suffit pas, et il faut l’unanimité « quand il s’agit de l’acceptation ou du changement de lois fondamentales, d’institutions organiques, de droits individuels ou d’affaires de religion. » La diète est permanente ; elle peut cependant, lorsque les points soumis à sa délibération se trouvent réglés, s’ajourner à une époque fixe, mais pas au-delà de quatre mois. Les articles 9 et 10 fixent l’ouverture de la diète au 1er septembre 1815. Le premier objet à traiter par elle doit être « la rédaction des lois fondamentales de la confédération et de ses institutions organiques, relativement à ses rapports extérieurs, militaires et intérieurs. » L’article 11 est relatif à l’indépendance et à la sûreté extérieure de la confédération. Les états qui la composent s’engagent à défendre non-seulement l’Allemagne entière, mais chaque état particulier de l’union, s’il est attaqué, et se garantissent mutuellement toutes celles de leurs possessions qui se trouvent comprises dans cette union. Lorsque la guerre est déclarée par la confédération, aucun membre ne peut entamer de négociations particulières avec l’ennemi, ni faire la paix ou un armistice sans le consentement des autres. Les membres de la confédération se réservent pourtant le droit de faire des alliances, mais en s’obligeant à ne contracter aucun engagement qui serait dirigé contre la sûreté de la confédération ou des états qui la composent. Ils s’engagent de même à ne se faire la guerre sous aucun prétexte et à ne point poursuivre leurs différends par la force des armes, mais à les soumettre à la diète qui doit essayer la voie de la médiation. « Si ce moyen ne réussit pas, et qu’une sentence juridique devienne nécessaire, il y sera pourvu par un jugement austrégal (austraegal instanz) bien organisé auquel les parties contendantes se soumettront sans appel. » Il n’y a rien de plus sur la question si importante d’un tribunal fédéral que plusieurs puissances, entre autres la Prusse, avaient déclaré être la pierre angulaire de l’édifice germanique. Cette question est éludée et renvoyée à l’avenir, comme toutes celles sur lesquelles les dissentimens étaient trop prononcés. L’article 13, qui est relatif aux constitutions à établir, est d’un laconisme extraordinaire ; il est ainsi conçu : « Dans tous les états allemands, il y aura une constitution d’états territoriaux (landstaendische Verfassung). » Il n’est dit ni si ces constitutions doivent être établies dans un délai fixé, ni quelles bases communes elles devront avoir, ni dans quels rapports elles se trouveront avec la constitution fédérale. « Qu’aurait-on dit sous le roi Jean en Angleterre, avait observé M. de Gagern lors de la discussion de cet article, si l’on avait décrété : Il y aura une grande charte ou un parlement, sans déterminer ce qu’il y aura dans celle-là ou ce qui sera traité dans celui-ci ? »

L’article 14 est consacré à régler la position des médiatisés. Environ quatre-vingts princes ou comtes avaient été dépouillés par l’établissement de la confédération du Rhin, ou par des actes postérieurs, des droits honorifiques et utiles qui en faisaient autant de petits souverains. Ils avaient espéré avoir, eux aussi, leur restauration, et ils avaient vivement réclamé auprès du congrès le rétablissement de leur souveraineté, leur admission à la diète et une indemnité pour les pertes qu’ils avaient éprouvées. L’Autriche et la Prusse désiraient qu’on leur accordât des voix collégiales ; la Bavière, le Wurtemberg et la Hesse grand-ducale s’y opposèrent, et on convint que cette question aussi serait renvoyée à la diète[8]. L’article 14 énumère les honneurs, les droits et priviléges qu’on juge compatibles avec la souveraineté des princes dont ils sont devenus les sujets. 1o Ils conservent le droit d’égalité de naissance (Ebenburtigkeit)[9]. 2o Les chefs de ces familles sont les premiers membres de l’état auquel ils appartiennent. Ainsi, dans les pays où il y a deux chambres, ils sont membres nés de la première ; eux et leurs familles forment la classe la plus privilégiée particulièrement sous le rapport de l’impôt. 3o Ils continuent de jouir de tous les droits et avantages attachés à leur propriété qui n’appartiennent ni au pouvoir suprême ni aux prérogatives des gouvernemens, tels que ceux établis par leurs anciens contrats de famille, le privilége d’être jugés par des tribunaux spéciaux, l’exercice de la justice civile et criminelle en première et quelquefois en seconde instance, la juridiction forestière, la police locale, la surveillance des églises, des écoles et des fondations pieuses, etc., toutefois en se conformant aux lois du pays qu’ils habitent, à sa constitution militaire, et en restant sous la haute surveillance des gouvernemens. Quelques-uns de ces priviléges sont accordés à l’ancienne chevalerie d’empire (Reichsritterschaft). « Dans les provinces séparées de l’empire par la paix de Lunéville, et qui y ont été réunies de nouveau, ces principes doivent subir dans leur application les restrictions que les circonstances rendent nécessaires. » Ce dernier paragraphe s’applique aux pays qui avaient fait partie de l’empire français et où la suppression de tous les droits seigneuriaux avait changé les fiefs en propriétés libres. Il est évident que, dans ces pays, l’aristocratie ne pouvait pas être rétablie dans ses anciens droits sans un bouleversement général de tous les rapports existans. Elle pouvait l’être jusqu’à un certain point sur la rive droite du Rhin, parce que la plupart des priviléges mentionnés plus haut n’avaient pas cessé d’exister au profit de la noblesse immédiate, spécialement en Bavière où le gouvernement l’avait traitée assez favorablement. Ce fut même en général l’ordonnance bavaroise qu’on prit pour base en réglant les avantages qu’on trouvait juste de faire aux médiatisés, puisque les engagemens contractés, les considérations politiques, la nécessité où l’on croyait être de diminuer autant que possible le nombre des petits états, ne permettaient pas de leur rendre l’existence indépendante dont Napoléon les avait dépouillés. Du reste, quelques priviléges que leur assurât l’acte fédéral, ces avantages étaient bien au-dessous de leurs espérances et de leurs prétentions. Aussi un grand nombre de maisons médiatisées protestèrent-elles le 13 juin contre ces dispositions.

Quelques princes seulement avaient trempé dans la médiatisation, tandis qu’il n’y en avait aucun qui n’eût pris part à la sécularisation, et qui n’en eût largement profité ; de là vint sans doute qu’on fit quelque chose pour l’aristocratie et qu’on ne fit rien pour l’église catholique. On garantit les pensions accordées aux membres de l’ancien clergé par la résolution d’empire du 25 février 1803, mais rien ne fut réglé quant au rétablissement des évêchés, à la dotation de l’église, à l’accomplissement des promesses faites à Ratisbonne lors de la sécularisation, et qui pour la plupart n’avaient pas été tenues. L’église catholique d’Allemagne ne pouvait guère prétendre à ce qu’on lui rendît son ancienne position politique, mais il eût été juste et habile de ne pas l’abandonner aux caprices des princes, de lui assurer une existence convenable et de lui garantir dans l’ordre spirituel au moins une partie de l’indépendance qu’elle avait possédée autrefois en vertu de la constitution de l’empire. D’ailleurs, ce point important n’avait pas été laissé dans l’oubli lors de la discussion de l’acte fédéral, car le projet présenté par la Prusse et l’Autriche contenait un article ainsi conçu : « La religion catholique en Allemagne recevra, sous la garantie de la confédération, une constitution aussi uniforme que possible par laquelle elle ne fera qu’un corps et qui lui assurera les moyens de pourvoir à ses besoins. » Mais cet article fut rejeté à la demande de la Bavière ; et en effet il ne résolvait aucune question, puisqu’il se bornait à promettre une constitution sans déterminer quelles en seraient les bases et sans dire qui aurait qualité pour la décréter. Il valait mieux ne rien dire que de poser des règles aussi vagues et susceptibles de tant d’interprétations diverses ; aussi se borna-t-on, en ce qui concernait la religion, à déclarer que « la différence des communions chrétiennes dans toute l’étendue de la confédération n’apporterait aucune différence dans la jouissance des droits civils et politiques. » L’Autriche et la Prusse auraient désiré que le bénéfice de l’égalité des cultes s’étendît aux juifs, mais l’opposition de quelques états secondaires ne le permit pas, et l’on renvoya à la diète, comme toujours, le soin d’examiner « comment on pourrait améliorer l’état civil de ceux qui professent la religion juive et jusqu’à quel point on pourrait leur accorder la jouissance des droits civils contre l’acceptation de tous les devoirs du citoyen. »

L’article 18 est relatif aux droits individuels assurés à tous les sujets de la confédération ; ces droits sont sans doute fort modestes, et la liste n’en est pas longue. Ce sont : 1o celui d’acquérir et de posséder des immeubles en dehors des limites de l’état qu’ils habitent, sans pour cela être soumis dans un état étranger à plus de charges et de taxes que les sujets de ce pays ; 2o de passer librement d’un état de la confédération dans un autre qui consent évidemment à les recevoir comme sujets ; 3o d’y prendre du service civil et militaire ; 4o de porter leur fortune d’un état dans un autre sans être soumis au droit de détraction ou d’émigration (jus detractus, gabella emigrationis). La liberté de la presse est nommée dans le même article, mais c’est encore une question renvoyée à la diète qui doit s’occuper, lors de sa première réunion, de la rédaction de lois uniformes sur ce point. L’article 19 réserve encore à la diète les délibérations sur les mesures relatives aux rapports commerciaux des différens états entre eux, ainsi qu’à la navigation des fleuves. L’article 20, qui est le dernier, est de pure forme.

Telle est, sauf quelques dispositions transitoires ou de peu d’importance, l’analyse exacte de l’acte qui a constitué la confédération germanique, acte moins remarquable peut-être par ce qu’il dit que par ce qu’il passe sous silence. Aux réflexions sommaires dont nous avons accompagné ces principaux articles, nous ajouterons quelques considérations sur la situation nouvelle où les traités de Vienne ont placé l’Allemagne.

Et d’abord il est bien évident que l’ordre de choses établi par l’acte fédéral de 1815 n’est rien moins qu’une restauration du passé ; c’est une organisation qui n’a rien de commun avec la constitution du saint empire romain ; c’est une tentative faite dans des voies non encore parcourues, afin de satisfaire au double besoin d’unité et d’indépendance réveillé tout récemment chez les peuples germaniques. Il n’y a plus d’empereur, plus d’électeurs, plus de hiérarchie entre les princes, mais seulement une alliance entre des souverains légalement égaux. On a emprunté à l’ancien empire l’idée d’une diète permanente ; mais la composition en est toute changée, puisque ni l’église, ni la noblesse, ni les villes[10], n’y sont plus représentées. L’ancienne diète avait trois colléges indépendans les uns des autres ; ses décisions avaient besoin de la ratification de l’empereur pour acquérir force de loi. La nouvelle forme une assemblée unique et souveraine qui ne reconnaît aucune autorité au-dessus d’elle. Tout est changé également dans la situation des membres du corps germanique : ce n’est plus sur la bulle d’or, ni sur les capitulations électorales qu’ils font reposer leurs prérogatives, c’est sur les décrets d’un conquérant étranger, qui leur a distribué de nouveaux titres, de nouvelles provinces, et qui a substitué à leur autorité, limitée jadis par en haut et par en bas, ce qu’ils se plaisent à nommer la plénitude de la souveraineté. Quelques-uns, dépouillés par Napoléon, rentrent en possession de leurs états ; mais, comme on ne les juge pas de pire condition que les autres, on trouve juste qu’ils se mettent à leur niveau par l’éclat des titres et l’étendue du pouvoir. L’équilibre de l’ancien empire n’est pas moins complètement bouleversé. L’Autriche, avec la dignité impériale, a perdu les points d’appui qu’elle trouvait autrefois dans les souverainetés ecclésiastiques et dans la foule des petits princes. Tournant son ambition d’un autre côté, elle n’aspire plus à d’autre influence en Allemagne qu’à celle que peut lui procurer son union avec la Prusse. Elle abdique par le fait, au profit de son ancienne rivale, une prépondérance dont elle était jadis si jalouse. Tandis qu’elle se retire et se concentre au sud-est pour surveiller et contenir ses possessions slaves et italiennes, la Prusse, devenue, grace à son énorme part dans les dépouilles de l’église, la grande puissance allemande, s’allonge démesurément vers l’ouest, s’asseoit sur le Rhin et sur la Moselle, et prend, pour ainsi dire, à revers l’Allemagne méridionale. Ses forces, il est vrai, sont disséminées sur une immense étendue ; mais cet inconvénient est compensé par l’avantage d’avoir partout des positions au moyen desquelles aucun point de la confédération ne peut plus se soustraire à son action. Avec son empire s’étend et s’agrandit l’influence protestante, désormais sans contre-poids. Le catholicisme, réduit à deux voix dans le conseil suprême de la confédération[11], échange son ancienne prééminence contre une position subalterne, et les catholiques allemands, malgré leur supériorité numérique[12], ne peuvent plus espérer que leurs intérêts soient comptés pour quelque chose dans la direction de la politique nationale.

Quoique le congrès de Vienne ait sanctionné bien des usurpations et consacré bien des injustices, quoiqu’il ait manqué à bien des promesses et trompé bien des espérances, il lui a été beaucoup pardonné par les Allemands, à cause de la satisfaction qu’il s’est efforcé de donner au plus cher de leurs vœux, celui de l’unité et de l’indépendance nationales. C’était la haine de l’oppression étrangère qui avait amené le mouvement de 1813, et qui, pour la première fois depuis bien des siècles, avait réuni dans un sentiment commun tous les enfans de l’Allemagne : les rédacteurs de l’acte fédéral s’en sont souvenus. On le voit aux précautions qu’ils ont prises contre l’étranger, à leurs efforts pour prévenir le retour d’un état de choses pareil à celui qu’avaient amené de longues dissensions intestines. Désormais tous les membres du corps germanique sont solidaires ; quiconque attaque l’un d’eux, a pour adversaire la confédération tout entière. En revanche, ils ne peuvent plus faire séparément la guerre ou la paix, ni mettre leurs intérêts particuliers à part des intérêts communs ; l’ennemi, quel qu’il soit, n’aura désormais affaire qu’à une Allemagne compacte et unie, et le scandale du traité de Bâle ne doit plus pouvoir se renouveler. Tel a été le but de l’article 11 de l’acte fédéral, et quoique tous les dangers ne soient pas prévenus, quoique la position exceptionnelle des puissances qui ont des états hors de la confédération puisse et doive amener des complications très graves, il faut reconnaître pourtant qu’on a fait à peu près tout ce que les circonstances permettaient de faire, et que la position de l’Allemagne actuelle, par rapport à l’étranger, est meilleure que ne l’était celle du saint-empire romain.

L’union future des peuples allemands contre l’ennemi extérieur est donc garantie par l’acte fédéral, autant du moins que des lois et des traités peuvent garantir quelque chose. Une autre satisfaction fut donnée au sentiment de nationalité, en ce que l’Allemagne recouvra ses anciennes limites[13], et en ce que les populations allemandes n’obéirent plus qu’à des princes allemands. Le partage des territoires vacans, fait la plupart du temps au mépris de mille convenances morales dont la violation devait se faire ressentir plus tard, fut d’abord accepté de bonne grace, à la faveur de l’enivrement de patriotisme et de fraternité qu’avait fait naître la délivrance récente. Un prince allemand et donné par les représentans de l’Allemagne paraissait toujours assez légitime. Tous les Allemands n’étaient-ils pas redevenus frères ? N’avaient-ils pas abjuré pour jamais leurs divisions sur les champs de bataille où ils avaient versé leur sang en commun ? Les provinces rhénanes et la Westphalie auraient été mal reçues à cette époque à se plaindre de leur réunion à la Prusse et à regarder les Prussiens comme des étrangers. En les faisant passer sous le sceptre du plus populaire des libérateurs de la patrie, on croyait avoir beaucoup fait pour elles et beaucoup aussi pour l’unité de l’Allemagne, qui paraissait suffisamment assurée par la communauté de race et de langue entre les souverains et les sujets.

Quant à cette unité qui résulte de lois, d’institutions, de garanties communes, c’était le côté faible de la nouvelle constitution, et celle de l’ancien empire, malgré tous ses défauts, était plus satisfaisante sous ce rapport. L’empereur, la diète, les tribunaux d’empire, les cercles avec leurs assemblées, étaient autant de centres auxquels toutes les parties du corps germanique se rattachaient par quelque côté. Or, toutes ces institutions avaient disparu, excepté une, et l’on n’avait rien mis à la place. Nous avons assez dit quels obstacles avaient paralysé toutes les tentatives faites pour arriver à une véritable organisation fédérative. Il avait fallu se borner à constituer en assemblée souveraine un congrès permanent de plénipotentiaires, et renvoyer à cette assemblée toutes les grandes questions de politique intérieure, en lui laissant le soin d’interpréter selon les circonstances les promesses vagues et les principes mal définis consignés dans l’acte fédéral. La plus importante de ces questions ajournées était celle des libertés politiques à accorder à tous les sujets de la confédération. C’était au nom de la liberté, comme au nom de l’unité, que les souverains avaient appelé aux armes la nation allemande ; elle ne séparait pas ces deux idées, et croyait avoir droit à ce double prix de sa victoire. On reconnaissait qu’il y avait danger et injustice à le lui refuser, et de louables efforts avaient été faits à Vienne pour arriver à l’accomplissement des promesses de 1813. Mais les bonnes intentions des uns avaient été paralysées par le mauvais vouloir des autres, et de l’impossibilité de se mettre d’accord était résulté l’article 13 de l’acte fédéral qui, à vrai dire, laissait la question intacte. Il fallait pourtant en venir tôt ou tard à une solution ; mais comment l’espérer de la diète, où les mêmes intérêts qui avaient lutté à Vienne allaient se retrouver en présence ? Aussi ne vint-elle pas de cette assemblée, et fut-elle le résultat d’une série d’évènemens qui trompèrent toutes les prévisions et intervertirent tous les rôles. Nous entrons ici dans la période la plus importante et la plus décisive de l’histoire de la confédération germanique. Rien n’est peut-être plus propre à faire comprendre l’Allemagne, ses idées, ses opinions et ses passions que le tableau de ces années orageuses qui s’étendent du congrès de Vienne au congrès de Carlsbad. Nous allons essayer de le retracer aussi brièvement et aussi clairement que possible.

II. – situation des partis en allemagne depuis 1815 jusqu’en 1819.
— congrès de carlsbad.

Les nombreuses omissions que nous avons signalées dans l’acte fédéral firent, comme on peut le croire, une pénible impression sur l’opinion publique. La nation allemande, après tant de promesses d’une part et tant d’espérances de l’autre, restait sans garanties contre le pouvoir absolu des princes, sans tribunal fédéral pour protéger les sujets contre l’arbitraire des gouvernemens, sans institutions politiques déterminées. Rien n’était décidé sur la liberté de la presse, sur la liberté individuelle, sur la diminution des armées, sur les rapports commerciaux entre les états confédérés, sur la constitution et la dotation de l’église, sur bien d’autres points non moins importans. Les princes n’avaient rien perdu de l’autorité sans limites qu’ils s’étaient arrogée et qui pour plusieurs d’entre eux n’était fondée que sur des usurpations formelles et sur cet acte de la confédération du Rhin qui avait fondé en Allemagne la domination étrangère. Des plaintes s’élevèrent donc de toutes parts ; la confiance commença à s’altérer et à faire place au mécontentement et à l’inquiétude. Cependant on fondait encore des espérances sur la diète à laquelle de si grands pouvoirs avaient été confiés, et qui était expressément chargée de remplir, dès sa première réunion, plusieurs lacunes importantes du pacte fondamental ; mais ces espérances s’évanouirent bientôt, et il n’en pouvait pas être autrement. La diète, en vertu de l’acte qui la constituait, ne pouvait prendre de résolutions sur les grands objets qu’à l’unanimité ; or, c’était précisément sur les questions les plus essentielles qu’existaient les dissentimens les plus prononcés entre les princes de la confédération. Aussi, la plupart de ces questions, loin d’être résolues, ne furent pas même abordées, et le temps s’écoula en discussions stériles et pédantesques sur des objets secondaires, et ces discussions même n’aboutissaient le plus souvent à aucune conclusion. Le rôle de l’assemblée fédérale fut donc très insignifiant pendant les quatre premières années de son existence, et c’est ailleurs que dans ses protocoles qu’il faut chercher l’histoire de cette période, qui fut pourtant, nous l’avons déjà dit, féconde en évènemens et en résultats.

À défaut d’institutions communes provenant de l’autorité suprême de la confédération, chaque état particulier dut recevoir de son souverain les institutions qu’il plairait à celui-ci de lui donner. De-là résulta naturellement une grande diversité dans la manière d’interpréter les obligations qu’imposait l’article 13 du pacte fondamental. « Dans tous les états de la confédération, disait cet article, il y aura une constitution d’états territoriaux. » Aucun terme n’étant fixé pour l’accomplissement de cette prescription, l’exécution pouvait en être retardée indéfiniment, à moins que la diète n’intervînt, ce qu’elle ne semblait pas disposée à faire. Dans le cas où les princes voudraient prendre l’initiative, les expressions de l’acte fédéral les laissaient dans l’incertitude sur la nature des constitutions qui devraient être établies. Suffisait-il, pour se mettre en règle, de faire revivre les anciennes assemblées d’états territoriaux où paraissaient seulement certaines classes et certaines corporations, ou bien fallait-il admettre le système d’une représentation nationale dans le sens des idées modernes et avec tout son cortége de garanties constitutionnelles, telles que la publicité des débats législatifs, la liberté de la presse, la responsabilité des ministres, etc. ? Comme la diète ne s’expliquait pas non plus sur ce point, l’une ou l’autre de ces deux interprétations devait être adoptée suivant les nécessités et les intérêts de chacun. Ce fut en effet ce qui arriva.

Une séparation tranchée ne tarda pas à s’établir entre l’Allemagne septentrionale et l’Allemagne méridionale, parce que les états du nord se bornèrent en général à conserver ou à rétablir l’ancien ordre de choses, tandis que les états du midi se rattachèrent presque tous aux idées nouvelles et donnèrent des constitutions dont les bases étaient à peu près analogues à celles de la charte française. Cette différence s’explique aisément par la diversité des antécédens et des positions. Dans une partie de l’Allemagne du nord, les grands mouvemens de la période napoléonienne n’avaient amené aucun changement essentiel, et les idées, les habitudes, les lois, y étaient restées à peu près telles qu’à la fin du siècle précédent. Dans l’autre partie, celle dont Bonaparte avait fait, au profit de son frère, le royaume de Westphalie, la domination française avait été trop impopulaire et de trop courte durée pour laisser des traces profondes. Le retour des anciens souverains y avait été accueilli avec un enthousiasme qui ne permettait pas d’être très exigeant à leur égard, et le rétablissement des vieilles institutions pouvait y paraître un complément naturel de la restauration des dynasties légitimes. Il n’en était pas de même du midi de l’Allemagne, qui avait subi à un haut degré l’influence française. D’abord, les pays de la rive gauche du Rhin avaient fait partie de la France pendant vingt ans, le régime féodal y avait complètement disparu, et le code Napoléon y avait implanté des idées et des habitudes démocratiques. Quant aux états de la rive droite, comme le grand-duché de Bade, le Wurtemberg et la Bavière, c’était à la France qu’ils devaient leur agrandissement et la nouvelle importance qu’ils avaient acquise : ils avaient long-temps lié leur fortune à celle de Napoléon, leurs armées s’étaient unies aux siennes pour conquérir le reste de l’Europe, et leurs gouvernemens s’étaient plus ou moins modelés sur le gouvernement impérial. Pour établir l’unité et la régularité despotique de l’administration française dans des pays qui, comme la Souabe et la Franconie, avaient été, au temps du saint empire, presque exclusivement peuplés de seigneuries immédiates et de villes libres, il avait fallu procéder révolutionnairement, c’est à-dire s’attaquer directement à tout ce qui avait ses racines dans le passé. On avait donc beaucoup détruit, beaucoup nivelé, beaucoup bouleversé ; pour diminuer les résistances ou les rendre inefficaces, on avait travaillé sans relâche à décrier dans l’esprit des peuples les vieilles institutions, les vieilles coutumes, les vieilles croyances. On n’avait cessé de lui parler de lumières, d’idées libérales, de progrès, sans trop s’inquiéter si les armes qu’on employait dans l’intérêt momentané du pouvoir, ne seraient pas quelque jour retournées contre lui avec avantage. C’étaient donc les gouvernemens eux-mêmes qui avaient préparé les populations de l’Allemagne du sud à entrer plus tard, comme de plain-pied, dans la carrière des innovations et des expériences politiques. D’un autre côté, ces gouvernemens n’avaient donné qu’une adhésion tardive et forcée au mouvement national de 1813 ; ils ne s’étaient joints à la coalition contre Napoléon qu’au dernier moment, lorsque le déclin rapide de la fortune du conquérant eut donné à penser qu’il y avait moins de risques à courir en cédant à l’entraînement populaire qu’en y résistant. Aussi, malgré la part active qu’ils avaient prise aux dernières luttes, ils étaient restés suspects aux patriotes purs, et on avait peine à leur pardonner leur longue complicité avec l’oppresseur de l’Allemagne. On peut croire que le désir de regagner la popularité par une autre voie fut pour beaucoup dans la facilité avec laquelle ils adoptèrent les théories représentatives, qui, du reste, étaient encore des idées françaises. Il arriva donc que le midi se jeta en masse dans les voies constitutionnelles, tandis que le nord s’en tenait à la monarchie pure, plus ou moins légèrement modifiée.

Ce que nous venons de dire des pays du midi ne s’applique pas à l’Autriche ; malgré ses velléités quasi libérales du congrès de Vienne, elle interpréta l’article 13 de l’acte fédéral de la seule manière qui pût se concilier avec sa crainte habituelle de tout changement et de tout mouvement politique. Elle se contenta donc de maintenir ou de rétablir[14] dans ses possessions allemandes les anciens états provinciaux, assemblées muettes et passives, depuis long-temps réduites à l’inertie la plus complète, et constituées de façon à ne gêner en rien l’action toute-puissante du gouvernement. Ce fut là, comme nous l’avons déjà dit, la marche suivie par les états secondaires du nord de l’Allemagne. Les uns, comme la Hesse électorale et le Holstein, ne tinrent aucun compte de l’article 13 et rétablirent le régime du bon plaisir pur et simple ; les autres, comme la Saxe, le Hanovre, le Mecklenbourg, remirent en vigueur leurs anciennes constitutions féodales, où la noblesse presque seule avait des droits politiques, et où ces droits eux-mêmes, n’étant plus que l’ombre des anciennes libertés du moyen-âge, ne pouvaient être considérés comme un contrepoids sérieux à l’influence de la cour et de l’administration. L’on garda ou l’on reprit paisiblement ses vieilles allures ; l’absolutisme régna sans contrôle, tantôt sage et modéré comme en Hanovre, tantôt absurde et tyrannique comme dans la Hesse électorale, mais partout supporté avec assez de patience par des populations dociles et dévouées à leurs souverains, chez lesquelles le besoin de la vie politique ne s’était pas encore éveillé.

La Prusse était dans une position toute particulière, comme tenant à la fois à l’Allemagne du nord par la plus grande partie de ses possessions, et à l’Allemagne du midi par ses nouvelles acquisitions sur le Rhin. L’esprit qui animait le gouvernement prussien n’avait rien de commun avec l’esprit routinier et stationnaire des états dont nous venons de parler. Au contraire, depuis la paix de Tilsitt jusqu’à la guerre de l’indépendance, il avait travaillé avec une activité extraordinaire à une refonte presque générale de sa législation, et cela avec l’intention positive de donner au pays une représentation nationale. Au congrès de Vienne, il avait mis en avant les maximes les plus libérales ; enfin, le 22 mai 1815, par conséquent avant la signature de l’acte fédéral, le roi avait rendu un édit où il promettait à ses sujets une constitution représentative, et où il convoquait pour le 1er septembre suivant des députés de toutes les parties du royaume, lesquels devaient se réunir avec des commissaires royaux, pour travailler à un projet de constitution. Toutefois, après avoir fait ce pas en avant, on reconnut qu’il serait peu profitable et peut-être dangereux d’appeler à des délibérations communes les mandataires de provinces si différentes par leurs mœurs et leurs antécédens, dont plusieurs étaient nouvellement réunies à la monarchie et montraient déjà quelques dispositions hostiles. De là vint que l’assemblée promise ne fut point convoquée ; plus tard, le gouvernement prussien, de plus en plus effrayé de la fermentation des esprits, recula devant ses engagemens, et, après avoir hésité quelque temps, finit par passer décidément du côté de la réaction absolutiste : nous verrons bientôt comment s’opéra cette réaction et quel en fut le caractère.

Les états secondaires de l’Allemagne du midi furent donc les seuls à appliquer l’article 13 dans le sens le plus conforme aux idées dominantes, et même aux principes qui avaient été soutenus par d’autres qu’eux, il est vrai, dans les délibérations du congrès de Vienne. Il y eut à cet égard un revirement assez singulier. Ainsi la Prusse et le Hanovre, qui, au congrès, avaient réclamé pour toute l’Allemagne des libertés politiques assez étendues, n’en accordèrent aucune à leurs sujets, tandis que les états qui avaient défendu avec le plus d’opiniâtreté les droits absolus des souverains, furent ceux qui, dans la pratique, firent les plus larges concessions aux idées libérales. Comme l’a dit spirituellement le biographe du prince de Hardenberg, « on accomplit littéralement cette parole de l’Évangile, que les derniers seront les premiers et les premiers les derniers[15]. » Nous avons déjà indiqué quelques-unes des raisons qui poussèrent les gouvernemens du midi dans les voies constitutionnelles ; il faut ajouter qu’au congrès de Vienne, leur opposition avait été surtout dirigée contre les prétentions de l’Autriche et de la Prusse au protectorat de la confédération. C’était pour échapper à ce protectorat qu’ils avaient tant tenu à conserver leur indépendance vis-à-vis de l’autorité fédérale, et à ne lui rien accorder qui pût devenir un prétexte pour se mêler de leurs affaires intérieures. La plénitude de leur souveraineté étant une fois assurée de ce côté par les dispositions de l’acte fédéral, ils trouvaient un avantage à sacrifier spontanément, au profit de leurs peuples, une partie de leur autorité, parce qu’en suivant ainsi une marche opposée à celle des deux grandes puissances, ils se donnaient l’opinion publique pour point d’appui contre elles, et se faisaient une place à part dans la confédération. Il serait injuste de prétendre que ce fut là le motif déterminant de leur conduite[16], mais il eut certainement son influence et surtout il dut les empêcher de se laisser entraîner au mouvement de réaction à la tête duquel se placèrent l’Autriche et la Prusse. Sans parler des constitutions de Nassau et de Saxe-Weimar qui remontent l’une à 1815, l’autre à 1816, le roi de Bavière donna sa charte le 26 mai 1818, et le grand-duché de Bade eut la sienne trois mois plus tard (le 22 août). Quant au Wurtemberg, où les sujets avaient joui, jusqu’à l’époque de la confédération du Rhin, de droits politiques très étendus, il donna le spectacle d’une lutte assez remarquable. Le premier projet de constitution présenté par le roi fut repoussé par les états, parce que ceux-ci ne reconnaissaient pas au souverain le droit d’octroi pur et simple, et voulaient qu’on prît pour point de départ leurs anciennes libertés qu’ils ne jugeaient pas prescrites par une interruption de quelques années. Cette contestation, prolongée pendant assez long-temps, se termina par un compromis qui eut pour résultat la constitution du 25 septembre 1819[17] ; tout cela se fit, du reste, sans aucune intervention de la part de la diète. À la vérité, le petit gouvernement de Weimar avait demandé pour sa constitution la garantie de l’assemblée fédérale, et celle-ci l’avait accordée sans difficulté ; mais cet exemple ne fut pas suivi par les états du midi, qui semblaient alors ne pas vouloir admettre que la diète eût à s’occuper de leurs affaires intérieures, et à donner ou à refuser sa sanction aux nouveaux rapports qui s’établissaient entre les souverains et leurs sujets. Mais le moment approchait où son rôle allait changer et où cette assemblée, jusque-là inerte et passive, allait prendre en main la direction suprême des affaires de l’Allemagne, et exercer avec activité et énergie un pouvoir dictatorial conféré par le consentement de tous les membres de la confédération. Il nous reste à expliquer comment cette unanimité fut obtenue, et quel fut l’intérêt commun qui put mettre d’accord toutes ces volontés jusque-là si divergentes.

Pour bien nous rendre compte de l’état des esprits pendant la période qui suivit le congrès de Vienne, il faut revenir un peu sur nos pas et étudier le caractère de la réaction anti-française qui avait amené le soulèvement de 1813. L’abaissement de l’Allemagne sous la main de fer de Napoléon, et les souffrances matérielles et morales qui en avaient été la conséquence, avaient donné lieu à une espèce de conspiration de tous les esprits élevés et de tous les cœurs généreux pour réveiller le patriotisme, instrument avec lequel on put espérer de briser le joug du conquérant ; il avait fallu pour cela relever les Allemands à leurs propres yeux, et la littérature s’en était chargée, préparant ainsi les voies à la politique. Comme les derniers temps du saint-empire, temps de divisions intestines, de faiblesse et de décadence, n’offraient rien qui pût fournir un aliment à l’enthousiasme, on était remonté de plein saut à l’Allemagne du moyen-âge, et souvent même plus haut encore. On avait rappelé en termes magnifiques le rôle important de la race germanique dans l’histoire du monde, sa lutte glorieuse contre les Romains, son établissement victorieux dans toute l’Europe occidentale et méridionale, la régénération du monde antique par l’infusion de ce sang généreux, plus tard la suprématie dans la chrétienté conférée aux Allemands par la possession de la couronne impériale, enfin la civilisation nouvelle recevant l’empreinte germanique dans ses institutions, dans ses lois et dans ses mœurs. On avait représenté l’Allemagne comme la mère de la chevalerie, de la liberté, de la poésie chrétienne, de l’art chrétien, comme la source dont était sorti tout ce qu’il y avait eu de grand et de beau dans les temps qui avaient précédé l’histoire moderne ; on avait peint des couleurs les plus brillantes les époques de sa gloire et de sa puissance ; on avait évoqué les ombres de ses empereurs, de ses chevaliers et de ses saints ; puis on s’était demandé comment elle était tombée de cette hauteur, et on avait trouvé la cause de sa décadence, d’abord dans les discordes civiles qui avaient appelé l’étranger au sein de la patrie, et lui avaient permis d’en arracher les lambeaux, ensuite dans un long asservissement intellectuel à la France, à laquelle on avait payé pendant plus d’un siècle le tribut d’une admiration imbécile, dont on avait singé la littérature, la philosophie, les manières, dont on s’était inoculé les vices et les folies, ce qui, à la suite de l’esclavage moral, avait dû amener nécessairement l’esclavage politique. Pour sortir de cet abaissement, s’était-on dit, il n’y avait qu’un moyen, c’était de redevenir Allemands, rien qu’Allemands, d’effacer partout comme une souillure la trace des idées et des mœurs étrangères, de raviver le sentiment patriotique en se nourrissant de tant de souvenirs glorieux, et de préparer ainsi la résurrection d’une Allemagne unie, forte, fière d’elle-même, et capable de reprendre son rang à la tête des nations. Tel fut le fonds d’idées exploité par les écrivains, les poètes, les savans, les professeurs ; tels furent les sentimens exprimés en paroles éloquentes par les Arndt, les Gœrres, les Kœrner, etc., et ce que nous venons de dire suffit pour faire voir quelle immense différence il y avait entre ce patriotisme allemand se rattachant toujours au passé avec amour, et le patriotisme de la France révolutionnaire par exemple. Ce sentiment d’orgueil national, tel que nous avons essayé de le caractériser, fut le grand instrument du soulèvement des populations en 1813, ce fut lui qui donna naissance à la fameuse Union de la vertu (Tugend-bund), qui enflamma d’une ardeur belliqueuse la jeunesse des écoles et la précipita presque tout entière dans les camps.

Les patriotes de 1813 s’étaient chaleureusement rattachés à la Prusse et à l’Autriche comme aux derniers soutiens de la liberté de l’Allemagne, et aucun encouragement ne leur avait manqué de la part des deux puissances. Leur centre était forcément le nord de l’Allemagne, parce qu’il y avait antipathie réciproque entre eux et les princes du midi, qui s’étaient ralliés tard et de mauvaise grace à la cause nationale, et qui étaient pour la plupart entourés d’anciens illuminés, partisans déclarés des idées françaises. On comprend aisément que les traités de Vienne et de Paris ne répondirent pas aux vœux du parti patriote, qui, en général, ne voyait de salut pour l’unité de l’Allemagne que dans le rétablissement de la dignité impériale et dans la résurrection des vieilles libertés germaniques. Cette unité était à ses yeux le premier intérêt national, et il ne trouvait pas juste de la sacrifier aux convenances de quelques princes dont la plupart étaient considérés par lui comme des traîtres à la cause de la patrie. Mais les intérêts de l’Autriche et de la Prusse ne se conciliaient pas plus que ceux des princes de la confédération du Rhin avec l’unité de l’Allemagne sous un chef ; les grandes puissances comme celles du second ordre se fatiguèrent promptement des réclamations d’un parti auquel on ne pouvait pas interdire une certaine liberté de langage, et qu’on trouvait d’autant plus gênant qu’on s’était plus compromis avec lui lorsqu’on avait eu besoin de ses services. Il y eut donc un concert entre les gouvernemens pour l’étouffer, si faire se pouvait, et au moins pour le réduire au silence. Ce parti ne tarda pas du reste à s’affaiblir et à se décomposer : ses membres les plus importans, découragés par la manière dont leurs espérances avaient été trompées, suivirent d’autres directions et se rallièrent à d’autres intérêts. Il cessa donc assez promptement d’exister comme parti sérieux et organisé ; mais son esprit continua à régner parmi la jeunesse et dans les universités, où l’on se faisait un devoir de porter ce qu’on appelait l’ancien costume allemand[18], où l’on s’exerçait avec ardeur à la gymnastique pour acquérir la vigueur et l’agilité des compagnons d’Arminius, et où l’on se nourrissait de rêves de toute espèce sur la régénération de l’Allemagne et la reconstitution future de l’unité nationale.

Pendant ce temps, il se formait en Allemagne un autre parti, assez semblable à celui qui s’organisait en France contre la royauté des Bourbons. Celui-là avait principalement pour siége les anciens états de la confédération du Rhin, où l’influence de l’illuminisme, les rapports intimes et prolongés avec la France, et la guerre faite par les gouvernemens aux anciennes idées, sous prétexte d’éclairer les peuples, lui avaient dès long-temps préparé les voies. Il ne professait pas, comme le parti patriote, le culte du moyen-âge et des vieilles institutions germaniques ; il se rattachait au contraire au rationalisme philosophique et politique de la fin du XVIIIe siècle, et adoptait plus ou moins explicitement le principe de la souveraineté du peuple. Ce fut lui qui s’efforça de tirer parti des nouvelles constitutions et de les développer, autant que possible, dans un sens démocratique. Il ne se distingua d’ailleurs par aucun caractère spécial du reste du libéralisme européen de cette époque. Quelques patriotes de 1813 s’y rallièrent dans l’espoir d’arriver à l’unité nationale par les formes de la liberté moderne ; d’autres au contraire, voyant dans les idées de ce parti la résurrection de l’influence française, et n’y trouvant aucune de leurs sympathies pour le passé, se rangèrent du côté des gouvernemens, qu’ils espéraient gagner plus facilement à leurs plans de restauration de la vieille société germanique et chrétienne.

Si aux deux élémens généraux d’opposition dont nous venons de parler on ajoute les mécontentemens de la noblesse immédiate que les priviléges qu’on lui avait laissés ne consolaient pas de la perte de son indépendance politique, les griefs de l’église catholique, restée sans évêques[19], sans dotation et livrée à l’arbitraire des princes, les souffrances d’une foule d’intérêts locaux blessés par les nouveaux arrangemens, on s’explique facilement l’immense désordre qui régna dans les idées pendant les années qui suivirent immédiatement l’établissement de la confédération germanique. Comme on avait laissé provisoirement à la presse une certaine liberté, elle devint naturellement l’écho de toutes ces prétentions si diverses et si opposées, et il y eut un incroyable pêle-mêle de déclamations patriotiques, de remontrances libérales, de doléances aristocratiques ou religieuses. Quoique cette confusion même eût dû rassurer, en montrant le peu de probabilité d’une alliance entre les différentes oppositions, les gouvernemens s’en effrayèrent. Ils ne savaient d’ailleurs comment satisfaire à tant de réclamations, dont plusieurs n’étaient que trop légitimes, et ils cédèrent à cet instinct qui porte presque toujours le pouvoir à juger dangereux ce qui est incommode. Au lieu de reconnaître dans ce qui se passait les agitations inséparables d’un changement complet et subit dans l’existence d’une nation, et qui sont comme les grondemens de la mer après la tempête, ils se figurèrent qu’ils avaient affaire à un grand parti révolutionnaire, puissant, comme celui qui existait en France, par l’union des idées et des intérêts, et l’Allemagne fut à leurs yeux le foyer d’une vaste conspiration ayant pour but le renversement de tous les trônes. Cette idée, mise en avant par des esprits craintifs, pénétra de bonne heure dans les conseils des princes[20] ; elle y devint bientôt dominante, à la suite d’évènemens auxquels l’histoire n’accordera probablement pas l’immense importance qui leur fut attribuée par la frayeur des uns et la politique des autres.

Les universités étaient, comme on l’a dit plus haut, le foyer de ce sentiment de patriotisme exalté qu’on a désigné par le nom de teutonisme[21] : ce n’était guère que là que s’était conservé dans toute sa pureté l’esprit de 1813, et qu’on prenait encore au sérieux les rêves, si bien déjoués par la diplomatie, d’unité nationale et de régénération germanique. Le 18 octobre 1817, un grand nombre d’étudians d’Iéna, de Halle et de Leipzig se réunirent à la Wartbourg, vieux château célèbre par le séjour de Luther, pour fêter à la fois le troisième jubilé séculaire de la réformation et l’anniversaire de la bataille de Leipzig. Cette fête, assez paisible le premier jour, prit, les jours suivans, un caractère de plus en plus séditieux ; on y brûla solennellement des écrits considérés comme hostiles à la cause de la liberté allemande, on y déploya le drapeau à trois couleurs[22] du saint-empire, comme symbole de l’unité germanique ; on y tint des discours pleins de déclamations boursoufflées contre les fauteurs d’une politique anti-nationale ; puis pourtant chacun s’en retourna tranquillement chez soi. Cette manifestation ne prouvait qu’une chose connue de tout le monde, à savoir, que la surexcitation produite dans la jeunesse des écoles par la part qu’elle avait prise aux grands évènemens des dernières années n’était pas encore dissipée ; mais on en exagéra beaucoup l’importance et la gravité. On s’inquiéta outre mesure du teutonisme des universités, ainsi que du projet qui y avait été formé de remplacer par une association générale (Allgemeine Burschenschaft) les associations particulières usitées parmi les étudians, afin de resserrer les liens de la fraternité nationale et de substituer au patriotisme local un sentiment énergique de l’unité de la patrie allemande. Quoique cette association n’eût rien que de public, car elle ne devint secrète que lorsqu’elle fut prohibée et poursuivie, on n’en aimait ni le but ni la forme, et il est certain que ces appels répétés à l’unité étaient une protestation incessante contre l’œuvre du congrès de Vienne. De nouveaux incidens vinrent augmenter la méfiance d’une part, l’irritation de l’autre. Au congrès d’Aix-la-Chapelle, qui eut lieu à la fin de 1818 et qui délivra la France de l’occupation des troupes étrangères, un jeune Russe, M. de Stourdza, présenta aux souverains et à leurs ministres un mémoire sur l’état présent de l’Allemagne, où il signalait énergiquement les dangers qui résultaient, selon lui, de l’esprit des universités allemandes. Cet écrit, tiré à peu d’exemplaires, et qu’on voulait dérober à la publicité, fut, malgré toutes les précautions prises, réimprimé à Paris et répandu en Allemagne, où il excita, comme de raison, beaucoup d’indignation. Des étudians d’Iéna vinrent demander raison à l’auteur des accusations qu’il avait portées, mais il eut l’imprudence de répondre qu’il avait écrit par ordre de son souverain, et qu’il n’avait été en cette occasion que le rédacteur de la pensée impériale. Toute la colère de la jeunesse allemande se tourna alors contre l’empereur de Russie, qui était devenu notoirement l’adversaire prononcé des idées libérales, dont il avait été quelque temps engoué. Elle attribua à l’influence de la Russie sur les princes de la confédération tous les pas rétrogrades de ceux-ci, et jura une haine à mort à ce nouvel ennemi de l’indépendance de l’Allemagne. Un écrivain allemand devenu conseiller d’état russe, Kotzebue, célèbre par ses romans et ses pièces de théâtre, publiait alors à Manheim une feuille hebdomadaire où il s’attachait à tourner en ridicule le patriotisme et le libéralisme germaniques. L’indignation, depuis long-temps excitée dans les universités par ses écrits, fut portée au comble lorsqu’on apprit qu’il envoyait continuellement à Saint-Pétersbourg des bulletins secrets, et que c’était vraisemblablement d’après ses rapports que s’était formée l’opinion d’Alexandre sur l’état de l’Allemagne. Les passions du moment exagérèrent hors de toute proportion l’importance de cet adversaire, et les malédictions véhémentes lancées journellement contre Kotzebue fanatisèrent à tel point un étudiant en théologie protestante, nommé Sand, qu’il crut rendre un grand service à sa patrie en la délivrant de cet agent du despotisme étranger, et qu’il alla en effet le poignarder. Cette action criminelle était la conception solitaire d’un cerveau en délire, et l’instruction judiciaire ne put trouver à Sand ni confidens ni complices ; toutefois beaucoup l’approuvèrent ou l’excusèrent, et il fut imité quelques mois après par un apothicaire, nommé Lening, qui tenta d’assassiner le président Ibell, fonctionnaire important du duché de Nassau. Alors les gouvernemens prirent l’alarme et crurent à l’existence d’une espèce de tribunal secret organisé pour l’assassinat. On multiplia les emprisonnemens et les perquisitions, on ferma les écoles de gymnastique établies à Berlin par Jahn, on arrêta ce professeur et quelques autres patriotes de 1813, et enfin on assembla à Carlsbad un congrès de ministres allemands, afin d’aviser à des mesures générales contre les dangers dont l’Allemagne était menacée. Ces mesures, comme on va le voir, furent de la nature la plus énergique : à l’union des peuples, vainement poursuivie par les patriotes de 1813, elles opposèrent l’union des gouvernemens déléguant leurs pouvoirs à la diète. Comme elles devaient avoir pour résultat de renforcer partout l’autorité et de neutraliser à la fois l’opposition du vieux parti patriotique et celle du parti libéral qui commençait à prendre au sérieux les constitutions nouvelles, il ne fut pas difficile d’y faire adhérer tous les princes ; les dissentimens qui s’étaient montrés à une autre époque disparurent devant l’intérêt commun du principe monarchique, et l’on put s’assurer de l’unanimité pour un ensemble de résolutions que l’assemblée de Francfort fut chargée de promulguer.

III — décrets du 20 septembre 1819. — leurs résultats.
— état de l’allemagne jusqu’en 1830.

Le 20 septembre 1819, l’envoyé autrichien, président de la diète, après avoir appelé l’attention de l’assemblée sur les troubles existans dans une partie de l’Allemagne et en avoir signalé les causes principales, présenta les projets convenus d’avance à Carlsbad, lesquels furent immédiatement convertis en décrets fédéraux. Nous en résumerons en peu de mots les principales dispositions. D’abord ils établissaient une commission extraordinaire « pour faire en commun des recherches scrupuleuses et détaillées concernant l’existence, l’origine et les nombreuses ramifications des menées révolutionnaires et des tentatives démagogiques dirigées contre la constitution et le repos intérieur de la confédération en général ou de ses membres en particulier. » Elle devait se réunir à Mayence dans le délai de quinze jours. Elle était chargée de la direction générale de toutes les recherches qui avaient déjà été commencées ou qui pourraient l’être par la suite dans les divers états de l’Allemagne, et devait faire de temps en temps à la diète un rapport sur le résultat de ses travaux. Ce tribunal d’inquisition politique fut installé avec une grande solennité, et subsista jusqu’à l’année 1828, où il fut dissous sans bruit. Ses efforts n’amenèrent, du reste, aucune grande découverte, et n’aboutirent guère qu’à recueillir une multitude de faits insignifians et de pièces sans importance.

Un autre arrêté régla les mesures à prendre relativement aux universités. Tous ces établissemens durent être soumis à la surveillance de commissaires extraordinaires nommés par les souverains respectifs et munis de pouvoirs très étendus. Ces agens eurent pour mission « de veiller au strict accomplissement des lois et règlemens disciplinaires en vigueur, de se rendre un compte exact de l’esprit dans lequel les professeurs faisaient leurs cours, d’imprimer à l’enseignement autant que possible une direction salutaire, calculée sur la destination future de la jeunesse des écoles ; enfin, de vouer une attention suivie à tout ce qui pouvait tendre à maintenir la moralité, le bon ordre et la décence parmi les étudians. » Les gouvernemens de la confédération s’engagèrent réciproquement à éloigner de leurs universités et autres établissemens d’instruction publique les professeurs et maîtres de toute espèce « qui seraient convaincus de s’être écartés de leurs devoirs et d’avoir outrepassé leurs fonctions en abusant de leur légitime influence sur l’esprit de la jeunesse pour propager des doctrines pernicieuses, contraires à l’ordre et au repos public, ou pour saper les fondemens des institutions existantes. » Un professeur exclu pour ces raisons ne pouvait plus être admis dans les états de la confédération à aucune fonction dans l’instruction publique. Les gouvernemens s’engagèrent en outre à maintenir dans toute leur force et rigueur les lois existantes contre les associations secrètes ou non autorisées parmi la jeunesse des écoles, et « à les étendre particulièrement et avec d’autant plus de sévérité à l’association connue sous le nom de Société générale, laquelle avait pour base l’idée tout-à-fait inadmissible d’une communauté et d’une correspondance permanentes entre les universités. » Enfin, tout étudiant qui, par un arrêté du sénat académique, rendu à la demande du commissaire du gouvernement ou confirmé par lui, aurait été exclu d’une université ou qui s’en serait éloigné de lui-même pour échapper à une telle sentence, ne pouvait plus être admis dans aucune autre université allemande.

Le complément naturel de ces diverses mesures fut un arrêté contre la presse. La diète décréta que, même dans les états où la liberté de la presse existait en vertu de la constitution, les écrits paraissant sous la forme de feuilles quotidiennes ou de cahiers périodiques, et en général tous ceux qui ne dépasseraient pas vingt feuilles d’impression, ne pourraient être imprimés sans la permission préalable de l’autorité. Chaque gouvernement fut rendu responsable des écrits publiés ainsi sous sa surveillance, en tant que ces écrits blesseraient la dignité ou la sûreté d’un autre état et se livreraient à des attaques contre sa constitution ou son administration. Dans le cas où un membre de la confédération se trouverait ainsi blessé par des publications faites dans un autre état, et où l’on ne pourrait obtenir satisfaction complète par la voie amiable et diplomatique, il pouvait porter plainte à la diète, qui devait faire examiner par une commission l’écrit dénoncé, et en ordonner la suppression, s’il y avait lieu. « La diète, ajoutait-on, procédera de même, sans dénonciation préalable et de sa propre autorité, contre tout écrit publié dans un état quelconque de la condéfération qui, d’après l’avis d’une commission nommée à cet effet, compromettrait la dignité du corps germanique, la sûreté de quelqu’un de ses membres ou la paix intérieure de l’Allemagne, sans qu’aucun recours puisse avoir lieu contre l’arrêt prononcé en pareil cas, lequel sera mis à exécution par le gouvernement responsable de l’écrit condamné. » Le rédacteur d’un journal ou autre écrit périodique supprimé par un arrêt de la diète ne pouvait être admis pendant cinq ans à la rédaction d’aucun écrit semblable dans les limites de la confédération. Pour assurer l’exécution de cette dernière disposition, tous les écrits paraissant en Allemagne devaient porter le nom de l’éditeur, et tous les journaux ou écrits périodiques celui du rédacteur en chef. Tout imprimé mis en circulation sans que ces conditions eussent été remplies, devait être saisi, et tous ceux qui l’auraient répandu ou colporté condamnés, suivant les circonstances, à des amendes ou autres peines proportionnées au délit. L’arrêté sur la presse avait force de loi pendant cinq ans, à dater du jour de sa promulgation. Avant l’expiration de ce terme, la diète devait prendre en mûre considération la question de savoir comment la disposition de l’article 18 de l’acte fédéral, relatif à l’uniformité des lois sur la presse dans les états de la confédération, pourrait recevoir son exécution, en fixant définitivement les limites de la liberté d’écrire. On ne pouvait guère s’attendre à voir citer en pareille circonstance l’article 18 du pacte fondamental. Cet article, en effet, après avoir énuméré quelques droits assurés à tous les sujets de la confédération, ajoute que l’assemblée fédérale s’occupera, lors de sa première réunion, de la rédaction de lois uniformes sur la liberté de la presse, ce qui veut dire incontestablement, d’après le sens naturel des mots, d’après la place où se trouve ce paragraphe, et surtout d’après les intentions notoires des rédacteurs de l’acte de 1815, que la confédération s’engage à assurer la liberté de la presse à tous ses sujets, suivant des principes aussi uniformes que possible. Mais les idées avaient changé avec les circonstances, et, comme l’arrêté qu’on venait de prendre était en contradiction formelle avec la lettre et l’esprit de l’article 18, on s’efforçait de torturer le sens de cet article et de montrer une menace de servitude là où il n’y avait dans le principe qu’une promesse d’affranchissement.

Les décrets de Francfort, il est aisé de le reconnaître, changent entièrement la nature des rapports existans dans la confédération, et déterminent le caractère jusque-là incertain de cette union. C’en est fait, à dater de cette époque, de l’indépendance des états secondaires, défendue par eux, au commencement, avec tant de jalousie ; mais cette indépendance, ils l’ont sacrifiée volontairement, dans l’espoir de la compenser par des avantages plus solides et plus réels. Tous ces princes, si opposés en 1815 à l’établissement d’un tribunal commun et à une limitation uniforme de leurs prérogatives, accordent cette fois à la diète le droit de faire une foule de règlemens obligatoires pour eux, mettent leurs tribunaux à son service, lui livrent leurs universités, soumettent à sa surveillance ce qui se passe chez eux, l’autorisent à s’immiscer spontanément dans leurs affaires intérieures, et à rendre contre eux, dans certains cas, des jugemens sans appel. C’est qu’ils sentent qu’ils se fortifient vis-à-vis de leurs peuples dans la proportion où ils s’affaiblissent vis-à-vis de l’autorité fédérale, et que la situation plus dépendante où ils se placent par rapport à la diète peut devenir un moyen de retirer une partie des concessions qu’ils ont faites, et de briser les chaînes des constitutions le jour où elles leur sembleraient trop lourdes à porter. Désormais la confédération prend le caractère d’une ligue des princes contre les tendances politiques de l’époque, et devient, si l’on ose s’exprimer ainsi, une espèce de compagnie d’assurance au profit de l’autorité monarchique.

Le coup d’état du 20 septembre avait donné des armes suffisantes contre les sociétés secrètes, les universités et les journaux ; mais il restait un ennemi qu’on n’avait pas osé attaquer de front, et que pourtant on désirait vivement réduire à l’impuissance : c’était l’opposition constitutionnelle des états de l’Allemagne méridionale. On lui avait ôté, à la vérité, une grande partie de sa force en lui enlevant son point d’appui dans la presse ; mais l’existence seule des constitutions représentatives importunait l’Autriche et la Prusse, pour lesquelles cette application, faite à côté d’elles, de l’article 13 de l’acte fédéral était à la fois un reproche et une menace. Comme on ne pouvait guère penser à supprimer ces constitutions[23], on s’efforça du moins de prévenir à la fois le développement de celles qui existaient, et l’imitation qui pourrait en être faite ailleurs, en introduisant dans le droit public de la confédération une interprétation de l’article 13 conforme aux vues actuelles des grandes puissances. Cette intention fut d’abord annoncée dans le message présidial qui servit de prélude aux décrets de Francfort, et où l’on signala comme l’une des causes du mal auquel il s’agissait de remédier, l’incertitude où l’on était resté sur le sens de l’article 13, ainsi que les malentendus qui en avaient été la suite. « Jamais, avait-on dit, les fondateurs de la confédération germanique n’ont pu présumer qu’il serait donné à l’article 13 des interprétations contraires à l’esprit et à la lettre de ses dispositions, ou qu’il en serait tiré des conséquences annulant non seulement cet article lui-même, mais l’ensemble de l’acte fédéral dans toutes ses parties fondamentales, et rendant ainsi absolument problématique l’existence de la confédération elle-même. Jamais ils n’ont pu imaginer que le principe non équivoque d’une constitution d’états territoriaux serait confondu avec des principes et des formes purement démocratiques, et qu’on baserait sur une semblable méprise des prétentions évidemment incompatibles avec l’essence des gouvernemens monarchiques, lesquels pourtant (sauf l’exception peu considérable des villes libres) devaient être les seuls élémens de la confédération. Il n’était pas plus probable que l’on oserait concevoir ou admettre le projet d’opposer les constitutions particulières aux droits et aux pouvoirs de la confédération générale, de révoquer en doute, comme on l’a effectivement tenté, l’autorité suprême du corps germanique, et de dissoudre ainsi le seul lien qui unisse aujourd’hui les états de l’Allemagne entre eux et avec le système européen. Il est néanmoins de fait que toutes ces déplorables erreurs se sont développées pendant les dernières années, et que, par un enchaînement fatal de circonstances, elles se sont même tellement emparées de l’opinion publique, que le véritable sens de l’article 13 a été presque entièrement perdu de vue. L’exaltation pour des théories chimériques, l’influence d’écrivains ou aveuglés eux-mêmes ou décidés à flatter toutes les illusions populaires, l’ambition malentendue de transplanter sur le sol de l’Allemagne les institutions de tel ou tel pays étranger dont la situation actuelle et l’histoire ancienne et moderne sont également peu analogues à notre situation et à notre histoire, voilà les causes qui, conjointement avec quelques autres, peut-être plus affligeantes encore, ont produit cette immense confusion d’idées dans laquelle la nation allemande, si célèbre jusque-là par sa solidité et son sens profond, est menacée de se perdre[24]. » À la suite de ces considérations, qui montrent clairement sur quel terrain nouveau on voulait se placer, le ministre autrichien invitait la diète à se prononcer le plus tôt possible sur le sens authentique de l’acte fédéral, et à l’interpréter d’une manière applicable à la position actuelle de tous les états de la confédération, appropriée surtout au maintien du principe monarchique, dont l’Allemagne ne pouvait s’écarter impunément, et de l’union fédérative, condition indispensable de son existence et de son repos.

Cette invitation adressée à la diète n’était que l’annonce d’un projet déjà convenu, et qui ne tarda pas à être mis à exécution. Dès la fin de 1819, des envoyés de tous les états allemands s’assemblèrent à Vienne, et le résultat de leurs conférences fut l’acte final de 1820, long commentaire de l’acte fédéral, qui en explique les principales dispositions dans un sens conforme aux exigences du moment et aux vues nouvelles adoptées par les gouvernemens. Cet acte fixe la compétence de la diète et les limites de son action, détermine la forme de ses délibérations et le mode d’exécution de ses décrets, établit des règles pour les rapports de la confédération avec les puissances étrangères en cas de guerre comme en temps de paix, et donne à l’autorité fédérale sa constitution définitive. Quant à l’interprétation promise de l’article 13, elle n’y est claire et sans ambiguïtés qu’en ce qui concerne les droits des souverains. Ainsi il y est dit que la diète doit veiller à ce que cet article trouve son exécution dans tous les états (art. 54) ; mais on ajoute que les princes restent chargés du soin de régler cette affaire intérieure, en ayant égard soit aux droits qui auraient existé antérieurement en vertu d’une constitution d’états, soit aux rapports actuellement existans (art. 58) ; ce qui laisse toute latitude aux gouvernemens quant à la teneur des constitutions à accorder. Comme en outre on ne fixe pas le terme dans lequel ils doivent avoir rempli leurs obligations à cet égard, ils restent maîtres d’en différer indéfiniment l’accomplissement. On déclare que les constitutions en vigueur ne peuvent être changées que par les voies constitutionnelles (art. 56), mais on pose aussitôt des principes qui les font rentrer toutes dans le cercle rigoureux de l’orthodoxie monarchique. « Comme la confédération germanique, dit l’article 57, se compose, sauf les villes libres, de princes souverains, il résulte de cette idée fondamentale que le pouvoir public, dans son intégralité, doit rester entre les mains du chef de l’état, et qu’une constitution ne peut imposer au souverain la coopération des états que relativement à l’exercice de certains droits. » L’article suivant ajoute que les princes souverains de la confédération ne peuvent être arrêtés ou restreints par aucune constitution dans l’accomplissement de leurs obligations fédérales. Ces deux articles sont vagues et obscurs, puisqu’ils ne définissent ni le pouvoir public dans son intégralité, ni les droits positifs qui peuvent le limiter, ni l’étendue précise des obligations fédérales ; mais cette obscurité calculée laisse le champ libre à toutes les interprétations restrictives des garanties accordées aux peuples, et subordonne complètement les assemblées représentatives tant à l’égard des gouvernemens respectifs qu’à l’égard de la diète. Enfin, comme si tant de précautions ne suffisaient pas, on prend une sûreté de plus contre l’influence que ces assemblées pourraient exercer sur l’opinion publique. « Quand la publicité des délibérations des états, dit l’article 59, est assurée par la constitution, leur règlement doit veiller à ce que les limites légales de la libre expression des opinions ne soient outrepassées ni dans les délibérations elles-mêmes, ni dans leur publication par la voie de la presse, d’une manière qui puisse compromettre le repos de l’état particulier dont il s’agit, ou celui de l’Allemagne entière. » On voit que tout est dirigé vers le même but, et que les législateurs fédéraux savent descendre, quand il le faut, des hauteurs de la métaphysique politique, pour régler les détails d’intérieur. Nous ne pousserons pas plus loin l’analyse de l’acte final de Vienne, qui n’est qu’un pas de plus dans la voie tracée par les résolutions de Francfort, un autre produit naturel de la politique adoptée par les deux grandes puissances allemandes et imposée par elles à la confédération.

Il faut reconnaître, du reste, que cette politique atteignit son but et qu’elle comprima pour un temps toutes les résistances. De 1820 à 1830, le repos de l’Allemagne ne fut pas troublé ; on n’y ressentit même pas le contre-coup des révolutions qui remuèrent momentanément le midi de l’Europe, et à la répression desquelles l’Autriche et la Prusse prirent une part active, soit par les négociations, soit par les armes. Au milieu de cette tranquillité, l’action de la diète dut naturellement se ralentir ; toutefois elle montra à plusieurs reprises qu’elle ne cessait pas de veiller au maintien de son œuvre, et que sa tendance ne variait pas. Le 1er juillet 1824 elle restreignit ou plutôt supprima entièrement la publicité de ses délibérations, qui jusque là pouvaient arriver en partie à la connaissance du public. Le 15 août de la même année, elle renouvela et renforça à quelques égards les décrets de 1819, notamment la loi sur la presse, dont la durée avait été limitée à cinq ans. L’état de l’Allemagne, depuis cette époque, n’avait pourtant fourni aucun prétexte plausible pour le maintien de cette loi d’exception, mais on s’était bien trouvé de ce provisoire, et on le rendit définitif. Le président de la diète déclara à cette occasion que la constitution de la confédération ne comportait pas un degré de liberté égal à celui qui existait dans d’autres pays. « En supposant, dit-il, que les lois répressives, souvent très sévères, qui existent ailleurs contre les délits de la presse, soient préférables en elles-mêmes aux lois de censure beaucoup plus douces, il est certain que dans un état fédératif comme l’Allemagne, où chaque pays a sa constitution judiciaire et sa police particulière, elles seraient sans efficacité comme garantie pour l’ensemble. La paix et l’ordre ne peuvent être assurés, dans une semblable union que par une surveillance sur la presse, au nom de la confédération, exercée par les autorités locales, et, en cas de nécessité, par l’autorité fédérale. » L’opinion exprimée par ces paroles n’a pas cessé de régner parmi les hommes qui ont en main la direction des affaires générales de l’Allemagne : il en est résulté que la censure est devenue le régime normal de la confédération et qu’elle est considérée comme une des colonnes de l’édifice germanique. On semble croire que l’unité de l’Allemagne serait dissoute le lendemain du jour où la presse recouvrerait sa liberté, et peut-être cette crainte n’est-elle pas sans fondement ; mais qu’est-ce donc qu’une unité qui ne peut subsister qu’à de pareilles conditions ?

Il nous reste peu de chose à dire sur la période à laquelle nous sommes parvenus. La diète, outre les actes dont nous avons parlé, régla la constitution militaire de la confédération[25] ; des concordats, conclus tour à tour avec le saint-siége[26] par les différens souverains, réorganisèrent l’église catholique. Le roi de Prusse donna successivement à chacune de ses provinces allemandes des constitutions d’états provinciaux. Enfin, quelques efforts furent tentés pour faire tomber les barrières commerciales qui séparaient les divers états de l’Allemagne, et préparèrent de loin l’union des douanes, qui devait s’accomplir plus tard[27]. Tels sont les seuls évènemens de quelque importance politique que présente l’histoire de la confédération pendant les dix années qui s’écoulèrent de l’acte final de Vienne à la révolution de juillet. La nation, placée sous la double tutelle de la censure et de la police, semblait résignée à la condition qu’on lui avait faite, et toute son activité s’était tournée vers les sciences et les lettres. À voir l’ardeur avec laquelle elle se livrait à l’étude, on pouvait croire que c’était là son seul besoin, sa seule vocation, et qu’absorbée tout entière par le développement pacifique des choses de l’intelligence, elle ne donnait plus aucun regret aux agitations fébriles de la vie politique. Il n’en était rien pourtant : le feu couvait sous la cendre, et le silence n’était ni l’oubli ni le pardon. Le teutonisme avait cessé d’exister comme parti organisé ; mais le libéralisme, bien autrement dangereux par ses affinités, ses alliances et son habileté pratique, y avait plus gagné que les gouvernemens. Obligé d’ajourner ses prétentions et ses espérances, il n’en avait abdiqué aucune, et n’attendait qu’une occasion favorable pour rentrer dans la lice. Cette occasion se présenta bientôt : la révolution de juillet donna le signal d’une nouvelle lutte européenne, et la part inattendue qu’y prit l’Allemagne n’en fut pas l’incident le moins remarquable. Nous raconterons dans un prochain article cet épisode curieux de l’histoire contemporaine ; après quoi nous essaierons d’apprécier la situation actuelle de la confédération germanique, et nous hasarderons quelques conjectures sur les destinées que l’avenir lui réserve.


E. de Cazalès.
  1. Voyez les livraisons du 15 décembre 1839 et 15 juin 1840.
  2. Gœrres, l’Allemagne et la Révolution.
  3. Voici un passage de la note de M. de Talleyrand à M. de Metternich, en date du 19 décembre 1814 : « La question de la Saxe, dit-il, est devenue la plus importante et la première de toutes, parce qu’il n’y en a aucune autre où les deux principes de la légitimité et de l’équilibre soient compromis à la fois et à un aussi haut degré qu’ils le sont par la disposition qu’on a prétendu faire de ce royaume. Pour reconnaître cette disposition comme légitime, il faudrait tenir pour vrai que les rois peuvent être jugés, qu’ils peuvent l’être par celui qui veut et peut s’emparer de leurs possessions ; qu’ils peuvent être condamnés sans avoir été entendus, sans avoir pu se défendre ; que dans leur condamnation sont nécessairement enveloppés leurs familles et leurs peuples ; que la confiscation, que les nations éclairées ont bannie de leur code, doit être, au XIXe siècle, consacrée par le droit général de l’Europe, la confiscation d’un royaume étant sans doute moins odieuse que celle d’une simple chaumière ; que les peuples n’ont aucuns droits distincts de ceux de leurs souverains, et peuvent être assimilés au bétail d’une métairie ; que la souveraineté se perd et s’acquiert par le seul fait de la conquête ; en un mot, que tout est légitime à qui est le plus fort. La disposition que l’on a prétendu faire du royaume de Saxe serait l’équilibre de l’Europe : 1o en créant contre la Bohême une force d’agression très grande ; 2o en créant au sein du corps germanique et pour un de ses membres une force d’agression hors de proportion avec les forces de résistance de tous les autres, ce qui mettrait ceux-ci dans un péril toujours imminent, et les forçant de chercher des points d’appui au dehors, rendrait nulle la force de résistance que, dans le système général de l’équilibre européen, le corps entier doit offrir, etc. » Il est évident que ce point d’appui au dehors, pour les membres du corps germanique, ne peut être qu’une alliance plus étroite avec la France. D’ailleurs, la pensée du célèbre diplomate s’exprime clairement à ce sujet dans une autre note en date du 2 novembre, où, après avoir parlé des germes de division que sèmerait en Allemagne l’union forcée de la Saxe et de la Prusse, il ajoute ces mots : « La France resterait-elle tranquille spectatrice de ces discordes civiles ? Il est plutôt à croire qu’elle en profiterait, et peut-être ferait-elle sagement d’en profiter. » Si je blâme la conduite du plénipotentiaire français dans cette circonstance, ce n’est pas que je veuille me porter défenseur des principes en vertu desquels on voulait exproprier le roi de Saxe, et que je n’adhère pleinement à tout ce qui peut être dit contre cette application du droit du plus fort, qui, suivant les expressions de la note citée plus haut, assimile les peuples au bétail d’une métairie. Mais, avec des convictions si intraitables sur tout ce qui pouvait violer la justice et le droit des nations, il y avait bien peu d’actes du congrès auxquels M. de Talleyrand ne dût refuser son concours. Il fallait s’opposer à ce qu’on enlevât la Norvége au roi de Danemark, à ce qu’on donnât la république de Gênes au roi de Sardaigne, et celle de Venise à l’empereur d’Autriche, à tant d’autres actes qui n’étaient possibles que parce qu’on reconnaissait très positivement que les peuples n’ont aucuns droits distincts de ceux de leurs souverains, et que la souveraineté se perd et s’acquiert par le seul fait de la conquête. Il ne fallait pas réserver son opposition pour le seul cas peut-être où les projets des puissances fussent en harmonie avec le véritable équilibre de l’Europe et avec les intérêts de la France. D’ailleurs, il y avait dans la réunion proposée des convenances qui lui ôtaient une partie de ce qu’elle présentait d’odieux. Les Saxons, unis à la Prusse, auraient été soumis à un prince de même race, de même langue, de même religion ; il n’y avait pas d’incompatibilité naturelle et invincible entre eux et les Prussiens, et ce n’était pas là un de ces amalgames impossibles comme quelques-uns de ceux qui furent tentés alors. Le roi de Saxe, prince catholique, aurait reçu en Westphalie ou sur le Rhin des sujets allemands et catholiques, ce qui aurait prévenu les collisions fâcheuses entre l’église et l’état qui devaient s’élever quelques années plus tard. Enfin, il est de fait que, pour vider le différend, on a fini par enlever au roi de Saxe, sans compensation, la moitié de son royaume, et M. de Talleyrand y consentait d’avance, comme le prouve un passage de sa note. Mais apparemment cette moitié n’appartenait pas moins légitimement au roi que celle qu’on lui laissait, et la confiscation d’une portion si notable n’était pas plus justifiable en droit que celle du tout. Nous le répétons donc, le plénipotentiaire français, s’il y avait eu chez lui quelque peu de patriotisme et de bonne foi, devait ou protester absolument, et dans tous les cas, contre le système de droit public adopté par le congrès, ou, laissant de côté des principes que personne n’était disposé à prendre au sérieux, ne considérer les diverses questions qui se présentaient que dans leurs rapports avec les intérêts de la France.
  4. Le roi de Saxe, dont les états étaient sous le séquestre, et dont le sort n’était pas fixé, ne fut pas admis à prendre part à ces délibérations.
  5. « Sa majesté impériale, écrivait le prince de Metternich au prince de Hardenberg, vise à établir l’équilibre le plus complet entre l’influence que l’Autriche et la Prusse se trouveraient appelées à exercer en Allemagne. » (Lettre du 22 octobre 1814.)
  6. « À l’époque du congrès de Vienne, dit un écrivain, la Prusse était incomparablement le plus avancé de tous les états allemands et celui qui pouvait le plus facilement établir une représentation de la nation, parce qu’il s’y était préparé depuis long-temps. » (Die Zeitgenossen, Vie de Hardenberg.)
  7. « Les Prussiens disent qu’ils appellent et appelleront par système tous les gens de talent à leur service, imaginant qu’en possédant l’intelligence de l’Allemagne, le reste ne sera qu’un caput mortuum qui pliera devant leur aigle. » (Gageru, Mein Antheil an der Politik, tom. II, pag. 188.)
  8. Il est dit dans l’article 6 de l’acte fédéral que la diète, en s’occupant des lois organiques de la confédération, examinera si l’on doit accorder quelques voix collectives aux anciens états d’empire médiatisés. Par le fait, ces voix ne leur furent point accordées.
  9. Dans les maisons souveraines de l’Allemagne, les enfans nés d’une mésalliance. n’ont pas droit à la succession. On considère comme mésalliance tout mariage conclu avec une femme dont la famille n’a point ce droit d’Ebenburtigkeit.
  10. Il y a bien quatre villes libres, ayant à elles toutes une voix dans l’assemblée ordinaire de la diète ; mais qu’est-ce que cela auprès de l’ancien collége des villes, qui délibérait de son côté et dont le consentement était nécessaire pour une résolution d’empire ?
  11. L’Autriche et la Bavière ont une voix chacune dans l’assemblée ordinaire de la diète. Trois petits princes catholiques, Hohenzollern-Sigmaringen, Hohenzollern-Hechingen et Liechtenstein, n’ont qu’une voix en commun avec cinq princes protestans. Le roi de Saxe, à la vérité, professe la religion catholique ; mais son royaume est un des centres les plus actifs du protestantisme. Dans l’ancien empire, il faisait partie du corps des évangéliques, et il est notoire que dans la nouvelle diète il ne représente et ne peut représenter que l’intérêt protestant. Les catholiques ont donc deux voix sur dix-sept dans l’assemblée ordinaire, ou onze sur soixante-neuf dans l’assemblée générale.
  12. D’après l’évaluation de Hassel, la confédération compte quinze millions de catholiques et un peu plus de treize millions de protestans ; le catholicisme a donc la majorité dans le peuple, mais il est en très faible minorité parmi les princes, et ce sont les princes seuls qui comptent.
  13. On se plaignit toutefois qu’on n’eût pas repris à la France l’Alsace et la Lorraine, anciennes dépendances de l’empire germanique. Quelques Allemands n’ont pas encore pardonné au congrès de Vienne d’avoir respecté les conquêtes de Louis XIV, et nourrissent l’espoir qu’un remaniement futur de l’Europe réparera ce qu’ils appellent une trahison envers la cause des races germaniques.
  14. L’empereur d’Autriche, rentré en possession du Tyrol, y rétablit, le 14 mars 1816, les anciens états, supprimés sous la domination bavaroise. Un écrivain allemand appelle ces états « des diètes à postulats qu’on ouvre solennellement à onze heures et qu’on congédie non moins solennellement à midi, après qu’elles ont entendu et approuvé les propositions d’impôts du gouvernement. » Ces propositions sont ce qu’on appelle postulats. Les états dont nous parlons n’ont aucune part à la législation ; ils ont le droit de faire des pétitions et des remontrances, mais qu’ils ne peuvent envoyer à l’empereur qu’avec son consentement.
  15. Die Zeitgenossen, tom. XXII.
  16. Le roi de Bavière, dès 1814, avait chargé ses ministres de préparer un projet de constitution où il assurait à ses sujets toutes les garanties attachées ordinairement au système représentatif.
  17. La constitution de Hesse-Darmstadt ne fut donnée qu’en 1820, après qu’on eut mis en prison des pétitionnaires trop impatiens et qu’on eut réprimé une insurrection de paysans, causée par le retard qu’on mettait à l’accorder.
  18. L’étudiant allemand de cette époque se reconnaissait facilement à sa petite redingote noire, à sa toque noire, à son cou nu avec un grand col de chemise rabattu, et à ses longs cheveux flottans sur les épaules. C’était Jahn qui avait mis ce costume à la mode, comme étant le vrai costume germanique.
  19. Tous les siéges étaient vacans, à l’exception de trois ou quatre. Les souverains, depuis la sécularisation, s’étaient emparés du gouvernement de l’église, et rien n’avait été fait pour réorganiser l’épiscopat. L’ancienne constitution ecclésiastique n’existait plus de fait, et on ne semblait pas pressé d’en établir une nouvelle.
  20. De là vinrent les pas rétrogrades du roi de Prusse, qui, après avoir promis à plusieurs reprises de donner une constitution à ses sujets, se persuada qu’il ne pouvait tenir sa promesse sans compromettre la sûreté de son royaume et celle de toute l’Allemagne.
  21. En allemand, Deutschthuemelei.
  22. Noir, rouge et or. Ces trois couleurs, suivant un fanatique d’alors, représentaient le lever d’une aurore couleur de sang et d’or dans la nuit d’hiver de l’esclavage.
  23. Il paraît pourtant que la proposition en fut faite, en 1820, aux conférences de Vienne ; mais l’opposition formelle de la Bavière empêcha de donner suite à ce projet.
  24. À toutes ces allégations, voici ce que répond un publiciste wurtembergeois fort distingué : « Quoi ! dit-il, quand précédemment on avait promis des institutions en rapport avec l’esprit du temps et répondant au degré de civilisation du siècle ; quand notamment la Prusse avait proposé expressément la participation de toutes les classes de citoyens aux droits constitutionnels, tout cela ne reposait que sur un pur malentendu ou sur une fausse interprétation ! Quoi ! les constitutions d’états territoriaux, de l’article 13, ne désignaient que des assemblées sur le patron des anciens états féodaux où n’étaient représentés que des intérêts particuliers de caste ! C’était donc là la récompense sur la promesse de laquelle les peuples allemands s’étaient levés pour combattre à la voix des souverains, et avaient brisé les chaînes de leurs princes par les efforts les plus inouis que puissent exciter l’amour de la liberté et le désir ardent d’une meilleure condition ! Et ces gouvernemens qui avaient réellement introduit des constitutions représentatives conformes à l’esprit de l’époque, ils avaient donc été dans l’aveuglement le plus complet sur le sens de l’article 13 ! Et la diète elle-même, qui avait vu naître sous ses yeux des constitutions de cette espèce, qui en avait mis quelques-unes sous sa garantie, était tombée dans la même erreur, dans la même ignorance ! Comme si les seuls modèles valables de l’histoire nationale ne devaient se chercher que dans les temps de la décadence ! Mais, en Angleterre et en Suède, c’est grace aux élémens germaniques, conservés dans la constitution, qu’une partie importante du parlement s’est toujours composée de représentans. En Allemagne aussi, le système représentatif était plus ancien que le système d’états territoriaux ; il y disparut uniquement parce que l’esprit de la féodalité prête une telle prépondérance, que les souverains deviennent impuissans et dépendans de leurs vassaux. Aucun droit ne put plus se maintenir devant la force ; la plus grande partie des citoyens perdit ses franchises politiques, pendant que les nobles, qui surent se défendre et faire cause commune, parvinrent d’abord à maintenir leurs droits, puis à les étendre aux dépens de tous les autres. Ce n’était pas la résurrection de ces corporations privilégiées, mais le rétablissement du droit commun, qu’avaient réclamé les peuples de l’Allemagne, et que les princes leur avaient promis. » (Pfizer, Sur le développement du droit public en Allemagne au moyen de la constitution fédérale, Stuttgardt, 1835.)
  25. 9 avril 1821, avec les dispositions ultérieures du 12 avril 1821 et du 11 juillet 1822.
  26. Le roi de Bavière signa le sien le 5 juin 1817 ; le roi de Prusse, le 25 mai 1821 ; le roi de Hanovre, le 26 mars 1824 ; les princes dont les états formèrent la province ecclésiastique du Haut-Rhin, le 16 avril 1821 et le 11 avril 1827.
  27. Il y eut un traité d’union entre la Bavière et le Wurtemberg, un autre entre la Prusse et le grand-duché de Hesse-Darmstadt.