Études socialistes/Lentes ébauches

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LE MOUVEMENT RURAL
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 13-19).
LE MOUVEMENT RURAL


LENTES ÉBAUCHES


Dans l’immense transformation sociale qui se prépare, le prolétariat sait maintenant avec certitude la direction qu’il doit suivre ; il connaît assez distinctement les grands traits du régime nouveau qu’il veut et doit instituer. Il sait que la puissance du travail organisé se substituera à la puissance du capital, que tout prélèvement du capital sur le travail sera aboli, et que le désordre de la production capitaliste et mercantile fera place à un ordre de production réglé par la science elle-même, d’après les besoins de tous et de chacun. Le prolétariat sait que pour que l’organisation du travail affranchi et souverain devienne possible, il faut que la collectivité sociale, la communauté substitue son droit au droit actuel de la propriété privée. Tant que des particuliers, des classes détiendront les moyens de produire, il est clair que l’autorité sur un grand nombre d’individus sera détenue et exploitée par quelques-uns. L’intervention de la communauté elle-même dans la propriété est donc nécessaire pour que le droit de tous les individus soit respecté. De là la grande idée collectiviste ou communiste de la propriété sociale, qui est la lumière du prolétariat socialiste en son effort multiple et tourmenté.

Mais cette idée générale, si nette et si déterminée qu’elle soit, ne suffit pas à décider les modes d’application, les combinaisons innombrables et variables selon lesquelles le socialisme s’accomplira. Il est certain que c’est le cours même de l’évolution économique qui déterminera les rapports infiniment complexes selon lesquels s’ordonnera la société nouvelle. Il ne suffira pas de quelques formules générales pour transformer la société. Il faudra encore observer constamment le mouvement de la réalité pour saisir les points de contact de la société d’aujourd’hui et de l’idée nouvelle. Notre effort serait stérile, et notre action troublerait la marche des choses au lieu de la seconder, si nous ne démêlions pas la pente des faits et des esprits, les inclinations et les mœurs.

J’en reviens au même exemple précis. J’ai montré la sourde évolution de la propriété paysanne, le changement insensible et secret qui, si je puis dire, peu à peu renouvelle son âme. Il y a dans l’année une période de près d’un mois et demi, et une période particulièrement active, où les propriétaires paysans s’associent par groupes assez étendus et travaillent les uns chez les autres, les uns pour les autres. À peine la moissonneuse — qui n’est pas encore partout complétée par l’appareil de liage — a-t-elle couché les épis, par petits paquets, sur la terre ardente, que les propriétaires voisins accourent pour aider à lier en gerbes ces épis, à former des tas de dix gerbes, puis à charger ces tas sur les grandes charrettes et à bâtir le gerbier. Des métayers aux petits propriétaires paysans, il y a le même échange de services. Et il n’y a pas seulement prêt mutuel du travail des bras, il y a prêt du bétail. La machine à moissonner ayant rapidement abattu le blé, il faut, de peur des orages, le lier vite, et vite l’entasser en gerbier. Pour hâter ce travail urgent, les paysans se prêtent charrettes et bœufs. Et, je le répète, il n’y a pas de compte ouvert. Il serait impossible d’évaluer les services de l’un et ceux de l’autre. C’est un libre et amical échange. Ainsi, une parcelle d’âme communiste pénètre dans le travail paysan, dans la conscience paysanne. Et cela dure jusqu’à ce que la batteuse ait, dans le rayon où se sont formés spontanément ces groupes, dévoré le dernier gerbier.

Certes, jamais les socialistes n’ont prétendu faire entrer de force la propriété paysanne dans le cadre communiste. Nos aînés, nos maîtres ont toujours dit que seul l’exemple de la grande production agricole entraînerait les propriétaires paysans à abandonner la culture parcellaire, la propriété morcelée. Mais cela même est insuffisant, et nous nous représentons l’évolution de la vie rurale d’une manière trop sèche, trop mécanique. Non seulement ce n’est pas par un coup d’autorité, mais ce n’est même pas par l’action tout extérieure de l’exemple, ce n’est ni par compression ni seulement par attraction que la propriété paysanne entrera dans le mouvement communiste : c’est, au moins en partie, par l’évolution interne de sa propre vie.


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Une des tâches essentielles du socialisme sera de donner aux propriétaires paysans le sens vif, la conscience nette du changement qui s’accomplit obscurément en eux. Quand on le leur fait remarquer, ils s’étonnent un moment ; puis ils reconnaissent l’étendue du changement qui se fait peu à peu dans les habitudes et les pensées. Et c’est en prolongeant, en systématisant ces tendances nouvelles que le socialisme prendra contact avec la vie et lui empruntera sa force.

Cette coopération encore superficielle et limitée devra s’étendre, s’assouplir, s’organiser. En bien des régions, de grands travaux de perfectionnement agricole seraient nécessaires : défoncements, drainages, nivellement ou adoucissement des pentes, charrois d’engrais, apports de terres, aménagement des eaux. Il se peut que la nation soit appelée à encourager, à subventionner ces travaux, car il est prodigieux qu’il y ait des travaux publics de communication et qu’il n’y ait pas des travaux publics de production. Mais il est bien clair qu’il y faudra la collaboration active, intelligente des producteurs eux-mêmes. Or, cette collaboration, cette coopération commence à apparaître comme possible, depuis que des habitudes communistes s’insinuent dans le travail paysan.

Je pourrais citer ainsi bien des traits encore légers, mais qui dessinent les formes futures de la vie. Je parlais plus haut du vignoble autour de Gaillac. Or, là, depuis quelques années, depuis que les simples salariés agricoles ont retrouvé l’espoir d’acquérir quelques lambeaux des vignes reconstituées, ils ont peu à peu imposé un curieux usage. La journée de travail, qui commence, il est vrai, de très bonne heure, presque à la pointe du jour, finit le soir à quatre heures. C’est que beaucoup de ces prolétaires, de ces salariés, possèdent un tout petit morceau de vigne, et que voulant le travailler après la journée de travail faite chez le propriétaire bourgeois, il faut qu’ils soient libres à quatre heures. Ainsi, ces hommes ont l’habitude de deux formes de travail : du travail collectif qu’ils accomplissent sur un grand domaine en compagnie de nombreux salariés, et du travail individuel qu’ils accomplissent sur leur minuscule propriété.

J’ai à peine besoin de dire que ce travail qu’ils accomplissent pour eux-mêmes est, même après la fatigue du travail salarié, une douceur et une joie. Mais je suis convaincu que cette dualité d’âme se continuera en eux-mêmes après de grandes transformations sociales. Je suppose que les grands domaines du vignoble soient devenus la propriété de la commune. Je suppose que les travailleurs, qui, hier, étaient les salariés du propriétaire noble ou bourgeois, soient formés en association et reçoivent de la commune les grands domaines à exploiter. Évidemment ils jouiront d’une condition beaucoup plus heureuse qu’aujourd’hui. Quelle que soit la part de produits retenue pour de grandes œuvres d’intérêt social et de solidarité par la commune et la nation, la rémunération des travailleurs associés, qui n’auront plus à subir le prélèvement du propriétaire, sera plus large que maintenant. Et ils auront des garanties qui aujourd’hui leur manquent. Sans être des propriétaires au sens étroit et jaloux du mot, ils ne seront pas des salariés. Ils choisiront leurs chefs de travail ; ils interviendront dans la conduite de l’exploitation ; ils auront un droit défini par des contrats précis ; ils seront protégés par ces formes élevées de contrat qui, dans la société communiste, garantiront tous les droits individuels, même contre l’arbitraire de l’association dont ils feront partie. Ils seront donc rattachés au grand vignoble cultivé de leurs mains par un lien plus vivant et plus fort, par une sensation plus joyeuse et plus pleine que ne l’est aujourd’hui le salarié. Et pourtant, il est fort probable qu’ils éprouveraient comme un manque et une diminution vitale s’ils ne retrouvaient plus, à voir se dorer les grappes sur quelques ceps à eux, rien qu’à eux, cette joie close où il y a plus d’intimité que d’égoïsme.

Et pourquoi la société communiste, habile à cultiver toutes la variété des joies, abolirait-elle celle-là ? Que notre effort conscient dirige de plus en plus dans le sens du communisme le vaste mouvement social qui y incline par tant de pentes ; mais une fois engagées dans cette direction, ce sont les forces variées de la vie qui détermineront elles-mêmes, librement, souverainement, leur mouvant équilibre.