Études socialistes/Propriétés individuelles et sociétés anonymes

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DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 257-271).


PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE
ET SOCIÉTÉS ANONYMES


Avec les sociétés anonymes par actions tout lien personnel entre le propriétaire et l’objet de sa propriété disparaît. Ou du moins ce lien devient infiniment lâche. Ce n’est que d’une façon indirecte et lointaine que les actionnaires, propriétaires de l’entreprise, interviennent dans son fonctionnement. Ils nomment, ou du moins ils peuvent nommer les administrateurs qui la dirigent ; mais même s’ils participent, une fois l’an, aux assemblées générales d’actionnaires, quelle distance entre le contrôle périodique et lointain et l’acte permanent de propriété que fait le paysan propriétaire ou l’industriel qui possède et dirige une usine !

En fait, bien souvent, les actionnaires ne connaissent à aucun degré le fonctionnement réel de l’entreprise possédée par eux. Ils ne l’ont jamais vue fonctionner. Ils en ignorent le mécanisme technique et économique. Ils n’en savent ou ils n’en demandent qu’une chose : que rapporte-t-elle ? Quel en est le dividende ? Quelle en est l’allure sur le marché des valeurs ? C’est à travers le papier mort du compte rendu administratif qu’ils l’aperçoivent. Souvent ils sont très éloignés ; ils n’ont jamais vu de leurs yeux l’horizon noirci par la fumée de leurs usines.

La propriété du paysan est un morceau de sa vie : elle a porté son berceau, elle est voisine du cimetière où dorment ses aïeux, où il dormira à son tour ; et du figuier qui ombrage sa porte il aperçoit le cyprès qui abritera son dernier sommeil. Sa propriété est un fragment de la patrie immédiate, de la patrie locale, un raccourci de la grande patrie.

De l’actionnaire à sa propriété inconnue, tous ces liens sont brisés. Il ne sait pas en quel point de la patrie jaillit pour lui la source des dividendes, et souvent c’est de la terre étrangère que cette source jaillit. Que de valeurs étrangères sont mêlées dans le portefeuille capitaliste aux valeurs nationales, sans qu’aucun goût de terroir permette de les discerner.

J’ouvre l’annuaire statistique que l’Office du travail vient de publier pour l’année 1900, je regarde les tableaux des valeurs comprises en 1899 dans les donations et successions : les rentes françaises et autres valeurs du trésor français figurent dans les donations pour 41 millions ; les rentes et effets publics des gouvernements étrangers figurent dans les donations pour 11 millions ; les valeurs des sociétés françaises y sont pour 24 millions ; les valeurs étrangères pour 2 millions 400.000 francs. Dans les successions, les rentes françaises et autres valeurs du Trésor français comptent pour 480 millions ; les rentes et effets publics des gouvernements étrangers comptent pour 214 millions. Les actions des sociétés françaises, sociétés de commerce ou d’industrie, figurent, dans les successions de l’année 1899, pour 446 millions. Les actions des sociétés étrangères y figurent pour une somme de 132 millions. Pour les obligations, la proportion des valeurs étrangères est encore plus forte. Les obligations négociables et non négociables des sociétés, départements, communes, établissements publics et établissements d’utilité publique de France figurent dans les successions pour 577 millions. Les obligations des sociétés, villes, provinces et corporations étrangères y figurent pour 229 millions, plus du tiers des valeurs françaises.

Ainsi, il y a dès maintenant un tiers des valeurs disséminées aux mains des actionnaires ou obligataires français, qui fructifient à l’étranger. Je ne m’en indigne aucunement. Je laisse à la démagogie antisémite et nationaliste le soin de dénoncer un mouvement inévitable. Je me félicite même à certains égards de cette expansion du capitalisme, qui aide à la pénétration réciproque des peuples et des races. Je constate seulement combien tout rapport personnel a cessé entre la propriété anonyme et le propriétaire : ils ne sont même plus de la même patrie. Et au demeurant, quand un capitaliste de Toulon a des actions sur les mines du Pas-De-Calais, il y a presque aussi peu de rapports personnels entre le propriétaire et sa propriété que si le capitaliste détenait une valeur étrangère.

C’est même parce que dans l’intérieur même de la nation la propriété a commencé à devenir étrangère au propriétaire, qu’entre toutes les valeurs, dites étrangères ou dites nationales, il n’y a plus pour le capitaliste aucune différence. Innovation curieuse et bien significative ! Autrefois, avant l’extension des sociétés de commerce, et notamment des sociétés anonymes, les hommes ne recouraient aux journaux que pour s’informer de ce qui n’était point leur propre vie. Ils n’achetaient point le journal pour savoir quelle était leur fortune et quels seraient leurs revenus. Tout au plus ceux qui avaient des rentes sur l’État — et c’était déjà une première forme de propriété anonyme — achetaient-ils les journaux pour savoir quels contre-coups la marche des affaires publiques aurait sur leur fortune privée. Maintenant, il n’y a guère de possédant bourgeois qui ne soit obligé de lire des journaux spéciaux, des journaux financiers, pour savoir où en est sa propre fortune. la propriété est devenue si étrangère au possédant que c’est par la voie du journal que le possédant a des nouvelles de sa propriété.


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Mais il ne suffit pas au capitalisme d’avoir créé la société anonyme par actions. L’action donne encore droit à celui qui la possède, ou tout au moins à celui qui en possède un certain nombre, de participer aux assemblées générales d’actionnaires qui nomment et contrôlent les gérants responsables de l’entreprise. C’est un reste d’autorité individuelle, d’intervention personnelle. Le capitalisme l’efface, et après avoir créé l’action, il crée l’obligation.

L’obligataire n’est point, pour sa part, propriétaire de l’entreprise : il en est simplement créancier.

Il a prêté à l’entreprise une certaine somme, pour laquelle on lui sert un intérêt fixe, stipulé d’avance. Si l’entreprise sombrait, il aurait pour gage de sa créance l’actif, c’est-à-dire la valeur même des actions. Ainsi, sa sécurité est plus grande que celle de l’actionnaire. En cas de désastre, l’actionnaire ne touchera rien avant que les obligataires, c’est-à-dire les créanciers, soient remboursés. L’obligataire est encore exposé à bien des hasards ; mais il ne succombera qu’après l’actionnaire. Seulement, il n’a aucune part d’influence : il n’est même pas représenté dans les conseils de l’entreprise ; il est le rentier passif, sans aucun rapport personnel avec la source même de ses revenus. Ici, nous touchons à une forme de propriété si abstraite, si neutre, si indifférente, si détachée de l’individu, qu’il faut se souvenir que l’individu touche en effet un intérêt de l’obligation pour l’appeler encore individuelle.

Or, la part des obligations dans le capital anonyme est considérable, et elle est croissante. Les sociétés anonymes, fondées d’abord par des actionnaires, s’étendent le plus souvent par des emprunts, c’est-à-dire en créant des obligations. Sur les 36 milliards de valeurs des sociétés industrielles et commerciales, plus de la moitié est en obligations. En 1899, la taxe de quatre pour cent a porté sur tout le revenu des valeurs mobilières — la rente d’État exceptée. Le revenu taxé des actions des sociétés était de 727 millions. Le revenu taxé des obligations et emprunts était de 877 millions. Ainsi, la part du capital tout à fait passif, de celui qui ne porte plus en lui la moindre énergie individuelle, est supérieure d’un sixième à ce capital d’actions, qui représente lui-même un si faible lien de l’individu à sa propriété.

Enfin, l’individu ne prend même plus la peine de garder le morceau de papier qui représente son droit de propriété sur les mines du Transvaal ou de Sibérie, sur les chemins de fer anglais, ou sur les tissages espagnols. De plus en plus maintenant, c’est aux coffres-forts des maisons de banque et de crédit que sont confiés les titres de propriété, les titres de rentes, les actions, les obligations. C’est la société de crédit qui touche, à l’échéance, les arrérages ou les coupons ; c’est elle qui en fait le remploi ; et tout le mouvement de la propriété individuelle aboutit là : avoir son compte ouvert dans l’immense registre d’une immense société anonyme de crédit.


Non seulement dans les sociétés anonymes le rapport direct du propriétaire à sa propriété n’existe plus, mais tandis que le propriétaire foncier dispose seul de son domaine, et l’usinier seul de son usine, le propriétaire d’une action ou de plusieurs actions ne peut rien tout seul. Individuellement, il ne peut imprimer à l’entreprise telle ou telle direction. C’est la majorité des actions qui décide. C’est l’assemblée générale des actionnaires qui est souveraine, et ici la propriété individuelle, cessant d’être l’instrument de la volonté de l’individu, tombe sous la loi de la majorité. Si l’actionnaire est dans la minorité, sa propriété est dirigée contre sa volonté. La séparation de l’individu et de sa propriété est telle, qu’il est impossible de présumer la volonté de l’individu possédant d’après la marche de sa propriété. Il se peut très bien que la propriété individuelle aille contre l’individu. Et il est au moins étrange d’entendre les radicaux s’élever contre le socialisme, qui sera le régime de la démocratie et de la loi des majorités appliqué à la production, lorsque déjà la propriété capitaliste elle-même, dans son expression suprême qui est la société anonyme, est obligée d’admettre la forme de la démocratie et la loi des majorités.

Chose curieuse, et qui montre bien le prodigieux écart entre la forme immédiate de la propriété individuelle et sa suprême forme anonyme, lorsqu’un individu, lorsqu’un patron possède vraiment une usine, quand il en est personnellement le propriétaire et le chef, c’est seulement s’il fait faillite que sa propriété tombe sous la loi de la démocratie. Il se forme, aussitôt après la faillite, une démocratie des créanciers. L’article 507 du code de commerce — je néglige la législation récente sur la liquidation judiciaire, où le même principe s’affirme plus nettement encore — dit ceci :

« Il ne pourra être consenti de traité entre les créanciers délibérants et le débiteur failli qu’après l’accomplissement des formalités ci-dessus prescrites. Ce traité ne s’établira que par le concours d’un nombre de créanciers formant la majorité, et représentant en outre les trois quarts de la totalité des créances, vérifiées et affirmées, ou admises par provision. »

Et l’article 529 stipule :

« S’il n’intervient point de concordat, les créanciers seront de plein droit en état d’union. »

A partir de ce moment, c’est la majorité des créanciers qui décide. L’actif social est placé sous le régime de l’union. Et la majorité des créanciers peut donner aux syndics de la faillite mandat de continuer l’exploitation de l’actif, par exemple d’assurer le fonctionnement de l’usine, la marche de l’industrie. Ainsi, la loi de la majorité, qui dans les sociétés anonymes est la vie normale, n’intervient dans la propriété vraiment personnelle qu’à l’heure du désastre. C’est quand la propriété personnelle sombre que le mode de gestion qui lui est appliqué rappelle, au moins par un trait, le mode de gestion régulier de la propriété anonyme. Quelle distance, quelle opposition entre les diverses formes de la propriété individuelle !

Dans la propriété vraiment personnelle, la responsabilité du possédant est engagée à fond. Dans les sociétés anonymes, la responsabilité du possédant est réduite au minimum. L’article 33 du code de commerce dit, à propos des sociétés anonymes :

« Les associés ne sont passibles que de la perte du montant de leur intérêt dans la société. »

l’actionnaire ne répond pas des obligations de l’entreprise sur la totalité de sa fortune ; il n’en répond que sur les actions qu’il possède dans cette entreprise même. C’est une parcelle de propriété qui ne communique plus avec l’ensemble de la propriété individuelle de l’actionnaire. Même si l’actionnaire a commis les fautes les plus graves, même si par sa négligence ou son incapacité il a permis à des administrateurs ineptes ou malhonnêtes de s’emparer de la direction de l’entreprise et de compromettre les intérêts des tiers, l’actionnaire n’est tenu que dans la mesure des actions qu’il possède. Tout le reste de sa fortune, tout le reste de sa personnalité économique est, au regard de l’entreprise, comme s’il n’était pas.

Bien mieux, la responsabilité des administrateurs eux-mêmes, de ceux qui ont reçu et accepté de l’assemblée générale des actionnaires le mandat de conduire l’entreprise, est étroitement limitée.

L’article 32 du code dit :

« Les administrateurs ne sont responsables que du montant qu’ils ont reçu. Ils ne contractent, à raison de leur gestion, aucune obligation personnelle ni solidaire, relativement aux engagements de la société. »

J’admire vraiment ceux qui nous disent que le régime de communisme démocratique et d’universelle coopération appliqué à l’industrie diminuera, au point de les rendre illusoires, les responsabilités, quand l’évolution même de la propriété individuelle la conduit à abolir la responsabilité pleine, décisive des possédants et dirigeants, et à y substituer les responsabilités fragmentaires et atténuées de la société anonyme.

Et dans cette forme suprême de la propriété individuelle, quelle mobilité, quelle faculté presque indéfinie de métamorphose ! Comparez aux difficultés de tout ordre, juridiques et économiques, qui rendent difficile et lente la transmission de la propriété foncière ou de la propriété industrielle personnelle, les dispositions qui facilitent, dans le régime des sociétés anonymes, le mouvement des titres, la transmission et la transformation de la propriété :

L’article 34 dit :

« Le capital de la société anonyme se divise en actions et même en coupons d’actions d’une valeur égale. »

L’article 35 dit :

« L’action peut être établie sous la forme d’un titre au porteur. Dans ce cas, la cession s’opère par la tradition du titre. »

Par la simple remise d’un titre de la main à la main, la translation de la propriété est valablement opérée.

Mais surtout, puisqu’il n’y a aucun lien personnel et direct entre le propriétaire et sa propriété, entre l’actionnaire et son action, que lui importe que sa propriété ait la forme d’une action de chemin de fer ou d’une action de mines, ou d’un titre quelconque dans une industrie quelconque, si seulement il peut en espérer un dividende équivalent ?


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Ainsi, à tout moment, chaque forme de la propriété anonyme est prête à se muer en toutes les autres formes. C’est cette mobilité presque infinie qui suscite la spéculation. Il suffit d’entrer un instant à la Bourse pour voir comment les titres s’échangent contre des titres et quelles formes variées une même propriété peut revêtir de l’ouverture à la clôture du marché. Comme le vent d’automne mêle en de vastes tourbillons les feuilles arrachées à toutes les essences de la forêt, la spéculation mêle les feuilles d’or arrachées à toutes les variétés du travail humain.

Par cette faculté illimitée d’échange, par cette mobilité infinie, le titre d’une entreprise partculière particulière cesse d’être en effet attaché à cette entreprise particulière : il devient une sorte de délégation quantitativement déterminée, mais qualitativement indéterminée, sur l’ensemble de la richesse sociale. L’actionnaire, quelle que soit la désignation particulière de son titre, est au fond actionnaire d’une entreprise sociale unique et immense, dont les diverses sociétés anonymes ne sont que des sections communiquant les unes avec les autres, dont les diverses entreprises capitalistes ne sont que des formes muables, indéfiniment convertibles les unes dans les autres. Il se crée ainsi, par l’évolution extrême de la propriété individuelle, un domaine capitaliste social, un collectivisme capitaliste qui fonctionne au profit d’une classe, mais qui est l’ébauche bourgeoise du communisme où nous tendons.

De même que l’actionnaire, au lieu d’être prisonnier d’une forme déterminée de propriété, possède virtuellement une part de la propriété sociale, il agit aussi sur l’ensemble social de la production, — ou du moins il dépend souvent de lui d’agir sur cet ensemble. Bien souvent les capitalistes, pour plus de sûreté, pour ne pas engager toute leur fortune dans une seule entreprise, répartissent leurs fonds entre plusieurs sociétés anonymes. Ils ont en portefeuille des actions des chemins de fer, des actions des mines, des actions des aciéries et des tissages. Ils ont par là le droit de participer aux assemblées générales d’un grand nombre d’industries : ils participent donc à la direction de la production dans ses formes diverses et dans presque toute son étendue.

Tandis que dans la propriété vraiment personnelle, l’action du possédant est limitée à une forme de propriété et y est souveraine, dans le système des sociétés anonymes, l’action du possédant s’étend ou peut s’étendre à un champ de production extrêmement vaste, à un très grand nombre d’entreprises ; mais, en chacune d’elles, elle est limitée et enveloppée par le droit des autres actionnaires, des autres possédants. Le mouvement même de la propriété bourgeoise et capitaliste tend donc à universaliser le droit du possédant, mais en lui retirant, à chacun des points de son domaine agrandi, sa force décisive. Sa puissance s’exerce partout, mais elle n’est partout qu’une fraction minime de la puissance totale ; partout associé, nulle part souverain.

Or, si l’on suppose réalisé le communisme démocratique, si l’on se représente l’ensemble des industries comme une coopération universelle, chacun des citoyens, chacun des producteurs sera investi d’un droit sur l’ensemble de la propriété sociale. Mais en quelque point du domaine coopératif qu’il exerce pratiquement ce droit, il ne l’exercera que sous la loi même de la coopération et de la démocratie, qui en faisant de l’accord des volontés la condition de l’action, fonde et limite tout à la fois le droit de chaque volonté individuelle.

Quand donc les radicaux, avec une monotonie déplaisante et abstraite, se donnent comme les gardiens de la propriété individuelle, on est en droit de leur demander : acceptez-vous, de la propriété individuelle et capitaliste, le mouvement par lequel elle tend à se dépasser elle-même ? Acceptez-vous la loi d’évolution qui crée, jusque dans la propriété capitaliste, une sorte de communisme oligarchique, et interdisez-vous au prolétariat d’intervenir pour le convertir en un communisme démocratique universel ?