Études sur l’histoire d’Allemagne/03

La bibliothèque libre.
Études sur l’histoire d’Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 365-396).
◄  02
04  ►
ETUDES
SUR
L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE

LA FOI ET LA MORALE DES FRANCS[1].

Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs. — II. Gabriel Monod, Études critiques sur les sources de l’histoire mérovingienne. — III. Zeller, Entretiens sur l’histoire du moyen âge. — IV. Lœbell, Gregor von Tours und seine Zeit. — V. Gieseler, Lehrbuch der Kirchengeschichte. — VI. Rettberg, Kirchengeschichte Deutschlands.

L’église avait espéré qu’un des premiers effets de la conversion des Francs serait la conversion de la Germanie. Porter la lumière de la foi chez les peuples voisins attardés « dans la barbarie de l’ignorance naturelle, » tel était le devoir que l’évêque Avitus avait assigné à Clovis au lendemain du baptême. Les Mérovingiens avaient failli à ce devoir, puisque la Germanie était encore païenne presque toute entière au milieu du VIIe siècle : un siècle et demi avait donc été perdu ; mais la dynastie n’était pas seule coupable ; l’église ne pouvait demander aux Francs que d’ouvrir la voie à la prédication, et c’était à elle qu’il appartenait de conquérir par la parole le monde barbare, comme elle avait conquis le monde romain. Aussi, après avoir dit les causes de l’impuissance des rois francs, nous faut-il chercher les raisons de l’impuissance de l’église. Ce ne sont point là des digressions : malgré les apparences, l’histoire ecclésiastique de la Gaule est aussi bien que l’histoire politique le préambule nécessaire d’une histoire d’Allemagne ; car l’étude des origines de ce pays est chose complexe, où il faut procéder avec prudence en tenant toujours les yeux ouverts sur les alentours. La matière première de la nation allemande, — c’est-à-dire la race allemande habitant le sol allemand, — a été façonnée par la force militaire des Francs et par la force morale de l’église ; mais les deux alliés ont dû s’y reprendre à deux fois pour soumettre l’Allemagne et la revêtir de la forme qu’elle a portée dans l’histoire. Il serait impossible de comprendre le succès de la seconde tentative, si l’on ne savait pourquoi la première n’a pas réussi. Constater le fait ne suffit point ; si l’on se borne à dire que telle chose est advenue, on ne dit que des mots, et l’histoire générale doit s’efforcer de trouver les raisons premières des choses, si loin et si haut qu’elles soient placées. La tâche est ardue, mais elle est rémunérée magnifiquement par le plaisir qu’elle procure de contempler le spectacle des causes primordiales qui se mettent en mouvement, et, après s’être heurtées aux obstacles et aux résistances, finissent comme les destins par trouver leur voie.


I.

C’était une première cause de faiblesse pour le clergé des pays mérovingiens qu’il ne fût point un corps pourvu d’organes réguliers. L’église n’avait jamais reçu en Occident la belle ordonnance qu’elle prit de bonne heure en Orient. Ici les communautés chrétiennes furent nombreuses et brillantes dès l’origine, et les évêques qui en étaient les chefs sentirent le besoin de se grouper lorsque la persécution et l’hérésie, ces deux fléaux des IIe et IIIe siècles, s’abattirent sur le christianisme. Comme il était naturel, le groupement se fit dans les cadres de l’état ; les évêques d’une même province prirent l’habitude de se réunir au chef-lieu, qu’on appelait la métropole dans la langue politique officielle, et ils accordèrent à l’évêque métropolitain, président de leurs conciles, la qualité d’un primus inter pares. Au IIIe siècle, l’empire fut divisé en diocèses dont chacun comprenait plusieurs provinces ; en Orient, trois des capitales de ces diocèses, Constantinople, Alexandrie, Antioche, auxquelles on ajouta Jérusalem par égard pour sa qualité de ville sainte, devinrent les chefs-lieux de circonscriptions ecclésiastiques qu’on appela des patriarcats. Plusieurs des sièges métropolitains et patriarcaux étaient des villes illustrées par l’histoire profane et par l’histoire sacrée, leur importance même y ayant attiré les apôtres. Il se trouvait donc en Orient de grandes églises régulièrement gouvernées.

En Occident, les communautés chrétiennes furent assez longtemps rares et obscures ; la persécution fut moins vive et la controverse théologique moins éclatante : d’autre part, un très petit nombre de cités pouvaient invoquer, comme titre à la prééminence, une gloire consacrée par le temps : l’organisation demeura donc imparfaite. L’église de Rome s’éleva au premier rang, mais il n’y eut pas au-dessous d’elle de grandes métropoles, excepté en Italie, et l’Occident ne connut pas, à vrai dire, les patriarcats : la Gaule, par exemple, qui formait un diocèse, n’eut jamais de patriarche. Ce pays fut d’ailleurs troublé par des guerres civiles et sociales au IIIe siècle et il subit l’invasion au IVe. Les cadres politiques commencèrent ainsi à se briser, au moment où l’église aurait pu y entrer, et le clergé accepta ceux que lui offraient les royaumes barbares. Les évêques de la Gaule restèrent en relations les uns avec les autres, et cette union leur donna la force nécessaire pour défendre l’orthodoxie contrôleurs maîtres hérétiques, mais l’épiscopat fut obligé de se grouper, non par provinces ecclésiastiques, mais par royaumes. Un évêque suivait la destinée de sa cité, changeait de souverain lorsqu’elle passait d’un royaume à un autre, rompait les relations régulières qu’il avait eues avec les évêques demeurés sujets de son ancien roi, et ne siégeait plus dans les mêmes conciles. Après que Clovis fut devenu maître d’une grande partie de la Gaule, il réunit à Orléans tous les évêques des pays soumis à sa domination ; ce fut la manifestation la plus éclatante de sa puissance, et si l’unité de la monarchie avait duré, les conciles en auraient été l’expression la plus visible. Il se serait peut-être formé une église de Gaule, comme il y eut au-delà des Pyrénées, sous la domination des Wisigoths, une église d’Espagne, dont le chef était l’évêque de la capitale ; mais, la monarchie franque ayant été morcelée en royaumes, l’église fut partagée comme elle, et les églises régionales, souvent modifiées par la mort des princes ou par les conquêtes, n’eurent point d’autres chefs que ces rois qui étaient toujours ennemis les uns des autres. Enfin il se fit au VIe siècle une transformation complète du personnel et des mœurs du clergé. Lors de l’établissement des Francs, l’épiscopat se recrutait dans les familles romaines, et l’évêque, résidant au chef-lieu de la cité, était un citadin. Mais l’épiscopat fut bientôt envahi par des hommes de race franque. Ce qu’ils aimaient dans les dignités ecclésiastiques, c’était leur éclat et plus encore la richesse qu’elles procuraient. Cette richesse s’accrut considérablement par des donations, des acquisitions et des usurpations. Tout un peuple rural fut gouverné par l’église devenue grand propriétaire, et l’évêque, prenant modèle sur les seigneurs laïques, devint de citadin campagnard. Plus importans étaient ses intérêts locaux, plus il était disposé à vivre de la vie locale. Aussi l’imparfaite hiérarchie des sièges qui avait commencé à s’établir au temps romain disparut. Ce désordre même offrait, il est vrai, à l’évêque de Rome l’occasion de faire sentir son autorité. Il essaya de maintenir les métropoles et de constituer un représentant régulier du saint-siège en Gaule, mais si l’autorité du pontife était reconnue en matière de foi et la primauté du siège de Pierre respectée, la monarchie pontificale n’était pas fondée ; le pape n’avait pas trouvé les moyens réguliers d’un gouvernement, et toutes sortes de circonstances graves, sur lesquelles il faudra revenir, l’empêchaient alors de les chercher. L’église gallo-franque fut donc abandonnée à l’anarchie ; il n’y eut plus de conciles ni par provinces ni par royaumes. La discipline se perdit dans la confusion générale.

Il n’y avait donc point de corps de l’église mérovingienne, partant point d’âme qui pût se chercher un emploi et se proposer des devoirs dont le plus visible et le plus urgent aurait été de porter la parole chrétienne parmi « les peuples voisins encore plongés dans la barbarie de l’ignorance naturelle. » Mais ce n’est point toujours la perfection d’un organisme qui produit la force, et l’impuissance ne naît pas nécessairement de l’anarchie. L’empire romain n’a jamais été plus faible qu’au temps où la machine administrative était le mieux montée, et l’église n’a jamais eu plus d’activité qu’à l’origine, c’est-à-dire au temps où le peuple et le clergé confondus formaient le « sacerdoce sacré » dont par le l’apôtre Pierre, et où l’esprit soufflait comme il voulait. La race française n’a jamais été plus vigoureuse ni plus féconde en grandes actions que pendant ce XIe siècle où la France n’eut pas de gouvernement. La race germanique au XIIIe siècle, alors que l’Allemagne, décomposée en seigneuries grandes et petites, en républiques et en corporations, n’avait plus ni armée, ni finances, ni lois, produisait ces milliers de volontaires, paysans, chevaliers, moines, marchands, qui prirent possession pour les mettre en valeur des pays de l’Est, et portèrent la frontière allemande de l’Elbe jusqu’au-delà de la Vistule. L’église mérovingienne, sans lois ni gouvernement, avait-elle cette énergie vitale ? Était-elle capable de produire des volontaires, des aventuriers de la foi ? Avait-elle conservé l’esprit de prosélytisme et de propagande ? Pour répondre à cette question, il faut savoir à quel point de son développement intellectuel et moral était arrivée l’église catholique au temps des Mérovingiens.


II.

L’église avait eu son âge héroïque intellectuel. Lorsque les apôtres, portant par le monde la première religion qui eût été faite non pour un peuple mais pour l’humanité, prêchèrent le royaume de Dieu où les hommes sont unis étroitement entre eux et avec Dieu, la philosophie, après quelques instans d’hésitation, de doute et de dédain, étudia cette solution, la plus admirable qui eût été trouvée, du problème des relations de l’homme avec Dieu et avec l’homme. Platoniciens, qui creusaient sans se lasser l’enseignement du maître sur la manifestation de l’infini dans le fini et de Dieu dans la nature et dans l’âme, disciples consciens ou inconsciens de Zoroastre qui expliquaient l’origine du mal par la coexistence de deux principes, apportèrent dans l’examen de la doctrine nouvelle les traditions de leurs écoles. Il y eut, au Ieret au IIe siècle, une sorte de reconnaissance faite par l’esprit humain autour du christianisme ; après quoi, les philosophes entrèrent dans l’église, mais en demeurant des philosophes. L’école d’Alexandrie enseigna que la philosophie avait été la préparation du christianisme chez les païens, comme l’Ancien-Testament chez les Juifs. Elle rapprocha l’Ancien-Testament et la philosophie par cette théorie que le Verbe, qui a été la parole de Dieu dès l’origine, a semé la vérité dans les écrits profanes comme dans l’écriture. Elle crut ou fit semblant de croire que Platon avait connu les livres saints et elle le transforma en un disciple de Moïse. Elle fit ainsi de l’histoire intellectuelle et morale de l’humanité une grande synthèse qu’elle donna pour piédestal au christianisme. Il y eut alors un accord de la foi et de la philosophie, la philosophie étant réputée seule capable de pénétrer le sens profond de la foi, et peut-être n’est-il rien de plus beau dans les annales de l’esprit que la doctrine de l’alexandrin Origène, où se concilient dans une harmonie sublime l’éternelle activité de Dieu et l’impérissable liberté de l’homme. Mais l’accord ne pouvait durer. La philosophie et la religion s’étaient rencontrées à un certain moment dans l’âme de certains hommes, mais il fallait bien que celle-ci s’arrêtât, puisqu’une religion est une solution définitive, et que la philosophie continuât sa route, puisqu’elle est une recherche perpétuelle.

Au temps même où la critique platonicienne s’exerçait librement sur le dogme, naquit l’autorité. La lutte du christianisme contre les païens et contre ceux des philosophes qui, n’étant chrétiens que par métaphysique, faisaient bon marché de la foi positive, fit naître deux idées corrélatives, l’idée d’une église catholique seule en possession de la vérité, et l’idée ecclésiastique de l’hérésie. Hérésie signifiait dans le langage philosophique choix d’une opinion ; cela signifia dans le langage ecclésiastique choix d’une opinion mauvaise, erreur condamnable et damnable. Pour prémunir les fidèles contre la perdition, l’église écrivit la règle de la foi. Bientôt l’hérésie se montra sous une forme étrange : le manichéisme, produit d’un mélange de la philosophie grecque avec la religion zoroastrique, réduisit le Christ à la qualité d’un esprit de lumière et d’un combattant illustre dans le conflit entre le bon et le mauvais principe. Ainsi le génie hellénique, toujours en travail, menaçait de perdre le christianisme dans des conceptions bizarres ; la sagesse des anciens et leur méthode, leur idéalisme et leur dialectique, qui avaient servi à bâtir le dogme, s’employaient à le démolir. C’est alors que l’esprit latin s’insurgea.

L’église d’Occident était demeurée pendant longtemps l’élève des églises orientales : l’Orient parlait, l’Occident écoutait. La langue de l’écriture et des apôtres, des théologiens orthodoxes ou hérétiques, était la langue grecque ; mais, au IIIe siècle Tertullien introduisit la langue latine dans les controverses et révéla un esprit tout différent de l’esprit oriental, plus étroit, plus prosaïque, mais plus ferme. Tertullien a certaines maximes brèves, dictées par un sens commun assez grossier, et par cela même très intelligibles. « On ne peut pourtant pas chercher indéfiniment, dit-il : infinita inquisitio esse non potest. » d’ailleurs à quoi bon chercher ? « Il n’y a pas besoin de curiosité, curiositate opus non est, après le Christ et l’évangile. » Il y a une règle à laquelle il se faut tenir : « La plénitude de la science est d’ignorer ce qui est contraire à cette règle. » C’est merveille de voir comment le christianisme en se répandant sur le monde s’adaptait aux différens milieux. Au temps de l’antiquité païenne, les Grecs avaient pensé tandis que les Romains agissaient ; la vie intellectuelle romaine, très tardive, avait été le reflet de la vie intellectuelle hellénique, et Rome n’avait manifesté son originalité que dans le domaine du droit. Au temps de l’antiquité chrétienne, l’esprit hellénique cherche sans cesse et toujours disserte ; le chrétien romain arrête la doctrine et tout de suite il est prêt à légiférer sur la discipline et sur la foi.

L’autorité trouva bientôt un organe régulier dans la hiérarchie qui se constituait et dans la puissance impériale. À peine l’empereur fut-il entré dans l’église que la liberté en sortit. L’hérésie devint une affaire d’état. Auparavant, elle pouvait ne troubler qu’une ou deux provinces, et les évêques des pays où elle se produisait se contentaient de rejeter en concile les opinions hétérodoxes ; désormais elle occupa la chrétienté entière. Arius est jugé par l’église universelle, l’empereur présent et présidant, et les conciles font de leurs décisions des articles de ioi, que l’empereur transforme en articles de loi. Comme la victoire de l’église sur le paganisme la dispense de toute tolérance envers les dissidens, l’hérétique devient le grand ennemi. Déjà se disaient de dangereuses paroles : « Mieux vaut errer dans les mœurs que dans la doctrine ; mieux vaut un païen qu’un hérétique. » Pour ne laisser aucune prise à la fantaisie, les docteurs se mettent en devoir de tout préciser, de tout définir, et voici une déclaration grave de saint Hilaire. « Autrefois suffisait aux croyans la parole du Seigneur qui a dit : Allez et enseignez les nations au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! Mais voici que, par la faute des hérétiques et des blasphémateurs, nous sommes contraints de faire ce qui n’est pas permis, de gravir des sommets ardus, d’exprimer l’inexprimable… Alors qu’il faudrait accomplir par la seule foi ce qui a été commandé, c’est-à-dire adorer le Père, vénérer le Fils et être rempli de l’Esprit saint, nous sommes forcés de hausser l’humilité de notre langage jusqu’à lui faire dire l’inénarrable ; une faute nous jette dans une autre et ce qui devait demeurer enfermé dans la religion des âmes est exposé aux périls du langage humain. »

Du moins, les controverses demeurent grandes aux IVe et Ve siècles. On discute sur la nature du Verbe pour ou contre Arius, sur la destinée des âmes pour ou contre Origène, sur le libre arbitre pour ou contre Pelage. Les adversaires sont de haute taille, car l’orthodoxie est défendue par saint Augustin et par saint Jérôme, et les écoles théologiques d’Alexandrie et de Syrie procèdent toujours selon les règles d’une méthode scientifique. Mais le temps marche et la culture ancienne dépérit. L’église oublie ce qu’elle lui doit, la dédaigne comme superflue et la suspecte comme complice du paganisme, dont elle est le dernier refuge. Elle rejette non-seulement la philosophie, mais toute la littérature. « Il paraît que tu enseignes la grammaire, écrit le pape Grégoire le Grand à un évêque. Je ne puis répéter cela sans rougir, et je suis triste et je gémis, car les louanges de Christ ne peuvent se rencontrer dans une même bouche avec les louanges de Jupiter. » L’horizon intellectuel, si vaste autrefois, se rapproche et se ferme, et l’église prétend se suffire à elle-même. Si encore l’activité de l’esprit avait duré en elle ! Mais sur quoi se serait-elle exercée ? « Ne cherchons plus, avait dit Tertullien, » et l’on ne cherche plus en effet ! toute la sagesse est trouvée ; elle est dans certains livres dont un décret pontifical dresse le catalogue. L’erreur est dans d’autres livres : le même décret les met à l’index. Les écoles théologiques d’Orient tombent en décadence, et l’Occident n’en a pas une seule qui mérite d’être citée. Tandis que les écoles de lettres profanes trouvent encore des élèves pour leur enseignement vieilli, il n’y a point de « maîtres publics pour les divines écritures. » c’est Cassiodore qui le dit en se lamentant. Aussi, pour suppléer au défaut des maîtres, écrit-il le de Institutione divinarum litterarum, c’est-à-dire un manuel où les prêtres puissent apprendre commodément tout ce qu’il faut savoir. Cassiodore le leur déclare en propres termes et il leur représente « qu’au lieu de chercher présomptueusement des nouveautés, il vaut mieux étancher sa soif à la source des anciens, » des anciens de l’église, bien entendu. Le temps du manuel est venu en effet, car la parole vivante ne se fait plus entendre. La période de l’initiative intellectuelle est close ; il ne reste plus qu’à constater les résultats acquis. C’est pourquoi Jean le Scolastique dispose en ordre méthodique les canons des conciles, afin que toute question, quelle qu’elle soit, trouve sa réponse. C’est ainsi qu’après qu’un livre est achevé, on en écrit la table des matières.


III.

La grande originalité de la religion nouvelle, c’est qu’elle était une morale en même temps qu’une théologie. Les devoirs d’un chrétien découlaient de l’idée de l’union de l’homme avec Dieu et avec l’homme, par la grâce du Fils de Dieu, qui était aussi le Fils de l’homme. Une vertu intime, la foi, et une vertu active, la charité, satisfaisaient à tous ces devoirs. Rien de plus simple, de plus pur et de plus grand tout à la fois, mais qu’allaient devenir cette simplicité, cette pureté, cette grandeur au contact du monde ? Là même où le Christ avait vécu, combien d’hommes étaient capables de faire de leur âme un temple du Christ ? Israël croyait à un être suprême, mais qui s’est choisi un peuple particulier, à un Dieu idéal, mais qu’il faut honorer par des sacrifices, et Jésus avait prêché pour affranchir la religion du culte et libérer Dieu du sacerdoce. Quant aux gentils, ils ne communiquaient avec leurs dieux que par des pratiques extérieures. La religion païenne n’avait point de morale ; le seul sentiment qu’elle pût inspirer à la foule était la crainte, et les immortels, pourvu qu’ils lussent apaisés ou gagnés par certaines manifestations grossières, se tenaient pour contens. D’eux à leurs fidèles il y avait échange de services, rien de plus. Aussi le païen avait-il besoin que ses dieux fussent tout près de lui et tout pour lui. L’antiquité croyait que les divinités avaient organisé leur culte dans chaque pays et que tous ces cultes étaient légitimes. Rome faisait entrer les dieux dans le Panthéon en même temps qu’elle admettait les peuples dans la cité, mais elle ne pouvait comprendre qu’un Dieu ne fût pas de tel peuple et de tel pays ; elle donna sans hésiter l’hospitalité au Dieu des Juifs : elle la refusa au Dieu des chrétiens, qui, au mépris de l’usage, n’avait point fait élection de domicile.

Épurer partout, même en Israël, où elle était le plus pure, la notion du divin, confondre la morale avec la religion, orienter vers le ciel des âmes qui n’avaient qu’un horizon terrestre, détruire les sacerdoces particuliers et les cultes locaux, placer tous et chacun en présence de Dieu, telle était la mission du christianisme. Il ne s’était point vu, il ne se verra plus jamais un pareil effort pour soulever la matière vers l’idéal : mais la matière a pesé sur les ailes de l’esprit et l’a retenu entre ciel et terre, plus près de la terre que du ciel.

Les hommes habitués au voisinage du divin ne se sentirent pas assez proches d’un Dieu qui remplissait le monde, et, partout présent, n’entrait nulle part en communication intime avec ses fidèles. Ils cherchèrent des échelons pour monter jusqu’à lui. Ils trouvaient dans les Écritures les esprits bons et mauvais ; ils leur donnèrent des formes plus précises. Parmi les démons se placèrent les dieux de l’ancienne mythologie, auxquels l’église elle-même accorda une survivance étrange, sous la forme de tentateurs acharnés à la perdition des âmes. Une puissance miraculeuse funeste fut attribuée aux statues des anciennes divinités et aux ruines de leurs temples. Mille bruits extraordinaires en couraient. On contait, par exemple, qu’un homme qui venait de se fiancer s’avisa, un jour qu’il jouait à la paume, de passer au doigt d’une Vénus son anneau de fiançailles ; la partie faite, il ne put l’arracher du doigt de marbre, qui s’était replié ; la nuit, la déesse lui apparut en songe pour lui dire qu’elle était sa femme légitime et qu’elle entendait vivre avec lui à jamais. Ce n’était pas seulement le populaire que ces imaginations troublaient. Le pape Grégoire le Grand raconte dans un de ses dialogues l’aventure d’un juif, qui, surpris par la nuit, ne trouva point d’autre asile qu’un temple abandonné d’Apollon : les ténèbres et la solitude l’effrayèrent ; il avait entendu dire que les démons hantaient cette ruine, et, tout juif qu’il fût, il se signa. Bien lui en prit ; car, à minuit, le temple se remplit de fantômes qui tinrent séance sous la présidence d’Apollon, auquel ils rendirent compte des tentations dont ils avaient assailli les chrétiens. Ainsi toute une légion infernale était organisée pour la guerre contre les âmes ; mais en face d’elle se rangea la légion céleste : le culte des anges s’organisa ; des églises furent placées sous l’invocation des plus grands et chaque âme crut avoir son ange gardien. Ces purs esprits étaient encore trop élevés au-dessus de l’homme, et la terre vers laquelle ils descendaient n’était pas leur patrie : sur la route de la terre au ciel, l’église fit monter les martyrs et les saints. Martyrs et saints devinrent les compagnons de Dieu dans la gloire éternelle, mais en même temps ils demeurèrent attachés au point de la terre où ils avaient vécu. L’antique croyance populaire que l’âme des morts ne s’éloigne pas de leur dépouille avait produit chez les païens les rites naïfs du culte des morts ; elle a certainement contribué à produire chez les chrétiens le culte des martyrs. On s’imagina être tout près des saints quand on touchait leurs restes, et même cette opinion donna lieu à de singuliers scandales : en Égypte, il fallut défendre aux chrétiens de garder chez eux les corps des personnes réputées saintes, comme on gardait autrefois les corps des ancêtres ; ailleurs, il y avait des voleurs de corps saints, et une loi de Théodose interdit « d’exhumer les martyrs et de les vendre. » Pour éviter ces profanations, on transporta les reliques dans les églises où on les plaça d’ordinaire sous les autels, et le culte des saints commença. Les chrétiens éclairés, les docteurs et les évêques prémunirent les fidèles contre les dangers d’une idolâtrie nouvelle ; aux polémistes païens qui leur reprochaient d’avoir troqué les idoles contre les martyrs, ils répondirent que l’église honore ses saints pour proposer leur vie en exemple et qu’elle réserve l’adoration à Dieu seul ; mais la masse des hommes retrouvait les héros et les dieux d’autrefois dans ces personnages sacrés qu’elle invoquait par leur nom, dont elle savait l’histoire et dont elle touchait les tombeaux. Dans les églises placées sous l’invocation de tel ou tel bienheureux, les prières, au lieu de monter jusqu’à Dieu, s’arrêtèrent au médiateur, d’autant plus volontiers que celui-ci manifestait par des miracles plus fréquens sa puissance personnelle. La relation simple et directe de l’homme avec Dieu fut compliquée par cette multiplicité des intermédiaires et l’universel divin localisé.

En même temps la simplicité du culte primitif était altérée par l’organisation d’un cérémonial solennel. Les modestes lieux de réunion où les premiers chrétiens priaient, prêchaient et célébraient la commémoration de la cène sont remplacés par des temples superbes divisés en deux parties : l’une, réservée aux fidèles ; l’autre, plus élevée, où le clergé siège sur des trônes. L’esthétique du service divin, que les païens avaient portée à la perfection et que les premières communautés chrétiennes avaient dédaignée, reparaît. L’église par le à l’imagination et aux sens par le bel ordre de ses pompes et l’éclat des vêtemens sacerdotaux, par les parfums, par la musique et par les peintures qui retracent sur les murailles les grandes scènes de l’histoire de la foi. Plus se multiplient et s’embellissent ces pieuses représentations données par le clergé, plus les fidèles sont réduits au rôle des spectateurs. Leur voix ne se mêle plus à celle des prêtres que pour chanter le Kyrie eleison ; ils doivent écouter et se taire, en vertu du précepte de Moïse, qui a dit : — « Écoute, Israël, et tais-toi ! » Encore n’entendent-ils plus que rarement la prédication, qui était jadis la partie essentielle du service divin et qui tombe en désuétude. Assister à la célébration des mystères sacrés est une sorte d’acte matériel : l’église en fait une obligation et elle multiplie les fêtes, qui deviennent de plus en plus brillantes.

Peu à peu se forme une coutume de la dévotion, — consuetudo devotionis, comme dit le pape Léon le Grand, — qui devient obligatoire comme la loi elle-même, car l’église la fait procéder de la tradition apostolique et de l’enseignement du Saint-Esprit. Les manifestations extérieures prennent une grande importance. Dans la primitive église, l’ascétisme était honoré comme un moyen de parvenir à la vertu, mais il n’était imposé à personne ; désormais il est prescrit par toute sorte de règles minutieuses. La renonciation au monde et l’absolu mépris de la chair, manifesté par l’horreur croissante pour le mariage qui est rabaissé à la qualité d’une infirmité nécessaire, sont réputées les plus hautes des vertus ; ce sont des vertus moindres que le jeûne et l’abstinence ordonnés à certains jours de la semaine et à certaines époques de l’année. L’aumône elle-même n’est plus libre. Conformément à l’usage de toute l’antiquité païenne et pour obéir à la loi de Moïse, qui a dit : « Tu ne te présenteras pas devant le Seigneur les mains vides, » l’église réclame les prémices et la dîme.

Il y a péril certain que le fidèle qui paie la dîme, jeûne aux jours prescrits et assiste exactement aux offices divins, n’estime avoir rempli son devoir de chrétien. Plus nombreuses et plus rigoureuses sont les obligations extérieures, plus vague et plus insaisissable est le vrai devoir intime. Déjà d’ailleurs l’église offre à la conscience du pécheur le facile moyen de s’apaiser. On trouve dans saint Ambroise la redoutable formule : « Tu as de l’argent, rachète ton péché, » et Salvien enseigne dans son traité de l’Avarice que la libéralité envers l’église est le plus sûr moyen de se rédimer du péché. Mais c’est dans le culte des saints qu’apparaît le mieux le caractère grossier des actes matériels de foi. Le contact d’une relique miraculeuse ne procure pas seulement la guérison d’une maladie ; il a des effets bienfaisans sur l’âme elle-même. Grégoire le Grand, envoyant à un roi barbare des parcelles des chaînes du bienheureux Pierre et des cheveux de saint Jean-Baptiste, lui dit que les chaînes qui ont lié le cou de l’apôtre le délivreront de ses péchés et que le précurseur lui assurera par son intercession l’aide du Sauveur. Aussi les reliques sont-elles recherchées avec passion. Les princes ne cessent d’en demander au pape, et les plus élevés se montrent singulièrement ambitieux : l’impératrice Constantine ne s’avise-t-elle pas un jour de demander à Grégoire la tête de l’apôtre saint Paul ? Le bon pape dut lui faire entendre que le saint ne se laisserait pas ainsi décapiter : « Les corps saints, dit-il, font briller autour d’eux les miracles et la terreur ; et, même pour prier, on ne s’approche point d’eux sans une grande crainte. Qui oserait les toucher mourrait. Aussi les Romains, lorsqu’on leur demande des reliques à l’occasion de la consécration d’une église, se contentent-ils de placer dans le tombeau un morceau d’étoffe ; ils l’envoient ensuite à l’église nouvelle, où il opère autant de miracles que les reliques elles-mêmes. » Tout ce que peut faire Grégoire pour complaire à « sa maîtresse sérénissime, » c’est de lui envoyer des parcelles des chaînes que le bienheureux Paul a portées au cou et aux mains ; il prendra donc une lime pour détacher des paillettes, mais il n’est pas sûr de les obtenir, car il est arrivé que l’on a longtemps limé les chaînes sans en rien tirer. Heureux princes, qui pouvaient ainsi recevoir et garder à domicile de si précieux objets ! Le commun des fidèles se transportait auprès d’eux pour recueillir le bénéfice de leur puissance miraculeuse. Le temps des pèlerinages a commencé ; les plus zélés chrétiens vont en terre-sainte chercher des fioles d’eau du Jourdain, des poignées de la poussière du sol foulé par le Sauveur ou bien des fragmens de la vraie croix, qui « garde dans sa matière insensible une force vitale, comme dit saint Paulin de Nole, et, réparant toujours ses forces, demeure intacte, bien qu’elle distribue tous les jours son bois à des fidèles innombrables. » Ce pèlerinage est le plus louable de tous, mais très nombreux sont les sanctuaires où l’on va porter ses hommages et ses vœux. La fatigue même du voyage est un mérite dont on se prévaut auprès du saint ; puis on lui apporte des présens, des objets précieux, de l’argent, des donations de terre. Ainsi reparaît avec la multiplicité des cultes cet échange de services entre le ciel et les hommes qui était un des caractères du paganisme.

La morale chrétienne s’est donc accommodée à la faiblesse de l’homme. Il ne faut point voir là matière à sarcasmes ni à déclamations. Toute religion est un effort de l’homme vers Dieu, une transition de l’humain au divin, ou, si l’on croit que le divin est répandu dans la nature et pensé par l’homme, toute religion est une manifestation du divin dans l’homme. Si haute qu’ait été la conception première, l’homme fait valoir les droits de son infirmité naturelle et il demeure soumis à rempire des habitudes acquises. La conception de la religion chrétienne était trop haute, car c’est un monde surnaturel qui vit dans l’évangile : à peine y est-on averti de la présence de la terre ; les pieds du Sauveur y glissent comme sur les flots, qui ont porté sans fléchir son corps impondérable ; le Christ semble toujours près de s’élever au ciel. Pour vivre avec lui, il faut avoir quitté tout ce qui est de la terre : famille, amis, maison, même le travail, et se confier à Dieu qui nourrit l’oiseau et revêt de splendeur le lis qui ne file point. Une seule lecture transporte l’homme dans une indécise région idéale, aux confins de l’humain et du divin, c’est la lecture de l’évangile. Mais combien d’esprits peuvent habiter l’idéal ? Combien de temps les plus élevés y peuvent-ils demeurer ? Dans les carrefours des villes juives, grecques ou romaines, dans les campagnes cultivées par les esclaves, sur les trônes et les chaises curules, dans les atria, dans les ateliers, dans les cabanes vivait l’humanité vraie, d’où le Christ avait tiré douze apôtres, parmi lesquels se sont rencontrés un traître et des pusillanimes, car le disciple bien-aimé se trouva seul au pied de la croix. L’humanité vraie prit de la religion du Christ ce qu’elle en put comprendre ; elle fit effort pour s’élever jusqu’à elle, mais elle l’abaissa aussi sa portée. Nul doute que, le compte fait de toutes les superstitions et de toutes les erreurs, elle demeura meilleure qu’elle n’était auparavant : la foi et la morale chrétienne, même altérées, furent bienfaisantes ; mais l’église, qui n’a pu empêcher ces altérations, qui les a même acceptées, provoquées ou aggravées, ne pouvait plus avoir l’énergique activité des premiers jours. L’intelligence d’un chrétien du VIe siècle, emprisonnée dans les formules d’un code minutieux de croyances, n’a plus rien à désirer, rien à chercher : elle est frappée d’inertie. Un chrétien comme saint Paul, dont l’esprit était occupé par quelques grandes idées, et dans le cœur duquel bouillonnait l’amour de Dieu, ne croyait jamais avoir fait assez pour obéir à sa mission divine ; le monde, qu’il embrassait d’un regard et qu’il parcourait d’un pas leste, était trop étroit pour lui. Quelle différence entre lui et ce pape, son successeur, qui lime gravement et non sans effroi, les prétendues chaînes du plus grand des apôtres !


IV.

La religion telle que l’histoire l’avait faite se retrouve dans l’âme du plus grand personnage ecclésiastique des temps mérovingiens, l’évêque Grégoire de Tours : la dignité de sa vie, sa charité, sa bonté sont comme la survivance du divin dans la décadence de l’église ; mais quelles misères dans cet esprit et quel désordre dans cette conscience ! Grégoire a du bon sens, même de la finesse ; il a du jugement, mais il a reçu de ses maîtres une éducation insuffisante, et l’éducation générale, si puissante dans ses effets, que donne aux intelligences la façon d’être du temps où elles vivent, était au VIe siècle détestable et funeste. Grégoire n’a point de culture philosophique et il n’a qu’une très médiocre culture littéraire : il ne sait pas du tout la langue grecque, et il sait mal la langue latine ; il se console, il est vrai, de sa « rusticité, » en pensant qu’elle le rend intelligible aux rustiques, et nous lui pardonnons de grand cœur solécismes et barbarismes ; mais, comme l’intelligence d’un contemporain d’Auguste et de Louis XIV reflète la belle ordonnance des choses, ainsi le désordre des institutions et des mœurs trouble ce contemporain de Chilpéric : le même homme qui ne comprend pas la logique d’une syntaxe voit confusément les relations des idées entre elles, ne mesure pas la proportion des faits, grossit les petits et passe sur les grands à la légère. Il aurait pu être à une autre date un écrivain de goût et d’esprit, et, s’il trébuche dans ses livres, s’il s’arrête tout affairé où il faudrait marcher, s’il marche où il faudrait demeurer, s’il ressemble enfin à un aveugle qui cherche à tâtons sa voie, c’est que la bonne vue qu’il a reçue de la nature a été oblitérée par les ténèbres ambiantes. L’histoire voit souvent se succéder des générations d’hommes que l’obscurité de leur siècle a comme aveuglés.

Grégoire distingue pourtant un point lumineux, mais un seul : c’est l’orthodoxie. Toute son intelligence y est attirée et s’y applique. Il ne soupçonne pas, bien entendu, l’histoire de la formation du dogme et de cette adaptation merveilleuse du christianisme à l’état intellectuel du monde grec et romain ; tout cela est perdu dans la nuit profonde. Il ne regrette pas son ignorance, qu’il ne sent même pas ; l’orthodoxie lui suffit, elle est la règle absolue, la loi suprême ; mais son regard, à force de la contempler, en est comme fasciné. Cette foi étroite et tranquille exerce sur sa raison et sur sa conscience la puissance pernicieuse de l’idée fixe ; jointe aux désordres d’un temps où la multiplicité quotidienne des forfaits émousse l’horreur du crime, elle gâte l’honnêteté naturelle du bon évêque. La mauvaise influence du milieu ne lui fait pas commettre de méchantes actions, mais elle lui inspire des jugemens immoraux. Il est bon jusqu’à la tendresse la plus délicate, et lorsqu’on lit dans son livre, tout plein de récits de perfidies, de vilenies et de tueries, tel passage où il déplore qu’une peste lui ait enlevé « des petits enfans qui lui étaient doux et chers, qu’il avait réchauffés dans son sein, portés dans ses bras et nourris de ses propres mains du mieux qu’il avait pu, » on éprouve une émotion profonde à trouver tout à coup un homme et l’humanité parmi ces bandits et ce brigandage. On dirait saint Vincent de Paul apparaissant dans un bagne. Pas une des manifestations de la charité chrétienne ne manque dans la vie de Grégoire ; il est le protecteur des faibles et des pauvres ; il pardonne à ses ennemis, à l’évêque qui l’a calomnié, aux voleurs qui ont voulu l’arrêter sur une route et qu’il rappelle, après qu’ils se sont enfuis, pour leur offrir à boire. Doux envers les humbles, il est fier devant les grands. Il ne cède ni aux injonctions ni aux cajoleries d’un Chilpéric ; lorsque celui-ci, pour obtenir son assentiment à la condamnation de Prétextat, l’évêque de Rouen, le menace de soulever le peuple de Tours, Grégoire répond à ce roi qui s’apprête à violer les canons que le jugement de Dieu est suspendu sur sa tête. Chilpéric, pour le calmer, l’invite à s’asseoir à sa table, et, lui montrant un plat : « j’ai fait préparer ceci pour toi, dit-il, c’est de la volaille avec des pois chiches ; » mais Grégoire répond, avec cette naïveté solennelle que mettent souvent dans ses paroles la conscience de sa haute dignité avec l’habitude du langage ecclésiastique : « Ma nourriture est de faire la volonté de Dieu et non pas de me délecter en ces délices. » Il savait bien pourtant qu’il y avait péril à braver Chilpéric et Frédégonde ; mais, entre le martyre et la désobéissance aux lois de Dieu et de l’église, il aurait avec joie pris le martyre. Et cet homme d’un cœur si tendre, d’une conscience si délicate, raconte de grands crimes sans s’émouvoir et souvent même en ayant l’air de les approuver. Pour choisir un exemple bien connu, Clovis a employé tous les modes de la scélératesse lorsqu’il a voulu acquérir le royaume de Sigebert : Sigebert, roi de Cologne, a été assassiné par son propre fils Cloderic, à l’instigation de Clovis ; Cloderic a été ensuite assassiné par l’ordre du même Clovis : celui-ci se rend alors à Cologne et convoque les Francs : « Je ne suis pour rien dans ces choses, leur dit-il ; je ne puis, en effet, répandre le sang de mes parens, puisque cela est défendu ; mais ce qui est fait est fait, et j’ai un conseil à vous donner… Réfugiez-vous vers moi, afin que vous soyez sous ma protection. » Les Francs l’applaudissent par des clameurs et le fracas des boucliers ; ils l’élèvent sur le pavois et le mettent en possession du trésor et du royaume ; « car Dieu, dit Grégoire en manière de moralité, faisait tomber chaque jour ses ennemis sous sa main, parce que ce roi marchait devant le Seigneur avec un cœur droit et qu’il faisait ce qui était agréable à ses yeux. » Et l’évêque énumère d’autres meurtres commis par Clovis avec autant de calme que s’il récitait une litanie. Comment donc ce saint homme compromet-il sa vertu et la grandeur même de Dieu dans ce panégyrique d’un méchant barbare, et qu’entend-il par un cœur droit et où trouvera-t-il des cœurs pervers, s’il reconnaît en Clovis la droiture du cœur ? Rien de plus simple que son criterium. Tous les cœurs sont droits qui confessent, tous les cœurs sont pervers qui nient la Trinité « reconnue par Moïse dans le buisson ardent, suivie par le peuple dans la nuée, contemplée avec terreur par Israël sur la montagne, prophétisée par David dans le psaume. » Grégoire ne se lasse pas de répéter qu’il suffit d’être un hérétique pour être puni en ce monde et dans l’autre, et il donne ses preuves : l’arien Alaric a perdu tout à la fois son royaume et la vie éternelle, pendant que Clovis, avec l’aide de la Trinité, a vaincu les hérétiques et porté les limites de son royaume aux confins de la Gaule. Grégoire ne dit point que Clovis soit au paradis dans la gloire éternelle, mais certainement le soupçon ne lui est pas même venu que ce confesseur de la Trinité pût être relégué dans les enfers avec la foule de ceux qui l’ont blasphémée.

Après l’orthodoxie, la vertu principale aux yeux de Grégoire est le respect de l’église orthodoxe, de ses ministres, de ses droits, de ses privilèges et de ses propriétés. Malheur, à celui qui désobéit à un évêque, car il est frappé tout de suite comme un hérétique ! Un misérable conspirait contre son évêque : il fut trouvé, le malin du jour fixé par le crime, mort sur une chaise percée, et, comme l’hérésiarque Arius avait fini de cette laide façon, Grégoire, dont la logique a de ces surprises, conclut de l’identité du châtiment à l’identité du crime : « On ne peut, dit-il, sans hérésie désobéir au prêtre de Dieu. » Malheur à qui viole l’asile d’une église ! Le saint auquel elle est consacrée ne tolère pas ce sacrilège. Un homme poursuit son esclave dans la basilique de saint Loup ; il saisit le fugitif et le raille : « La main de Loup ne sortira pas de son tombeau pour t’arracher de ma main ! » Aussitôt ce mauvais plaisant a la langue liée par la puissance de Dieu ; il court par tout l’édifice en hurlant, car il ne sait plus parler comme les hommes : trois jours après, il meurt dans des tourmens atroces. Malheur à qui touche aux biens de l’église ! Nantinus, comte d’Angoulême, s’est approprié des terres ecclésiastiques ; il est brûlé par la fièvre et son corps tout noirci semble avoir été consumé sur des charbons ardens. Un agent du fisc s’empare de béliers qui appartenaient à saint Julien ; le berger les veut défendre, disant que le troupeau est la propriété du martyr : « Est-ce que tu crois, répond le facétieux personnage, que le bienheureux saint Julien mange du bélier ? » Lui aussi fut brûlé par la fièvre, au point que l’eau dont il se faisait inonder devenait vapeur au contact de son corps. Malheur enfin à qui n’obéit pas aux commandemens de l’église ! Un paysan qui se rendait à l’office aperçoit un troupeau qui ravage son champ : « Hélas ! dit-il, voilà perdu mon labeur de toute une année ! » Et il prend une hache ; mais c’était dimanche ; la main qui violait la loi du repos dominical se contracte et demeure fermée, tenant toujours la hache ; il fallut, pour l’ouvrir, un miracle obtenu à force de larmes et de prières. Le plaisir est défendu ce jour-là comme le travail. Un enfant qui a été conçu dans la nuit du dimanche est venu au monde les genoux adhérens à l’estomac, les mains à la poitrine et les talons aux jambes. Saint Martin a bien voulu le guérir en deux fois, mais Grégoire tire une leçon de ce terrible accident : « Prenez garde, hommes mariés ! c’est assez de s’adonner à la volupté les autres jours. Les enfans conçus le dimanche naissent boiteux, épileptiques ou lépreux ! »

Toujours dans les récits de Grégoire éclate la puissance des saints, propice aux bons et redoutable aux méchans : il est le grand pontife du culte des bienheureux. Il a employé une bonne partie de son existence tourmentée par tant de soins à célébrer leur gloire. Laborieux écrivain, il gardait à portée de la main son Histoire des Francs, qui est son œuvre principale et un des plus curieux monumens de l’histoire de la civilisation, mais sur sa table de travail se trouvait toujours quelque manuscrit commencé, où il déroulait une inépuisable série de miracles : miracles de saint Martin, miracles de saint Julien, miracles des Pères. Il avait une vénération particulière pour saint Martin, dont il était le successeur sur le siège de Tours. Dans la naïveté de son zèle pour la gloire de ce privilégié, il cherche à le pousser aux premiers rangs de la hiérarchie céleste. Il ne veut pas qu’il soit inférieur aux apôtres ni aux martyrs, et, pour l’égaler aux plus grands témoins de la foi, il ruse avec les mots : si le bienheureux n’a pas vécu au temps des apôtres, il a eu du moins la grâce apostolique ; s’il n’est point mort dans les tourmens, il a été « martyr par les embûches secrètes qu’on lui a tendues et par les injures publiques qu’il a essuyées. » Au reste, la renommée de saint Martin a rempli le monde entier ; déjà Sulpice Sévère a écrit une histoire de sa prédication et de ses miracles ; Grégoire la continue, ajoutant les chapitres aux chapitres à mesure que les miracles s’ajoutaient aux miracles. C’est du tombeau sacré dont il est le gardien que l’évêque de Tours considère le monde ; son Histoire des Francs est précédée, à la façon des écrivains chrétiens, d’une histoire universelle qui commence avec l’univers même et qui est terminée à la mort de saint Martin. Les premiers mots sont : « Au commencement. Dieu créa le ciel et la terre, » et les derniers : « Ici finit le livre premier, qui contient 5,546 années, depuis le commencement du monde jusqu’au passage en l’autre vie de saint Martin l’évêque. » À travers le récit des guerres et des crimes, Grégoire suit l’action miraculeuse du saint. C’est auprès de Tours, et après avoir défendu comme le plus grand des crimes d’offenser saint Martin, que Clovis a remporté sa plus grande victoire. C’est à Tours qu’il a reçu les insignes proconsulaires et célébré son triomphe. Même les plus méchans parmi les rois ont des égards pour Martin : un jour, Chilpéric lui a demandé conseil par une lettre qu’il a déposée sur le tombeau avec une feuille blanche réservée à la réponse ; mais l’envoyé du méchant prince attendit en vain trois journées ; la feuille resta blanche, car le saint réservait ses faveurs à ceux qui l’honoraient d’une dévotion sincère. Grégoire ne doute pas que son patron ne soit attentif à toutes choses, aux petites comme aux grandes, et il lui demande protection, conseil, aide contre tous les maux et en particulier contre la maladie. Il a été guéri d’une dyssenterie mortelle en buvant une potion où a été versée de la poussière recueillie sur le tombeau. Trois fois, le simple contact avec la tenture suspendue devant ce tombeau l’a guéri de douleurs aux tempes. Une prière faite à genoux sur le pavé avec effusion de larmes et de gémissemens, et suivie de l’attouchement de la tenture, l’a débarrassé d’une arête qui lui obstruait le gosier au point de ne pas laisser pénétrer même la salive : « Je ne sais pas ce qu’est devenu l’aiguillon, dit-il, car je ne l’ai ni vomi ni senti passer dans mon ventre. » Un jour que sa langue tuméfiée remplissait sa bouche, il l’a ramenée à l’état naturel en léchant le bois de la barrière qui entourait le sépulcre. Saint Martin ne dédaigne pas de guérir même les maux de dents, et Grégoire, reconnaissant de tous ces bienfaits, émerveillé de cette puissance, s’écrie : « Ô thériaque inénarrable ! ineffable pigment ! admirable antidote ! céleste purgatif ! supérieur à toutes les habiletés des médecins, plus suave que les aromates, plus fort que tous les onguens réunis ! tu nettoies le ventre aussi bien que la scammouée, le poumon aussi bien que l’hysope, tu purges la tête aussi bien que le pyrèthre ! »

Telle était la religion de Grégoire de Tours : croyance au dogme littérale et sans examen, observance minutieuse des pratiques de dévotion, superstition répugnante. Certes Grégoire vaut mieux que cette religion qui s’est imposée à son esprit. Par momens, il fait effort pour s’en dégager et s’élever jusqu’à Dieu : il y arrive sans trop de difficultés, conduit et porté par les saints. Il a une conception très belle du rôle des saints dans le monde, et il l’exprime avec une éloquence toute chaude d’une inspiration sacrée. « Le prophète législateur, après qu’il a raconté comment Dieu déploya le ciel de sa droite majestueuse, ajoute : Et Dieu fit deux grands luminaires, puis les étoiles, et il les plaça dans le firmament du ciel afin qu’ils présidassent au jour et à la nuit. De même Dieu a donné au ciel de l’âme deux grands luminaires, à savoir le Christ et son église, afin qu’ils brillassent dans les ténèbres de l’ignorance ; puis il y a placé des étoiles, qui sont les patriarches, les prophètes et les apôtres, afin qu’ils nous instruisent de leurs doctrines et nous éclairent par leurs actions merveilleuses. À leur école se sont formés ces hommes que nous voyons, semblables à des astres, briller de la lumière de leurs mérites, resplendir de la beauté de leurs enseignemens : ils ont éclairé le monde des rayons de leur prédication, car ils sont allés de lieu en lieu, prêchant, bâtissant des monastères pour les consacrer au culte divin, apprenant aux hommes à mépriser les soins temporels et à se détourner des ténèbres de la concupiscence pour suivre le vrai Dieu. » Par un bienfait de sa naissance et de son éducation, Grégoire a connu et il a aimé quelques-uns de ces continuateurs des patriarches et des apôtres. Il est d’une famille de saints : le bisaïeul de sa mère est saint Grégoire, évêque de Langres, qui « eut pour fils et successeur Tetricus, » doublement successeur, car Tetricus fut à la fois évêque de Langres et saint. Saint Nizier, l’évêque de Lyon, était l’oncle maternel de Grégoire, qui, dans son enfance, alors qu’il apprenait à lire, couchait avec le vénérable vieillard : à sa mort il reçut une précieuse relique, une serviette dont les fils détachés suffisaient à faire de grands miracles. Du côté paternel, Grégoire trouvait quatre saints personnages : saint Gall, l’évêque des Arvernes, qui, le jour où on le porta en terre, se retourna sur la civière de manière que sa face regardât l’autel ; saint Ludre qui, une nuit où des clercs s’appuyaient sur son tombeau, le secoua pour les rappeler au respect ; Léocadius, citoyen de Bourges, qui, étant encore païen, accueillit dans sa maison les premiers missionnaires du Berry ; Vettius Epagathus enfin, qui fut un des martyrs de Lyon au IIe siècle. Ainsi Grégoire remontait par une chaîne ininterrompue de bienheureux jusqu’au jour où le christianisme fut prêché en Gaule. Par eux il touchait aux apôtres, aux patriarches, aux prophètes et à la création. Comme il savait peu de choses, comme l’histoire du monde était pour lui contenue dans l’histoire de l’église, son regard, glissant sur l’antiquité profane presque évanouie dans le néant, atteignait le principium mundi où siégeait sur son trône l’indivisible Trinité. Il n’a qu’une notion très imparfaite de la succession des temps ; il rapproche et confond presque sur le même plan toutes les figures célestes, comme les vieux peintres représentaient leurs personnages et la nature sans perspective sur un fond d’or, Le « monde de l’âme, » comme il dit, lui apparaît sous des formes précises ; sa foi a besoin de ces représentations quasi matérielles ; mais, si grossière qu’elle soit, elle le transporte au-delà des misères qu’il voit autour de lui ; elle le fait vivre dans un monde enchanté, tout pénétré de divin, et c’est justice que ce compagnon des êtres célestes ait été reconnu saint après sa mort : l’église n’a fait que le laisser où il avait vécu, parmi les saints.

Grégoire est donc une exception dans l’église mérovingienne, et pour étudier l’action de cette église sur les peuples de la Gaule, il faut retrancher de la religion de l’évêque de Tours les traits qui l’embellissent. Il faut aussi placer à côté de lui et de quelques évêques bons et saints comme lui ces ecclésiastiques étranges, dont il étale les vices et raconte les crimes : l’évêque de Vannes Æonius, un ivrogne, qui, un jour, en pleine messe, poussa un cri de bête et tomba saignant de la bouche et des narines ; Bertramm et Pallade, qui se prennent de querelle à la table de Gondebaud et se reprochent leurs adultères et leurs parjures pour la plus grande joie des convives, qui rient à gorge déployée ; Salone et Sagittaire, qui vont à la guerre avec casque et cuirasse et font pendant la paix le métier de coupeurs de routes, s’attaquant même aux hommes d’église, comme ce jour où ils envahissent à la tête de leurs bandes la maison d’un évêque occupé à célébrer une fête, maltraitent l’hôte, tuent les convives et s’enfuient chargés de butin ; brigands incorrigibles, déposés par un concile, mais rétablis, enfermés par Gontran dans un monastère, puis libérés, — tant il y avait d’indulgence pour des crimes d’évêques, — jouant la comédie de la pénitence, répandant les aumônes, jeûnant, psalmodiant nuit et jour, puis retournant à leur v le habituelle, c’est-à-dire buvant la nuit pendant les chants de matines, quittant la table aux premiers rayons de l’aurore, pour aller, tout avinés, dormir avec des femmes, et se levant vers la troisième heure pour se baigner et se remettre à table où ils demeuraient jusqu’au soir ; Radegisel du Mans, qui « n’a pas laissé passer un jour, ni même une heure sans commettre quelque brigandage ; » Pappole de Langres dont Grégoire se refuse à dire les iniquités, prétention qui permet de supposer des monstruosités, car le bon évêque n’est pas pudibond et il ne craint pas de nous représenter « la malice ineffable » de cet évêque de Nantes qui avait inventé pour les hommes et les femmes un genre de supplice impossible à décrire en langue française. À côté de ces princes de l’église séculière, on pourrait nommer tel abbé assassin et adultère, tel ermite qui, ayant reçu de quelques fidèles en témoignage de vénération une provision de vin, se mit à boire et à courir les champs, armé de pierres et de bâtons, si bien qu’il fallut l’enchaîner dans sa cellule ; enfin cette religieuse du couvent de Sainte-Radegonde, Chrodield, une princesse mérovingienne qui s’insurge contre son abbesse Leudovère. Grégoire a beau lui rappeler que les canons frappent d’excommunication les religieuses qui désertent le cloître ; elle se rend auprès du roi Gontran son oncle, et elle obtient de lui qu’une commission d’évêques examinera ses griefs. De retour à Poitiers, elle trouve la maison en grand désordre ; plusieurs de ses compagnes se sont mariées. Craignant alors le jugement épiscopal, elle arme une bande de vauriens. Les évêques arrivent et ils excommunient les mutines, mais celles-ci les assiègent dans une église, d’où ils s’enfuient non sans avoir reçu force mauvais coups. De son côté, Leudovère, qui a été chassée, arme ses serviteurs. Poitiers est en proie à la guerre civile : « Pas un jour sans meurtre, pas une heure sans querelle, pas une minute sans larmes. » À la fin deux rois, Childebert et Gontran, se coalisent contre ces femmes ; un comte prend d’assaut le monastère ; un concile condamne les révoltées à la pénitence, mais Childebert obtient leur pardon. De tels scandales montrent de quel cortège était entouré Grégoire, et ils expliquent en partie pourquoi l’église mérovingienne a été impuissante à corriger les mœurs des Francs et des Romains, mais ce serait juger superficiellement les choses que d’attribuer à la seule perversion des ecclésiastiques le désordre moral de la société mérovingienne. Cette perversion est, non point une cause, mais une conséquence de la corruption de la religion chrétienne, car la religion, comme la comprenait et la pratiquait Grégoire de Tours, descendant de l’âme exceptionnelle du saint évêque dans la masse ignorante, n’y pouvait produire qu’une idolâtrie grossière et l’immoralité.


V.

Sans doute, il y a dans l’église comme dans la conscience de Grégoire une survivance du divin. Même dégénérée, elle est bienfaisante, car les efforts vers le bien ne sont jamais perdus, et si l’histoire du christianisme montre que la recherche d’une perfection idéale est chimérique, si le contraste entre la laideur des choses et la beauté du rêve est attristant, c’est une consolation de penser que la chimère et le rêve ont en ce monde leur utilité. Tout indignes que soient tant d’ecclésiastiques, l’église exerce une haute magistrature d’humanité. Elle est la protectrice légale des misérables. À l’évêque sont confiées les causes des veuves et des orphelins ; il habille et il nourrit les pauvres ; il fait visiter les prisonniers par l’archidiacre tous les dimanches ; il donne asile aux lépreux, qui sont des réprouvés parce que leur mal est un objet de terreur et d’horreur. Les conciles protègent l’esclave, dont la condition est plus atroce au VIe siècle qu’elle n’était à Rome, au temps où la législation impériale l’avait pris en pitié, et en Germanie, où l’on ne connaissait pas l’esclavage domestique, le plus atroce de tous. Un contemporain de Grégoire, ce Rauching, qui appliquait sur les membres nus de ses serviteurs des torches allumées, jusqu’à ce que la brûlure fit tomber la chair et calcinât les os, rappelle ces Romains qui engraissaient les murènes de leurs viviers avec de la chair d’homme, ou ces matrones qui enfonçaient des épingles d’or dans le sein de leurs femmes. L’église répète à ces barbares la défense de tuer l’esclave ; elle y ajoute la défense de le vendre hors de la province et de séparer les époux qu’elle a unis au nom de Dieu. Elle fait plus : elle proclame « l’égalité du maître et de l’esclave devant le Dieu qui ne fait pas au ciel de différence entre les personnes. » Pourvue par la loi romaine du droit d’affranchissement qu’elle pratique dans ses temples, elle range la libération des esclaves au nombre des œuvres pies, et les formules, les lois mêmes promettent au maître libérateur qu’il « recevra sa récompense dans la vie future auprès du Seigneur. » Elle traite bien ses propres serfs : dans la hiérarchie de la servitude, les serfs d’église sont placés en tête à côté de ceux du roi. Bonne propriétaire, elle fait à ces ouvriers de ses domaines un sort supportable, et l’afflux des malheureux qui se réfugient sous sa protection prouve qu’alors déjà on savait ce que dira plus tard le proverbe : qu’il est bon de vivre sous la crosse.

L’église accepte, il est vrai, mainte coutume barbare, par exemple, les épreuves judiciaires : quand un accusé, pour prouver son innocence, offre de tenir dans sa main un fer chaud, le fer est chauffé auprès de l’autel ; si l’accusé est jeté tout garrotté dans une cuve dont il doit toucher le fond, un prêtre bénit l’eau ; s’il doit se battre contre son adversaire, l’église bénit les armes des deux champions. L’Écriture est employée à justifier ces bizarreries grossières : Dieu n’a-t-il pas sauvé Lot du feu de Sodome, Noé des eaux du déluge, et David n’a-t-il pas combattu en duel contre Goliath ? Comme Dieu était réputé manifester l’innocence et révéler le criminel, l’église ne pouvait récuser le juge infaillible ; mais du moins sa bienfaisante influence se fait sentir dans les guerres privées : entre deux partis près d’en venir aux mains, elle « intervient, » comme disent les formules, pour a rétablir la concorde et la paix. » Elle demande à l’offensé d’accepter la composition, et elle aide au besoin l’offenseur à la payer. Elle révèle aux barbares des sentimens inconnus, en exprimant l’horreur qu’elle éprouve pour le sang versé : Ecclesia abhorret a sanguine. Aux criminels et aux malheureux menacés d’un châtiment juste ou immérité, elle ouvre ses asiles, où elle les défend, non contre le juge, mais contre la violence immédiate, car le droit d’asile tel qu’il était alors pratiqué, n’était pas une usurpation de l’église sur la puissance publique : elle rendait les réfugiés après avoir reçu la promesse qu’ils seraient jugés régulièrement et les avoir assurés autant que possible contre la peine de mort. s’il s’agissait d’esclaves fuyant le courroux d’un maître, elle imposait à celui-ci l’obligation du pardon : deux esclaves de Rauching, un homme et une femme, menacés par lui pour s’être mariés contre son gré, se sont réfugiés au pied de l’autel ; il les réclame, mais ne les reçoit qu’après avoir juré de ne pas les séparer ; il les emmène, les enchaîne l’un à l’autre et les ensevelit dans un tronc d’arbre : « Je tiens ma parole, dit-il, car les voilà pour jamais unis ! » Mais le prêtre informé accourt, il exige la libération des suppliciés : la femme était morte ; il put du moins sauver son compagnon.

L’église a donc prononcé des paroles belles et douces, perpétue au milieu des violences le sentiment de la miséricorde, essuyé bien des larmes, épargné des tortures à la chair humaine. Elle a rappelé aux barbares qu’ils avaient une âme que le péché mettait en péril. Remède de l’âme, cette expression qu’on lit dans les chartes de donation, était bienfaisante. Le moyen le plus souvent employé d’assurer le remède à son âme était sans doute la libéralité envers l’église : qu’importe ! Elle seule savait alors faire usage des richesses. puis il suffit que le remède ait été quelquefois l’affranchissement d’esclaves ou la fondation d’une œuvre de charité pour que l’humanité sache gré à ceux qui ont trou% é les mots Remedium animœ. Mais ces mots nous livrent aussi le secret de la religion mérovingienne, égoïste, intéressée, reposant tout entière sur un calcul, aisément satisfaite par des pratiques extérieures et confondant l’acte pieux avec la piété. La nation des Francs s’imagine qu’elle est liée à Dieu par un contrat qui règle les devoirs réciproques. « Vive le Christ, qui aime les Francs ! » dit un prologue de la loi salique : cette exclamation, qu’on croirait poussée sur un champ de bataille après la victoire, signifie : « Vive le Christ, parce qu’il aime les Francs ! » Pourquoi les Francs s’attribuent-ils des droits à l’amour du Christ ? Parce qu’ils sont le peuple qui « a reconnu la sainteté du baptême et somptueusement orné les corps des martyrs d’or et de pierres précieuses. » Être baptisé, donner des tombeaux et des châsses aux reliques des saints, bâtir des églises et les enrichir, cela procure une créance sur Dieu ; quiconque se l’est acquise se présentera sans crainte au dernier jugement en disant, comme on lit dans un sermon attribué à saint Éloi : « Donne, Seigneur, parce que nous avons donné ! Da, Domine, quia dedimus ! » La puissance de l’argent est telle qu’elle crée la liberté du mal par cela même qu’elle en détruit les effets. Les hommes s’imaginent qu’il y a une compensation réglée pour les péchés, comme le wergeld compensait telle offense ou tel attentat et l’effaçait. Cette coutume germanique a été adoptée par l’église comme les épreuves judiciaires, et déjà sont rédigés des livres pénitentiaires où la taxe des péchés est une véritable dispense de vertus.

La plus grande marque de l’impiété de ces païens parés des dehors du christianisme, c’est qu’ils réduisent Dieu et ses saints à la qualité de forces que l’homme peut subjuguer et employer à sa guise. On leur propose des marchés à tout instant. La femme d’un sacrilège frappé d’un mal terrible, pour avoir blasphémé contre un saint, demande à celui-ci la guérison du malade et dépose des présens dans son église ; le malade meurt et la veuve reprend ce qu’elle a donné, car elle n’a donné qu’à condition. La grand’mère d’un enfant qui vient de mourir porte le corps dans une église consacrée à saint Martin et où se trouvaient des reliques que sa famille avait été chercher à Tours. Elle explique au saint dans quelle espérance ses parens avaient fait un long voyage pour aller quérir ces précieux restes, et elle le menace, s’il ne ressuscite pas le mort, de ne plus courber le cou devant lui et de ne plus faire briller dans son église la lumière des cierges. Les prêtres mêmes prétendent exercer une contrainte sur leurs saints. Un officier du roi Sigebert avait pris possession d’un bien qui appartenait à l’église d’Aix. L’évêque, s’adressant au saint patron, lui dit : « Très glorieux, on n’allumera plus ici de cierges et l’on ne chantera plus de psaumes, tant que tu n’auras pas vengé tes serviteurs de leurs ennemis et restitué à la sainte église les biens que l’on t’a volés. » Puis il met des épines sur le tombeau, des épines aux portes de l’église. Les saints mis en demeure de cette façon s’exécutent : saint Martin rend la vie au cadavre, et saint Métrias punit de mort le spoliateur. C’est l’église qui, du haut de la chaire, racontait ces miracles ; c’étaient des plumes ecclésiastiques qui en perpétuaient le souvenir. Comment les simples fidèles ne se seraient-ils pas imaginé que la puissance vénale des êtres célestes pouvait être requise même pour le mal ? Mummole, un de ces Romains dont on cite l’exemple pour prouver que les Romains ne le cédaient point aux Francs en fait de passions mauvaises, apprend qu’Euphronius, marchand syrien établi à Bordeaux, possède des reliques de saint Serge. Or on rapportait qu’un roi d’Orient qui avait attaché à son bras droit un pouce de ce saint n’avait qu’à lever le bras pour mettre ses ennemis en déroute. Mummole se rend chez Euphronius et, malgré les prières du vieillard, qui lui offre 100, puis 200 pièces d’or, il fait ouvrir la châsse par un diacre qu’il avait amené, prend un doigt du saint, y applique un couteau, frappe jusqu’à ce qu’il l’ait brisé en trois morceaux, et, après s’être mis en prière, en emporte un. « Je ne crois pas, dit Grégoire, que cela ait fait plaisir au bienheureux ; » mais c’était le moindre souci de Mummole : il croyait s’être acquitté envers saint Serge par ces parodies qu’il avait faites d’agenouillement et de prières, et ne doutait pas de l’efficacité du talisman. Ainsi pensait Chilpéric, qui, ayant violé la parole donnée à ses frères en s’emparant de Paris, entra dans la ville précédé de reliques, qui devaient le mettre à l’abri de tout mal. Frédégonde fit mieux encore. Lorsqu’elle embaucha deux sicaires pour l’assassinat de Sigebert, elle leur dit : « Si vous revenez vivans, je vous honorerai vous et votre lignée ; si vous périssez, je répandrai pour vous des aumônes dans les lieux où les saints sont honorés. » Elle ne doutait pas que les saints, bien payés par elle, ne fissent dans l’autre monde à ces deux misérables les bons offices qu’elle leur promettait s’ils échappaient à la punition de leur crime.

Grégoire nous fait connaître nombre de personnages dont il nous cite les paroles et nous conte les moindres actions ; grâce à lui. nous vivons dans leur intimité : trouvons-nous parmi eux un seul homme duquel on puisse dire qu’il soit un chrétien ? Sera-ce Gontran, cet homme « d’une sagesse admirable, » et qui avait l’air « non-seulement d’un roi, mais d’un prêtre du Seigneur ? » De son vivant même, il faisait des miracles. Une pauvre femme, dont le fil était mourant, se glisse un jour à travers la foule jusqu’à lui, détache de son vêtement des franges et les infuse dans une coupe d’eau qu’elle fait boire au malade : le malade guérit. Quel chrétien était donc ce miraculeux personnage ? Il s’est complu en la compagnie de concubines ; il a commis un certain nombre d’actions atroces ; par exemple, à la mort d’une de ses femmes, il a fait périr les deux médecins qui l’avaient soignée sans la guérir. Un jour, en chassant dans les Vosges, il trouve une bête tuée ; il interroge le garde-chasse, qui dénonce le chambellan Chundo. Celui-ci niant le méfait, le duel est ordonné. Deux champions sont choisis : celui de l’accusé, qui était son propre neveu, a le ventre percé d’un coup de couteau au moment où il se mettait en devoir d’achever son adversaire qu’il avait renversé. Chundo, se voyant condamné, s’enfuit vers la basilique de Saint-Marcel, mais Gontran crie qu’on l’arrête avant qu’il atteigne le seuil sacré, et, sitôt qu’il a été saisi, le fait lapider. Le même prince a commis maints parjures, et nulle parole n’était plus incertaine que la sienne ; mais il était, à tout prendre, moins méchant que les autres rois, et il avait des goûts ecclésiastiques : il se plaisait en la compagnie des évêques, les visitait, dînait avec eux. Il aimait les cérémonies religieuses, sur l’effet desquelles l’église comptait pour surprendre et charmer les barbares, qui, éblouis par l’éclat des luminaires, respirant à pleines narines l’odeur des parfums, écoutant les chants des prêtres et mis en recueillement par la célébration des mystères, se croyaient transportés au paradis. Gontran paraît avoir été surtout amateur de chant. Un jour qu’il avait à sa table plusieurs évêques, il pria Grégoire de faire chanter un psaume par un de ses clercs, puis il demanda successivement à tous les évêques d’en faire autant, et chacun de son mieux chanta son psaume. Le « bon roi » avait une autre vertu, qui était son respect pour la personne des évêques : comment n’aurait-il pas craint de leur déplaire ? Un jour, il a fait emprisonner un évêque de Marseille, et la Providence divine lui a envoyé une maladie pour le punir. Une autre fois il a enfermé dans un couvent Salone et Sagittaire pour qu’ils y lissent pénitence ; mais aussitôt son fils est tombé malade et ses serviteurs l’ont supplié de mettre les deux évêques en liberté, de peur que l’enfant ne vînt à périr : « Relâchez-les, s’est-il écrié, afin qu’ils prient pour mes petits enfans ! » Pourtant il savait bien que ses prisonniers étaient des bandits, mais il redoutait le caractère sacré dont ils étaient revêtus ; il ressentait cette sorte de terreur inspirée par les prêtres de tous les temps aux gens simples de tous les pays. Et c’est avec ces superstitions, ces simagrées et ces niaiseries que Gontran passe bon chrétien, prêtre et saint !

Pourquoi donc ces hommes n’étaient-ils pas des chrétiens ? La rapide étude que nous venons de faire de l’histoire de l’église depuis ses origines avait pour objet de répondre à cette question. Les Mérovingiens n’ont pas été des chrétiens, parce que l’église gallo-franque n’était plus capable de transmettre le christianisme. Enfermée dans cette orthodoxie littérale dont les termes sont arrêtés à jamais, à la fois ignorante et sûre d’elle-même, elle ne sait plus pénétrer dans l’âme d’un païen, l’étudier, y analyser les croyances et les sentimens religieux, trouver le point de départ d’une prédication et approprier son enseignement, comme avaient fait jadis les chrétiens philosophes, à l’état des intelligences et des cœurs. Que fallait-il faire pour transformer Clovis en un chrétien ? Il fallait retrouver la notion du Dieu suprême dans la religion germanique parmi la foule des génies et au-dessus des grandes figures qui représentaient les idées de l’amour, de la fécondité de la terre et de la puissance du soleil ; insister sur le sentiment germanique de la fragilité de cette vie placée entre le jour et la nuit ; employer les mythes populaires de dieux qui ont vécu parmi les hommes ; partir d’Odin pour arriver au Christ, et préparer ainsi un guerrier fils de guerriers et fils de dieux, un superbe qui n’aimait que la force, un violent qui ne savait que haïr et pour qui le droit de vengeance était une institution réglée, à incliner sa tête devant le Dieu qui a voulu naître parmi les misérables et mourir d’une mort ignominieuse, afin d’enseigner aux hommes, par l’exemple de sa charité envers l’humanité, le devoir d’être charitables les uns envers les autres. Proposer à Clovis le christianisme, c’était lui demander la transformation de tout son être. Or, si l’on en croit Grégoire de Tours, lorsque Clovis hésitait à reconnaître dans le Crucifié le maître du monde et reprochait à sa femme « d’adorer un dieu qui n’était pas de la race des dieux, » Clotilde lui faisait honte de vénérer des idoles et d’adorer Jupiter, qui a souillé les hommes de son amour et qui a épousé sa propre sœur, puisque Virgile fait dire à Junon qu’elle est « et la sœur et l’épouse du maître des dieux ; » mais Clovis n’avait pas d’idoles, ne connaissait ni Jupiter, ni Junon, ne comprenait pas par conséquent cette dialectique surannée, employée jadis contre les païens d’Athènes et de Rome, et que l’église ne se donnait pas la peine de renouveler. Aussi les réponses du roi barbare montrent-elles qu’il n’entend pas ce qu’on lui veut dire. Le jour où il a vu les siens plier sur le champ de bataille, il a pensé Au Dieu de Clotilde, non point pour se souvenir de l’enfantine théologie qu’elle lui avait enseignée, mais pour inviter le Christ à montrer sa force : « Clotilde dit que tu es le fils du Dieu vivant et que tu donnes la victoire à ceux qui espèrent en toi. j’ai imploré mes dieux, mais ils ne me prêtent aucune assistance. Je vois bien que leur puissance est nulle. Je t’implore et je veux croire en loi, mais tire-moi des mains de mes ennemis ! » Entre ses dieux el le Christ il a donc institué une sorte de duel judiciaire, et, quand le Christ se fut montré le plus fort, il l’adora, non pour être né dans une crèche et pour être mort sur la croix, mais parce qu’il avait cassé la tête de ses ennemis.

Peu importe que Grégoire nous ait exactement conté l’histoire de la conversion de Clovis ; il suffit qu’il se la représente comme il fait pour que nous sachions qu’un des évêques les meilleurs et les plus éclairés de la Gaule ne soupçonne même pas qu’il faille chercher une méthode de prédication à l’usage des païens germaniques. Point de preuve plus convaincante de l’inertie intellectuelle où l’église était tombée. Cette inertie est la cause principale de son impuissance, comme l’énergie intellectuelle des premiers siècles avait été la cause principale des victoires remportées sur le paganisme grec et romain. L’activité de l’esprit s’est soutenue pendant la lutte contre les hérésies, mais les combats que l’église livre alors sont de guerre civile, et comme la guerre civile fait oublier l’ennemi extérieur, la guerre contre l’hérétique a fait oublier le païen. Victorieuse une seconde fois, l’église se souviendra-t-elle qu’il demeure des gentils et qu’elle a mission de continuer l’œuvre des apôtres ? Non, car elle a fait dans la lutte des pertes sensibles. Elle a perdu ces instrumens de la sagesse antique qui avaient servi à élever l’édifice du dogme. L’édifice demeure isolé, morne, dans la nuit qui s’est faite sur le monde après que la civilisation ancienne s’est éteinte. Le prêtre ne cherche plus la libre adhésion des intelligences : il impose une doctrine réduite en formules dont il ne sait plus l’histoire, qu’il ne comprend plus et qu’il n’a point souci que l’on comprenne. En même temps que le vide s’est fait dans les intelligences, la conscience du chrétien a été alourdie de tout le poids des superstitions les plus grossières. Occupé à tant de petits devoirs, enchaîné par les liens d’une dévotion compliquée, il a fait assez quand il s’est occupé de lui-même et qu’il s’est mis en règle avec les prêtres et avec les saints. Église et fidèles, arrêtés sur le champ des premières victoires, sont impuissans à faire des conquêtes hors des pays grecs et romains. Les évêques, qui se disent les successeurs des apôtres, répètent encore de temps à autre la parole : « Allez et enseignez les nations ; » mais ils sont incapables d’y obéir : pour enseigner ils n’ont plus l’intelligence assez haute, ni le cœur assez pur.


VI.

Le clergé mérovingien, loin d’avoir propagé le christianisme au-delà des frontières romaines qu’il avait atteintes, au IVe siècle, ne lui a pas même rendu tout le terrain que lui avaient fait perdre les invasions germaniques. Le nord et l’est de la Gaule, les cantons du Rhin, de la Meuse, de l’Escaut sont remplis de païens, et les rares prédicateurs qui s’y aventurent trouvent le culte et les superstitions germaniques mêlés au culte et aux superstitions du paganisme classique. À Trêves, une statue de Diane est vénérée par les barbares, et l’anachorète Wulfilaisch jeûne et prie pour obtenir de Dieu qu’elle soit renversée. À Cologne, les Francs célèbrent des orgies dans un sanctuaire païen, et le diacre Gallus, qui l’a incendié, échappe à grand’peine à la fureur des guerriers en se réfugiant auprès du roi Thierri. Ces rois de l’Est ont beau se dire les fils de l’église et proscrire le paganisme dans leurs lois : ils sont contraints de le subir. Un jour, saint Waast a suivi Clotaire dans un banquet offert par un guerrier franc : sur la table, il voit des vases pleins de bière bénits pour les convives chrétiens et d’autres préparés pour les païens. Théodebert est loué par Grégoire pour sa piété ; il se donne lui-même comme un champion du catholicisme et parle à de certains momens comme un croisé : lorsqu’il passe en Italie pour y combattre les Goths et les Byzantins, son armée arrivée aux bords du Pô y précipite des corps d’enfans et de femmes, afin de se rendre favorables les dieux de la guerre par un sacrifice humain. Dagobert honore les saints et les martyrs, et le monastère de Saint-Denis comblé de ses libéralités : dans une expédition en Germanie, il a des païens avec lui. Le paganisme qui se montrait dans l’intimité de ces rois toujours entourés d’évêques vivait à plus forte raison dans le peuple, en ce temps où les églises étaient très rares et où des paysans pouvaient passer leur vie sans voir un prêtre.

Il y eut au VIe siècle une sorte de renaissance chrétienne sur les bords du Rhin. À Trêves, à Mayence, à Cologne, à Metz, des évêques rebâtissent des églises, et le poète Venantius Fortunatus les loue d’avoir renouvelé les temples de Dieu. L’ancienne frontière est ainsi touchée, mais en-deçà le paganisme se défend toujours. L’église franque ne s’inquiète ni ne s’offense de ce voisinage. Les seuls actes de prosélytisme qu’elle ait faits sont les missions de saint Eloi et de saint Amand, qui prêchent dans le pays entre Escaut et Meuse, au milieu du VIIe siècle. À quelques lieues des n’Has royales de Neustrie, ils trouvent des hommes pour qui c’est une nouveauté que d’entendre parler du Dieu unique, créateur du ciel et de la terre.

Voici enfin la démonstration éclatante de l’impuissance de l’église mérovingienne : les premiers grands missionnaires vinrent à la Germanie, non point de la Gaule voisine, mais de la lointaine Irlande. L’histoire de l’église irlandaise s’oppose trait pour trait à celle de l’église franque. Le christianisme prêché en Irlande au Ve siècle par saint Patrice fit rapidement son chemin dans une population homogène habitant un territoire peu étendu. Comme l’Irlande n’avait jamais été occupée par les Romains, l’église n’entra point dans des cadres d’état. Le gouvernement patriarcal des chefs de clan ne ressemblait en rien au gouvernement complexe, affairé, embrouillé des Mérovingiens, et les prélats irlandais ne compromirent pas dans des cours corrompues leurs mœurs et leur autorité. La victoire du christianisme ayant été toute morale, il n’y eut pas de rupture ni d’antagonisme entre le passé et le présent ; les Celtes d’Irlande apportèrent dans la foi leur poésie de la nature, leurs légendes, leur fantaisie, le goût des aventures lointaines. Enfin, comme la Bretagne fut conquise au Ve siècle par les Anglo-Saxons qui demeurèrent longtemps païens, la chrétienté d’Irlande, séparée des églises du continent, fut abandonnée à son propre esprit. Il n’est pas vrai qu’elle ait jamais prétendu vivre à part dans la catholicité, qu’elle se soit crue directement rattachée aux apôtres et au Christ, ni qu’elle ait dénié au siège de Pierre le respect et l’obéissance, mais il y eut en elle plus d’indépendance et de liberté que chez les autres églises ; elle garda et défendit énergiquement certains usages particuliers. Elle ne connut point la discipline de l’église d’Occident, qui, si imparfaite qu’elle fût, distinguait entre le clergé séculier et le régulier, et faisait de l’évêque, chef de son clergé, protecteur et surveillant des moines, le personnage principal de l’église, pourvu de toutes les attributions d’une autorité officielle. Clergé séculier et régulier sont confondus en Irlande ; les abbés des grands monastères sont en même temps évêques ; c’est à peine si le clerc est distingué du laïque, car des familles entières vivent en grand nombre dans des monastères, qui sont de vraies villes peuplées de plusieurs milliers d’âmes. Enfin, tandis que la culture ancienne dépérissait en Gaule, les monastères d’Irlande étaient de grandes écoles où l’on étudiait avec la même passion les lettres profanes et l’Écriture.

Pour toutes ces raisons, l’église d’Irlande avait une vie très libre, très active, et une force d’expansion qu’elle manifesta par les missions qu’elle envoya en Germanie. Les plus illustres de ces missionnaires, saint Colomban, fondateur du monastère de Luxeuil en Bourgogne, saint Gall, fondateur du monastère de Saint-Gall en Allemannie, saint Kilian, qui trouva le martyre à Wurtzbourg en Thuringe, Virgile, qui fut évêque de Salzbourg en Bavière, sont de véritables apôtres et les bienfaiteurs des contrées où ils prêchent l’évangile. Ils ont une originalité singulière. Colomban est un ascète, très dur à lui-même et aux autres. Il a écrit pour ses monastères une règle où il traite le moine comme un forçat suspect, menacé pour la moindre faute du fouet qui est la moindre peine. Et le même homme écrit à un ami de jolis petits vers « en la mesure qu’employait Sapho, l’illustre poète, pour ses doux poèmes. » Il y chante la vanité et le danger de la richesse, attestant la toison d’or qui fut cause de tant de maux, la pomme d’or qui troubla le banquet des dieux, la pluie d’or qui corrompit Danaé, le collier d’or au prix duquel Amphiaraüs fut vendu par sa femme, et ainsi de suite ; car Colomban connaît sa mythologie aussi bien que l’Écriture. Ce disciple de Sapho a la grandeur d’un saint du désert, sûr de sa vertu, confiant en Dieu, méprisant toutes les grandeurs de la terre. Écrivant aux évêques de l’église franque pour se défendre de l’accusation d’erreur et d’hérésie qu’ils lui avaient adressée, il les exhorte, comme s’il avait qualité pour cela, à obéir aux canons et à faire les devoirs de leur office. Il reproche au roi de Bourgogne Thierri ses débauches, et le presse de renvoyer ses concubines pour prendre une femme légitime. Il n’est pas écouté ; même un jour, Brunehaut, grand’mère de Thierri, lui demande sa bénédiction pour les fils que celui-ci avait eus de ses maîtresses : « Sache bien, répond-il, que ceux-ci ne porteront jamais les ornemens royaux, car ils sortent de lupanars. » Colomban est aussi hardi envers le pape qu’envers les rois. Il ne méconnaît pas la dignité de l’église de Rome, car il écrit au pape : « Tout le monde sait que notre Sauveur a donné à saint Pierre les clés du royaume céleste ; » mais il ajoute : « De là vient l’orgueil qui vous fait réclamer plus d’autorité que les autres.., mais sachez que votre puissance sera moindre auprès du Seigneur si vous pensez ainsi dans vos cœurs… » Ce moine qui donne des leçons à tous, qui ne demande les conseils et ne prend les ordres de personne, semble un prophète au milieu d’Israël captif dans une Babylone d’iniquité.

Ces missionnaires irlandais sont des découvreurs : tantôt c’est une ruine qu’ils débarrassent des ronces et qu’ils restaurent, tantôt ils jettent en plein désert les fondations d’églises et d’abbayes autour desquelles s’élèveront des villes. Saint Gall, le disciple de Colomban, cherchait dans la solitude un lieu où il pût finir ses jours terrestres. Un diacre l’accompagnait, peu rassuré, parlant d’ours, de loups et de sangliers et toujours prêt à s’arrêter pour prendre du repos : « Marchons ! » disait le missionnaire, mais son pied s’embarrasse dans des broussailles et il tombe : — « c’est ici que je me reposerai pendant des siècles, » s’écrie-t-il ; et, faisant une croix avec une branche de coudrier, il la plante en terre et y suspend des reliques qu’il portait avec lui. La petite branche devint un grand arbre, qui étendit ses rameaux au loin, car à l’endroit où le saint était tombé s’éleva le monastère de Saint-Gall, qui devint une seigneurie puissante, une grande école et un foyer de civilisation. L’histoire et la légende de ces missions transportent l’esprit au commencement des choses ; on s’y croit au lendemain de la création du monde. Hommes et animaux vivent confondus dans une sorte de familiarité. Pendant la première nuit qu’il passa auprès de la branche consacrée, saint Gall vit venir un ours qui mangea les restes de son repas : « Au nom du Christ, lui dit-il, retire-toi de cette vallée ; tu partageras avec nous les montagnes et les collines, à condition que tu ne fasses aucun mal ni aux troupeaux, ni aux hommes. » Saint Gall avait appris de son maître l’art de charmer les bêtes, car on disait que, lorsque Colomban traversait une forêt, les oiseaux voltigeaient autour de lui et les écureuils venaient se poser sur sa main. Mais le trait le plus poétique de l’histoire des Irlandais, c’est la lutte de la religion chrétienne contre la vieille religion naturaliste, de la métaphysique contre la mythologie, du Christ contre les esprits des terres et des eaux. Saint Gall entendit, un soir qu’il jetait ses filets dans un lac, un dialogue entre le démon de la montagne et le démon des eaux : — « Lève-toi, disait le premier ; au secours ! Des étrangers sont venus qui m’ont chassé de mon temple ! » — Et l’autre répondait : — « Mais en voici un justement auquel je ne pourrai jamais nuire ; j’ai voulu détruire ses filets, et je m’avoue vaincu et je pleure, car il est toujours ceint du signe de la croix et ne sommeille jamais ! » — Quelquefois ces esprits dépossédés apparaissaient sous la figure de femmes nues et jetaient des pierres ; mais le signe de la croix les faisait fuir le long des eaux et l’on entendait leurs cris, leurs lamentations et la question qu’ils faisaient : « Le chrétien est-il encore dans notre désert ? »

Les missionnaires, qui s’en vont ainsi dans un monde inconnu, sans le secours d’un roi ou d’un prince, sans argent et sans armes, seront-ils capables d’achever l’œuvre si hardiment commencée ? Malgré les auxiliaires que leur envoient les communautés de la mère patrie, ils ne sont qu’une poignée d’hommes dans cette immense Germanie. Aussi n’en ont-ils conquis que les abords. Par leurs monastères qui ont été des écoles de travail intellectuel et agricole, et d’où sont sortis des prêtres et des évêques meilleurs que les contemporains de Grégoire de Tours, ils ont affermi le christianisme en Austrasie et l’ont assuré contre tout retour offensif. En Allemannie et en Bavière, sur le Haut-Rhin et sur le Haut-Danube, des évêchés ont été relevés ou créés par eux ; mais ces églises ne sont pas organisées ; elles ne s’appuient pas les unes sur les autres ; elles n’ont point de chef commun, et cependant il reste à faire de grands efforts, car la Thuringe, cœur de la Germanie, ne possède encore que de rares chapelles et la grande Saxe est païenne tout entière. À quelque distance du Rhin et du Danube, le missionnaire est aventuré. Il peut s’assurer l’appui de quelque chef et jeter la semence de la parole chrétienne, attirer autour de lui la population, l’étonner par l’austérité de sa vie et la nouveauté de ses discours, par les vêtemens sacerdotaux dont il se revêt aux jours de fête et dont l’éclat contraste avec sa pauvreté, par ses actes hardis, par l’impunité des offenses qu’il fait aux anciens dieux, car les statues et les arbres sacrés sont abattus par sa hache, les sources reçoivent sa bénédiction et la pierre des sacrifices ne se soulève pas pour renverser l’autel qu’il y a dressé. Les pauvres gens auxquels il enseigne le travail et dont il assure l’existence forment sa clientèle. Une communauté est ainsi groupée autour de la petite église en bois, à portée de la cloche qui appelle à la prière et qui fait fuir les esprits, car ceux-ci ne peuvent demeurer dans le voisinage des chrétiens, et les paysans, au dire de la légende, trouvent parfois dans leur voiture de toutes petites pièces d’or déposées par d’imperceptibles gnomes qui émigrent, et, après s’être assis une partie du chemin sur le char qui passait, ont honnêtement payé le prix du transport. Mais les gnomes, comme les esprits de la montagne ou des eaux, ne s’en vont jamais loin. Ils attendent et demandent si le chrétien est toujours là. Le chrétien y resterait-il toujours ? c’était une question, car le paganisme avait dans l’Allemagne du Nord et dans la Scandinavie la force de se défendre et d’attaquer.

Sur ces Germains demeurés Germains et restés en Germanie, le christianisme ne pouvait avoir prise comme sur les peuples dépaysés, Goths, Vandales et Francs. Les Saxons, les Frisons, les Scandinaves vivent comme leurs ancêtres. Au-dessus du non-libre et du simple libre, ils ont le noble, qui est en même temps un prêtre. Cette aristocratie, sacerdotale et guerrière tout à la fois, a une horreur instinctive pour le prêtre chrétien, qu’elle croit envoyé pour la soumettre à l’impôt et aux lois de l’étranger. Elle est la prêtresse d’Odin, le dieu de la guerre, dont le culte héroïque et sanglant convient à ses mœurs. Au milieu du VIIe siècle, la Saxe a secoué le joug des Francs et elle a pris contre eux l’offensive, il y a comme un monde du Nord opposé à cette Gaule où l’église et la royauté tombent en décadence et semblent près de la ruine. Saxons et Scandinaves sont des conquérans, et leurs émigrations armées semblent annoncer une invasion nouvelle. Il ne suffira point pour les convertir que des missionnaires leur apportent des paroles incompréhensibles et leur donnent des représentations de la foi. Pour achever l’évangélisation de la Germanie, il faudra de grands efforts, la persévérance et l’esprit de suite d’une politique bien conduite. Il faudra aussi, — car la vieille religion est enracinée dans le pays et dans les cœurs, et la nouvelle offense trop violemment, non-seulement les croyances, mais la conception tout entière que les Germains ont de la vie et de l’humanité, — il faudra, dis-je, le fer et le feu. À cette œuvre, la papauté fournira la politique et Charlemagne le fer et le feu.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet et 15 décembre 1885.