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Études sur la littérature romanesque en France/02

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LA
LITTERATURE ROMANESQUE

II.
L’ASTREE ET LE ROMAN PASTORAL.



I

Nous avons cherché à indiquer les principales transformations de notre littérature romanesque depuis ses origines jusqu’à l’apparition du célèbre roman de d’Urfé. Il nous reste maintenant à essayer de donner une idée aussi exacte et aussi complète que possible de ce volumineux ouvrage, qu’on ne lit plus, mais qui a été considéré pendant plus de cinquante ans comme un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, et qui a exercé une influence incontestable sur l’ensemble du mouvement littéraire au XVIIe siècle.

Le côté le plus saillant et le plus connu de l’Astrée n’est pas le côté qui nous offre aujourd’hui le plus d’intérêt. Il n’est personne, même parmi ceux qui n’ont jamais ouvert ce roman, qui ignore que c’est une composition appartenant au genre pastoral le plus artificiel, où la scène se passe il est vrai, à la campagne et entre des personnages qualifiés de bergers, mais qui ne sont bergers que de nom, et qui, au milieu de la vie des champs, conservent les mœurs, les idées, les sentimens, le langage des salons et des cours.

Nous montrerons tout à l’heure que le goût de ces pastorales subtilisées et galantes, que l’on fait souvent dériver de d’Urfé, lui est antérieur ; mais ce qui est certain, c’est que l’Astrée n’a pas peu contribué à le répandre et à le prolonger. « Pendant quarante ans, dit Segrais, on a tiré presque tous les sujets de pièces de théâtre de l’Astrée, et les poètes se contentaient ordinairement de mettre en vers ce que M. d’Urfé y a fait dire en prose à ses personnages. Ces pièces-là s’appelaient des pastorales, auxquelles les comédies succédèrent. J’ai connu une dame qui ne pouvait s’empêcher d’appeler les comédies des pastorales longtemps après qu’à n’en était plus question[1]. »

Quand la pastorale eut disparu en tant que comédie, elle se maintint à l’Opéra. La Fontaine écrivait encore en 1691 son opéra de l’Astrée, tiré du roman de d’Urfé ; en dehors du théâtre, cette bergerie factice resta le thème favori de tous les poètes ou prosateurs bucoliques. Fontenelle est un disciple de d’Urfé ; ses poésies pastorales débutent par un éloge pompeux de l’Astrée, et quoique, dans son Discours sur l’églogue, il se flatte d’avoir créé des bergers qui diffèrent à la fois de ceux de Théocrite, qu’il trouve trop grossiers, et de ceux de d’Urfé, qu’il juge un peu trop raffinés, il est facile de reconnaître que son genre est au moins aussi éloigné du naturel que le genre de l’Astrée, s’il ne l’est plus, car, sans parler du vif sentiment des beautés de la nature qui distingue d’Urfé de Fontenelle, ce n’est pas l’auteur de l’Astrée qui aurait émis cette sentence du poète bel esprit : « Le naïf n’est qu’une nuance du bas. » D’Urfé se trompe sur la véritable naïveté, il ne la voit point là où elle est, et il la cherche là où elle n’est point ; mais il ne la dédaigne pas. Il y a même un passage de l’Astrée où l’auteur, après avoir introduit un chevalier et une grande dame qui prennent l’habit de berger, exprime cette pensée : qu’ils voudront bien « plier leur esprit aux douces naïvetés des pasteurs et à leurs innocens exercices[2]. » Il est vrai que ces exercices sont rarement naïfs, puisque ce sont presque toujours des controverses de métaphysique sentimentale ou des jeux d’esprit ; mais ils ont au moins l’intention de l’être, tandis que les bergers de Fontenelle ont un parti pris contre tout ce qui, de près ou de loin, pourrait rappeler leur condition. La peinture de la vie pastorale, suivant Fontenelle, n’a qu’un but : c’est « d’exprimer l’idée d’une vie tranquille, occupée seulement par l’amour. » D’Urfé dit quelque chose d’analogue, lorsque, dans la préface du premier volume de son roman, il fait répondre par la bergère Astrée à ceux qui lui reprocheraient de ne parler point le langage des villageois « qu’elle n’est pas une de ces bergères nécessiteuses qui, pour gagner leur vie, conduisent les troupeaux aux pâturages, mais qu’elle et ses compagnes n’ont pris cette condition que pour vivre plus doucement et sans contrainte. » Pour d’Urfé comme pour Fontenelle, le thème pastoral n’est que la bordure du tableau. C’est une sorte d’idéal de paix et de bonheur qui plane sur l’ensemble de la composition sans la pénétrer et sans lui imposer aucun caractère particulier. Seulement, chez d’Urfé, cette bordure est beaucoup plus large, tandis que chez Fontenelle ce n’est qu’un mince filet à peine indiqué. « Si l’on pouvait, dit ce dernier, placer ailleurs qu’à la campagne la scène de cette vie tranquille, de sorte qu’il n’y entrât ni chèvres ni brebis, je ne crois pas que cela en fût plus mal. Les chèvres et les brebis ne servent de rien ; mais, comme il faut choisir entre la campagne et les villes, il est plus vraisemblable que cette scène soit à la campagne[3]. » C’est donc bien malgré lui que Fontenelle place ses bergers à la campagne. Aussi s’aperçoit-on sans peine qu’ils y sont complètement dépaysés, et que l’atmosphère des salons leur convient beaucoup mieux.

Tout le monde sait que cette passion des bergeries galantes, des bergeries de salon, propagée par d’Urfé, ne s’arrête pas à Fontenelle, qu’elle traverse tout le XVIIIe siècle jusqu’à Florian. Celui-ci composa pour lui-même une épitaphe qui s’applique assez bien au genre pastoral qu’il cultivait. Il veut qu’on l’enterre à la campagne, et qu’on écrive sur sa tombe :

Il vécut toujours à la ville,
Et son cœur fut toujours ici.

Les bergers de Florian aiment en effet la campagne un peu plus que ceux de Fontenelle, mais d’un amour tout à fait platonique. On voit trop qu’ils ont toujours vécu à la ville.

Il y a donc durant près de deux siècles dans notre littérature une suite ininterrompue de bergeries artificielles engendrées par l’Astrée ; mais d’Urfé n’est pas l’inventeur du genre, il est même inexact de dire, comme on l’a dit, qu’il a le premier introduit cette sorte de pastorale dans le roman : elle florissait longtemps avant lui et sous toutes les formes.

Le genre pastoral a suivi dans le monde moderne la même marche que dans le monde ancien. Plus les peuples se rapprochent par leurs mœurs de la simplicité rustique, moins ils sont portés à nourrir leur imagination de ce qui fait en quelque sorte le fond de leur vie habituelle. La pastorale commence par céder le pas aux légendes merveilleuses et héroïques : elle ne figure d’abord dans les productions de l’esprit humain qu’accessoirement, comme dans la Bible ou chez Homère, sous une forme très simple, calquée sur la nature, sans aucune nuance de raffinement, offrant à peine la trace de ce sentiment réfléchi qui fait particulièrement goûter les douceurs de la vie champêtre à des hommes fatigués des agitations d’une autre existence. Ce n’est qu’aux époques à la fois raffinées et troublées que le genre pastoral devient un genre à part, qui revendique sa place dans le domaine des lettres. C’est après qu’Alexandre a remué la Grèce et l’Asie, après que la civilisation grecque est parvenue à son plus haut degré de splendeur, que l’on voit paraître des poètes comme Théocrite, Bion, Moschus, qui se consacrent spécialement à chanter les douceurs de la vie pastorale. C’est à une période analogue de la civilisation latine que Virgile écrit ses églogues, comme pour offrir à des générations corrompues et tourmentées le tableau d’un idéal de bonheur paisible qui les séduit par ses contrastes avec la vie réelle. Tous ces glorieux représentans de la pastorale antique, avec les diversités de talent qui les distinguent, les uns plus simples, les autres plus élégans, ont eu ce privilège, qui a manqué à la plupart de leurs successeurs modernes, de pouvoir allier à toutes les délicatesses d’une poésie travaillée un fonds de naïveté qui permet toujours de retrouver la nature sous les embellissemens de l’art ; c’est enfin dans la complète décadence, en quelque sorte au milieu de l’écroulement du monde païen, qu’un écrivain subtil, un amateur laborieux de l’ingénuité, l’auteur de Daphnis et Chloé, se complaît à entourer d’un cadre rustique l’analyse des premières agitations des sens.

Lorsqu’après l’invasion des Barbares l’Europe recommence en quelque sorte une nouvelle existence, l’inspiration pastorale est d’abord très rare. C’est à peine si quelques détails champêtres se rencontrent çà et là à travers les grands coups d’épée et les enchantemens des poèmes chevaleresques. Quand les troubadours et les trouvères composent ce qu’ils appellent une pastourelle, c’est toujours à peu près sur le même thème, et le caractère pastoral du morceau n’est indiqué que par la condition d’un des deux personnages. C’est un chevalier qui rencontre une bergère, et qui cherche à la séduire. Quelquefois, comme dans le jeu de Robin et Marion, le chevalier apparaît au milieu des amusemens et des entretiens de plusieurs bergers et bergères. Mais ces divers types champêtres sont esquissés naïvement, grossièrement, sans aucune préoccupation d’art, et en même temps trop superficiellement pour qu’on puisse attribuer à l’auteur l’intention, non-seulement de poétiser, mais même de peindre avec complaisance la vie pastorale. Nous ne trouvons guère que chez un poète du XIVe siècle l’intention très marquée d’opposer aux agitations et aux soucis de la vie des cités et des cours les tranquilles douceurs de la vie rustique. Ce poète, Eustache Deschamps, dit Morel, qui fut écuyer, huissier d’armes du roi Charles VI, nous raconte que, revenant d’une cour souveraine, il a rencontré en un bosquet, dessus une fontaine, Robin le Franc, enchapelé d’un chapeau de fleurs. À côté de Robin est Marion, sa drue : ils sont occupés tous deux à manger de bon appétit, tandis que le paysan énumère les avantages de sa destinée sur celle des citadins en Une suite de couplets qui ont pour refrain ces mots : « J’ai franc vouloir, le seigneur de ce monde. » Cependant, sauf le chapeau de fleurs, qui indique une certaine intention de poétiser Robin, l’auteur ne songe évidemment qu’à le peindre d’après nature. Robin n’a rien de commun avec les bergers de Théocrite ou de Virgile, encore moins avec les bergers de l’Astrée. C’est un pur paysan, qui tire tous ses argumens des circonstances les plus ordinaires de sa vie : il est bûcheron, sa femme est filandière ; il ne craint ni les voleurs, ni les procès, ni les tyrans ; il aime sa femme, il est aimé d’elle ; il n’a pas peur d’être empoisonné, réflexion qui renferme peut-être une allusion à l’indigne épouse de Charles VI. S’il a une idée de l’existence qu’on mène à la cour, c’est qu’il y est allé un jour porter un faix de bois.

Dieu ! qu’à ces cours ont de deuil et de paine,
Ces curiaulx qui dedans sont bouté !
Je l’aperçus trop bien l’autre sepmaine,
C’uns faix de bois avoie là porté,
Ils sont tous sers[4]

C’est au XVe et au XVIe siècle que l’on voit le genre pastoral se développer de plus en plus dans la littérature européenne, et, sous l’influence de l’antiquité exhumée de toutes parts, passer presque tout à coup de l’extrême simplicité à l’extrême raffinement.

Si l’on en croit le poète napolitain Sannazar, l’auteur de l’Arcadie, ce serait lui qui le premier aurait composé des pastorales d’après l’antique, car il dit à sa musette (alla sampogna) : « Ce n’est pas une petite excuse pour toi d’avoir été la première en ce siècle qui ait éveillé les forêts endormies et appris aux bergers à chanter de nouveau les chansons oubliées. » Sannazar ne tient pas compte sans doute de ceux de ses prédécesseurs, comme Battista Spagnuoli, dit le Mantouan, et plusieurs autres, qui ont écrit, d’après Virgile et Théocrite, des pastorales en vers latins. Ce qui est certain, c’est que, de tous les écrivains bucoliques de cette période, Sannazar est celui qui a le mieux réussi à associer l’élégance au naturel. Chez tous les autres, la combinaison peu homogène du ton de la pastorale antique et de l’esprit de galanterie moderne produisit immédiatement une foule de bergeries empreintes du même caractère artificiel et forcé qui se remarque dans l’Astrée. Traduit dans toutes les langues, le petit volume de Sannazar, qui est un mélange de prose et de vers, suscita partout des imitations. Au goût des romans chevaleresques, qui subsistait encore, vint se joindre un goût très vif pour des tableaux d’un genre bien différent, et qui plaisaient d’autant plus qu’ils tranchaient davantage avec les agitations et les fureurs du temps. Ce sentiment, qui explique en partie la vogue du genre pastoral au XVIe siècle, est très naïvement rendu par le premier traducteur français de l’Arcadie, Jehan Martin, qui, dans la préface de sa traduction, publiée en 1544, s’exprime ainsi : « J’ay fiance que plusieurs gentilshommes et dames vivant noblement, et autres de moindre qualité, feront à cette traduction assez bon recueil, veu mesmement qu’elle ne traite guerres, batailles, bruslemens, ruines de pays, ou telles cruautés énormes dont le récit cause à toutes gens horreur, compassion et mélancolie, réservé (excepté) aux ministres de Mars, qui ne se délectent qu’en fer, feu, rapines, et subversions des lois divines et humaines. »

Sous l’influence de l’Arcadie, le genre pastoral revêt les formes les plus variées. En Italie, on voit naître la pastorale dramatique en cinq actes et en vers avec l’Aminta, du Tasse, et le Pastor fido, de Guarini, dont la comparaison suscite de nombreuses polémiques ; — en Espagne et en Angleterre, la pastorale romanesque, mélangée de prose et de vers, avec Montemayor et Sidney. La pastorale s’introduit même dans l’Amadis, accessoirement il est vrai, mais enfin il y a au neuvième livre un épisode où le chevalier Florisel de Niquée échange sa lance contre une houlette, et se fait berger pour plaire à la belle Sylvie, jeune princesse élevée par des bergers, et qui ignore sa naissance. C’est cet épisode qui a sans doute inspiré plus tard à Cervantes l’idée de la transformation de don Quichotte en berger.

En France, le goût de la pastorale n’est pas moins répandu que dans les autres pays de l’Europe. Ronsard et ses disciples riment à l’envi des bucoliques dont la forme, calquée sur les vers de Virgile, offre parfois une certaine élégance quand l’imitation est réussie, mais dont le fond est essentiellement, dépourvu de naturel quoique les bergères s’y nomment : Margot et Toinon, les bergers Perret et Michau. En dehors de l’école de Ronsard, on voit le genre pastoral s’appliquer à tout et s’employer à tout propos. Ainsi un très, mauvais historien du commencement du XVIe siècle, Jehan Lemaire de Belges, qui n’en a pas moins joui d’une certaine réputation dans son temps, ajoute à son livre des Illustrations de Gaule un poème en l’honneur de Pierre de Bourbon, dans lequel chacune des sept provinces placées sous la suzeraineté de ce prince vient déplorer sa mort sous la figure d’un berger ou d’une bergère, et chacun des acteurs est tour à tour annoncé par le poète en deux vers avec sa double physionomie :

Tytire en pastorales lois
Se prend ici pour Beaujolois ;
Galathée bergiere belle
Cy endroit Auvergne s’appelle.
Amyntas de Paris voisin
Se dit Clermont en Beauvoisin.

On vient de publier les œuvres d’un poète forésien, Loys Papon, qui fut le contemporain et l’ami de jeunesse de d’Urfé ; son principal ouvrage est une grande pastorale en cinq actes et en vers, composée pour célébrer une victoire que le duc de Guise venait de remporter à Aulneau contre les reîtres alliés des huguenots, et nous apprenons que cette pastorale fut représentée à Montbrison par des amateurs le 27 février 1588, très probablement en présence, sinon avec le concours du futur auteur de lL’Astrée.

Il est donc incontestable que cette passion des bergeries artificielles, qui a régné si longtemps dans notre littérature, ne date pas de d’Urfé ; elle existait avant lui, il l’a reçue du XVIe siècle, il n’a fait que la développer, et ce n’est pas en cela que consiste son originalité, même dans le faux. Elle ne consiste pas davantage dans l’emploi du genre pastoral en une fiction romanesque. Il suffit de comparer l’Astrée à un roman pastoral espagnol, antérieur de plus de cinquante ans, à la Diane de George de Montemayor, dont le succès fut presque aussi grand dans toute l’Europe que celui de l’Arcadie, pour reconnaître que le plan de l’Astrée, avec des dimensions beaucoup plus considérables, est calqué sur celui de la Diane. Ce sont deux romans en prose, entremêlés de vers de tout genre et de toute mesure, élégies, sonnets, chansons, villanelles, sans compter les billets doux qui abondent. Un épisode principal, assez faible, s’y déroule à travers beaucoup d’autres épisodes accessoires, beaucoup de conversations et de discussions sentimentales, avec des formes de langage et des transitions de la prose aux vers qui sont presque les mêmes. Il y a cependant cette différence entre les deux ouvrages, que les vers gracieux et harmonieux de Montemayor sont encore aujourd’hui estimés des Espagnols, tandis que les vers de d’Urfé constituent la partie faible de son roman. Ils sont rarement bons et souvent détestables ; mais d’Urfé, égal dans la prose à Montemayor, l’emporte sur lui par la variété des idées, des situations, des caractères. Boileau, qui n’est pas suspect d’engouement pour l’Astrée, signale dans ce roman « une narration également vive et fleurie, des fictions très ingénieuses et des caractères aussi finement imaginés qu’agréablement variés et bien suivis. » Il ajoute que « ce roman fut fort estimé, même des gens du goût le plus exquis[5]. »

C’est peut-être en s’appuyant de ce jugement que Perrault poussa l’audace jusqu’à dire plus tard, au grand scandale de Boileau, « qu’il y a dix fois plus d’invention dans l’Astrée que dans l’Iliade[6]. » Perrault se laissait ici aveugler par son rôle de défenseur des modernes. Il y a certainement de la variété dans les inventions de d’Urfé, mais ces inventions sont délayées en cinq gros volumes de mille à treize cents pages chacun, tandis qu’un seul chant de l’Iliade, le sixième par exemple, qui n’a que cinq cent trente vers, nous offre à lui seul une diversité de scènes, de sentimens, de situations et de figures qu’on chercherait en vain dans cinq cents pages de l’Astrée.


II

La prolixité est le défaut capital du roman de d’Urfé. On en pourra juger sur une fidèle esquisse de l’épisode principal, qui, réduit à sa plus simple expression, ne brille ni par l’habileté, ni par la variété ou la puissance des combinaisons dramatiques destinées à exciter l’émotion du lecteur. Il faut noter cependant, dès le début de l’Astrée, un certain progrès dans l’entrée en matière et la mise en scène. Les romans antérieurs débutent d’ordinaire par la généalogie des principaux personnages, et à la manière des contes de fées. « Peu de temps après la passion de notre Sauveur Jésus-Christ, il fut un roi de la Petite-Bretaigne, nommé Garinter,… » voilà le début de l’Amadis. Celui de l’Astrée est moins élémentaire. Après une courte et agréable description du Forez, où se passe l’action du roman, et sur laquelle nous reviendrons, l’auteur nous met immédiatement en présence d’un jeune et beau berger, Céladon, et d’une jeune et belle bergère, Astrée, qui, tout en s’aimant d’un amour aussi délicat que tendre, sont occupés à se quereller sur les bords de la rivière du Lignon. Abusée par les faux rapports d’un rival, Astrée croit que Céladon la trompe et qu’il a offert son cœur à une autre bergère ; elle l’accable des reproches les plus amers, et lui ordonne de ne plus jamais se présenter devant ses yeux. Le berger, innocent et désespéré de ne pouvoir fléchir le courroux de sa bien-aimée, se précipite la tête la première dans le Lignon, dont les eaux gonflées par des pluies d’orage ont précisément acquis ce jour-là une impétuosité inaccoutumée. Épouvantée des conséquences de sa colère, Astrée tend les bras à Céladon, et en le voyant entraîné par le courant, elle s’évanouit et tombe dans la rivière à son tour.

Cette façon de nous présenter les deux principaux personnages d’un roman, en commençant par les jeter à l’eau, n’offrait pas, je crois de précédens dans notre littérature romanesque. On pourrait recommander cette idée à ceux de nos romanciers qui cherchent l’originalité, si le procédé n’était pas aussi périlleux qu’ingénieux, car il expose le lecteur à la tentation de laisser noyer deux héros qui mettent dès l’abord sa sensibilité à une si rude épreuve. Au temps de d’Urfé, la sensibilité du public se décourageait moins aisément, et ce dramatique début excitait le plus vif intérêt pour la destinée des deux amans.

Soutenue sur l’eau par sa robe, la belle Astrée est sauvée par des bergers ; mais Céladon a disparu, et les bergers, ne retrouvant que son chapeau, le tiennent pour mort. Céladon était en effet à peu près asphyxié, lorsque le courant le dépose évanoui sur le sable, assez loin de l’endroit où il s’est précipité, et de l’autre côté de la rivière. Au même instant, trois grandes dames, que d’Urfé, à l’imitation de Montemayor, appelle mythologiquement des nymphes pour les distinguer des simples bergères, trois grandes dames, ou, pour parler avec plus de précision, la princesse Galathée, fille de la princesse Amasis, souveraine du Forez, et deux de ses dames d’honneur viennent se promener à l’endroit où gît le malheureux berger. Il faut dire tout d’abord que ce n’est pas seulement le désir de la promenade qui les a conduites dans cette direction. Un chevalier qui aspire à la main de Galathée a suborné un prétendu magicien, lequel, à l’aide d’un enchantement simulé, a fait croire à la jeune princesse qu’elle doit rencontrer ce jour même, en un certain point des rives du Lignon, l’homme que la destinée lui réserve pour époux, et c’est naturellement le chevalier en question, qui, averti par son compère, doit à l’heure indiquée se trouver là. Malheureusement pour lui, il est en retard, et le seul personnage du sexe masculin qu’aperçoive Galathée est Céladon étendu sur le sable et presque noyé. Reconnaissant néanmoins qu’il n’est pas tout à fait mort, la princesse, après lui avoir donné les premiers soins, le fait placer sur son char et conduire secrètement dans son palais.

Lorsqu’au bout de quelques jours, le jeune berger est remis des suites de son accident, Galathée, le trouvant très beau, persuadée d’ailleurs, d’après la prophétie du faux magicien, qu’elle est destinée à l’épouser malgré la différence de leurs conditions, s’enflamme pour lui d’une passion qu’elle cherche en vain à lui faire partager. Céladon, plus épris que jamais de la cruelle Astrée, repousse poliment, mais inflexiblement, les avances de la princesse. Cependant celle-ci s’obstine à le retenir prisonnier, et il aurait de la peine à lui échapper, si une des dames d’honneur de Galathée, la nymphe Léonide, également touchée de la beauté de Céladon et mue par un sentiment de jalousie, ne l’aidait à fuir, déguisé en nymphe, avec le concours de son oncle, le grand druide Adamas, qui veut empêcher la princesse Galathée de se Compromettre par une mésalliance.

L’intervention de ce vieux druide nous oblige de prévenir immédiatement le lecteur que la scène du roman se passe au Ve siècle de notre ère, et qu’il a plu à d’Urfé de prolonger jusqu’à cette époque le gouvernement des druides, afin de pouvoir peindre simultanément la Gaule druidique, la Gaule romaine et l’invasion des Barbares, sans s’interdire d’ajouter encore à ce mélange quelques tableaux chevaleresques empruntés à la vie du moyen âge. Nous reviendrons sur cette partie historique du roman : il faut d’abord achever l’analyse du principal épisode d’amour.

Échappé du palais de Galathée, Céladon, qui considère la stricte obéissance comme le premier devoir d’un amant, et qui a reçu d’Astrée l’ordre formel de ne plus se présenter devant elle sans son commandement, prend le parti de se réfugier dans une caverne. Il y vit de racines et d’eau claire, uniquement occupé à se lamenter sur sa destinée et à saisir quelques rares occasions d’entrevoir de loin sa bien-aimée sans être vu d’elle. Vainement le sage Adamas, qui s’intéresse à sa douleur, lui affirme qu’Astrée, qui le croit mort, le regrette et l’aime de tout son cœur, vainement il l’engage à se présenter devant elle.


« Il n’y a point de doute, lui dit assez judicieusement ce sage druide, que si vous pouvez demeurer reclus et sans la voir, c’est faute de courage et d’amour… — Ah ! d’amour, non, répondit incontinent le berger, mais bien, je l’avouerai, de courage, qui en cette occasion me fait défaut autant que j’ai trop d’abondance d’amour. — Je croirai, répondit Adamas, que vous n’aimez point Astrée, si, sachant qu’elle vous aime et la pouvant voir, vous vous tenez éloigné de sa présence. — Amour, dit le berger, me défend de lui désobéir. Et puisqu’elle m’a commandé de ne me faire point voir à elle, appelez-vous défaut d’amour si j’observe son commandement ? — Quand elle vous l’a commandé, ajouta le druide, elle vous haïssait ; mais à cette heure elle vous aime et vous pleure, non pas absent, mais comme mort. — Comment que ce soit, répondit Céladon, elle nie l’a commandé, et comment que ce soit, je lui veux obéir[7]. »

On voit par ce petit échantillon de sa dialectique que Céladon n’a pas usurpé la réputation d’amant transi dont il jouit universellement. Il semble néanmoins que le sage Adamas pourrait, s’il le voulait bien, résoudre lui-même ce problème épineux en informant Astrée que l’amant qu’elle pleure et qu’elle aime n’est pas mort, et en l’invitant à retirer la formidable consigne qu’elle a infligée au malheureux Céladon. Toutefois, si la chose se passait ainsi, les deux amans se réconcilieraient en s’épousant, et le roman finirait. Or nous n’en sommes encore qu’à la six cent quatre-vingt-septième page du second volume. Il faut donc que le druide, aussi ingénieux que sage, trouve une solution qui, tout en dénouant ce nœud un peu faible, le remplace par un nœud plus gordien, destiné à prolonger l’anxiété du lecteur. C’est ce qu’il fait de la manière suivante : il a une fille qui est à peu près de l’âge de Céladon, et qui, destinée par son père à l’état de druidesse, est depuis longtemps nourrie dans les antres des Carnutes (phrase en style gaulois, qui peut se traduire par ces mots : élevée dans un couvent de Chartres). Il propose à Céladon de répandre le bruit que sa fille est malade, qu’il va la faire venir auprès de lui en Forez pour le rétablissement de sa santé, et quand il aura ainsi préparé le terrain, il introduira secrètement dans sa maison Céladon, que tout le monde croit mort, il le costumera en druidesse et le présentera partout comme sa fille Alexis. La douleur de Céladon et le régime alimentaire très insuffisant dont il a usé longtemps dans la caverne où il s’était réfugié l’ont beaucoup maigri, beaucoup pâli ; ses cheveux sont devenus très longs, il n’a point de barbe, et le sage Adamas conclut de toutes ces circonstances qu’aucun berger de ses amis ne le reconnaîtra sous son déguisement de druidesse, qu’Astrée elle-même le prendra pour une fille, et qu’il pourra ainsi, au lieu de mourir de chagrin dans sa caverne, se livrer au bonheur de voir et même d’entretenir sa bien-aimée sans manquer à l’obéissance qu’il lui doit.

On pourrait s’attendre à voir Céladon discuter soit la possibilité du succès de ce déguisement, soit les conséquences de ce succès ; point du tout : ce qui le fait hésiter encore, c’est la question de savoir s’il ne violera pas cette fameuse consigne, et il faut qu’Adamas déploie de nouveau, pour rassurer sa conscience timorée, une assez grande subtilité d’argumentation. « Ah ! mon père, lui dit le malheureux berger après y avoir songé quelque temps, et comment entendez-vous qu’Astrée, par ce moyen, ne me voie point ? — Pensez-vous, ajouta le druide, qu’elle vous voie si elle ne vous connaît ? Et comment vous connaîtra-t-elle ainsi revêtu ? — Mais, répliqua Céladon, en quelque sorte que je sois revêtu, si serai-je en effet Céladon, de sorte que véritablement je lui désobéirai. — Que vous ne soyez Céladon, il n’y a point de doute, répondit Adamas ; mais ce n’est pas en cela que vous contreviendrez à son ordonnance, car elle ne vous a pas défendu d’être Céladon, mais seulement de lui faire voir ce Céladon. Or elle ne le verra pas en vous voyant, mais Alexis[8]. »

Il n’y a rien à répliquer à cela. Céladon n’hésite plus, et cet amant, tout à l’heure si timide, aborde sans frémir une perspective bien autrement redoutable que celle qui le faisait trembler tout à l’heure. En effet, si Astrée ne le reconnaît pas sous son déguisement et se prend à l’aimer avec d’autant plus d’abandon qu’elle croit aimer une jeune fille dont les traits lui rappellent l’infortuné berger victime de sa rigueur, comment Céladon soutiendra-t-il ce rôle délicat et se tirera-t-il des dangers de cette intime familiarité ? Admettons, comme cela est probable, qu’il peut répondre de sa vertu : quelle épouvantable catastrophe l’attend le jour où, après lui avoir longtemps prodigué des caresses qu’elle croit innocentes, la fière, la pudique Astrée apprendra que c’est un amant qui, sous les apparences d’une fille, abusait ainsi de sa candeur ! Et il faudra bien qu’elle l’apprenne un jour, à moins que le roman, déjà un peu long, ne se termine jamais. Comment d’une situation aussi terrible, qui semble ne devoir engendrer qu’un nouvel acte de désespoir accompli par Céladon dans la rivière et suivi cette fois d’une asphyxie complète, l’auteur pourra-t-il faire sortir une réconciliation et un mariage ? Tel est, au point de vue du sentiment, le principal problème qui, au milieu de beaucoup d’autres épisodes, plane sur le troisième et le quatrième volume de l’Astrée, car tout se passe réellement comme nous venons de l’indiquer. La bergère, abusée par la complicité du vénérable Adamas, devient l’amie la plus tendre et la compagne inséparable de la feinte druidesse. Cette situation produit un certain nombre de tableaux un peu légers, que Perrault avait sans doute oubliés quand il assure que la passion dans l’Astrée est dégagée de toute sorte d’impuretés. Il est bien vrai que le roman de d’Urfé ne nous offre plus cette abondance de passages très licencieux qui choque si souvent dans l’Amadis, mais il n’est pas moins vrai qu’on y trouve encore un certain nombre de pages peu décentes, et même çà et là quelques traits de détail tout à fait grossiers, qui jurent étrangement avec un ensemble de sentimens très épurés et de couleurs très chastes. On dirait que la langue française, qui n’est pas encore habituée à peindre délicatement la passion, laisse percer de temps en temps son inexpérience par quelques touches brutalement accusées. C’est à propos de ces détails incongrus que saint François de Sales et son ami le bon évêque de Belley, Camus, tous deux très liés avec d’Urfé et grands admirateurs de son roman, faisaient néanmoins des réserves dans leur admiration pour ce livre, dont ils auraient voulu supprimer un certain nombre de pages.

Toujours est-il qu’à la fin du quatrième volume, qui compte treize cent quatre-vingt-six pages, tous les esprits délicats et tous les cœurs sensibles en étaient encore à se demander comment Céladon oserait se faire reconnaître par Astrée en lui avouant sa coupable supercherie, et comment il pourrait supporter le courroux de la bergère. D’Urfé était mort, comme nous l’avons dit, en 1625, sans avoir résolu cette question palpitante, et la plupart des quarante autres épisodes du roman restaient également inachevés. Un profanateur anonyme eut l’audace de publier une continuation de l’Astrée, mais le secrétaire de d’Urfé, Balthazar Baro, revendiqua le droit de mettre fin à l’œuvre de son maître, en ayant reçu de lui la mission expresse, comme il est dit dans le privilège de cette continuation, où il est également déclaré que « la conclusion est rédigée d’après les mémoires de l’auteur, et son intention, dont il aurait instruit ledit Baro, nourri par lui en ce qui était de ses conceptions et de son style. »

Baro en effet, qui dut à ce travail de continuateur d’être reçu à l’Académie française, imite assez exactement, quoique faiblement, la manière de d’Urfé. Le trait le plus saillant du caractère, d’ailleurs assez incohérent, de Céladon, à savoir son respect méticuleux pour la lettre d’une consigne dont il viole outrageusement l’esprit, est maintenu jusqu’au bout. Quoiqu’il ne puisse plus douter, par les confidences qu’il a reçues d’Astrée sous son déguisement de fille, qu’elle est inconsolable de sa perte, ce scrupuleux amant ne se fera point reconnaître, si Astrée ne lève pas sa consigne en commandant à Céladon de paraître devant elle ; mais comment le pourrait-elle faire, puisqu’elle tient Céladon pour mort ? L’obstacle serait insurmontable, si la nymphe Léonide, la nièce d’Adamas, qui est aussi dans le secret de la supercherie de l’amoureux berger, ne se chargeait de le surmonter. Elle conduit Astrée et la fausse druidesse dans un bois épais ; après un simulacre d’évocation magique, elle annonce à Astrée qu’elle va faire paraître devant ses yeux Céladon en personne, pourvu que la bergère veuille bien répéter après elle ces mots : « Céladon, je, vous commande de paraître devant moi. » La bergère, étonnée et tremblante, obéit ; la formidable consigne est enfin levée, et aussitôt la fausse druidesse, se précipitant aux genoux d’Astrée, se déclare Céladon, et prouve son identité en lui présentant divers gages d’amour que le jeune berger avait reçus d’elle autrefois. Astrée est d’abord partagée entre la tendresse et l’indignation, mais c’est l’indignation qui l’emporte. Au souvenir des rapports beaucoup trop familiers qu’elle a entretenus avec ce perfide amant quand elle le prenait pour une fille, elle rougit à la fois de honte et de colère et l’apostrophe en ces termes : « Perfide et trompeuse Alexis, meurs pour l’expiation de ton crime, et comme tu as eu assez de malice pour me trahir, trouve assez de courage et de raison pour me satisfaire. » Céladon, désespéré, mais toujours fidèle à ses habitudes de docilité, lui répond : « Belle Astrée, je n’attendais pas de votre rigueur un traitement plus favorable, je savais bien que ma faute méritait un semblable châtiment ; mais puisqu’il est fatal que je même, et que votre belle bouche en a prononcé le dernier arrêt, par pitié ordonnez-moi quel genre de mort vous voulez que je suive, afin que mon repentir et l’obéissance que je vous rendrai en ce dernier moment servent de satisfaction à votre colère[9]. — Meurs comme tu voudras, réplique la féroce bergère ; pourvu que tu ne sois plus, il ne m’importe. » Et ils s’enfuient chacun de son côté, décidés tous les deux à mettre fin à leur vie. Comme la rivière du Lignon n’est pas loin, on peut s’attendre à une catastrophe définitive ; mais le continuateur de l’Astrée tire ingénieusement parti d’une invention de d’Urfé, qui avait un double but : préparer le dénoûment et motiver la rencontre en Forez d’une foule de chevaliers et de belles dames venus de tous les points de la France, même de l’Europe, pour se mêler aux bergers de la contrée. Il s’agit d’une fontaine merveilleuse, dite fontaine de la vérité d’amour, que l’on vient consulter de toutes parts, attendu qu’elle est douée d’une propriété des plus intéressantes. Tout amant bien épris qui penche son visage sur cette fontaine y voit d’abord la figure de celle qu’il aime, et sa propre figure ne vient se placer auprès de l’autre image que s’il est aimé. Si c’est un autre qui est le préféré, c’est l’image du rival heureux qu’il voit dans l’eau à côté de celle de sa bien-aimée ; si au contraire la bien-aimée n’aime personne, tous ses amans peuvent venir tour à tour se mirer dans l’onde, ils n’y voient jamais que sa seule image.

Le druide Adamas, qui est un subtil métaphysicien, explique ainsi les propriétés de cette fontaine au chevalier Clidaman, qui se désespère de n’y point voir son image à côté de celle de la nymphe Sylvie : « Il faut que vous sachiez que, tout ainsi que les autres eaux représentent les corps qui leur sont devant, celle-ci représente les esprits. Or l’esprit qui n’est que la volonté, la mémoire et le jugement, lorsqu’il aime, se transforme en la chose aimée. Et c’est pourquoi, lorsque vous vous présentez ici, cette eau reçoit la figure de votre esprit et non pas de votre corps, et, votre esprit étant changé en Sylvie, il représente Sylvie, non pas vous. Que si Sylvie vous aimait, elle serait changée aussi bien en vous que vous en elle, et ainsi représentant votre esprit, vous verriez Sylvie, et voyant Sylvie changée, comme je vous ai dit, par cet amour, vous vous y verriez aussi[10]. »

L’indifférence de cette nymphe Sylvie ayant fait le désespoir de plusieurs chevaliers, le druide Adamas a obtenu des dieux que la fontaine ne serait plus accessible à personne. Il lui a fait subir un enchantement, et l’a mise sous la garde de deux lions et de deux licornes disposés à dévorer quiconque en approcherait. Ce charme ne peut être rompu que par un cas d’extrême amour. Or c’est ce cas d’extrême amour qui fournit à Baro sa conclusion. Céladon, à qui Astrée a ordonné de mourir en lui laissant le choix des moyens, ayant déjà tenté vainement une fois de se noyer, se décide, pour être plus sûr de son fait, à venir s’abandonner à la voracité des lions et des licornes qui gardent la fontaine. Il ne sait pas au juste, et nous ne le savons pas plus que lui, si les licornes sont anthropophages ; mais comme les lions le sont incontestablement, il a toute raison d’espérer que pour cette fois il n’en réchappera pas. Sur son chemin, il rencontre un autre berger, Sylvandre, qui, ne pouvant épouser sa bergère Diane, est comme lui en proie au plus violent désespoir amoureux. Céladon lui fait part du genre de mort qu’il a choisi : Sylvandre l’adopte avec empressement pour lui-même, et déjà tous les deux se dirigent vers les deux lions et les deux licornes, quand ils aperçoivent, ô prodige ! deux bergères endormies à quelques pas de la fontaine ; les deux licornes sont venues se coucher paisiblement auprès d’elles. Ces deux bergères sont Astrée et Diane, qui, partageant le désespoir de leurs bergers, ont choisi précisément le même genre de mort ; mais au lieu de les dévorer, comme les bergères s’y attendaient, les licornes leur témoignent le plus grand respect, et veillent sur elles tandis qu’une influence magique les a plongées dans un profond sommeil. Céladon et Sylvandre, qui les croient mortes, s’avancent vers les lions, qui se précipitent sur eux ; aussitôt les licornes se jettent sur les lions, et la scène, en se prolongeant, commence à paraître un peu bien fastidieuse, lorsque l’auteur se décide enfin à faire intervenir les puissances supérieures. Le ciel se couvre de nuages, un épais brouillard enveloppe tout à coup la fontaine merveilleuse, et sous ce brouillard on entend retentir le tonnerre. Tous les bergers et tous les druides du Forez, accourus au bruit, attendent avec anxiété l’explication de ce phénomène. Peu à peu le brouillard se dissipe, et l’on voit apparaître au sommet de la fontaine, sur Il une pyramide de porphyre, un amour tout brillant de clarté. » Aux quatre coins de la fontaine sont les animaux changés en marbre, et sur le gazon les deux couples d’amans toujours endormis. Le dieu d’amour tient des tablettes sur lesquelles est écrit l’ordre d’emporter les amans endormis et de venir le lendemain consulter l’oracle. On emporte les deux bergers et les deux bergères, qui se réveillent très agréablement dans la maison du druide Adamas. Le lendemain, le dieu d’amour ordonne que Céladon épousera enfin Astrée : après une dernière scène fantasmagorique dont nous faisons grâce au lecteur, et qui a pour but d’amener la reconnaissance du berger Sylvandre comme fils d’Adamas, ce berger obtient également la main de Diane. La merveilleuse fontaine, étant désenchantée, permet à tous les autres épisodes d’amour entamés dans les volumes précédens de trouver leur conclusion dans la vertu de ses eaux. Chaque amant vient successivement vérifier qu’il est aimé autant qu’il aime, et de nombreux mariages sont la conséquence de cette vérification.


III

Tel est le principal épisode de l’Astrée ; on ne comprendrait pas qu’il ait pu remplir cinq gros volumes, si l’on oubliait qu’il est lié tant bien que mal à une quarantaine d’autres épisodes, dont quelques-uns offrent un peu plus d’intérêt au point de vue dramatique. Il faut avouer pourtant que, sous ce rapport, le roman de d’Urfé, pris dans son ensemble, a perdu beaucoup de son charme, et ne peut plus guère émouvoir nos cœurs endurcis. Cette sentimentalité douceâtre, combinée avec un reste de sorcellerie, convenait à des générations qui, au sortir des légendes chevaleresques, se précipitaient avec ardeur vers des jouissances intellectuelles plus raffinées, et qui ne s’effrayaient encore ni de la fadeur, ni de la diffusion, ni de l’invraisemblance, pourvu que ces défauts fussent compensés par des observations ingénieuses et d’agréables subtilités. Néanmoins, s’il est vrai que l’Astrée, considérée soit dans son genre en tant que composition pastorale, soit dans sa structure en tant que fiction romanesque, nous intéresse médiocrement, il n’en est plus de même si l’on considère cet ouvrage sous plusieurs autres aspects.

Sous le rapport du style, le roman de d’Urfé est l’ouvrage en prose peut-être le plus remarquable et certainement le plus goûté qui ait paru durant le premier quart du XVIIe siècle, c’est-à-dire pendant la période qui précède la publication des premières lettres de Balzac. Cette période de notre grand siècle littéraire, qui n’est pas la plus connue, n’est pas la moins digne d’attention, car c’est pendant ces vingt-cinq ans que se prépare insensiblement la dernière révolution de la langue française, la dernière transformation qu’elle doit subir pour atteindre à ce degré de netteté, de précision, d’enchaînement, de régularité et de variété, qui marque l’achèvement d’une langue : quand ils sont parvenus à ce point de maturité, les idiomes peuvent encore se modifier, s’enrichir ou s’altérer plus ou moins ; mais ils ne se transforment plus, et l’on ne voit plus ce que l’on voyait chez nous avant le XVIIe siècle, ce désordre anarchique, cette incessante mobilité dans les tours et dans les mots, qui, en laissant chaque écrivain maître absolu de ses constructions et de son vocabulaire, faisaient du langage de chaque génération un langage suranné pour la génération suivante[11].

Ce n’est pas, il est vrai, durant le premier quart du XVIIe siècle que cette dernière révolution du langage produit de grands monumens littéraires. Il faut que la prose française subisse encore une assez longue élaboration avant de se manifester en 1656 dans toute sa beauté, sous la plume de l’auteur des Provinciales. Toutefois, si, écartant la question de génie et de goût, on compare la prose de Pascal à la prose de Balzac sous le rapport pur et simple de la construction, on reconnaît sans peine que sous ce rapport les deux langages sont presque identiques, et que par conséquent dès 1625 notre idiome, en tant qu’instrument de la pensée, avait déjà reçu ses principaux perfectionnemens, et n’attendait plus que la main des grands virtuoses.

Ce mouvement littéraire des vingt-cinq premières années du XVIIe siècle présente deux phénomènes intéressans : d’un côté, on rencontre un certain nombre de prosateurs qui, dans des genres différens et avec des nuances diverses, travaillent tous en quelque sorte instinctivement à corriger, à régulariser, à couper, à éclaircir la phraséologie désordonnée et confuse du siècle précédent, à dénouer la langue, comme disait l’un d’entre eux, le président Du Vair ; d’un autre côté, on voit des écrivains qui persistent dans l’ancien style, de telle sorte que des ouvrages composés et publiés à la même époque semblent déjà séparés par un demi-siècle d’intervalle.

Pour donner une idée de ce contraste, il suffit de comparer la première page du premier volume de l’Astrée, publié en 1609, avec la première page d’un livre publié en 1,613 par un de ces écrivains retardataires qui persistaient à ronsardiser en prose longtemps après que Malherbe avait cessé de ronsardiser en vers. J’emprunte ce passage à la préface d’un recueil de sermons écrits par un des plus mauvais, mais des plus populaires prédicateurs du temps, l’abbé Valladier. Il n’est peut-être pas inutile de prévenir d’avance le lecteur que l’abbé Valladier veut apprendre au public qu’il a beaucoup d’ennemis, et qu’il a triomphé de leur malveillance avec l’appui du chancelier de Sillery, auquel il témoigne sa gratitude en ces termes :


« Les matelots gaillardement assaillis de la tormente, affranchis enfin de la trouble marine, cinglans à vogue-rancade au havre désiré, font retentir la coste à l’écho d’un joyeux thalassion, saluent le port au cri de leurs acclamations marinières, font jouer le canon, accollent le sol natal, baisent la terre ferme, et rédimés de la tyrannie flottante du superbe élément, salutairement animés à la gratitude, portent leurs premières pensées à rendre leurs vœux au saint tutélaire de leur heureux abord. Tous les vents des sinistres inventions, les brisans et escueils des horribles trahisons, les vasgues et les flots des passions desréglées, les pirates mesmes et escumeurs des cupidités avidement cruelles, jusqu’aux tritons, petits dieux de ces confusions marinières, monstres marins redoutables pieça complotés et mutinés, ont assiégé et tenté de toutes parts, du nord et du sud, la petite frégate de ma médiocre fortune, pour luy faire perdre la tramontane, si leur pouvoir eût secondé leur vouloir, l’ont poussée plus de deux ans entiers en haute mer à la mercy du ciel et des ondes agitées de toutes parts, hormis d’elle-mesme, et portée à deux doigts du naufrage, phantasié sous l’espais de leur menée songe-creuse[12]. »


Rapprochons de ce langage ampoulé, incorrect et obscur, le début si net et si gracieux par lequel d’Urfé nous introduit dans le Forez.


« Auprès de l’ancienne ville de Lyon, du côté du soleil couchant, il y a un pays nommé Forests, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules, car étant divisé en plaines et en montagnes, les unes et les autres sont si fertiles, et situées en un air si tempéré, que la terre y est capable de tout ce que peut désirer le laboureur. Au cœur du pays est le plus beau de la plaine, ceinte, comme d’une forte muraille, des monts assez voisins, et arrousée du fleuve de Loire, qui, prenant sa source assez près de là, passe presque par le milieu, non point encore trop enflé ni orgueilleux, mais doux et paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont baignant de leurs claires ondes ; mais l’un des plus beaux est Lignon, qui, vagabond en son cours aussi bien que douteux en sa source, va serpentant par cette plaine, depuis les hautes montagnes de Cervières et de Chalmasel jusques à Feurs, où Loire, le recevant et lui faisant perdre son nom propre, remporte pour tribut à l’Océan[13]. »


Que si, après avoir constaté cette discordance de deux styles contemporains, on veut maintenant mesurer la distance qui, sous le même point de vue du style, sépare d’Urfé du romancier le plus célèbre du XVIe siècle, de ce d’Herberay, traducteur et arrangeur de l’Amadis, que Pasquier nous présente comme un des bons écrivains de son temps, il nous suffira de citer encore de d’Urfé quelques lignes, et de les comparer à la première phrase de la préface de l’Amadis. Le lecteur trouvera cette phrase un peu longue ; ce n’est pourtant qu’une phrase, La voici :


« Les historiens très renommés, dit d’Herberay, qui ont écrit et embelli les histoires et faits chevalereux de ceux qu’ils ont voulu favoriser et rendre immortels par la facilité de leur bien disante plume, considérant qu’encore qu’ils eussent assez matière et sujet pour les haut louer, néanmoins les ont voulu faire estimer tant excellens ès choses èsquelles ils étaient appelés, qu’avec aucune vérité sur laquelle ils ont pris leur fondement y ont ajouté et approprié plusieurs choses non avenues si proprement et par tant vraie similitude, que l’on s’est aisément consenti à les croire, tellement qu’aujourd’hui ils nous représentent en grande admiration devant les yeux la force supernaturelle de maints personnages. »


À cette période enchevêtrée opposons l’invocation au Lignon, par laquelle s’ouvre le troisième volume de l’Astrée.


« Belle et agréable rivière de Lignon, sur les bords de laquelle j’ai passé si heureusement mon enfance et la plus tendre partie de ma première jeunesse, quelque paiement que ma plume ait pu te faire, j’avoue que je te suis encore grandement redevable pour tant de contentemens que j’ai reçus le long de ton rivage, à l’ombre de tes arbres feuillus et à la fraîcheur de tes belles eaux, quand l’innocence de mon âge me laissait jouir de moi-même, et me permettait de goûter en repos les félicités que le ciel d’une main libérale répandait sur ce bienheureux pays, que tu arroses de tes claires et vives ondes. »


Cette période, un peu traînante encore, n’offre-t-elle pas déjà pourtant un caractère particulier d’élégance facile, lucide, harmonieuse ? Il y a dans l’Astrée un assez grand nombre de tours et d’expressions qui n’ont pas survécu à la réforme complète du langage ; mais à chaque page on en rencontre qui annoncent et préparent cette réforme. L’auteur veut-il peindre par exemple les inquiétudes mal fondées d’un amant jaloux, il lui fera raconter ses tourmens en phrases courtes et coupées, où l’on reconnaît le travail d’une langue qui se dénoue :


« Si Philis parlait librement avec Sylvandre, dit Lycidas, oh ! que ses paroles me perçaient vivement le cœur ! si elle ne lui parlait point, je disais qu’elle feignait ; si elle me caressait, je pensais qu’elle me trompait ; si elle ne faisait point compte de moi, que c’était un témoignage du changement de son amitié ; si elle fuyait Sylvandre, qu’elle craignait que je m’en aperçusse ; si elle s’en laissait approcher, qu’elle voulait même que j’eusse le déplaisir de le voir ; si elle se montrait gaie, qu’elle était bien contente de ses nouvelles affections ; si elle était triste, qu’il y avait quelque mauvais ménage entre eux. Bref, toute chose m’offensait[14]. »


Quoique le style de d’Urfé pèche ordinairement par la diffusion, on le voit néanmoins faire souvent un emploi heureux de cette forme elliptique et animée qui est rare chez les écrivains du XVIe siècle. En voici un nouvel exemple que j’emprunte à la conclusion d’un discours où, après avoir développé une théorie philosophique sur l’amour empruntée à Platon et prouvé ensuite que tous les désordres, toutes les fureurs, toutes les douleurs de cette passion proviennent de l’élément sensuel qui s’y mêle, le druide Adamas termine par ces mots :


« Que si nos désirs ne s’étendaient point au-delà du discours, de la vue et de l’ouïe, pourquoi serions-nous jaloux ? pourquoi dédaignés ? pourquoi douteux ? pourquoi ennemis ? Pourquoi trahis ? Et enfin pourquoi cesserions-nous d’aimer et d’être aimés, puisque la possession que quelque autre pourrait avoir de ces choses n’en rendrait pas moindre notre bonheur[15] ? »


Nous n’insisterons pas davantage ici sur la question de forme dans le roman de d’Urfé, d’autant que nous allons retrouver cette question en examinant cet ouvrage sous d’autres points de vue. Nous ne prétendons pas non plus que l’auteur de l’Astrée soit absolument supérieur à tous les autres prosateurs de cette première période du XVIIe siècle. À commencer par les Mémoires de Marguerite de Valois, dont la rédaction appartient aux deux ou trois dernières années du siècle précédent, et qui se distinguent déjà de la plupart des mémoires antérieurs par la coupe heureuse des phrases, l’élégante facilité des tours, et en finissant par la célèbre traduction de Florus de Coeffeteau, qui parut en 1621, et qui fut plus tard, on le sait, élevée par Vaugelas à l’état d’autorité suprême en fait de style, on pourrait signaler un assez grand nombre d’ouvrages en prose qui tous concoururent à préparer dans notre pays la fondation d’une langue littéraire définitive et la même pour tous, tandis que jusqu’alors, comme on l’a très bien remarqué, il y avait presque autant de langues diverses que d’auteurs[16]. Ce qui est certain néanmoins, c’est que parmi tous les écrivains, de cette époque de transition, nul n’a joui d’une célébrité égale à celle de d’Urfé, et n’a par conséquent contribué autant que lui à répandre parmi toutes les classes de lecteurs le goût d’un style qui n’est encore ni le bon, ni le grand style, mais qui y conduit. Du reste, l’impression de nouveauté, sous ce rapport et sous plusieurs autres, que produisait l’Astrée nous semble très nettement constatée par un des plus savans et des plus aimables survivans du XVIe siècle, par le vieux Etienne Pasquier, qui existait encore au moment où parut le roman de d’Urfé. Après avoir autrefois, dans ses Recherches sur la France, exprimé une opinion analogue à celle du cardinal Du Perron, qui pensait que la langue française était arrivée à son plus haut point de perfection avec Montaigne et Ronsard, et ne pouvait plus que décroître, Pasquier, en lisant l’Astrée, semble se dégager beaucoup de l’admiration du passé et augurer bien mieux de l’avenir, car voici ce qu’il répond à d’Urfé, qui lui avait envoyé le premier volume de son roman : « Mes enfans, ai-je dit à mes livres, il est meshuy temps que sonnions la retraite, nous sommes d’un autre monde. Ce je ne sais quoi qui donne la vie aux livres est terni dedans ma vieillesse, et à peu dire, le temps qui court maintenant est revêtu de tout autre parure que le nôtre. Me faisant de cette façon mon procès et à mes livres, voici le jugement que j’ai fait du vôtre[17]… » Et Pasquier termine par une appréciation enthousiaste de l’Astrée[18].


IV

Ce n’était pas seulement le style de l’Astrée qui offrait aux esprits le charme de la nouveauté ; ce charme se rencontrait aussi dans les caractères, les sentimens, les idées, les controverses de métaphysique, de morale et de galanterie, les paysages, les scènes historiques très variées, enfin les allusions contemporaines : toutes ces choses donnaient à l’ouvrage de d’Urfé une saveur particulière, qui, quoique très affaiblie pour nous, subsiste encore et nous permet au moins de comprendre l’éclatant succès de ce roman. Si en effet nous faisons abstraction du genre, qui est faux, et du tissu de l’action en général, qui est très faible, pour considérer isolément les différens points que nous venons d’indiquer, nous verrons que cette vaste composition n’est dépourvue ni d’originalité, ni d’agrément.

D’abord, quant aux caractères, il y en a de plus intéressans que ceux des deux principaux personnages. On dirait que d’Urfé a voulu mettre en avant deux types excessifs, vagues et incohérens, pour écarter les chercheurs d’allusions et se donner la liberté de dessiner au second plan des figures plus naturelles. Céladon est tout à la fois le plus timide, le plus délicat, le plus audacieux et le plus vulgaire des amans ; il tremble comme la feuille à l’idée de désobéir à sa bergère, et on le voit à plusieurs reprises employer et soutenir avec une rare impudence les supercheries les plus effrontées pour pouvoir la contempler dans le costume de la Vénus de Médicis. Quant à Astrée, elle est d’une crédulité, d’une facilité et d’une sévérité qui dépassent également toute mesure. Leurs discours, en général peu spirituels et peu caractérisés, ne permettent pas plus que leurs actions de leur assigner une physionomie distincte. Il se pourrait, comme le dit Patru, que, par le déguisement prolongé de Céladon et l’erreur également prolongée d’Astrée, qui croit aimer une fille, d’Urfé ait voulu peindre d’une façon très détournée la passion secrète et longtemps cachée sous des sentimens fraternels qu’il avait entretenue pour sa belle-sœur ; mais si, comme nous sommes porté à l’admettre d’après la déclaration de d’Urfé lui-même, il y a en effet des rapports entre les inventions du romancier et sa biographie, dont nous avons précédemment esquissé les principaux traits[19], ces rapports sont bien plus sensibles dans la partie du roman qui concerne la bergère Diane et le berger Sylvandre. En admettant avec Patru que, pour avoir la clé des fictions de d’Urfé, on doive fondre ces quatre personnages en deux, la part de réalité reste toujours bien plus grande dans les deux figures de Diane et de Sylvandre que dans celles d’Astrée et de Céladon. L’invention très bizarre par laquelle commence l’histoire de Diane nous paraît évidemment une allusion au premier mariage de Diane de Châteaumorand avec l’aîné des d’Urfé, mariage qui, on s’en souvient, fut plus tard dissous par un bref du pape pour une cause déjà indiquée, et qu’il est inutile de préciser de nouveau. Or, dans le roman d’Astrée, Diane nous est présentée comme ayant d’abord été sacrifiée au rapprochement de deux familles longtemps ennemies, et qui, après s’être réconciliées, se sont promis de marier ensemble le premier garçon et la première fille qui leur naîtront. Dans l’une il naît une fille, dans l’autre un garçon et ensuite une fille, qui est Diane ; mais le garçon étant venu à mourir en bas âge, le chef de la première famille imagine de faire passer sa fille pour un garçon, et de lui faire épouser Diane, de sorte qu’au début du roman nous apprenons que celle-ci a été mariée à Filidas, qui passait pour un homme et qui était une fille. Or ; quoi qu’en puissent dire les écrivains qui de nos jours ont repoussé absolument les éclaircissemens de Patru, il nous semble que, sans avoir la monomanie de l’allusion, on ne peut guère s’empêcher de reconnaître dans cette singulière situation quelque rapport avec le premier mariage de Diane de Châteaumorand.

La bergère Diane, ignorant d’abord dans sa candeur qu’elle est mal mariée, a commencé néanmoins par éprouver un penchant très tendre pour un jeune berger, Filandre, lequel est mort bientôt d’une blessure qu’il a reçue en la défendant victorieusement avec sa seule houlette contre les entreprises d’un chevalier félon. Le faux mari de Diane est mort dans la même circonstance. La belle bergère se retrouve ainsi libre de fait, mais déterminée à ne laisser aucune affection remplacer dans son cœur le souvenir de Filandre. C’est à ce moment que Sylvandre apparaît sur la scène. Ce premier sentiment de la bergère Diane pour un berger qui ne fait en quelque sorte que passer dans le roman aurait-il quelque rapport avec un fait analogue dans la vie de Diane de Châteaumorand avant le retour en Forez de son jeune beau-frère, ou bien d’Urfé aurait-il voulu, par cette fiction, dépister les amateurs d’analogies ? C’est ce que nous ignorons ; mais ce qui est incontestable, c’est qu’à travers toutes les circonstances imaginaires dont le romancier se plaît à entourer la naissance et la vie du berger Sylvandre, enlevé dès son plus bas âge à ses parens, recueilli par un vieillard qui le fait élever à l’école des Massiliens, c’est-à-dire à Marseille, venu en Forez sur la foi d’un oracle qui annonce qu’il y retrouvera sa famille, et reconnu à la fin du roman pour être le fils du grand druide Adamas, à travers toutes ces circonstances imaginaires il y a dans les rapports de Sylvandre et de Diane un cachet de vérité qui donne à ces deux physionomies beaucoup plus d’attrait qu’aux figures fantastiques de Céladon et d’Astrée. En un mot, Diane et Sylvandre sont deux caractères précisés et suivis, et qu’on peut définir. Diane est fière, réservée, mélancolique ; son cœur est d’abord tout entier au souvenir du berger qu’elle a perdu, et aussitôt qu’elle s’aperçoit que la passion de Sylvandre commence à faire quelque impression sur elle, on la voit résister vaillamment à ce sentiment nouveau, qu’elle considère comme une sorte de profanation. L’excès même de cette résistance à une affection nouvelle, qui, dans les données du roman, n’a rien de coupable, pourrait bien être le résultat du souvenir d’une situation un peu différente où la lutte de Diane de Châteaumorand aurait été bien plus motivée. Toujours est-il que chaque progrès de détail que Sylvandre fait dans le cœur de Diane est très habilement rendu par d’Urfé, sans que la jeune bergère prononce une seule parole en désaccord avec son caractère. Le ton d’irritation méprisante avec lequel elle parle de son adorateur, lorsqu’elle croit que, rebuté de ses dédains, il s’est attaché à une autre, est le seul indice par lequel elle se trahit jusqu’au moment où, vaincue enfin par la persévérance de Sylvandre, elle s’abandonne à un sentiment qu’elle ne peut plus maîtriser. C’est surtout en lisant cette partie de l’Astrée, après avoir parcouru nos vieux romans chevaleresques, que l’on peut constater l’avènement d’un genre nouveau où, à côté d’une complication d’aventures qui subsiste encore, il y a déjà place pour une étude attentive et sérieuse du cœur humain.

Le caractère de Sylvandre est dessiné avec autant de netteté que celui de Diane. Il est très amoureux et en même temps très scrupuleux dans ses procédés, parce qu’il est très délicat dans ses sentimens ; mais il est aussi très persévérant, et enfin il est très spirituel. Son esprit est à la vérité entaché de deux défauts, d’ailleurs communs à presque tous les autres personnages du roman, parce que ce sont les défauts du temps mais ils brillent surtout en lui : nous voulons parler de la subtilité et du pédantisme. Sylvandre est le grand argumentateur de l’Astrée ; c’est lui qui est chargé de plaider, sous toutes les formes, les thèses les plus subtiles, les plus élevées et les plus délicates en philosophie, en morale, en galanterie. En regard de cette figure, et pour lui faire opposition, d’Urfé en a créé une autre qui a aussi son agrément : c’est celle du berger Hylas, qui représente spirituellement la frivolité et l’inconstance. Hylas est le Galaor du roman, mais c’est un Galaor bien moins grossier que le frère d’Amadis ; il se moque de la fidélité en amour et parle sans cesse de ses bonnes fortunes ; les bergères s’amusent de ses forfanteries innocentes, et rien n’oblige un lecteur ingénu à prendre ses discours au sérieux. De même qu’Hylas est la contre-partie de Sylvandre, de même la bergère Philis, personne rieuse et moqueuse, qui tourmente un peu parfois son berger Lycidas tout en l’aimant au fond très sincèrement, fait un agréable contraste avec la physionomie fière et mélancolique de Diane. Qu’on ajoute à ces six personnages principaux, — Astrée, Céladon, Diane, Sylvandre, Hylas et Philis, — la vénérable figure du grand druide Adamas, et l’on aura à peu près au complet le groupe qui est le plus en vue parmi les bergers et les bergères de l’Astrée. Cependant il faut ajouter que tous ces bergers eux-mêmes ne forment que le point central d’un immense tableau ou l’on voit paraître des figures et des scènes très diverses. Dames et chevaliers de la cour d’Amasis, souveraine du Forez, Galathée, Léonide, Sylvie, Clidamant, Lindamor, chevaliers et dames appartenant à la nation des Visigoths, des Burgondes, des Francs ou des Romains, qui viennent consulter la fontaine de la vérité d’amour, et dont chacun raconte son histoire aux bergers du Forez, cortège de druides cueillant le guy sacré ou immolant à Teutatès, non pas des victimes humaines, mais des taureaux ou des génisses, épisodes de guerre, combats en champ clos, tournois, batailles, siège de Marcilly, présentée dans le roman comme la capitale du Forez, telles sont les scènes variées qui se déroulent autour de la scène principale représentant généralement une assemblée de bergers et de bergères assis, sous l’ombrage, aux pieds de Diane, qui préside sur un siège plus élevé, tandis que Sylvandre et Hylas, debout et dans l’attitude de deux avocats, discutent une thèse de métaphysique ou de galanterie.

Ces controverses, qui abondent dans l’Astrée, méritent qu’on s’y arrête un instant. C’est un des côtés les plus curieux de ce roman, le côté par lequel il représente peut-être le plus vivement l’époque où il a paru. L’esprit de sociabilité, longtemps refoulé par la vie d’isolement du moyen âge, arrêté au XVIe siècle par le choc des passions religieuses, prend son essor sous Henri IV. Paris pacifié voit s’ouvrir des salons où des hommes et des femmes se livrent en quelque sorte pour la première fois, et avec une ardeur extrême, aux plaisirs de la conversation. Les femmes y apportent cet instinct d’élégance qui leur est naturel et qui tempère la grossièreté des hommes, mais elles n’ont pas encore le goût assez formé pour distinguer la subtilité de la finesse. Les hommes commencent de leur côté par appliquer aux sujets de causerie les plus légers les procédés pédantesques et les arguties captieuses de cette logique scolastique dont leur jeunesse à tous a été nourrie. Quand on voit un cavalier tel que Bassompierre nous raconter qu’avant d’entrer dans le monde il a pendant sept mois consacré une heure par jour à l’étude des cas de conscience, étude qui, par parenthèse, ne semble pas lui avoir profité beaucoup sous le rapport moral, on ne s’étonne pas de rencontrer à cette époque beaucoup de gentilshommes, tout frais émoulus d’Aristote, aimant les subtilités de la casuistique en tout genre, les argumens en forme, et discutant une thèse de galanterie comme une thèse de philosophie ou de théologie[20]. C’est à ce goût du temps que répondent les scènes si fréquentes de l’Astrée où deux bergers remplacent les poétiques duos des bergers de Virgile par des plaidoyers en règle pour et contre l’amour platonique, la fidélité, la Jalousie, la coquetterie, etc. Ces plaidoiries sont amenées d’ordinaire par quelque différend entre bergers et bergères ; les contendans choisissent chacun un avocat, et l’auditoire fait choix d’un juge qui rend un arrêt motivé sur le point en question. En un mot, les choses se passent dans les formes et avec les termes mêmes du palais.

Quelquefois le juge n’a pas peu à faire. C’est ainsi que nous voyons Diane appelée à décider entre trois bergères et trois bergers, dont chacun plaide lui-même sa cause et représente un cas particulier de la jalousie. La sage Diane après une sentence longuement motivée, qui prescrit à chacun des plaideurs la conduite qu’il doit tenir, termine par un nouveau jugement sur la question de principe, qui est ainsi formulé :


« Ensuite des supplications à nous faites par lesdits bergers touchant leurs quatre demandes, nous disons :

« A la première, que, sans offenser la constance, une bergère peut souffrir, mais non pas rechercher ni désirer d’être servie de plusieurs. À la seconde, que cette pluralité de serviteurs, non recherchés ni désirés, mais soufferts, ne peut licencier l’amant à la pluralité des dames, si ce n’est, ce qui n’est pas croyable, qu’elles fussent aussi souffertes, et non désirées ni recherchées. À la troisième, que non-seulement l’amante, mais l’amant aussi, doivent vivre parmi tous, mais à un seul, imitant en cela le beau fruit sur l’arbre, qui se laisse voir et admirer de chacun, mais goûter d’une seule bouche. Et à la dernière, que celui outrepasse les limites (Diane veut dire enfreint les lois) de la constance, qui fait chose dont il s’offenserait si la personne aimée en faisait autant. »


La controverse ne porte pas seulement sur des questions de galanterie, elle porte sur toutes sortes de questions. Une jeune bergère, par exemple, que ses parens veulent contraindre à épouser un homme qu’elle n’aime pas, choisit pour avocat Sylvandre, qui plaide cette fois devant une assemblée de druides, et discute les limites et l’étendue du pouvoir paternel comme l’aurait pu faire un Arnauld ou un Lemaistre.

Il faut montrer enfin par un dernier exemple que, même dans cette partie un peu pédantesque de l’Astrée, d’Urfé a su parfois déployer beaucoup d’esprit. Ici le ton du débat rentre mieux dans le ton naturel de la conversation. Il s’agit d’une discussion très serrée entre Sylvandre et une bergère, Dorinde, qui affirme que les hommes sont incapables d’aimer. Ce propos assez banal, tenu de nos jours dans un salon, n’éveillerait peut-être pas beaucoup d’idées chez un contradicteur. Au temps de d’Urfé, il n’en fallait pas davantage pour faire partir une longue et brillante fusée de syllogismes. Sylvandre, plein de confiance dans son habileté, se fait fort d’avance de réduire Dorinde à une rétractation, et voici comment il procède.


« Ceux qui m’ont enseigné dans les écoles des Massiliens, entre les autres préceptes qu’ils m’ont ordonnés, l’un des premiers a été de ne disputer jamais contre ceux qui nient les principes. Dites-moi donc, belle bergère, si vous croyez qu’en l’univers il y ait quelque chose qui se nomme amour ? — Je pense, dit-elle, qu’il y a une passion qui se nomme comme vous dites, de laquelle toutefois les hommes ne sont point capables. — Nous rechercherons, répondit froidement Sylvandre, la vérité de ceci ; mais maintenant je me contente que vous m’avez avoué qu’il y a une passion qui s’appelle amour. Or dites-moi, je vous supplie, que pensez-vous que ce soit que cet amour ? — C’est, répondit-elle, un certain désir de posséder la chose qu’on juge bonne ou belle. — Il n’y a point de druide en toutes les Gaules, reprit Sylvandre, qui eût pu répondre mieux que cette belle bergère. — Mais, continua-t-il en se tournant vers elle, n’est-il pas vrai qu’il y a en l’univers des animaux qui sont raisonnables et d’autres qui ne le sont pas ? — Je l’ai ouï dire ainsi, reprit Dorinde. — Et en quel de ces deux rangs, répliqua Sylvandre, voulez-vous mettre les hommes ? — Vous me mettez bien en peine, dit-elle en souriant, car quelquefois on ne peut nier qu’ils ne soient raisonnables en quelque chose ; mais d’autres fois aussi, et le plus souvent, ils sont sans raison. — Et toutefois, ajouta Sylvandre, n’est-il pas vrai que toujours les hommes recherchent leurs plaisirs et leurs contentemens ? — De cela, répondit Dorinde, il n’en faut point douter, n’y en ayant un seul qui ne délaissât le meilleur de ses amis plutôt que le moindre de ses plaisirs. — Il me suffit, reprit alors Sylvandre, que vous m’ayez avoué qu’il y ait un amour, que l’amour soit un désir de ce qui est jugé bon ou beau, et que les hommes se laissent entièrement emporter à leurs désirs, d’autant qu’il me sera maintenant bien aisé de vous prouver que non-seulement les hommes aiment, mais qu’ils aiment mieux encore que les femmes. — Si ce que je vous ai avoué, dit incontinent Dorinde, vous faisait prouver ce que vous dites, dès à cette heure je m’en dédis, aimant mieux que cela me soit reproché que si l’on en pouvait tirer une conséquence si fausse. — Toutes ses compagnes se mirent à rire de cette réponse, et prièrent Sylvandre de continuer, ce qu’il fit de cette sorte : il ne faut pas, belle bergère, beaucoup de paroles pour maintenant résoudre votre doute, mais de nécessité conclure que, puisque les hommes se portent avec tant de violence au désir de leur contentement, et la volonté n’ayant jamais que le bon pour son objet, ou pour le moins ce qui est estimé tel, il s’ensuit que, puisque l’amour n’est autre chose que ce désir, ainsi que vous-même l’avez dit, celui-là aime plus qui a plus ces objets de bonté devant les yeux, et la femme étant beaucoup plus belle et meilleure que l’homme, qui pourra nier que l’homme n’aime mieux que la femme, qui n’a pas un si digne sujet pour employer ses désirs ? — Ah ! s’écria Dorinde, j’avoue tout jusques à la conclusion que vous en tirez.

— Vous ne le pouvez, répliqua Sylvandre, sans ôter l’avantage que les femmes ont par-dessus les hommes, et c’est pourquoi il vaut mieux que vous confessiez qu’il n’y a rien en l’univers qui aime tant que l’homme[21]. »


V

Un autre agrément de l’Astrée, plus sensible pour nous que celui des controverses de galanterie, de métaphysique ou de morale, consiste dans les paysages dont ce livre est semé. Sous ce rapport, l’influence de l’Astrée ne s’est fait sentir qu’un peu tard. On a souvent remarqué, et avec raison, que les descriptions de la nature n’étaient pas le beau côté de la littérature française au XVIIe siècle. Ce n’est que très accessoirement, très superficiellement, que quelques prosateurs et quelques poètes de cette époque s’inspirent des beaux aspects, des grands spectacles de la terre et des cieux ; mais si ce genre d’inspiration n’a pas été plus répandu alors, ce n’est pas la faute de d’Urfé, car, dès le début du siècle, il a montré le parti qu’on en pouvait tirer. Éloigné du pays où il avait passé sa jeunesse, il en avait conservé un très vif et très tendre souvenir, qui se traduit par des tableaux dont la ressemblance est encore aujourd’hui constatée par tous ceux qui l’ont vérifiée sur les lieux. S’il est vrai du reste que d’Urfé, en tant que paysagiste, n’a point eu de successeurs immédiats au XVIIe siècle, son mérite et son charme sous ce rapport étaient loin d’être méconnus, même de son temps. On en peut juger par cette anecdote que nous raconte Tallemant des Réaux, et qui a pour théâtre la maison de l’abbé de Gondy, depuis cardinal de Retz : « Dans la société de la famille, dit Tallemant (Mme de Guémenée en était), on se divertissait, entre autres choses, à s’écrire des questions sur l’Astrée, et qui ne répondait pas bien payait pour chaque faute une paire de gants de frangipane. On envoyait sur un papier deux ou trois questions à une personne, comme, par exemple, à quelle main était Bonlieu au sortir du pont de La Bouteresse, et autres choses semblables, soit pour l’histoire, soit pour la géographie ; c’était le moyen de savoir bien son Astrée. Il y eut tant de paires de gants perdues de part et d’autre, que, quand on vint à compter, car on marquait soigneusement, il se trouva qu’on ne se devait quasi rien. D’Ecquevilly prit un autre parti : il alla lire l’Astrée chez M. d’Urfé même, et à mesure qu’il avait lu, il se faisait mener dans les lieux où chaque aventure était arrivée[22]. »

Ce goût de la précision et de l’exactitude descriptives qui distingue d’Urfé ne se rencontre pas seulement dans la peinture des paysages du Forez, de ces bords du Lignon, dont il décrit toutes les sinuosités, et jusqu’aux moindres détails : « cette grosse touffe d’arbres à main gauche, ce petit blé qui serpente sur le côté droit, cette demi-lune que fait la rivière en un endroit, » ou encore « ce grand rocher de Montverdun, qui s’élève en pointe de diamant au milieu de la plaine du côté de Montbrison, entre la rivière de Lignon et la montagne d’Isoure, et qui, s’il était un peu plus à droite du côté de Laigneul, ferait avec les deux pointes de Marcilly et d’Isoure un triangle parfait. » On retrouve le même caractère dans un assez grand nombre d’autres descriptions de l’Astrée qui sont étrangères au Forez. D’Urfé a beaucoup voyagé en France et en Italie, et le souvenir de ces voyages influe très agréablement sur ses tableaux. Quiconque par exemple a visité la fontaine de Vaucluse la verra décrite très fidèlement et sous tous ses aspects dans le troisième chapitre du troisième volume de l’Astrée[23].

Si d’Urfé n’était qu’un paysagiste exact, quoique ce mérite ne se rencontre guère avant lui dans notre littérature, il n’y aurait peut-être pas lieu d’insister beaucoup sur ce point ; à ce mérite l’auteur de l’Astrée en joint un autre, plus rare encore de son temps, et que le XIXe siècle a quelquefois revendiqué comme lui appartenant exclusivement : il peint la nature non-seulement avec vérité, mais avec émotion. L’obscurité des bois, la fraîcheur des eaux, le silence des nuits, la douce clarté de la lune ou des étoiles, lui font éprouver des impressions très vives, et il sait les associer avec beaucoup de charme aux divers sentimens qui agitent le cœur de chacun des personnages de l’Astrée. Il me semble par exemple que si l’on veut faire abstraction de quelques détails un peu affectés ou délayés, on trouvera le genre de mérite que je viens d’indiquer assez marqué dans cette page où d’Urfé peint Sylvandre errant seul la nuit dans un bois, en proie à la douce mélancolie d’un amant qui aime sans succès encore, mais non sans espoir.


« Il se trouva enfin dans le milieu du bois, sans se reconnaître, et quoique tous les pas il choppât toujours contre quelque chose, si ne se pouvait-il distraire de ses agréables pensées. Tout ce qu’il voyait et tout ce qui se présentait devant lui ne servait qu’à l’entretenir en cette imagination. Si, comme j’ai dit, il bronchait contre quelque chose : « Je trouve bien encore, disait-il, plus de contrariétés à mes désirs. » S’il oyait trembler les feuilles des arbres, émues par quelque souffle de vent : « Oh ! que je tremble bien mieux de crainte, disait-il, quand je suis près d’elle, et que je lui veux dire les véritables passions qu’elle pense être feintes ! » Que s’il levait quelquefois les yeux en haut, considérant la lune, il s’écriait :

« La lune au ciel, et ma Diane en terre ! »

« Le lieu solitaire, le silence et l’agréable lumière de cette nuit eussent été cause que le berger eût longuement continué et son promenoir et le doux entretien de ses pensées, sans que, s’étant enfoncé dans le plus épais du bois, il perdit en partie la clarté de la lune qui était empêchée par les branches et par les feuilles des arbres, et que revenant en lui-même, voulant sortir de cet endroit incommode, il n’eut pas sitôt jeté les yeux d’un côté et d’autre pour choisir un bon sentier, qu’il ouït quelqu’un qui parlait près de lui[24]. »


Voici un autre tableau du même genre dont je ne cite que la fin, en résumant d’abord l’ensemble de la scène. Ce n’est plus Sylvandre seul, c’est toute une troupe de bergers et de bergères dont il fait partie ainsi que Diane, qui, en se promenant et en causant, ou, si l’on veut, en argumentant, s’est égarée la nuit dans un bois. Le besoin de sommeil se fait sentir. Les bergers, toujours courtois, étendent leurs sayes, sous un arbre afin que les bergères puissent se reposer commodément. Ils se retirent ensuite un peu à l’écart, se couchent sur le gazon et s’endorment. Le plus amoureux de la troupe et par conséquent le plus rebelle au sommeil, Sylvandre, entendant confusément les voix de Diane et d’Astrée, se lève poussé par un mouvement de curiosité, s’approche doucement des deux bergères sans qu’elles s’aperçoivent de sa présence, et il assiste ainsi à une conversation secrète dont il est lui-même l’objet. Il entend Diane avouer qu’elle l’aime, mais déclarer en même temps qu’elle est fermement résolue à ne jamais l’épouser, et que par conséquent il ne connaîtra jamais le sentiment qu’elle éprouve pour lui. Cette double révélation le remplit à la fois de tristesse et de joie. « Il se retira, dit d’Urfé, vers ses compagnons aussi doucement qu’il en était parti, et ayant repris sa place et regardé si quelqu’un de ces bergers ne veillait point, et trouvant qu’ils étaient tous profondément endormis, il se mit à la renverse, et les yeux en haut, il considérait à travers l’épaisseur des arbres les étoiles qui paraissaient et les diverses chimères qui se forment dans la nue ; mais il n’y en avait point tant, ni de si diverses, que celles que les discours qu’il venait d’ouïr lui mettaient en la pensée, achetant par là bien chèrement le plaisir qu’il avait eu de savoir que sa Diane l’aimait, étant en doute s’il était plus obligé à sa curiosité, qui lui avait fait avoir cette connaissance, que désobligé pour avoir appris la cruelle résolution qu’elle avait faite. Cette imagination fut débattue en son âme fort longtemps. Enfin Amour par pitié lui permit de clore les yeux et y laissa couler le sommeil, pour enchanter en quelque sorte ses fâcheuses incertitudes[25]. » Ce rapprochement entre les perplexités de Sylvandre et les diverses chimères qui se forment dans la nue ne renferme-t-il pas déjà comme en germe toute une série d’inspirations analogues qui de nos jours ont produit de si belles pages en prose ou en vers ?

À ces divers mérites de l’Astrée il faut en joindre encore un autre dont la mention fera peut-être sourire dédaigneusement quelque pédant en us qui n’admet pas qu’un peu de savoir puisse s’allier à un peu d’agrément. L’homme de cour qui se plaisait à faire disserter les bergers du Lignon sur des pointes d’aiguille était en même temps un homme très érudit, et son roman indique des lectures nombreuses, des notions très variées, et souvent très justes. Il est heureux pour nous qu’en énonçant cette énormité, nous puissions nous abriter derrière l’opinion d’un homme dont le goût n’est pas toujours sûr, mais dont l’érudition est néanmoins incontestable. « J’ai toujours jugé, dit le savant évêque d’Avranches, Huet, que l’érudition dont M. d’Urfé a embelli son Astrée faisait une très considérable partie du mérite de l’ouvrage par l’adroite variété de l’utile et de l’agréable qui le met si fort au-dessus des romans vulgaires, uniquement renfermés dans les bornes de la galanterie. » Sans parler ici des nombreux emprunts que l’auteur de l’Astrée fait aux philosophes et aux poètes de l’antiquité grecque et latine, et particulièrement à Platon, dont le spiritualisme est en quelque sorte répandu dans tous les discours du druide Adamas, il y a dans ce roman toute une partie historique dont il faut dire un mot. En mettant sur le même plan des institutions et des mœurs appartenant à différens âges de la Gaule, d’Urfé commet un anachronisme qui saute aux yeux ; mais cet anachronisme est volontaire, et n’a d’autre but que de fournir au romancier une plus grande variété de scènes. On a déjà remarqué aussi comme une assez grande bizarrerie que d’Urfé, décrivant la Gaule au Ve siècle, n’ait pas dit un mot du christianisme, et n’ait pas songé à tirer parti de cette opposition des cultes anciens et de la religion nouvelle qui fait le charme du poème des Martyrs. Une phrase de la préface de son troisième volume, dans laquelle il dit que la théologie est chatouilleuse, nous porterait à penser qu’il a craint sans doute de se tromper et de se compromettre en touchant même historiquement à la religion chrétienne ; mais, à part cette étrange lacune, il est certain que tout ce qu’on savait de son temps sur les antiquités, les coutumes, les institutions de la Gaule et l’histoire générale de l’Europe du IVe au Ve siècle, se trouve en substance dans son roman. Les nombreux personnages historiques qu’il met en scène parlent un langage aussi faux que celui de ses bergers, mais les actes principaux de leur vie sont racontés exactement. Ce commencement de vérité historique, au moins dans les faits, constitue déjà pour le roman un progrès notable par rapport aux anciennes légendes. Ce genre de progrès, qu’on a quelquefois attribué à Mlle de Scudéry et à La Calprenède, appartient en réalité à d’Urfé, et il est plus remarquable dans l’Astrée que dans le Cyrus ou dans Cléopâtre. D’Urfé même pousse quelquefois jusqu’à l’excès les préoccupations de l’érudit sur quelques points. Ainsi on lit fréquemment dans l’Astrée des phrases comme celle-ci, en parlant d’une jeune fille : « elle était dans son âge tendre, n’ayant point encore passé un demi-siècle. » C’est un berger gaulois qui parle, et cela veut dire quinze ans, attendu que le siècle gaulois n’était que de trente ans ; mais il serait bon d’être prévenu. Souvent aussi on rencontre dans l’Astrée telle idée qui semble très bizarre, et on se prépare à la noter comme une invention subtile et prétentieuse qui jure avec la vérité historique. Quoi de plus fantastique par exemple, au premier abord, que ce dernier épisode du second volume, où nous voyons deux amans malheureux, Olymbre et Ursace, écrire chacun une belle requête au sénat de la ville de Massalie pour demander humblement la permission de se suicider, le sénat délibérer sur la requête et la rejeter par un jugement motivé, comme les jugemens de la belle Diane ? Et cependant ne nous pressons pas de nous moquer de cette invention, car l’ombre de d’Urfé se moquerait de nous, attendu que ce n’est pas une invention, mais au contraire le souvenir très historique d’une disposition particulière à la législation massaliote qui nous a été conservé par Valère Maxime. En un mot, si d’Urfé, comme cela se pratique quelquefois aujourd’hui pour des ouvrages d’une érudition douteuse, avait jugé à propos de terminer son roman par la liste de tous les auteurs qu’il a consultés, on serait frappé de l’immense quantité de ses lectures, et l’on dirait peut-être le savant auteur de l’Astrée.

Nous finirons par un mot sur un dernier caractère de ce roman, qui a contribué aussi à son succès : nous voulons parler des allusions qui s’y trouvent, non plus seulement à la vie de d’Urfé, mais à celle de divers personnages du règne de Henri IV. Il ne faut point abuser de ce genre d’explications, qui porte sur ce qu’on appelle les clés d’un roman, pour deux motifs : le premier, c’est qu’avec un peu de bonne volonté on fait d’une clé un passe-partout qui ouvre indistinctement toutes les portes ; le second, c’est que telle allusion qui a pu intéresser soit l’auteur, soit les contemporains, n’intéresse plus du tout la postérité. Nous pensons donc qu’il est assez indifférent au lecteur d’être fixé sur la question de savoir si le grand druide Adamas, par exemple, représente ou non le savant jurisconsulte Jean Papon, lieutenant-général du bailliage de Montbrison, ou si cette bergère Dorinde, qui discutait tout à l’heure avec Sylvandre sur l’insensibilité des hommes, est bien, comme l’affirme Patru, une demoiselle Pajot. Cela nous importe fort peu ; mais quand on voit d’Urfé s’emparer de personnages et de faits connus, et, sous de très légers déguisemens, nous raconter ce qu’il sait d’une histoire vraie et intéressante, la question change de face. Ainsi, et pour ne citer qu’un seul de ces épisodes à allusion qui se rencontrent dans l’Astrée, il est parfaitement évident que l’histoire d’Euric, de Daphnide et d’Alcidon, qu’on lit dans le troisième volume, lequel parut après la mort de Henri IV, est un récit qui s’applique aux rapports de Gabrielle d’Estrées avec Henri IV, qui est Euric, roi des Visigoths, et Bellegarde, représenté par Alcidon. Tout ce qui s’est passé entre ces trois personnages nous est raconté par d’Urfé avec des détails conformes à d’autres récits de l’époque, notamment à l’ouvrage intitulé Amours du grand Alcandre et attribué à Mlle de Guise, depuis princesse de Conti. D’Urfé, qui est très bien renseigné de son côté, a fait de cette histoire un des chapitres les plus agréables et les plus variés de son roman, car, indépendamment des trois caractères principaux, on y reconnaît un assez grand nombre d’autres figures qui appartiennent à la cour de Henri IV. Le jargon très mélangé et un peu tendu, qui fatigue souvent dans l’Astrée, est parfois heureusement remplacé dans cet épisode par un langage plus authentique, sinon plus naturel. En lisant les conversations ou les lettres d’Euric, de Daphnide et d’Alcidon, on a l’impression du vrai style de l’époque en fait d’amour et de galanterie, et lorsque Gabrielle-Daphnide, après avoir trahi par ambition Bellegarde-Alcidon, son premier amant, qui a eu l’imprudence de la faire connaître à Euric-Henri IV, cherche à le consoler en lui disant qu’elle l’aimera toujours, que l’affection qu’elle porte à Euric s’appelle raison d’état et celle qu’elle lui conserve amour du cœur, on se persuade aisément que cette belle personne a pu très bien faire elle-même et en propres termes une distinction de ce genre.


Il convient de terminer ici une étude dans laquelle nous nous sommes peut-être laissé insensiblement gagner par ce penchant au développement qui est le côté faible de d’Urfé. Il nous semble cependant qu’en signalant les défauts et les qualités de l’Astrée, nous n’avons point trop exagéré la valeur de cet ouvrage. La publication de l’Astrée est une date importante dans l’histoire de notre littérature romanesque. En tant que roman, ce livre a enrichi le genre de plusieurs nuances nouvelles qui l’ont agrandi et embelli. Sans insister de nouveau sur toutes ces nuances, assez indiquées déjà, rappelons au moins que c’est à d’Urfé qu’appartient l’honneur d’avoir introduit dans le roman le sentiment de la nature. Ce mérite le distingue tout à la fois et des romanciers qui l’ont suivi immédiatement sans lui emprunter ce qu’il a de meilleur, et de la plupart des grands prosateurs ou des grands poètes du règne de Louis XIV, qui ne sont point entrés dans la voie nouvelle que son talent avait ouverte aux inspirations de leur génie. Le fait seul d’avoir été au début du XVIIe siècle un peintre de la nature exact et ému suffit peut-être pour compenser tout ce qu’il y a de faux dans le genre pastoral adopté par d’Urfé : par ce seul côté, l’auteur de l’Astrée dépasse son siècle, et presque tout le siècle suivant, pour donner la main à l’auteur de Paul et Virginie, et c’est encore à lui qu’il faut revenir quand on veut marquer le point de départ de quelques-unes des plus charmantes ou des plus admirables productions de notre temps.


Louis de Loménie.
  1. Segraisiana, p. 144 et 145.
  2. ) Astrée, t. III, p. 851.
  3. Fontenelle, Discours sur l’églogue.
  4. Œuvres d’Eustache Deschamps, édition Tarbé, t. II, p. 29.
  5. Voyez le discours de Boileau qui sert de préface à son Dialogue sur les Héros de Roman.
  6. Parallèle des Anciens et des Modernes, t. III, p. 149.
  7. Astrée, tome II, p. 686, 687.
  8. Astrée, tome II, p. 689, 690.
  9. Astrée, tome V, p. 448, 449.
  10. Astrée, tome Ier, p. 153.
  11. Cette anarchie du langage au XVIe siècle est très vivement et très naïvement constatée par un laborieux traducteur de l’époque, Blaise de Vigenère, qui, dans ses annotations sur les Commentaires de César, a écrit en 1576 le passage suivant : « Il y a tant d’écrivains aujourd’hui qui s’accablent les uns les autres, qu’on ne peut guère bien discerner les bons des mauvais, qui les éteignent et suffoquent, à guise des méchantes herbes qui surcroissent parmi les utiles et salutaires, et les surmontent et étouffent : quand chacun, sans aucun choix ni jugement, sans rien élabourer, ne sarcler, se transporte le nez au vent, selon que sa fantaisie le pousse. Car n’y ayant point de grammaires ni de règles établies jusqu’à aujourd’hui, cela s’en va indistinctement, et varie tout de même que la main d’un jeune garçon auquel, si dès lors qu’on veut lui apprendre à écrire, on abandonnait en pleine liberté son papier, sans le régler pour le faire aller droit, tout s’en irait à vauderoute, liant et bas, tortu, bossu, sans aucune proportion. »
  12. Les Divins Parallèles, ou Sermons de l’octave de la Sainte-Eucharistie, par André Valladier.
  13. Astrée, t. Ier, p. 1re.
  14. Astrée, t. II, p. 792.
  15. Astrée, t. II, p. 133
  16. Voyez les Mélanges de littérature ancienne et moderne de M. Patin, page 187. — Parmi ces prosateurs dont l’étude n’appartient point à notre sujet, il en est un dont nous éprouvons le besoin de citer un très beau passage, parce que son mérite comme poète a peut-être fait trop oublier les qualités de sa prose : c’est Malherbe, dont les traductions, et particulièrement les lettres, offrent à chaque instant, à côté d’expressions et de tours surannés, des formes de style aussi heureuses que nouvelles, et qui sont restées. Est-il un seul écrivain du XVIe siècle, même parmi ceux qui, à force de génie, ont rencontré de ces tours qui ne vieillissent plus, auquel on puisse emprunter dix lignes de suite d’une facture aussi nette, aussi élégante, aussi ferme, aussi dégagée de toute superfétation enfin aussi moderne que ce passage d’une lettre de Malherbe adressée à M. de Terme sur la mort de son fils ? « La durée de notre vie est courte ou longue, comme il plaît à celui qui nous la donne. Tantôt il arrache le fruit en sa verdeur » tantôt il en attend la maturité, tantôt il le laisse pourrir sur l’arbre ; mais, quoi qu’il fasse, les créatures doivent cette submission à leur Créateur de croire qu’il ne fait rien que justement. Il n’offense ni ceux qu’il prend jeunes, ni ceux qu’il laisse devenir vieux. De demander pourquoi il fait les choses avec cette diversité, c’est une question dont peut-être nous serons éclaircis quand nous serons en lieu où la lumière sera plus grande. Pour cette heure, nous sommes dans les ténèbres, qui nous rendent nos curiosités inutiles. Il y a des sondes pour les abîmes de la mer ; il n’y en a point pour les secrets de Dieu. » Ces lignes, écrites en 1613, ne pourraient-elles pas être intercalées presque sans disparate dans une page de Pascal ou de Bossuet ?
  17. Lettres d’Estienne Pasquier, œuvres complètes, édition in-folio, t. II, p. 584.
  18. La lettre d’envoi de d’Urfé, qui motive la réponse d’Etienne Pasquier, nous fournit un argument que nous avons oublié de faire valoir quand nous avons combattu (Revue du 1er décembre 1857) comme beaucoup trop absolue l’opinion de M. Bernard (de Montbrison) sur les rapports que Patru indique entre les fictions de l’Astrée et la vie de l’auteur. M. Bernard déclare qu’il n’y en a aucun, et cependant d’Urfé lui-même, qui apparemment doit en savoir quelque chose, écrit à Etienne Pasquier, en lui envoyant l’Astrée, cette phrase, dont la construction par parenthèse est plus incorrecte que celle des phrases de Céladon, mais dont le sens est très net : « Cette bergère que je vous envoie n’est véritablement que l’histoire de ma jeunesse, sous la personne de qui j’ai représenté les diverses passions ou plutôt folies qui m’ont tourmenté l’espace de cinq ou six ans. »
  19. Voyez la Revue du 1er décembre 1857.
  20. Henri IV lui-même, et cela explique sa passion pour l’Astrée, aimait beaucoup la subtilité ; on le voit, dans ses entretiens avec ses familiers, poser des thèses bizarres, comme celle par exemple qui fournit à l’abbé de Saint-Cyran le sujet de sa première brochure sur les cas, où il est permis à un chrétien, de se tuer innocemment. On voit aussi le Béarnais, dans ce fameux duel théologique entre le cardinal Du Perron et Mornay, où il figure comme président, argumenter lui-même avec plaisir, et diriger la manœuvre comme à Ivry.
  21. Astrée, tome IV, pages 182-184.
  22. Le souvenir de l’Astrée est également consigné dans les Mémoires du cardinal de Retz et associé par lui d’une façon assez piquante aux scènes de la fronde. Ce n’est point la partie pastorale ou descriptive du roman qui est ici en jeu, c’est la partie chevaleresque, c’est le siège de la ville de Marcilly, attaquée par le traître Polémas, un des poursuivans de la princesse Galathée, et défendue par le plus intéressant de ses adorateurs, le noble et généreux Lindamor, qui fournit au cardinal de Retz le sujet de cette autre anecdote : « Comme Noirmoutier, dit-il, revint descendre à l’hôtel de ville, il entra avec Matha, Laigues et La Boulaye, encore tout cuirassé, dans la chambre de Mme de Longueville, qui était toute pleine de dames. Ce mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons, qui étaient dans la salle, de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voyait plus souvent dans les Tomans qu’ailleurs. Noirmoutier, qui était grand amateur de l’Astrée, me dit : « Je m’imagine que nous sommes assiégés dans Marcilly. — Vous avez raison, lui répondis-je, Mme de Longueville est aussi belle que Galathée ; mais Marsillac (M. de La Rochefoucauld le père n’était pas encore mort) n’est pas si honnête homme que Lindamor. »
  23. Ce goût d’exactitude se remarque presque partout chez d’Urfé, si ce n’est dans le langage forcé et maniéré qu’il prête à ses bergers : on est étonné, quand on le lit avec quelque attention, de l’extrême vérité avec laquelle il peint toutes choses, les figures, les mouvemens, les gestes. Il y a dans l’Astrée une foule de petites scènes qu’on pourrait mimer. Quoi de plus vrai par exemple que cette succession de mouvemens de Galathée au moment où, assise entre ses deux compagnes sur les rives du Lignon, elle aperçoit à travers les arbres Céladon évanoui ! « Parce qu’elle croyait d’abord, dit d’Urfé, que ce fût un berger endormi, elle étendit les mains de chaque côté sur ses compagnes ; puis, sans dire mot, mettant le doigt sur la bouche, leur montra de l’autre main, entre ces petits arbres, ce qu’elle voyait, et se leva le plus doucement qu’elle put pour ne l’éveiller. » Le naturel parfait de ce petit tableau rachète peut-être quelques idées très baroques qu’on trouve pourtant ailleurs, comme celle qui consiste à placer des écritoires dans le tronc des vieux saules, où bergers et bergères déposent aussi leurs billets doux. Il y a une très jolie allusion à l’un de ces vieux saules de l’Astrée dans une scène de la Suite du Menteur par Corneille : c’est celle où la soubrette Lise, faisant de belles phrases subtiles et sentimentales à la façon de Sylvandre, et interrogée par sa maîtresse si elle a lu l’Astrée, répond qu’elle a lu ce roman avec d’autant plus d’ardeur qu’elle est du même village que Céladon ; elle va même jusqu’à prétendre qu’elle descend en droite ligne de son mariage avec Astrée, et elle cite en témoignage ce vieux saule dans le tronc duquel les amans cachaient leurs billets doux, et qui fait encore aujourd’hui le coin d’un pré appartenant à ses parens.
  24. Astrée, t. II, p. 127-128.
  25. Astrée, t. II, p. 468.