Études sur la littérature romanesque en France/03

La bibliothèque libre.
LA
LITTERATURE ROMANESQUE

III.
LE ROMAN SOUS LOUIS XIII.

Les lecteurs de la Revue se souviennent peut-être que j’ai déjà discuté ici quelques-unes des questions générales qui se rattachent à la définition du roman, à l’existence controversée de ce genre de composition chez les anciens, et à son extension toujours croissante dans les littératures modernes. J’ai esquissé les principaux traits de la physionomie du roman au moyen âge et au XVIe siècle. J’ai insisté particulièrement sur l’Astrée, dont la publication me semble le point de départ d’un changement considérable dans la structure des fictions romanesques. J’ai considéré l’œuvre de d’Urfé comme la transition du roman chevaleresque, avec son caractère à la fois traditionnel et fantastique, au roman moderne, avec ses tendances et ses formes si variées. J’ai combattu le dédain absolu que professe La Harpe pour toute composition romanesque qui n’est pas un chef-d’œuvre d’art. Sans méconnaître la suprématie qui appartient de droit aux œuvres du génie, j’ai soutenu, en m’appuyant d’ailleurs sur l’autorité des maîtres de la critique moderne, que l’histoire littéraire, considérée dans ses rapports avec l’histoire des mœurs, des idées, des goûts de chaque génération, ne devait pas se borner à l’étude des chefs-d’œuvre, que toute production qui, à une époque donnée, a obtenu un succès éclatant, quoique passager, mérite qu’on s’en occupe, ne serait-ce que pour se rendre compte de ce succès. Elle le mérite encore à un autre titre, comme ayant pu concourir au progrès général du genre auquel elle appartient. De même que celui qui veut étudier l’histoire des arts mécaniques s’attache à examiner comment des machines plus ou moins grossières et compliquées ont produit Successivement des machines construites avec une simplicité plus habile, plus élégante et aussi plus puissante, de même l’étude du mouvement de l’esprit humain en littérature exige qu’on tienne compte non-seulement des chefs-d’œuvre, mais des productions inférieures qui les ont précédés et préparés. Voulût-on considérer le genre romanesque comme le moins élevé des genres littéraires, on ne peut nier que, par sa nature, par la popularité, par la variété des influences morales et sociales qu’il subit ou qu’il exerce, ce genre de composition n’offre sur l’esprit et les goûts d’une époque des données instructives et utiles pour l’appréciation générale de cette époque.

Mais si l’histoire littéraire bien entendue exige qu’on fasse leur part même aux productions romanesques qui, après un succès passager, sont tombées dans un juste oubli, elle exige aussi qu’on se préservé d’une faiblesse assez naturelle à celui qui remet en lumière, des ouvrages qu’on ne lit plus. Il n’est guère d’ouvrage, si médiocre qu’il soit, duquel on ne puisse extraire quelques passages heureux. Quand on part de là pour s’abandonner à une admiration complaisante et tenter des réhabilitations chimériques, quand on glisse sur le mauvais qui abonde dans un livre pour ne s’arrêter qu’aux détails qui peuvent intéresser, on s’expose à compromettre son jugement auprès des lecteurs qui connaissent ce livre, et on a le tort de mystifier ceux qui ne le connaissent pas.

Sans insister davantage sur des idées déjà exprimées ici à l’occasion de l’Astrée, je voudrais essayer, dans la mesure et dans l’esprit que je viens d’indiquer, de tracer un aperçu des principaux caractères et des innovations que nous présente la littérature romanesque en France durant la période qui suit immédiatement la publication de l’ouvrage de d’Urfé, c’est-à-dire sous le règne de Louis XIII, car, bien que les derniers volumes de l’Astrée aient paru à cette même époque, les deux premiers, où se trouvent déterminés tous les caractères distinctifs de l’ouvrage, appartiennent de fait et de physionomie au règne de Henri IV.


I. — LE ROMAN FAMILIAL ET MORAL.

Le premier romancier notable qui se présente à nous après l’élégant gentilhomme du Forez est un respectable prélat qui, parmi les cent quatre-vingt-six ouvrages sortis de sa plume intarissable, a composé plus de cinquante romans. C’est Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, né en 1582 et mort en 1652. Cet écrivain si fécond a été longtemps un des plus oubliés. La Harpe, si je ne me trompe, ne prononce même pas son nom dans son Cours de Littérature. Voltaire l’omet également dans la nomenclature très détaillée des écrivains du XVIIe siècle qu’il a placée en tête de son ouvrage sur Louis XIV, et dans laquelle il fait pourtant figurer des noms moins intéressans que le sien. Pendant longtemps, le petit nombre de ceux qui avaient gardé de Camus quelque souvenir le considéraient généralement comme un romancier, un écrivain et un prédicateur ridicule, et de ses nombreux ouvrages il n’avait guère survécu qu’un abrégé en un volume composé par une main étrangère et tiré des six volumes publiés par lui sous ce titre : l’Esprit de saint François de Sales. Au milieu de l’oubli profond qui pesait sur la mémoire de Camus, si quelqu’un s’était avisé de jeter les yeux sur la préface d’un de ses romans, intitulé Callitrope et publié en 1628, il n’aurait pu s’empêcher de rire de la naïve présomption avec laquelle l’auteur compte sur la postérité. Après avoir repoussé les critiques dont ses compositions romanesques sont l’objet, le bon évêque s’exprime ainsi : « Mais il vaut mieux que je les cite (ses censeurs) devant un juge équitable non suspect, sans passion, sans intérêt, et qui ne peut être récusé : c’est la postérité. Qui peut comparoistre devant son tribunal est assuré de gaigner sa cause, car il n’y a que les escrits de considération et de prix qui puissent percer la suite du temps et se conserver en la mémoire des hommes. C’est là que j’appelle mes censeurs ; on verra qui y pourra comparoistre, ou de leurs répréhensions, ou de mes ouvrages. »

Quoique cette lettre de change si hardiment tirée sur la postérité n’ait pas été acceptée par elle, la physionomie un peu bizarre de cet évêque romancier a reconquis depuis quelques années une certaine notoriété ; des autorités considérables ont pris sous leur protection cette mémoire oubliée, et il y aurait aujourd’hui presque une tendance à exagérer la valeur de Camus, soit comme prédicateur, soit comme romancier. C’est pour concourir à cette sorte de résurrection qu’un jeune écrivain, dont la perte récente a été un deuil pour la littérature, car il unissait à la distinction du talent la dignité du caractère, M. H. Rigault, eut l’idée en 1853 de réimprimer un des vieux romans de l’évêque de Belley, lequel figure aujourd’hui glorieusement, dans la Bibliothèque des chemins de fer, à côté des œuvres de nos romanciers à la mode.

Comprenant difficilement qu’on put faire accepter Palombe au public de nos jours, j’ai voulu comparer la nouvelle édition de ce roman à l’ancienne, celle de 1625, que je possède. J’ai éprouvé pour l’auteur une grande déception. La vraie Palombe de 1625, qui comprenait plus de six cents pages, est aujourd’hui transformée en une plaquette de cent pages, c’est-à-dire qu’elle à perdu les cinq sixièmes de sa dimension, et par suite, en se plaçant au point de vue de l’auteur, les cinq sixièmes de ses agrémens, car les choses que le spirituel éditeur a retranchées sont précisément celles qui, selon toute probabilité, plaisaient le plus au bon évêque de Belley. Ce sont les jeux de mots, les digressions, les épisodes, les dissertations et les réflexions morales, le brillant étalage des comparaisons et des métaphores les plus risquées, empruntées tour à tour à la mythologie, à la prétendue histoire naturelle qui n’était pas encore discréditée sous Louis XIII, à l’astrologie et à l’alchimie. M. Rigault nous avertit d’ailleurs très loyalement qu’il a beaucoup retranché, sans rien ajouter, et il a peut-être raison quand il dit : « On n’eût pas lu le livre si nous l’avions laissé tel qu’il est. » Mais si ce large système d’abréviation et d’expurgation a l’avantage de rendre plus facile et plus rapide la connaissance de Palombe aux lecteurs des chemins de fer, il ne remplit pas les vues de ceux qui tiennent à se faire une idée exacte dès qualités et des défauts d’un auteur.

L’éditeur de cet abrégé de Palombe y a joint, il est vrai, une étude intéressante sur la vie et les ouvrages de l’évêque de Belley, qui atteint mieux le but que nous venons d’indiquer ; mais cette étude nous semble un peu trop empreinte de ce sentiment, d’ailleurs si naturel, dont nous parlions tout à l’heure, et qui porte involontairement un écrivain à surfaire plus ou moins l’auteur oublié qu’il exhume et remet en lumière. En la lisant, on serait tenté de considérer l’évêque de Belley comme un exemple de l’incertitude des réputations et une victime de l’injustice de la postérité. Il n’en est rien pourtant, et c’est très justement que les cent quatre-vingt-six ouvrages de l’évêque de Belley, romans, sermons, dissertations théologiques et morales, ont été condamnés à l’oubli ; mais quoique ses ouvrages n’aient pas mérité de lui survivre, on ne peut contester que comme romancier ce digne évêque n’ait droit à une petite place dans l’histoire du roman, non pas tant, comme on l’a dit, pour avoir inventé un genre plus ou moins nouveau, le roman édifiant, genre hybride, qui n’a jamais rien produit de bon, que pour avoir, en travaillant dans ce genre faux, mis les esprits sur la voie d’un genre plus vrai et plus fécond.

Si les qualités du caractère et du cœur suffisaient chez un écrivain pour compenser les défauts de l’esprit y l’évêque de Belley aurait droit à une plus large place dans l’histoire de notre littérature, car il était le meilleur des hommes et bien digne par ses vertus de la tendre amitié qu’éprouvait pour lui saint François de Sales. Partageant sa vie entre des écrits de toute sorte, composés tous dans une intention religieuse ou morale, et qui coulaient de sa plume avec une prodigieuse facilité, des prédications continuelles, soit dans son diocèse, soit à Paris, et enfin une multitude de bonnes œuvres ; doux avec les faibles, indépendant et hardi avec les puissans, le respectable prélat ne respirait que pour faire le bien. Quand la vieillesse lui rendit trop pénibles les fonctions de l’épiscopat, il les résigna entre des mains plus jeunes, et il vint se retirer à Paris, à l’hospice des Incurables, pour vivre encore au milieu des pauvres, de la même vie qu’eux, et en leur donnant tout ce qu’il possédait[1]. « Il n’avait point de valet, dit Tallemant, et couchait sur une paillasse piquée ; un de ceux de la maison le servait et avait soin de lui donner un caleçon des pauvres quand il fallait mettre le sien à la lessive, car le bon prélat n’en avait qu’un. » C’est dans cet hospice que l’évêque Camus mourut, à l’âge de soixante-dix ans.

A. toutes ces vertus, le digne évêque joignait une instruction très étendue, une imagination très vive et un esprit souvent très fin. Que lui manquait-il donc pour conquérir une renommée durable, soit comme prédicateur soit comme écrivain ? Il va nous le dire lui-même avec une candeur touchante, en nous racontant une conversation qu’il eut un jour avec saint François de Sales. Le bon saint se plaignait devant lui de manquer de mémoire. Camus lui répond naïvement : « Vous n’avez pas à vous plaindre de votre partage, puisque vous avez la très bonne part, qui est le jugement. Plût à Dieu que je pusse vous donner de la mémoire qui m’afflige souvent de sa facilité (car elle me remplit de tant d’idées que je suis suffoqué en prêchant et même en écrivant), et que j’eusse un peu de votre jugement, car de celui-ci, je vous assure que j’en suis fort court ! » Saint François de Salés se mit à rire, et, embrassant tendrement son ami, il lui dit : « En vérité, je connais maintenant que vous y allez tout à la bonne foi. Je n’ai jamais trouvé qu’un homme avec vous qui m’ait dit qu’il n’avait guère de jugement, car c’est une pièce de laquelle ceux qui en manquent davantage pensent être les mieux fournis[2]… Mais ayez bon courage, l’âge vous en apportera assez ; c’est un des fruits de l’expérience et de la vieillesse. »

La prévision de saint François de Sales ne se réalisa jamais pour l’évêque de Belley, et toute sa vie ce prélat offrit le type exceptionnel d’un homme qui est à court de jugement, qui s’en aperçoit, et qui n’en acquiert pas davantage. De là, chez lui, une dose de mauvais goût littéraire ou oratoire qui le maintint toujours en dehors du progrès qui commençait sous Louis XIII à se produire, soit dans la chaire, soit dans la littérature.

Comme prédicateur, il était rangé, même de son temps, parmi les excentriques, parmi ceux qui continuaient encore, au XVIIe siècle, le genre bouffon des sermonnaires macaroniques des Menot et des Maillard. Sans être aussi grotesque que son contemporain le petit père André, il l’était encore assez pour qu’on ne puisse pas dire, comme on l’a dit, que son mauvais goût ne dépasse pas la mesure du mauvais goût de son époque. Tallemant, qui n’est pas très difficile en fait de goût et qui estime beaucoup et avec raison les vertus et l’esprit, de l’évêque de Belley, est cependant frappé lui-même du caractère de sa prédication, car il nous dit : « Il prêche un peu à la manière d’Italie[3] ; il bouffonne sans avoir dessein de bouffonner : il fait des pantalonnades quelquefois, mais il reprend bien les vices et est toujours dans le bon sens. Un jour il rencontra en son chemin le chevalier Bayard ; il ne fit plus que parler de lui et oublia tout le reste. Une autre fois il fit je ne sais quelle comparaison d’un berger qui paissait ses brebis dans un vallon ; il se mit à décrire ce vallon, puis un bois, puis un ruisseau, et à la fin, revenant à lui : Messieurs, dit-il, je vous ai menés bien loin, mais je vous y ai menés par des chemins bien agréables. ».

Ce témoignage de Tallemant s’accorde parfaitement avec l’impression que nous donne la lecture des sermons de Camus. Ce n’est pas le fond de la doctrine du prédicateur qui est déraisonnable, et sous ce rapport Tallemant est dans le vrai en disant : « Il reprend bien les vices et est toujours dans le bon sens. » C’est la forme qui trahit sans cesse les intentions de l’orateur. Là où il veut, toucher, il bouffonne, sans avoir, comme dit Tallemant, « le dessein de bouffonner. » De même, quand il veut édifier, il ne se trompe pas sur le mauvais côté de la nature humaine, mais il présente le vice avec des détails si naïvement minutieux et si dégagés de tout voile, qu’il s’expose souvent à produire un effet diamétralement contraire à celui qu’il cherche.

Tous les ana du XVIIe siècle citent de Camus des saillies assez fines quelquefois, souvent hardies, plus souvent burlesques, soit contre les moines, qu’il n’aimait, pas, ou du moins qu’il n’aimait guère, tels qu’ils étaient sous Louis XIII[4], soit contre les courtisans ou les financiers, qu’il n’aimait pas davantage. Ces saillies ont été tant de fois reproduites, qu’il nous paraît inutile de les citer de nouveau ; d’ailleurs ce n’est pas le prédicateur que nous étudions dans l’évêque de Belley, c’est le romancier, et nous trouverons dans ses romans toutes les qualités et tous les défauts de sa prédication.

Comment vint à l’évêque de Belley l’idée d’écrire des romans, d’amour édifians ? Cette idée lui fut inspirée par la lecture de l’Astrée, qu’il admirait beaucoup. « Qui considérera bien l’Astrée, dit-il dans son ouvrage sur saint François de Sales, et en jugera sans passion reconnaîtra qu’entre les romans et livres d’amour, c’est peut-être l’un des plus honnêtes et des plus chastes qui se voient. » Nous avons constaté en effet, en comparant l’Astrée à l’Amadis, que le roman de d’Urfé méritait cet éloge de Camus ; mais nous avons constaté aussi qu’il offrait encore un certain nombre de situations et de tableaux sensuels, et même parfois indécens, qui expliquent la réserve avec laquelle l’évêque de Belley exprime une préférence plutôt qu’une adhésion absolue. La grande faveur dont jouissait ce roman auprès du public détermina le bon évêque à essayer de lui faire concurrence dans l’intérêt de la religion et de la morale. « Il chercha, nous dit Perrault[5], les moyens de faire diversion en composant des histoires où il y eût de l’amour, et qui par là se fissent lire, mais qui élevassent insensiblement le cœur à Dieu par les sentimens de piété qu’il y insérait adroitement, et par les catastrophes chrétiennes de toutes leurs aventures. »

Camus nous apprend lui-même qu’il fut encouragé dans son entreprise, et par son ami saint François de Sales, et par d’Urfé, avec qui il était également lié. « Outre le conseil de notre bienheureux père, qui me donna, nous dit-il, comme de la part de Dieu, la commission d’écrire des histoires dévotes, ce bon seigneur (d’Urfé) n’eut pas peu de pouvoir par sa persuasion d’y animer mon âme, me protestant que, s’il n’eût point été de la condition dont il était, pour une espèce de réparation de son Astrée, il se fût volontiers adonné à ce genre d’écrire, pour lequel il avait beaucoup de talent. »

Une fois persuadé qu’il entrait dans sa vocation d’écrire des romans pieux, le bon évêque se précipita dans ce genre de composition avec sa vivacité, sa facilité et sa fécondité accoutumées. Si l’on en croit Tallemant, il composait les plus courts de ses romans en une nuit, les plus considérables en quinze jours. Comme romancier, Camus peut revendiquer sa petite part d’innovation, même à côté de d’Urfé, dont il n’est pas le servile imitateur. Celui-ci avait peint des gentilshommes et de grandes dames du règne de Henri IV, déguisés, les uns en bergers et en bergères fantastiques, les autres en chevaliers et en châtelaines du moyen âge ; il y avait joint des prêtres, des magistrats, des philosophes costumés en druides ; il avait répandu sur ce mélange d’époques et de civilisations diverses un certain coloris faux, mais assez brillant et assez original, par la combinaison des légendes de la mythologie druidique et de la mythologie du moyen âge avec une certaine préoccupation d’exactitude dans l’exposé des événements historiques, dans le tableau des usages des Gaulois et des nations barbares, et enfin avec un sentiment assez vif des passions humaines et des beautés de la nature : l’évêque de Belley prit un sentier plus modeste et plus étroit, mais qui jusqu’à lui avait été assez peu fréquenté par les romanciers.

Jusque-là en effet, la littérature romanesque ne s’était guère attachée à la peinture de la vie ordinaire, de la vie domestique, que pour la tourner en dérision dans les fabliaux ou dans les nouvelles imitées de Boccace. Le roman sérieux se maintenait plus ou moins sur le terrain de la poésie héroïque et de la légende. Dans son désir d’édifier ses contemporains en intéressant leur imagination par des récits empreints d’une moralité applicable et pratique, l’évêque de Belley chercha des sujets et des incidens romanesques, non plus dans la sphère chevaleresque et légendaire, mais dans la vie réelle, dans la vie de tous les jours. Ses personnages portent souvent, il est vrai, des noms qui n’appartiennent en propre à aucun temps et à aucun pays : ils s’appellent Fulgent, Palombe, Hellenin, Callitrope, Agathonphile, Parthénice, Aristandre, Darie, etc. ; mais tous ces noms représentent des hommes ou des femmes engagés presque toujours dans des situations qui en elles-mêmes n’ont rien de fantastique ni d’exceptionnel. Si l’évêque romancier avait eu un talent d’observation plus sagace et plus contenu, plus dégagé à la fois des préoccupations du prédicateur et des entraînemens d’une imagination fougueuse et déréglée, il eût pu créer, des le commencement du xvii, siècle, le roman de mœurs, le roman de la vie domestique et honnête, à la façon de Mme Riccoboni ; il garde au moins le mérite d’avoir mis sur la voie de ce genre de roman.

Il serait fastidieux d’analyser en détail des ouvrages qui pèchent tout à la fois par la prolixité et le mauvais, goût du style et par le caractère incohérent de la composition. Ce qui dans l’histoire du genre romanesque donne une certaine valeur aux ouvrages de l’évêque de Belley, c’est l’intention de l’écrivain et le choix de ses sujets bien plus que l’exécution ; il suffit dès lors d’indiquer quelques-uns de ceux qu’il traite, afin de pouvoir signaler en lui, des le règne de Louis XIII, un précurseur des nombreux romanciers qui depuis ont cherché à peindre la vie ordinaire, non plus par son côté bouffon, mais dans ce qu’elle a de sérieux et dans ce qu’elle peut offrir de dramatique et d’émouvant.

Dans Hellenin, il peint un cadet de Gascogne qui vient chercher fortune à Paris, comme le Rastignac du Père Goriot, et qui, après avoir fait beaucoup de dettes, s’insinue dans la maison d’un magistrat opulent par le moyen de la musique, dont ce magistrat, dit Camus, était passionné, et qui, après avoir gagné le cœur du magistrat, gagne aussi le cœur de sa fille en faisant de la musique avec elle ; « car ce n’est pas sans sujet, dit le naïf et ingénieux prélat, que les poètes ont feint qu’Adon, qui signifie le chant, était l’ami de Vénus, parce que l’harmonie est un chant qui éveille l’esprit et l’excite à cette passion flatteuse qui fait aimer. » Les parens ne voulant pas consentir au mariage, l’aventurier gascon cherche à séduire et à enlever Protaise, dont la dot l’intéresse plus encore que la personne. Il est arrêté dans ses projets par une chute de cheval qui lui brise les membres et l’envoie à l’hôpital, où son frère aîné, riche et égoïste, l’abandonne impitoyablement. Ce frère aîné est tué en duel ; Hellenin, après avoir subi toutes les tribulations de Job, converti par ses souffrances, devient l’héritier de son frère, consacre sa vie à la bienfaisance et meurt comme un saint.

Dans Callitrope, il s’agit d’une veuve qui devient amoureuse de Lysias, fiancé de sa fille ; elle a recours à toute sorte de perfidies pour séparer les deux amans, mais elle finit également par écouter la voix de la conscience, qui lui reproche sa conduite ; elle consent à leur mariage et se retire dans un monastère. — Dans Aristandre ou le Vertueux mari, nous voyons Argée, comtesse souveraine d’Allemagne, restée veuve, jeune encore, avec des mœurs très dissolues, qui s’éprend d’amour pour son écuyer Aristandre. Le fils de cette comtesse éprouve, de son côté, une passion violente pour une jeune fille attachée à la cour de sa mère, qui se nomme Nicette, et dont il veut faire sa maîtresse. Nicette aime Aristandre et en est aimée : ils se marient. Le jeune prince et sa mère consentent au mariage dans l’espoir qu’il pourra se concilier avec les vues qu’ils ont sur chacun des deux époux ; tous deux cependant trompent leurs espérances, et Aristandre n’est pas moins ferme dans sa résistance aux désirs de la comtesse que Nicette dans la sienne aux entreprises du prince son fils. Celui-ci cherche à faire empoisonner Aristandre, mais le poison qu’il a ordonné de mêler à sa nourriture est par mégarde servi à Nicette, qui en meurt. Le prince accuse alors Aristandre d’avoir empoisonné sa femme. L’époux de Nicette va être conduit au supplice,, lorsque pour le sauver, la comtesse Argée, qui d’ailleurs avait eu l’intention de commettre sur la jeune femme le crime dont on accuse Aristandre, se déclare coupable de ce crime. Les magistrats découvrent la vérité ; par respect pour leur prince, ils étouffent l’affaire. Aristandre sort de prison, et, toujours poursuivi par Argée, il passe en Espagne, puis se retire également dans un monastère. On voit que les conclusions de l’évêque de Belley pourraient être plus variées.

Palombe ou la Femme honorable est la jeune et belle épouse du comte Fulgent, seigneur espagnol appartenant à une grande famille de Tarragone. Quelques jours après son mariage, le comte est saisi d’une passion insurmontable pour une jeune personne, qu’un accident arrivé dans un combat de taureaux a fait transporter blessée dans sa maison. Il lutte en vain contre cette passion, et il finit par la déclarer à la vertueuse Glaphire, qui en est l’objet, Celle-ci, défendue d’ailleurs par sa mère et par son frère, repousse avec indignation les désirs criminels du comte. Palombe, qui n’a pas tardé à deviner ce qui se passe dans le cœur de son mari, cherche à le ramener en redoublant de tendresse pour lui. Exaspéré par la résistance de Glaphire, le comte ne garde plus de mesure : il déclare que celle-ci ne sortira plus de sa maison. Elle s’échappe sous un déguisement et se réfugie chez l’archevêque, qui la fait conduire dans un couvent. Le comte furieux s’en prend à sa femme, qu’il chasse de chez lui en la reléguant dans une de ses terres. Palombe lui écrit des lettres touchantes, il refuse de les lire. Un jour qu’il les avait réunies pour les lui renvoyer, il en lit une puis une seconde, puis une troisième, et enfin il les lit toutes. L’affliction douce et tendre dont elles sont empreintes agit puissamment sur son âme : il rappelle sa femme, marie Glaphire à son frère, marie sa sœur au frère de Glaphire ; tout finit pour le mieux, et le bon prélat conclut en disant que « les femmes vertueuses et honorables par la douceur et la patience, ramènent à la fin au train de la raison les maris les plus dissolus et les plus débauchés. »

Tel est le canevas ordinaire des romans de l’évêque de Belley. Quelquefois cependant il tire ses sujets de circonstances particulières au temps où il vivait. C’est ainsi que dans un ouvrage composé de cinq nouvelles, et auquel il a donné ce titre bizarre : Le Pentagone historique, montrant en cinq façades autant d’accident signalés on voit figurer une histoire, Herminia ou les Déguisemens, destinée à combattre et à flétrir la conduite de ceux, ou de celles qui, dit-il, « pour mener plus commodément une vie licencieuse ou pour parvenir, à une vengeance plus assurée, vivent sous un habit qui n’est point convenable à leur sexe. » Ceci s’adresse aux jeunes gens qui se déguisent en filles et aux filles qui se déguisent en garçons. On n’imaginerait pas de nos jours de faire un roman tout exprès pour combattre ce genre d’épidémie.

De tous les romans de Camus, Palombe est incontestablement celui dont la lecture est le plus supportable. Il y a des tableaux présentés avec énergie et vérité. Le combat de taureaux par exemple, où le comte Fulgent joue le rôle de matador, est rendu avec une précision de détails et souvent une vivacité de coloris que ne désavoueraient pas ceux de nos romanciers qui ont le mieux réussi cette sorte de peinture. Nous serions porté à penser que le bon Camus avait dû voir ce qu’il décrit ; mais après avoir lu cette description, qui ressemble presque à celle d’un amateur, on n’est pas fâché de retrouver l’évêque et de l’entendre s’écrier : « Qu’il nous soit permis de dire qu’il faut tenir de la bête pour mettre sa vie au hasard et de gaité de cœur pour combattre une bête, » etc. Toute cette page fait partie des pages assez nombreuses que M. Rigault n’aurait pas dû, à mon avis, supprimer dans l’abrégé qu’il adonné de Palombe. Il est arrivé, à force de suppressions et de ratures, à composer un résumé assez correct, mais où l’on aimerait à retrouver un peu plus souvent les réflexions, les apostrophes, les parenthèses, les bizarreries même qui constituent l’originalité de Camus. La même observation s’applique aux lettres de Palombe à son mari, où, parmi beaucoup de passages forcés et de mauvais goût, on en rencontre qui expriment avec bonheur des sentimens vrais. Ces lettres de Palombe sont au nombre de dix dans l’original. M. Rigault, dans son abrégé, donne seulement des fragmens des trois premières. Pourquoi supprimer par exemple ce passage touchant de la septième lettre, qui peint si bien une nuance importante du caractère de Palombe, dont l’attachement est si absolu qu’il exclut même la jalousie, et souffre bien plus de l’aversion de Fulgent que de son infidélité ? « Voyez, lui écrit-elle, jusqu’où allait l’indulgence de mon amour : je cherchais dans la beauté de Glaphire des excuses pour votre faute ! Tant s’en faut que je la haïsse comme rivale, qu’au contraire je la chérissais uniquement comme aimée de celui que j’aime le plus au monde, et pour cela je l’appelais ma sœur d’alliance, et je vous proteste que si nous étions en la liberté des lois anciennes, il ne tiendrait pas à moi que vous ne fussiez un Jacob, elle votre Rachel, et moi la pauvre Lia[6]. » Ce passage peut sembler un peu étrange sous la plume d’un évêque ; aussi Camus met-il immédiatement après dans la bouche de Palombe des paroles sur la sainteté du mariage chrétien ; mais qui pourrait nier que le sentiment exprimé d’abord par Palombe ne soit chez un certain nombre de femmes le signe, non pas de l’indifférence, mais de l’extrême affection[7] ?

À côté de ces traits de sentiment bien saisis, et qui annoncent une connaissance assez profonde du cœur humain, il y a dans le roman de Palombe plus d’un tour original et heureux. C’est ainsi que l’auteur dira en parlant de Fulgent : « Il parut sombre et mélancolique ainsi qu’un captif qui traîne ses fers ; » ou bien : « la tentation en sa naissance n’est qu’une fourmi qui chatouille ; en sa fin, c’est un lion qui dévore. » Mais il faut bien dire aussi que tous ces agrémens de détail sont comme noyés dans un océan de métaphores ridicules et agglomérées, de fadaises prolixes, de phrases grossières ou alambiquées, et de jeux de mots puérils. Ainsi le digne évêque n’hésite pas à écrire : « Ce n’est plus le comte de qui l’on faisait tant de compte ; — Persée perçant les murailles pour délivrer Andromède ; — tandis qu’il remâchait ces vers que de vers rongeaient sa poitrine ! » Ailleurs, pour peindre la passion criminelle du comte, il dira : « L’ail puant d’une affection adultère aidée des aiguillons que la chair et le sang mêlent dans la graisse de sa prospérité trop abondante suspend en lui cet écoulement de son âme vers son objet honorable, en quoi consiste l’essence de la vraie amour. » Ou bien il s’écriera : « Oh ! que c’est une horrible convulsion d’âme quand l’huile de l’espoir vient à manquer à la lampe d’un extrême désir ! » Ajoutons enfin que l’innocence du pieux romancier ressemble un peu à celle de Daphnis et Chloé, elle en est à ignorer la pudeur. Il trouve quelquefois pour peindre le vice des phrases qui embarrasseraient un mousquetaire.

Et cependant les romans de Camus ont eu leur jour de succès ; nous ne prenons pas tout à fait à la lettre le témoignage de Perrault, qui nous dit dans ses Hommes illustres que « ces pieuses narrations passèrent dans les mains de tout le monde, firent un fruit très considérable, et furent comme une espèce de contre-poison à la lecture, des romans. » A cet éloge excessif on pourrait opposer plus d’une phrase un peu ironique de Tallemant ou de Ménage. On comprend néanmoins qu’entre le genre railleur et obscène et le genre héroïque bu pastoral, qui seuls florissaient alors, il y ait eu une place pour des fictions sérieuses par le fond, dont les bizarreries de forme amusaient plus qu’elles ne choquaient le goût encore un peu grossier du public, et que ces fictions, qui désertaient le terrain épuisé des vieilles légendes romanesques pour s’attacher à peindre la vie commune, aient pu intéresser les contemporains de l’évêque de Belley comme une nouveauté utile et agréable.


II. — LE ROMAN MARITIME ET PITTORESQUE. — LE ROMAN POLITIQUE.

À côté du roman familier et moral de Camus, le roman héroïque cherchait, sous Louis XIII, à se maintenir en se transformant, et il y réussissait. Le succès du Polexandre de Gomberville est encore mieux constaté que celui de Callitrope ou de Palombe. « Quand je veux, écrivait alors Balzac, le grand distributeur de renommée, quand je veux faire festin à mon esprit et le régaler magnifiquement je le mène à la cour du roi Polexandre. » Comme cette phrase est adressée à Gomberville lui-même, on pourrait en suspecter la sincérité ; mais voici une autre phrase que j’emprunte à une lettre écrite par Balzac à Conrart ou à Chapelain et qui confirme la première : « Il y a tel lieu en-deçà de la Loire où les Bergeries de Juliette et Jean de Paris ont des partisans contre l’Astrée et contre le Polexandre même, qui est à mon avis un ouvrage parfait en son espèce[8]. » Au témoignage de Balzac, on pourrait joindre celui de Chapelain, de Segrais et de bien d’autres ; mais pour mettre hors de doute, sinon le mérite, au moins le succès du Polexandre de Gomberville, il nous suffira de rappeler que ce roman en cinq gros volumes, publié pour la première fois en 1632, eut cinq éditions en peu de temps. Il servit de modèle aux romans pseudo-historiques de La Calprenède et de Mlle de Scudéri, qu’il précéda de plusieurs années, et, entre ces ouvrages qui le suivent et l’Astrée qui le précède, le roman de Polexandre garde encore, pour ceux qui de nos jours ont le courage de le lire, un caractère original qui lui appartient en propre. Avant d’expliquer en quoi consiste cette originalité, disons d’abord un mot de l’auteur.

Marin Leroy de Gomberville, qui fut un des quarante premiers membres de l’Académie française, naquit en 1600, à paris suivant les uns, à Étampes suivant les autres. Son père avait une charge à la chambre des comptes. La vocation littéraire se manifesta en lui de bonne heure ; il était encore un écolier lorsqu’à l’âge de quatorze ans il écrivit un volume de poésies, dédié a son père et publié par celui-ci. Ce volume se compose de cent dix quatrains fort médiocres, mais dont le sujet est assez singulièrement choisi par un enfant de quatorze ans, car il s’agit d’opposer aux agitations et aux inquiétudes de la jeunesse le calme et le bonheur des vieillards. Il composa ensuite quatre romans, dont le principal est Polexandre ; mais il ne s’occupait pas seulement de romans, il avait du goût pour les travaux historiques, philosophiques, et pour les récits de voyages. Il avait, dit-on, commencé une histoire des cinq derniers Valois, dont les fragmens n’ont pas été conservés ; il publia les Mémoires du duc de Nevers sur le XVIe siècle avec une introduction ; il publia également un volume de discours sur la philosophie stoïque, et enfin Il traduisit de l’espagnol la relation d’un voyage à la rivière des Amazones par le père Christophe d’Acugna, en y joignant une dissertation sur cette rivière qui annonce chez lui des connaissances géographiques assez solides, et qui a été réimprimée au XVIIIe siècle à la suite des Voyages de Wood. Dans la dernière moitié de sa vie, Gomberville, qui possédait une propriété aux environs de Versailles et non loin de Port-Royal-des-Champs, se lia avec les fameux solitaires de cette abbaye et en particulier avec Lemaistre. « Leur exemple le toucha ; dit le Nécrologe de Port-Royal ; il se mit à les imiter dans leur vie pénitente, et il ne voulut plus employer son éloquence que dans des sujets sérieux. »

Il paraît cependant, et le Nécrologe lui-même constaté le fait, qu’au plus fort de la dévotion de Gomberville, les solitaires, dont l’austérité était grande, ne parvinrent jamais à lui inspirer une suffisante horreur pour ses romans ; non-seulement il les soutenait fort innocens, ce qui était vrai, mais on raconte qu’un jour, les ayant reconnus futiles, Lemaistre de Sacy profitant de l’occasion pour l’exhorter à se repentir d’avoir consacré son temps à des occupations si misérables, il trouva qu’on abondait trop dans son sens, et se récria en disant : « Pas si misérables ! » Gomberville mourut à l’âge de soixante-quatorze ans.

Nous ne nous occuperons ici que de ses romans, et même d’un seul de ses romans, parce qu’il est le seul qui offre un véritable intérêt ; sinon en lui-même, au moins pour l’histoire du genre romanesque. Nous écarterons la Caritie, la Cythérée, la Jeune Aleidiane, qui n’est qu’une continuation inachevée du Polexandre, pour nous attacher uniquement à ce dernier ouvrage. Qu’est-ce donc que le Polexandre ?

Un des éditeurs et arrangeurs de la Bibliothèque des Romans qui parut à la un du XVIIIe siècle, de 1775 à 1789 (c’est Tressan peut-être), va jusqu’à dire de cet ouvrage : « De tous les romans qui ont paru dans notre langue, c’est le plus considérable, le plus intrigué, et, nous osons le dire, le plus estimable par l’invention et par la texture[9] : Cette admiration est à coup sûr exagérée, mais le dédain de Laharpe pour Polexandre ne l’est pas moins. On sait que pour Labarpe le roman ne commence à exister qu’à partir de Zaïde et de la Princesse de Clèves ; tout ce qui précède, même au XVIIe siècle ; est mis de côté par le célèbre aristarque ; il déclare qu’il n’en a rien lu, « parce que, dit-il, il lui est impossible de lire ce qui l’ennuie. » Il ne fait qu’une seule exception, et c’est précisément à l’occasion de Polexandre ; mais cette exception, au lieu d’être favorable à Gomberville, lui est meurtrière. C’est Polexandre que Laharpe choisit pour lui faire porter en quelque sorte tout le poids de son antipathie contre les romans antérieurs à Zaïde. Il déclare que « les cinq volumes du sieur de Gomberville sont d’un excès de folie si curieuse qu’il donne le courage de les lire, à la vérité un peu légèrement. » Il les a lus en effet très légèrement, car l’analyse qu’il en donne en une page et demie est une véritable caricature, qui, même comme telle, n’a presque aucun rapport avec l’original.

Si Laharpe avait mis un peu d’attention dans sa lecture, et surtout s’il avait pris la peine de lire quelques romans antérieurs à celui de Gomberville, il aurait tout d’abord reconnu dans Polexandre deux innovations qui l’auraient intéressé.

Par la première, Gomberville, tout en conservant avec de grandes modifications l’ancien type romanesque du chevalier errant et redresseur de torts par amour pour sa dame, change tout à fait le terrain de l’action, car il la transporte presque tout entière sur un autre élément. Les Lancelot du Lac, aussi bien que les Amadis, vivaient et combattaient sur terre ; quand ils s’embarquaient, ce n’était presque jamais que pour une traversée de quelques jours. Polexandre au contraire vit sur la mer : quoiqu’il soit roi des îles Canaries, il quitte rarement son vaisseau, et c’est sur ce vaisseau, bien muni de canons (car on tire fréquemment le canon dans le roman de Gomberville), qu’il accomplit la plupart de ses prouesses. C’est donc un chevalier errant que Polexandre ; mais c’est, je crois, le premier de son espèce qui appartienne au corps de la marine. Il va sans dire que sous ce costume de chevalier errant et de marin, et tout en exagérant le sentiment et les grands coups d’épée à la faconde l’Amadis, Polexandre parle le langage tour à tour raffiné jusqu’à la subtilité et noble jusqu’à l’emphase qu’on rencontre chez les habitués de l’hôtel de Rambouillet et chez les contemporains de Corneille. Le style de Gomberville, avec ses défauts de subtilité maniérée, avec son abus de la périphrase et sa prolixité emphatique, est d’une tout autre espèce que le style de Camus et d’une qualité bien supérieure. Si Laharpe avait réellement lu l’ouvrage dont il parle si mal, il se serait certainement arrêté sur une foule de passages dont la tournure élégante et ferme l’aurait frappé, comme celui-ci, par exemple, que nous citons entre mille : « J’ai des désirs, dit Polexandre, et je n’ai point d’espérance ; je m’obstine à des choses que je connais impossibles, je cours après un fantôme qui s’évanouit quand je le crois tenir, et mes desseins les mieux fondés sont autant de songes que je fais en veillant[10]. »

Ce roman roule, il est vrai, sur un thème singulier, qui a paru même burlesque à Laharpe, parce qu’il n’en a pas étudié l’origine, et qui n’est rien autre chose qu’un prétexte ingénieux à l’aide duquel Gomberville introduit dans ses fictions romanesques une nouveauté plus importante encore que celle dont nous tenons de parler tout à l’heure. On sait généralement qu’il existe parmi les marins de toutes les nations une légende sur une île mystérieuse et inconnue qui fuit quand on l’approche, et qui est considérée comme formant la huitième des îles Canaries. Quelques-uns ont pu l’aborder, mais ils n’ont jamais pu la retrouver. On la voit, dit-on, des sommets de l’île de Palme ou de Gomère ; mais elle disparaît dès qu’on se dirige sur elle. On ajoute que c’est la même terre mystérieuse que Ptolémée avait voulu désigner sous le nom d’Aprosite ou d’Inaccessible. Les marins l’appellent Saint-Brandon ou Borondon, parce qu’elle aurait été découverte, il y a déjà bien des siècles, par un saint de ce nom. Cette légende est encore assez bien établie pour qu’un romancier contemporain et américain, Edgar Poe, en ait fait le sujet d’un de ses contés fantastiques.

C’est sur cette même légende populaire et maritime que Gomberville, ainsi qu’il le constate à la fin du Polexandre, a établi le plan de son roman. Il suppose que son héros a abordé une fois cette île inaccessible, dont il fait une description merveilleuse. Il y a trouvé une jeune reine d’une ravissante beauté, Alcidiane. Il va sans dite qu’elle lui a inspiré l’amour le plus profond et le plus exalté. Il lui a sauvé la vie, il l’a défendue contre les entreprises d’un vassal rebelle. Il a aussi touché son cœur ; mais elle résiste à ce sentiment, parce qu’elle a juré de ne se marier jamais, ne voulant point s’exposer à trouver un maître dans son époux. Un jour un corsaire portugais, qui a également rencontré cette île inconnue, enlève la confidente et l’amie d’Alcidiane. Polexandre se précipite sur son vaisseau, qui était resté à l’ancre, et poursuit le ravisseur. Dans sa promptitude, il avait oublié que le difficile n’était pas de quitter l’île inaccessible, mais de la retrouver. Il ne la retrouve plus et le voilà parcourant, désespéré, toutes les mers, abordant toutes les contrées, et cherchant en vain le pays qu’habite Alcidiane. Il avait emporté comme consolation un portrait de la reine. Un jour qu’il s’était endormi sur les bords du Sénégal en contemplant ce portrait, quelqu’un le lui dérobe, et la recherche du portrait se joint à la recherche de l’original pour faire voyager Polexandre. Il faut ajouter que Gomberville abuse un peu des portraits d’Alcidiane : il en existe plusieurs exemplaires, qui se sont répandus, sans qu’on sache comment, dans les régions les plus éloignées les unes des autres. Ainsi le prince Abd-el-Melek, fils du roi de Maroc, en possède un et la possession de ce portrait a suffi pour le rendre amoureux fou de l’original, qu’il n’a jamais vu. Le prince Phelismonf, fils du roi de Danemark, est dans le même cas. Le prince Almazor, fils du roi de Sénégal, qui est précisément le voleur de l’exemplaire appartenant à Polexandre, n’a pas résisté davantage à l’influence de cette image enchanteresse. Polexandre, non content de reconquérir les armes à la main le portrait qui lui appartient, combat sur terre et sur mer tous ceux qui possèdent les autres portraits et qui ont l’audace de se dire amoureux de l’incomparable Alcidiane. Il revendique et obtient ainsi l’honneur exclusif d’arborer cette qualité. Tout ce qui se rapporte à ce thème de galanterie sophistiquée constitue la partie faible du roman. Quoique Laharpe en parle d’une manière très inexacte, nous l’abandonnons volontiers à ses railleries ; mais sous ce verbiage sentimental, renouvelé de l’Amadis et de l’Aslrée, il y a chez l’auteur du Polexandre, une préoccupation assez curieuse d’exactitude géographique ou topographique et de couleur locale dans le tableau des coutumes et des mœurs. Cette préoccupation, déjà visible chez d’Urfé en ce qui concerne le paysage et les événemens historiques, est plus marquée encore dans le roman de Polexandre pour ce qui touche non pas à l’histoire, car il n’y a rien d’historique dans ce roman, mais à la peinture de pays lointains, récemment découverts, ou de contrées alors peu connues en France. Rien de pareil, sous ce rapport, au Polexandre dans tous les romans antérieurs.

On a déjà vu que Gomberville avait le goût des relations de voyages ; il a condensé dans cet ouvrage tout le résultat des ses lectures. En cherchant l’île inaccessible où réside la dame de ses pensées, le roi des Canaries ne se trouve pas seulement engagé dans de fréquens combats de vaisseau à vaisseau contre des corsaires ou des soupirans d’Alcidiane ; mais, comme il a aussi une flotte à sa disposition, il livre de temps en temps aux Portugais ou aux Espagnols de véritables batailles navales, dont les principales manœuvres sont décrites sans aucune incorrection grossière. L’auteur s’attache également à décrire avec vérité soit les tempêtes, soit les naufrages qui viennent assaillir son héros. De plus, grâce au thème romanesque adopté par Gomberville, Polexandre est en rapport avec des personnages de tous les pays, et, soit que pour leur rendre service il les suive dans leur patrie, soit qu’il se contente d’écouter leur histoire, la scène est tour à tour transportée dans les régions les plus diverses. Avant même qu’il soit devenu amoureux d’Alcidiane, Polexandre, dès sa jeunesse, a fait un premier voyage en France, où il est venu constater sa parenté avec Charles VIII comme descendant du duc d’Anjou, frère de saint Louis (Gomberville ne nous dit pas si c’est de la main droite ou de la main gauche). Le jeune prince canarien a fait de grands ravages parmi les dames et demoiselles, de la cour. Il est alors plus insensible encore non pas que l’Hippolyte français, mais que l’Hippolyte grec. La jeune princesse de Foix, ne pouvant parvenir à attirer son attention, le suit à son départ pour les Canaries en se présentant à lui sous un costume viril et comme un jeune musicien qui a des chagrins de cœur. Polexandre, qui trouve sa voix fort belle et qui la prend pour un homme, l’emmène dans son vaisseau, et cherche à la guérir de cette passion dont l’objet lui est inconnu en lui tenant des discours belliqueux et stoïques qui ressemblent à du mauvais Corneille en prose, mais enfin à du Corneille. « Donnez à votre âme, lui dit-il, un objet qui soit digne d’elle : rendez-la amoureuse de la gloire et de l’immortalité. Prenez l’exercice des armes pour le contre-poison de la mélancolie qui vous dévore, et au lieu des pleurs que vous versez, versez le sang de vos ennemis… Laissons aux femmes ce qui est propre aux femmes… Le fard qui nous sied le mieux, c’est la poudre, la sueur et le sang dont nous sommes couverts dans les combats, et les blessures qu’on y reçoit sont les beautés et les charmes qui doivent toucher les cœurs généreux. Je vois bien que vous condamnez ce sentiment, mais je n’y saurais que faire ; je suis barbare jusque-là[11]. » Ce jeune barbare va bientôt se transformer en un Céladon héroïque livré tour à tour à des prouesses guerrières et à des roucoulemens d’amoureux transi ; mais ce n’est pas à l’infortunée princesse de Foix qu’il est réservé d’opérer cette métamorphose. Dans l’espérance de lui plaire, celle-ci prend le parti de se faire tuer bravement à côté de lui dans un combat naval, et alors seulement Polexandre apprend son nom, son sexe et la passion qu’elle nourrissait pour lui ; mais, comme il est encore barbare, il la pleure assez légèrement.

Une fois que son amour pour Alcidiane l’a poussé à courir les mers, le cercle de ses relations s’étend démesurément, et non sans occasionner une certaine fatigué au lecteur, qui s’embarrasse un peu à travers tant d’événemens, de pays, de récits, de personnages divers ; mais là commence aussi un véritable intérêt pour les esprits curieux d’observer comment le goût de la vraisemblance s’introduit peu à peu dans les fictions romanesques. Polexandre se lie successivement avec des héros péruviens, mexicains, marocains, turcs, danois, avec des chefs de corsaires et même avec des nègres de Tombouctou (Thumbut), chez lesquels il vit un instant prisonnier. Tous ces héros sont amoureux comme lui, soit de l’incomparable Alcidiane, soit de quelque autre beauté non moins incomparable, et ils le sont de la même façon que lui, avec le même langage alambiqué et faux, ce qui est parfaitement désagréable ; mais quand une fois on s’est résigné à subir ce signalement obligé du héros de roman au XVIIe siècle, on voit avec plaisir Gomberville s’efforcer au moins d’introduire dans ses fictions une part de vérité qui les diversifie. Ainsi, quand il nous transporte au Mexique ou au Pérou avant l’arrivée de Fernand Cortez ou de Pizarre, il s’attache à décrire assez fidèlement la topographie, les coutumes, la religion, les vêtemens même du pays. Mexico par exemple n’est plus une ville fantastique comme les villes des romans chevaleresques ; elle est peinte avec exactitude entre ses deux lacs. Quand le héros péruvien Zelmatide, engagé au service du roi mexicain Montezuma, fait la guerre, il ne la fait pas sur un terrain idéal ; il est campé sur le bord d’un lac, dans une grande plaine, ayant au septentrion la ville de Culhuacan, au midi celle de Iztacpalam, à l’orient celle de Mexico, et à. l’occident celle de Tlacopan. Quand Zelmatide se mesure avec un géant en combat singulier, ce géant est un géant indigène, il est l’invincible Accapouzalco, cacique de la riche ville de Xochmilco, souverain des mines d’or et du lac des Délices.

Le costume des deux combattans, au lieu d’être pris dans l’Amadis, est parfaitement conforme aux relations des voyageurs. « Zelmatide, dit l’auteur, portait un habillement de tête couvert d’un grand nombre de plumes qui lui descendaient sur les épaules et lui cachaient une partie du visage ; il avait les bras à demi nus, et pour toutes armes défensives il n’avait qu’une cuirasse de coton piqué[12] et un bouclier d’or sur lequel, pour témoigner la grandeur de son amour, il avait fait représenter le mont Popocampêche tout en feu. Ces mots étaient gravés autour de ce bouclier : Mon cœur conserve tout le sien. Il avait un carquois plein de flèches, un arc pendu en écharpe et deux longues javelines armées de pointes d’or[13]. » Je ne voudrais pas jurer que le bouclier avec sa peinture et sa devise soit parfaitement mexicain, et cependant le contraire ne m’est pas prouvé. Ce qui est certain, c’est que tout le reste de l’attirail est exact. Gomberville ne cherche pas seulement à être vrai dans les costumes et dans les cérémonies qu’il décrit, mais dans le langage même qu’il prête à ses héros. Aussitôt qu’il ne s’agit plus d’amour et qu’il peut se dégager du verbiage uniforme imposé dans l’expression de ce sentiment, on le voit chercher à mettre dans son style une sorte de couleur locale appropriée aux personnages qu’il fait parler. Comment méconnaître une telle intention plus ou moins bien exécutée, mais évidente, dans cette lettre adressée par un grand-prêtre au roi Montezuma ? « Mirzéma, indigne archichutli des sacrés tlamacazques et le moindre serviteur des dieux, à Montezuma, image de leur bénédiction.

« Après avoir sacrifié les cent esclaves que ta valeur souveraine destina pour les dieux au jour de ton triomphe, après avoir rougi leurs saintes images, baigné le pied de leurs autels et lavé les carreaux de leurs chapelles de tant de sang qui leur était consacré, après avoir rempli les encensoirs royaux de la gomme précieuse du copalli et parfumé les narines célestes d’une si douce odeur, j’ai versé mon propre sang de tous les endroits de mon corps, et par mes purifications j’ai mérité la vue du grand Tezcatlipuca, dont la providence veille sur l’empire du Mexique… »

Prophétisant ensuite l’avenir, ce grand-prêtre s’écrie :

« Je vois partir d’un autre monde des monstres qui volent sur la mer et jettent le feu de toutes parts ; ils vomiront sur tes rivages des hommes inconnus qui feront périr les peuples qui t’obéissent… Le temps est proche, tes calamités s’avancent, tes ennemis quittent leurs demeures, et quelques-uns des monstres qui les doivent produire ont déjà paru sur nos côtes… »


N’y a-t il pas là au moins autant de couleur locale que dans les Incas de Marmontel ? Quant aux noms, je crois devoir signaler Polexandre à M. Ampère, qui, dans son charmant et instructif voyage en Amérique, publié ici même, s’excuse, si j’ai bonne mémoire, de faire subir aux lecteurs français des noms mexicains dans toute la barbarie de leurs consonnes accumulées. Gomberville défigure encore un peu ces noms par respect pour l’euphonie ; il les défigure même tout à fait, quand il s’agit de noms qui reparaissent souvent, et que par conséquent les belles dames doivent prononcer souvent. Le vaillant Zelmatide et sa bien aimée Izatide sont dans ce cas ; mais pour les autres, il cherche autant que possible à se rapprocher du vrai, car, outre ceux que je viens de citer, il inflige encore intrépidement aux habitués de l’hôtel de Rambouillet une foule d’autres noms baroques, tels que Coathlicamac ou Tlamocalapan, qui n’avaient jusque-là figuré dans aucun roman. Gomberville est tellement préoccupé de couleur locale qu’il en abuse quelquefois. C’est ainsi que, dans l’histoire de Zelmatide, le confident du prince péruvien, parlant de son maître devant lui-même, répète à tout propos ces mots : « l’Inca mon seigneur. » Cette formule égayait à bon droit Tallemant des Réaux ; mais ce genre de défaut, devenu si banal depuis Polexandre était alors une nouveauté.

Parmi les personnages que Gomberville a le premier introduits dans le roman, celui de Bajazet, l’illustre chef des corsaires de l’Océan, n’est pas un des moins curieux. Cette physionomie offre plus, d’un rapport avec celle des poétiques flibustiers que Byron, Walter Scott ou Cooper ont mis à la mode. C’est un fils de roi qui ignore sa naissance, et que la vengeance et l’amour ont poussé à se faire chef de pirates. Il est établi avec sa bande dans une île que le romancier ne nomme pas, mais dont il décrit les fortifications avec des détails si précis qu’on serait tenté de croire qu’il s’est servi de quelque document relatif à ces colonies de boucaniers ou de flibustiers qui, si je ne me trompe, existaient déjà de son temps. Bajazet n’est point Turc de naissance, ni de religion : il est fils d’un roi d’Afrique et a été élevé par des chrétiens ; mais, devenu pirate par une suite de circonstances trop longues à raconter, il a pris un nom musulman et s’est entouré de musulmans, comme plus propres à faire des pirates consciencieux, « attendu, dit-il lui-même, que la zuna de Mahomet donne aux musulmans le privilège de faire la guerre aux ennemis de sa loi et de tenir pour un bien légitimement acquis tout ce qu’ils peuvent prendre sur eux de vive force ou autrement. »

Il est probable aussi que Gomberville a été conduit à costumer ses pirates en Turcs, afin de se donner l’occasion de présenter à ses lecteurs des notions, qui n’étaient pas alors très répandues, sur les cérémonies et les croyances de la religion musulmane. Il expose ces cérémonies et ces croyances avec beaucoup d’exactitude, et de même qu’il n’a pas reculé devant les noms mexicains, il pousse le goût de la couleur locale jusqu’à parler turc. Quand on enterre un pirate, les dervis chantent sur un ton lugubre : Iahilae hillala Mehemet ressullaha tungari birberemberac. Par ces paroles, remarque Gomberville, ils veulent dire que Dieu est Dieu, qu’il n’y a point d’autre Dieu que lui, et que Mahomet est son seul conseiller et son seul prophète. À ces mots, d’autres leur répondent sur un ton tout différent : Alla rahumani, achamubula alla, illa alla, alla huma alla. — Par cette prière qu’ils font pour le mort, ajoute Gomberville, ils disent que Dieu est miséricordieux, qu’il aura pitié du défunt, qu’il n’y a de Dieu que Dieu[14].

Je ne suis pas en état de garantir l’authenticité ni l’orthographe des phrases turques qui se trouvent dans Polexandre, mais comme ce n’est pas là qu’on s’attend généralement à trouver du turc, il m’a paru curieux de constater le fait.

Pour tout ce qui concerne l’amour, l’illustre corsaire Bajazet n’est pas de l’école de Byron, son genre n’a rien de satanique ; il appartient, comme le Péruvien Zelmatide et comme le Canarien Polexandre, à l’école de Rambouillet. Il est un devancier d’Artamène et d’Artaban. Il pousse des soupirs à fendre les rochers, il verse des ruisseaux de larmes, et il s’écrie : « Où êtes-vous, belle princesse ? La passion que vous m’avez inspirée est exempte de la juridiction du temps et de la fortune, et par un prodige digne de votre puissance souveraine, les efforts qui ont accoutumé de ruiner les autres affections ne servent qu’à son affermissement. Des barbare vous ont enlevée, et si les foudres qui partent de vos yeux ne préviennent par un châtiment exemplaire leurs abominables desseins, vous serez la déplorable proie de leurs infâmes désirs. Ah ! monstres, n’approchez pas d’un miracle que les cieux admirent, et que la nature a fait pour élever sa puissance-au-dessus de toutes les autres[15]. »

Et tandis que Bajazet parle ainsi, le grand roi Polexandre, son frère Iphidamante et l’Inca Zelmatide, qui tous trois sont venus le visiter dans son île, et qui l’écoutent, « connurent, dit l’auteur, par cette étrange et judicieuse rêverie, que cet illustre corsaire était extraordinairement persécuté du tyran dont ils ressentaient tous trois presque également les violences. »

Mais aussitôt que Bajazet ôte son masque de Céladon et prend celui de corsaire, c’est un tout autre homme. Chef d’une démocratie guerrière où les grades se donnent au suffrage universel et sans fraude, on le voit tenir à ses pirates un langage qui n’a plus rien de la fadeur que nous venons de constater. « Mes compagnons, leur dit-il, nous ne sommes pas réduits à la cruelle nécessité de ces peuples qui sont gouvernés par des maîtres qui ne connaissent point les lois, ou ne les connaissent que pour les violer. Ici, ni le caprice du souverain, ni l’intérêt du favori, ni la considération de la naissance, ne donnent les charges à ceux qui ne les ont pas méritées. Notre valeur et nos services sont les seuls degrés par lesquels nous y montons, et le plus ambitieux d’entre nous se croirait coupable d’une lâcheté qu’il ne se pardonnerait pas lui-même, s’il avait eu la pensée de gagner ses compagnons ou par brigues ou par promesses ; mais il faut avouer, pour notre gloire, que tout ainsi qu’il n’y a point de corrupteurs parmi nous, de même il n’y en a pas un qui puisse être corrompu[16]. »

Ce ton majestueux de Bajazet ne l’empêche pas de couper en deux, dans l’occasion, un pirate qui l’a insulté, sauf à se soumettre au jugement de ses compagnons. On pourrait multiplier les passages du Polexandre où l’on remarque chez l’auteur l’ambition louable d’ajouter quelque chose aux anciennes fictions romanesques, soit par l’exactitude dans la description des lieux, des mœurs, des costumes, des combats, soit par des caractères qui, la galanterie mise à part, s’écartent plus ou moins des types antérieurs. Il y a aussi plus d’une fois dans ce livre des jeux d’esprit qui ne sont pas sans agrément. C’est ainsi que dans un brillant tournoi donné par le prince de Maroc Abd-el-Melek, où viennent se produire tous les chevaliers de l’Europe, Gomberville emploie toutes les ressources de son imagination à peindre sur les boucliers des figures et des devises ingénieuses, qui devaient intéresser les admirateurs de ce fameux carrousel de la Place Royale dont parle Bassompierre. Il joint à cela des inventions plaisantes ; il fait combattre, par exemple, contre le tenant du tournoi deux chevaliers dont chacun soutient que la femme de l’autre est la plus belle personne du monde, et qui sont tous deux désarçonnés. Ailleurs Polexandre est forcé de se mesurer en champ clos contre un chevalier qui l’admire passionnément sur sa renommée, et, sans le connaître, veut le contraindre à confesser que Polexandre est un héros incomparable, la modestie du héros l’oblige à préférer combattre plutôt que de reconnaître lui-même cette vérité.

Malgré ses mérites et ses agrémens de détail, le Polexandre ressemble, hélas ! à l’Astrée c’est une lecture jadis émouvante et qui est devenue très laborieuse. Il faut du courage pour aller jusqu’au bout. Combien de romans contemporains qui nous ont passionnés produiront une impression contraire sur ceux qui viendront après nous ! Quoi qu’en ait dit cet admirateur tardif que Gomberville conservait encore au XVIIIe siècle, et qui osait soutenir que le Polexandre était le plus estimable de nos romans par l’invention et par la texture, il est certain que cette texture est passablement enchevêtrée. Ce défaut, il est vrai, provient encore d’un désir d’innovation qui, bien que mal exécuté, fait honneur à Gomberville. Il cherche à remplacer les narrations incohérentes du moyen âge par un récit plus habilement intrigué. D’Orfé l’avait déjà précédé dans cette voie ; cependant l’Astrée est encore ce qu’on peut appeler un roman à tiroirs plutôt qu’une composition homogène. L’épisode principal est étouffé sous les épisodes accessoires, et l’unique lien de tous ces récits divers, c’est-à-dire la fiction de la fontaine merveilleuse du Forez que viennent consulter les amans pour savoir s’ils sont aimés, est un lien très faible. Gomberville a travaillé avec plus de zèle à concilier l’unité avec la variété ; il fait de grands efforts pour motiver la rencontre de quarante ou cinquante personnages appartenant à tous les pays du monde et pour les faire se retrouver naturellement après qu’ils se sont quittés. On sait même qu’il changeait assez notablement son ouvrage à chaque édition. J’avoue que je n’ai pas cru nécessaire de comparer les diverses éditions, je m’en suis tenu à celle de 1637, qui est la seconde. En même temps qu’il cherche à lier les divers épisodes de son récit, il travaille aussi à le dramatiser par des combinaisons destinées à exciter la curiosité ; au lieu de commencer par le commencement, il introduit d emblée le lecteur in médias res. Nous voyons le roi des îles Canaries à la recherche d’Alcidiane avant de savoir comment il l’a connue, et ce n’est qu’au milieu du second volume que nous apprenons son histoire à partir de sa naissance. Tous ces efforts de Gomberville sont louables, mais ils sont plus louables qu’heureux, et l’ensemble reste fort embrouillé.

Quant à ce genre de mérite que personne, à ma connaissance du moins, n’avait encore signalé dans le Polexandre, et qui en fait, je crois, le premier roman de notre littérature où l’auteur se soit attaché à peindre avec vérité, non-seulement la vie maritime avec ses combats, ses tempêtes et ses naufrages, mais la topographie et les mœurs de pays lointains et peu connus ; si ce mérite était mis en doute par quelque lecteur, on n’aurait pas même besoin, pour le constater, de lire tout l’ouvrage, il suffirait de lire un chapitre supplémentaire que Gomberville a placé à la fin de son cinquième volume de l’édition de 1637, sous ce titre : Avertissement aux honnêtes gens. On y verrait l’auteur occupé surtout à motiver et à justifier ses inventions par la géographie, par la topographie, par les relations des voyageurs, calculer la carte à la main combien il a fallu de jours à Polexandre pour passer des Canaries en Sénégal, discuter si Zelmatide a pu partir des îles du Cap-Vert et arriver à l’isthme de Panama en vingt-trois ou vingt-quatre jours, si la princesse Izatide a pu devenir aveugle pour s’être endormie dans l’île des Caraïbes, sous un arbre qui est apparemment le mancenillier, prévenir même les objections de ceux qui seraient tentés de lui reprocher d’avoir mis un portrait d’Alcidiane entre les mains d’Abd-el-Melek, prince marocain, en lui rappelant que la loi de Mahomet prohibe les portraits. Gomberville répond d’abord que cette loi n’est pas mieux observée chez les Turcs que la défense de boire du vin, et il cite l’exemple du sultan Sélim. Surabondamment il ajoute que les Maures, bien que mahométans, sont beaucoup moins superstitieux que les Turcs, et qu’enfin tous les ans il part des ports de Barbarie plus de trois cents vaisseaux maures ou turcs qui tous ont le portrait d’un petit nègre avec le turban en tête pour l’enrichissement de leur pavillon, d’où il conclut qu’il a pu légitimement confier un portrait d’Alcidiane au prince Abd-el-Melek.

La même conscience que Gomberville apporte dans ses inventions, il la met dans son style, qui est en général soigné. Il est moins varié que celui de d’Urfé, mais il est plus net, et il est infiniment plus correct que celui de Camus ; quand Chapelain dit de l’auteur du Polexandre : « il parle très purement sa langue, » il n’y a guère que le superlatif à retrancher[17]. Quant aux fadaises amoureuses ou courtoises dont ce style est rempli, c’était la livrée de l’époque, et ce n’est pas la partie la moins amusante du roman. C’est très sérieusement par exemple, que Gomberville nous dit : « La fortune (je supprime une périphrase de cinq lignes) fut si cruelle à nos amans désespérés que, depuis l’île de Bajazet jusqu’à la vue des côtes du Maroc, elle ne voulut pas même les obliger de quelque apparence de tempête. Polexandre, offensé d’une si fatale gratification, faisait continuellement des vœux contre le calme et contre sa vie. » Il va sans dire que Zelmatide, également séparé de sa belle, demande aussi à la fortune de l’obliger d’une tempête. Ce prince péruvien, qui par parenthèse a été allaité par une tigresse, est si courtois qu’il dit à Polexandre : « Je vous donnerais ma vie, si je me croyais digne de l’honneur que je recevrais en la perdant pour vous, » et Polexandre, aussi courtois, quoique moins subtil, lui répond : « J’exposerai toujours la mienne pour la conservation de la vôtre. »

Laharpe a beau jeu pour se moquer de la conclusion du Polexandre, mais il en abuse, et il transpose les scènes pour les rendre plus ridicules. Lorsque Polexandre, après cinq gros volumes d’exploits sur terre et sur mer, de perquisitions dans toutes les contrées du globe, et de lamentations, est enfin parvenu à retrouver l’île inaccessible, à conquérir l’amour d’Alcidiane et à obtenir sa main, Laharpe prétend « qu’il ne peut croire à son bonheur, que la tête lui en tourne, et que lorsqu’il doit monter dans l’appartement de sa femme, il faut que deux écuyers soutiennent ce héros dans l’escalier ; il est prêt, ajoute le critique, à tomber à chaque marche, et le roman est fini que l’on n’est pas encore bien assuré de sa vie. » Le tableau est joli, mais il est faux. Ce n’est pas au moment de la conclusion de son mariage que l’invincible Polexandre tremble ainsi dans l’escalier de la reine Alcidiane, c’est lorsqu’il ignore encore non-seulement si elle consentira à l’accepter volontairement pour époux, mais si elle lui pardonnera d’avoir (pour obéir à un oracle dont l’intervention très fastidieuse ne vaut pas la peine d’être expliquée) été obligé de se faire passer pour un esclave destiné à l’épouser malgré elle : c’est alors seulement que l’invincible Polexandre tremble ainsi que tremblaient Lancelot du Lac, Tristan du Leonois ou Amadis, quand ils craignaient d’avoir offensé leurs dames ; mais comme nous ne sommes plus tout à fait au moyen âge, ce ne sont pas deux écuyers qui soutiennent le héros tremblant, c’est une confidente de la reine, la malicieuse Amynthe, qui l’exhorte à se rassurer en se moquant de lui, tandis que Polexandre lui dit d’un ton lamentable : « Ah ! madame, il n’est pas ici question de railler. » La situation est grave en effet ; mais aussitôt que Polexandre a reçu son pardon, tout change, et lorsque le lendemain, après la cérémonie du mariage, il revient dans ce même palais avec Alcidiane, rien n’autorise Laharpe à prêter à ce héros des sentimens de pusillanimité indignes de lui. Tout nous rassure au contraire sur son compte, car l’auteur, après avoir conduit en pompe les deux époux jusqu’à la porte de la chambre nuptiale, et après nous avoir montré tous les courtisans qui se retirent, termine galamment son livre en nous disant : « Imitons des personnes qui savent si bien leur cour, n’allons point frapper effrontément à des portes qui sont sacrées. Contentons-nous dg savoir que Polexandre et Alcidiane sont ensemble, et puisque nous les avons si longtemps possédés, ayons assez de justice pour trouver bon qu’ils se possèdent eux-mêmes. » Il ne se peut rien dire en effet de plus judicieux, et nous profiterons nous-même de cet avis de Gomberville pour faire ici notre révérence à l’invincible Polexandre et à l’incomparable Alcidiane.

Le tableau des principales variétés du genre romanesque sous Louis XIII ne serait pas complet, si nous ne parlions encore d’un autre roman publié en 1621, dédié à Louis XIII, et dont la destinée est plus singulière que celle du Poleaxandre, plus singulière peut-être que celle de tous les romans, car celui-ci a eu un succès éclatant et prolongé ; quoiqu’il fût écrit en latin, il s’en est fait, dans le courant du XVIIe siècle, plus de dix éditions. Dès qu’il a paru, il a été traduit en français par cinq ou six auteurs différens, par Du Ryer, par Marcassus, par l’évêque Coeffeteau et par plusieurs autres ; il a été traduit en 1625 en anglais et en italien, en 1626 en espagnol et en allemand. Bayle nous apprend même qu’il fut traduit en flamand. Au XVIIIe siècle, il trouvait encore de nouveaux traducteurs français. L’abbé Josse, Sans la préface de sa traduction publiée en 1732, exprimait pour ce roman la plus vive admiration ; il comparait l’auteur à Tacite, il rappelait que le cardinal de Richelieu avait sans cesse ce livre entre les mains ; il ajoutait : « Il a mis en pratique, pour la gloire et pour l’avantage de la France, plusieurs des maximes dont cet ouvrage est rempli ; » enfin, quelques années avant la révolution française, en 1776, il se rencontrait encore un admirateur passionné de ce roman, M. Savin, « avocat à Bordeaux, qui le traduisait de nouveau en français.

Or cet ouvrage si fameux et si longtemps admiré est aujourd’hui si complètement oublié, qu’on peut affirmer, je crois, sans témérité, que plus d’un lecteur, même instruit, en entendra parler ici pour la première fois. C’est Argenis, roman latin composé par un écrivain écossais d’origine, mais français de naissance, — Jean Barclay, — et publié en France l’année même de la mort de l’auteur, par les soins de son ami le savant Peiresc. Un auteur du XVIIe siècle dont j’ai oublié le nom raconte qu’après la publication de l’ouvragé de Barclay, quand les jeunes gentilshommes se montraient rebelles à l’étude du latin, pour les y encourager par l’attrait d’une lecture romanesque, on leur mettait en main l’Argenis.

Essayons donc de donner une idée sommaire de l’Argenis. Comme roman, c’est un mélange d’aventures héroïques et de fadaises sentimentales dans le même genre que l’Astrée, moins la partie pastorale, qui n’existe pas dans l’Argenis, ou que le Polexandre, dépouillé de son caractère maritime et voyageur. La scène se passe en Sicile à une époque indéterminée, sous un roi de fantaisie, nommé Méléandre, qui possède une fille unique, Argenis, douée d’une beauté nécessairement merveilleuse, laquelle est courtisée tout à la fois par un vassal rebelle et dangereux nommé Lycogène, par un prince de Mauritanie nommé Archombrote, et enfin par un prince de Gaule nommé Poliarque. C’est Poliarque qui l’emporte sur ses rivaux, et qui, après bien des combats, des embûches, des obstacles, devient l’heureux époux d’Argenis.

Il était généralement admis au XVIIe siècle que tous les noms et tous les événemens qui se rencontrent dans l’Argenis se rapportaient à des noms et à des événemens accomplis en France dans les dernières années du XVIe siècle, à partir du règne de Henri III. J’ai sous les yeux une belle édition latine elzevir de ce roman, accompagnée d’une clé, en vertu de laquelle le roi Méléandre représente Henri III, sa fille Argenis la royauté française, convoitée en même temps par le roi de Navarre, qui est Poliarque, par le duc d’Alençon, qui est Archombrote, et par le duc de Guise, qui est le factieux Lycogène. — Cette même clé attribue à Elisabeth, reine d’Angleterre, le rôle de Hyanisbé, reine de Mauritanie ; elle fait de Selenisse, gouvernante d’Argenis, la reine Catherine de Médicis, et d’Hippophile le roi d’Espagne Philippe II.

Il est incontestable que dans l’Argenis il y a de fréquentes allusions aux événemens de la fin du XVIe siècle, et en particulier aux guerres de religion ; mais il y en a aussi de très évidentes à des faits appartenant au règne de Louis XIII, par exemple à l’assassinat du maréchal d’Ancre et de sa femme, qui sont appelés lydii conjuges, les époux lydiens : leur mort est racontée avec des détails très précis, et par parenthèse avec une approbation très marquée. Il ne faut donc accepter la clé de l’Argenis que dans les cas où elle s’applique évidemment aux personnes. Lorsqu’un prélat vivant à la cour de Méléandre prononce un long discours contre l’hérésie des hyperephaniens, introduite en Sicile par le sectaire Vsinulca, anagramme de Calvinus, il est clair qu’il s’agit des calvinistes, et on rencontre dans l’Argenis un grand nombre d’allusions aussi claires que celles-là ; mais il y en a également un certain nombre dont il est plus difficile de déterminer le sens.

Ce qui fit l’intérêt de ce roman, et ce qui l’a fait vivre assez longtemps, comme on a pu le voir, c’est avant tout son caractère politique. Les aventures romanesques y sont fréquemment coupées par des dissertations sur les diverses formes de gouvernement, sur les droits et les devoirs des rois, contre la liberté de conscience, sur l’organisation des tribunaux, sur les moyens d’abréger les procès, sur les finances, etc.

Si la passion qu’on prête au cardinal de Richelieu pour le roman de Barclay est réelle, elle s’expliquerait aisément par les tendances politiques de l’ouvrage. Barclay était ce qu’on appellerait de nos jours un défenseur ardent du principe d’autorité ; il s’élève quelquefois dans son roman contre les favoris des rois, mais jamais contre la puissance des rois. Dans la grande discussion du premier livre de l’Argenis sur la meilleure forme de gouvernement, celui des interlocuteurs auquel Barclay donne l’avantage est le défenseur de la monarchie héréditaire et absolue contre la démocratie, contre l’aristocratie et contre la monarchie élective, pour laquelle plaide le factieux Lycogène, qui aspire à détrôner Méléandre. L’auteur présente d’ailleurs tous les côtés de la question assez habilement et avec une assez grande liberté. À une époque où de semblables discussions, écartées depuis la ligue, étaient devenues rares dans les livres et surtout dans les ouvrages légers, on s’explique facilement que ce mélange d’aventures, de sentimens romanesques et de dissertations politiques ait exercé, gardé même assez longtemps une certaine puissance sur les esprits. Le roman d’Argenis est un précurseur du Télémaque, avec des inspirations moins élevées, moins libérales, et avec un sentiment moral moins pur.

Telles sont les principales variétés du genre romanesque sous Louis XIII, roman familier et moral, roman maritime et pittoresque, et enfin roman politique. Nous n’avons à signaler dans cette période aucun chef-d’œuvre durable ; mais on voit que la sphère des fictions romanesques s’est notablement élargie depuis l’Astrée, et en attendant que ce genre produise des chefs-d’œuvre, il reflète déjà le progrès qui s’est accompli dans le langage, dans les idées et dans les mœurs.


LOUIS DE LOMENIE.

  1. Outre ses bénéfices, l’évêque Camus avait une fortune personnelle assez considérable.
  2. En parlant ainsi, le saint évêque se souvenait peut-être de Montaigne, lequel a dit de son côté : « Qui a jamais cuidé avoir faute de sens ?… C’est une maladie qui n’est jamais ou elle se voit… Nous reconnaissons aisément aux autres l’avantage du courage, de la force corporelle, de l’expérience, de la beauté ; mais l’avantage du jugement, nous ne le cédons à personne. »
  3. On sait que c’est un prédicateur italien du XVe siècle, Barletta, qui passe pour avoir, non pas inventé, mais largement répandu le goût des sermons grotesques.
  4. Il exprimait ce sentiment à sa manière en disant dans un de ses sermons : « Dans les anciens monastères, on voyait de grands moines, de véritables religieux ; à présent, illic passeres nidificabunt, l’on n’y voit que des moineaux. »
  5. Voyez ses Hommes illustres, dans l’article consacré à Camus.
  6. Palombe, édition originale, p. 554, 555.
  7. En citant une de ces lettres, qui forment peut-être la partie la plus distinguée du roman de Palombe, M. Saint-Marc Girardin était tenté de les rapprocher des lettres de la malheureuse duchesse de Praslin. Il a reculé devant un souvenir affreux qui nous fait reculer aussi ; mais il est certain que ce rapprochement serait assez curieux, car il mettrait en présence deux variétés très différentes et presque opposées de l’amour conjugal.
  8. Voyez la Correspondance générale de Balzac.
  9. Voyez la Bibliothèque des Romans, livraison d’octobre 1775, p. 208.
  10. Polexandre, t. III, p. 61, édition de 1637.
  11. Polexandre, t. II, p. 529.
  12. Cette cuirasse de coton piqué ; qui est d’une rigoureuse exactitude, dut étonner plus d’un lecteur du Polexandre, habitué aux cuirasses traditionnelles du roman chevaleresque.
  13. Polexandre, t.I, p. 484.
  14. Polexandre, t. Ier, p. 491 et 492.
  15. Polexandre, t. Ier, p. 828.
  16. Id., ibid., p. 419, 420.
  17. On sait que Gomberville était puriste en fait de langage ; il avait en aversion la particule car, cette aversion a servi de texte à une des lettres les plus amusantes de Voiture. Il prétendait n’avoir jamais employé cette affreuse particule, même dans les cinq gros volumes de Polexandre. On a soutenu cependant qu’elle y figurait trois fois. Je n’ai pas cru devoir m’imposer cette laborieuse vérification. Ajoutons qu’il n’y a pas dans tout le Polexandre un seul de ces tableaux licencieux qui abondent dans l’Amadis tel qu’il fut traduit ou arrangé par d’Herberay, et qui se rencontrent encore parfois même dans l’Astrée.