Aller au contenu

Études sur la poésie grecque/La pastorale dans Théocrite

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Pastorale dans Théocrite.

La pastorale dans Théocrite
Hachette et Cie (p. 191-297).

LA

PASTORALE DANS THÉOCRITE



Le goût de l’idylle ne paraît menacé de périr ni en France, ni ailleurs. Et cependant Dieu sait par quelle abondance de productions il a cherché à se satisfaire depuis que la Renaissance a repris ce genre de l’antiquité ! C’est un vaste et inépuisable sujet qui se renouvelle en se transformant chez les divers peuples et aux âges divers ; fort intéressant, malgré l’impression générale de fadeur qui se dégage de la masse, et instructif pour l’histoire du goût et des mœurs dans chaque pays. De grands noms, ceux du Tasse, de Milton, de Goethe, le dominent à l’étranger. L’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne y apportent chacune leur esprit, leur caractère et le mobile reflet des états successifs de la société. Pour ne parler que de nous, quelle variété de formes et quelle richesse depuis Ronsard et Racan jusqu’à nos jours ! La pastorale ne fleurit pas seulement dans la poésie légère ; elle s’introduit aussi au théâtre et dans le roman. Elle remplit l’Astrée, et de là étend à travers tout le xviie siècle son inaltérable galanterie jusqu’à Fontenelle et Lamotte. À la fin du siècle suivant, de même qu’elle avait fait les délices de la petite cour de Sceaux, elle fournit les élégantes bergeries de Trianon aux caprices de Marie-Antoinette. Et bientôt après, en pleine Terreur, elle se glisse dans les niaises platitudes du théâtre de la Révolution, tant elle s’est implantée dans les idées et dans les mœurs de toutes les classes ! De nos jours enfin, en prose comme en vers, elle est autant cultivée que jamais, surtout si l’on entend par le mot de pastorale, non pas seulement des églogues et des idylles proprement dites, mais en général des morceaux où dominent les peintures agrestes. Ce qui ne veut pas dire que l’idylle proprement dite soit abandonnée : consultez seulement les Annales des Jeux Floraux, et vous verrez quel nombre de pièces l’y représente à chaque concours.

Je ne veux faire qu’une remarque au sujet de notre pastorale contemporaine, c’est qu’elle vise sincèrement à se rapprocher de la nature. Elle n’est plus seulement une expression galante de l’amour dans un cadre conventionnel. Si, dans certains romans de G. Sand, qui sont de vraies idylles, elle parle d’amour, elle se sert d’une langue simple et expressive, qu’elle emprunte à la campagne, et qui, bien loin de détruire le charme des peintures rustiques, y contribue pour sa part. Cette recherche de la vérité n’est pas moindre chez les poètes d’aujourd’hui, et c’est peut-être ce qui, chez eux, compense le mieux cette absence de souffle et d’invention qu’on leur a plus d’une fois reprochée. Beaucoup sont des peintres attentifs et souvent heureux du détail dans la nature. C’est à elle qu’ils demandent directement leur inspiration, comme les paysagistes dans leurs études de plein air ; et l’on ne peut nier qu’à ce régime, la poésie descriptive n’ait gagné en précision et en délicatesse. Voyez, par exemple, certaines des petites pièces de M. André Theuriet, « tout imprégnées de la senteur forestière ». La netteté et la justesse du trait, l’élégance concise de la langue, la vérité du sentiment et de la couleur, un doux mouvement d’imagination, qui, sans prétendre à l’expression puissante de la vie, anime de légères esquisses toutes pénétrées des impressions de la nature, y rappellent bien des côtés de l’idylle grecque ; et l’on y sent, de plus, cette nuance d’émotion personnelle qui reste la marque des œuvres modernes les plus distinguées.

On ne se propose pas ici de retracer ce vaste développement de la pastorale. On voudrait seulement remonter jusqu’à la première source de cet intarissable courant, et essayer de définir, avec plus de netteté qu’il n’a été fait jusqu’à présent, ces modèles offerts par l’idylle grecque et si souvent défigurés par l’infidélité des imitations.


I

LES IDÉES ET LES FORMES BUCOLIQUES



I


La pastorale grecque est dominée par le nom de Théocrite ; c’est lui qui l’a créée et en a laissé les modèles. Le premier point pour juger son œuvre et en déterminer le caractère, c’est de se représenter ce que pouvait être une création littéraire au iiie siècle avant Jésus-Christ et sous l’influence de la cour de Ptolémée Philadelphe ou de celle d’Hiéron II. Ne nous hâtons pas d’en conclure que Théocrite, comme tous les alexandrins, appartient à la décadence ; pour ma part, je serais plutôt disposé à voir en lui le dernier des classiques ; mais il est évident que le genre qu’il a inventé est d’un ordre secondaire et qu’il fut, dès l’origine, destiné à satisfaire un besoin particulier de l’imagination, né d’un état de civilisation avancé.

Ce second fait a été plus d’une fois mis en lumière. Souvent on a remarqué cette contradiction qui, aux âges de trouble et de fatigue morale, ramène volontiers les esprits vers des images idéales d’innocence et de simplicité rustique, ou du moins vers les calmes et fraîches beautés de la nature champêtre. Il faut ajouter qu’alors cette simplicité de la nature ou de la vie naturelle n’est pas conçue simplement. On sait trop ce que l’on sent et ce que l’on veut sentir ; on mêle au sentiment des éléments conventionnels, une recherche d’élégance, souvent de l’affectation, quelquefois une nuance de passion enthousiaste ou rêveuse. Comme tout cela ressemble peu à ce qu’éprouvent aujourd’hui les vrais paysans et à ce que pouvaient éprouver les hommes qui, aux âges primitifs, vivaient d’une vie réelle au milieu de la nature, sous son impression directe et exclusive ! Une partie de ces délicatesses et de ces raffinements ne pouvaient manquer de se trouver chez Théocrite ; son temps et la société pour laquelle il écrivait les lui imposaient nécessairement. Pour les mêmes causes, le succès dans les grandes compositions lui était interdit.

Veut-on saisir sur le fait les mœurs au milieu desquelles il lui faut vivre, il suffit de lire les pièces qu’il adresse aux souverains d’Alexandrie et de Syracuse ; on ne reconnaît que trop, à l’encens qu’il leur prodigue, sa condition de poète de cour. On est en plein dans les apothéoses et dans la mythologie galante. Ptolémée est un demi-dieu dont la naissance a réjoui et honoré l’île de Cos, comme Délos fut sanctifiée par celle d’Apollon ; son mariage avec sa sœur Arsinoé est une répétition de l’Hiérogamie, l’union sainte des enfants de Rhéa Zeus et Héré ; son père, Ptolémée Soter, habite maintenant un palais d’or dans la demeure de Zeus ; sa mère, Bérénice, comblée des dons d’Aphrodite, a reçu comme dernier présent un temple avec le partage des honneurs de la déesse. Et, en effet, que peut dire le poète lorsqu’en réalité le roi fait rendre les honneurs divins à ses parents, dont les statues en or et en ivoire reçoivent les hommages des fidèles ? Le petit poème adressé à Hiéron laisse une impression plus satisfaisante de délicatesse ingénieuse et spirituelle ; mais c’est une requête dans le genre de celles que Marot adressera à François Ier. Les Grâces, ses compagnes et ses messagères, craignent d’échouer dans leur mission ; auquel cas il se représente leur mine assez piteuse, quand elles reviendront en grondant s’asseoir au fond du coffre vide qui leur sert de logis. Sans doute, Simonide, dont il a soin de rappeler le souvenir, avait été l’hôte bien rétribué des Aleuades et des tyrans de la Sicile ; et Pindare lui-même, tout en regrettant le temps « où la muse n’était pas mercenaire », loue la générosité des vainqueurs opulents pour lesquels « il cueille des fleurs dans le jardin des Grâces » ; mais quelle différence de ton et de situation, et comme la poésie est descendue depuis deux siècles !

C’est qu’aussi elle a beaucoup produit et que la force lui manque en même temps que la hauteur de l’inspiration. En lisant Callimaque et Apollonius, on s’aperçoit bien que depuis longtemps l’âge de la grande épopée, celui du drame et du lyrisme, sont passés. Un pareil épuisement n’a rien qui doive surprendre ; on peut s’étonner, au contraire, qu’il soit si tardif et qu’il laisse encore assez de sève pour tant d’œuvres intéressantes qui remplissent la période alexandrine, et d’abord pour les idylles de Théocrite. Reconnaissons comme le premier mérite de cet aimable poète, comme celui qui le tire absolument de pair dans cette période de féconde médiocrité, d’avoir eu le sens de lui-même et de son temps, d’avoir proportionné son ambition aux ressources de l’âge auquel il appartenait, comme à celles de son heureuse nature. Sans cela ses qualités originales auraient avorté.

Ce soin volontaire de se limiter est nettement marqué chez lui. Non seulement il restreint le champ de la poésie et la réduit à un ton plus modeste, mais il s’enferme dans des formes très déterminées. Il est vrai qu’on peut dire en un sens que les grands lyriques n’avaient pas fait autre chose : quoi de plus déterminé que les lois du rythme et du mètre qui régissent leurs strophes ? Mais les formes rythmiques et métriques, variées presque à l’infini par la richesse de leur invention, étaient pour eux des moyens de rendre la pensée ; elles donnaient à l’expression sa variété, sa souplesse, sa puissance ; elles ne s’appliquaient pas à l’idée poétique comme des soutiens ou des entraves, elles faisaient corps avec elle ; c’était la poésie même. Dans les pièces bucoliques de Théocrite, les formes extérieures sont des moules et des cadres étroits, dont l’uniformité n’est nullement favorable à son expansion. C’est précisément pour cela que le poète les choisit ; il ne veut pas se répandre ; il ne vise au grand ni par le sujet, ni par les aspects qu’il présente de préférence. Ce qu’il recherche, c’est une élégance et une grâce d’un genre particulier, c’est une certaine unité ou du moins une certaine gamme de teinte et d’harmonie musicale où il veut se maintenir.

Voilà pourquoi il parle un dorien plus voisin en général de la langue familière que de la langue poétique, dont la saveur naturelle a quelque chose de plus pénétrant et de plus caractérisé. C’est pour ce motif que, sauf une légère exception, il n’use que d’une seule sorte de vers, l’hexamètre dactylique, et que, dans ses mains, le puissant et riche instrument de l’épopée réduit ses effets à celui d’une césure, qui a pris son nom parce que chez lui elle se reproduit presque constamment, et dont l’abus suffira pour déprécier l’épopée d’Apollonius, tant elle appartient en propre à Théocrite et à son œuvre ! C’est enfin pour cette raison que, dans ses petites compositions, les procédés de développement et ce qui fait en général l’élégance du style rentrent dans un même système de répétition symétrique. Reproductions ou concordances exactes de rythmes, d’harmonies, de tours et d’expressions ; dans les couplets alternés, correspondances ou oppositions d’idées et d’images ; dans les séries de périodes égales, retours réguliers des mêmes refrains : tels sont les moyens de cet art nouveau qu’inaugure le poète de Syracuse. Ils ne sont pas sans quelque rapport avec les formes de notre ballade du xvie siècle ou de la chanson moderne.

Théocrite en est l’inventeur ; c’est-à-dire, comme il arrive dans les inventions de cette sorte, c’est lui qui leur a donné l’existence littéraire. Il en a trouvé le principe dans les mœurs naturellement poétiques des bergers grecs et siciliens ; c’est là qu’il a pris ces grâces naïves et ces procédés, nés sans doute de l’improvisation, qui, entre ses mains habiles, sont devenus les caractères propres d’un genre vraiment constitué, en pleine possession de ses ressources et de ses effets. N’oublions pas d’ajouter qu’en achevant de façonner à son usage ces formes convenues, cet excellent artiste les assouplit et qu’il reste libre en s’y enfermant. S’il a moins de richesse et de science que les lyriques, auxquels il se rattache par certains côtés, il a plus d’abandon. Son travail ressemble à celui des habiles ciseleurs dont la main, en traçant avec netteté les lignes régulières de simples volutes ou même de figures symétriques, communique au bois ou au métal nu principe de souplesse et de liberté. L’enveloppe poétique s’adapte donc bien aux formes particulières de son esprit ; et, dans ces œuvres à contours étroits, il se montre lui-même tout entier. C’est-à-dire qu’il déploie des mérites de premier ordre. Presque constamment la justesse du trait, la force pénétrante de l’expression, qui en un instant charme, émeut ou peint, la vivacité du tour et la puissante franchise de l’effet captivent le lecteur. Ce sont, dans un genre inférieur, les grandes qualités de la poésie antique ; et c’est pour cela que, si Théocrite, par son temps et la nature de ses œuvres, se place à la fin de la période classique, on ne peut cependant lui faire franchir le seuil de la décadence. C’est encore un maître ; il vient le dernier, si l’on veut, dans la phalange sacrée des maîtres de l’art grec, mais il y est admis et marche avec elle.

Telle est, croyons-nous, l’idée générale que nous devons nous faire de la pastorale de Théocrite. Si, avant de la définir avec plus de précision, nous voulons d’abord indiquer quelle région dans le monde de l’art, toujours plus ou moins fictif, occupe cette poésie qui demande à la nature et à la vie des champs de nouvelles sources d’inspiration, le mieux est peut-être de reprendre le mot de Sainte-Beuve : « Théocrite, dit-il, était, par rapport aux choses qu’il représentait, dans une condition de demi-vérité. » Ce mot était déjà dans Fontenelle, qui, dans son Discours sur la nature de l’églogue, soutient que l’imagination se contente souvent d’un demi-vrai. Seulement celui-ci, tout en critiquant avec esprit les affectations de la plupart des pastorales modernes, restreint le demi-vrai à une si faible mesure que, dans l’intérêt de la galanterie, il exclurait volontiers de l’églogue les brebis et les chèvres. Son disciple Lamotte ne fera que suivre la même voie en réduisant les bergers eux-mêmes à n’être plus, suivant son expression, qu’une idée, à laquelle il accordera tout au plus quelque lointaine ressemblance avec la nature. Sainte-Beuve entend la demi-vérité dans un sens très différent. Ce qui fait, à ses yeux, la supériorité de Théocrite, c’est que, pendant qu’il se joue librement avec la légèreté de l’art grec, il s’appuie sur le fond solide de la réalité. Il faut aller un peu plus loin : il faut marquer davantage et nettement distinguer, pour bien déterminer le caractère de cette poésie, d’un côté le goût de la réalité avec sa saveur ou même avec sa crudité ; de l’autre, un goût de recherche élégante et ingénieuse, admettant une part de convention ou d’idéal dont la proportion varie selon le sujet.

Les poèmes conservés de Théocrite, si l’on néglige quelques pièces érotiques et les épigrammes, qui n’offrent rien de particulier à notre attention, se répartissent à peu près entre trois genres : il a fait des pièces épiques, ce que les Grecs appelaient des mimes, et des chants bucoliques. Les pièces épiques justifient ce nom par le sujet plus que par la manière dont elles sont traitées. À la fin de l’une d’elles, les Dioscures, le poète indique lui-même à mots couverts quelle est la mesure de ses prétentions. De même qu’Homère, par ses chants, a donné la gloire à Hélène et aux destructeurs de Troie, de même, lui aussi, il apporte, dit-il, comme offrandes aux deux héros « les douceurs des muses harmonieuses, ce qu’elles veulent bien donner elles-mêmes et ce que peut fournir sa maison ». Les ressources de sa maison, il le sait, sont bornées ; et l’épopée ou même l’hymne épique se réduisent chez lui aux proportions des narrations familières, des récits de veillée, où la grandeur et la passion sont remplacées par le goût de l’extraordinaire et la recherche curieuse du détail. C’est dans les deux autres genres de composition que Théocrite marque le plus son originalité et se montre supérieur.

Ses mimes, imitations poétiques des petites pièces en prose écrites un siècle et demi auparavant par les Syracusains Sophron et Xénarque, sont, comme elles, des scènes de mœurs, qu’anime un sentiment spirituel de la vie. Ils prennent des personnages de condition modeste et donnent, avec leur tour d’esprit et leur langage, une expression naïve de leurs habitudes, de leurs idées et de leurs passions. Pour rappeler ce que Théocrite peut y mettre de verve et d’émotion passionnée, il suffit de citer les Syracusaines et les Magiciennes. Dans ce genre, une jolie pièce que Saint-Marc-Girardin a pris plaisir à étudier et qui est bien de l’école de Théocrite, sinon de la main du maître, met en scène un berger dédaigné par une courtisane de la ville. On pourrait la prendre pour une transition des mimes aux poèmes champêtres, si nous ne savions, au moins par des titres, que les mimes de Sophron admettaient déjà des personnages de la campagne.

En fait, les poèmes champêtres, les seuls dont nous voulions nous occuper ici, et ceux sur lesquels s’est principalement fondée la gloire de leur auteur, ont un rapport marqué avec les mimes, parce qu’ils sont dans une certaine mesure dramatiques. C’est même ce caractère qui a le plus contribué à les constituer comme un genre à part ; c’est surtout ce qui les distingue des peintures de la nature et de la vie rustique auxquelles la poésie grecque s’est complu avant et après lui.

Dès Hésiode, elle aimait à fixer dans de petits tableaux les aspects de la nature champêtre et les impressions douces ou violentes qu’éprouvent ceux qui vivent au milieu d’elle. Lisez dans les Travaux et les Jours la description de l’âpre mois Lénæon, ou plutôt le joli tableau qui succède au petit développement sur les ardeurs de l’été, la saison où le chardon fleurit, où Sirius rend la tête brûlante, épuise la force des genoux, dessèche la peau :

« Puissé-je alors avoir l’ombre d’un rocher, du vin de Biblos, un pain au lait nouvellement trait, du lait de chèvres qui ne nourrissent plus, de la chair d’une génisse qui n’a pas encore été mère et des chevreaux nés les premiers ! Puissé-je boire du vin noir, assis à l’ombre, le cœur bien rassasié de nourriture, le visage tourné vers le souffle vif de Zéphire, en face du courant intarissable d’une source limpide !… »

Que dites-vous de ces recherches de sensualité rustique dans ce joli coin de paysage ? C’est déjà presque l’idylle grecque ; c’est ce mélange de peinture et de sensation qui en formera le fond, et ce premier modèle ne sera pas perdu pour Théocrite, qui l’imitera dans un riche développement des Thalysies. Mais laissons cette imitation, et, afin de mieux montrer ce qui manque à ces tableaux hésiodiques pour être de vraies idylles, c’est-à-dire un cadre dramatique avec des personnages et certaines formes symétriques d’exposition, renvoyons plutôt à un des fragments dont est composée la ixe idylle ; ces deux thèmes de l’été et de l’hiver y sont repris dans de légères esquisses d’un caractère très marqué. Daphnis et Ménalcas, dans deux petits couplets égaux, qui se répondent par la nature des idées et l’exact rapport des deux terminaisons, célèbrent tour à tour les simples jouissances d’un bien-être tout pastoral pendant que sévissent les deux saisons extrêmes. On y sent tout de suite ces conventions particulières et, en même temps, ce goût de réalité intime et cette recherche de couleur qui sont propres au genre bucolique. Lisez après cela, si vous voulez, quelque description analogue de la poésie alexandrine, par exemple cette petite pièce de Meléagre sur le printemps qui charmait Sainte-Beuve et dont il a essayé de rendre les grâces fleuries par une traduction littérale[1]. C’est un fort joli morceau de poésie légère, bien grec encore par la délicatesse et par l’esprit. La conclusion surtout — cette reprise de tous les effets du printemps aboutissant au poète lui-même — est charmante par le tour comme par l’idée : « Si les chevelures des plantes s’épanouissent heureuses, si la terre fleurit, si le berger joue du chalumeau…, comment ne faut-il pas que le poète aussi chante un beau chant au printemps ? » Mais il n’y a plus rien ici de l’idylle de Théocrite, ni sève, ni couleur, ni forme.

La même conclusion est vraie des beaux vers de Virgile et d’Horace sur la campagne, quelque profondeur de sentiment qui les inspire. Qui a mieux senti et mieux rendu qu’Horace la langueur de tous les êtres et l’accablement muet de la nature au milieu du jour dans les contrées méridionales ?

Jam pastor umbras cum grege languido
Rivumque fessus quærit, ...
........caretque
Ripa vagis taciturna ventis.

Et c’est un pâtre, tel qu’il en voit dans la Sabine ou qu’il en voyait enfant sur les penchants des montagnes de la Lucanie, c’est un des personnages de Théocrite qu’il nous met sous les yeux. N’est-ce pas lui aussi qui s’écrie : O rus, quando te aspiciam ! exprimant ainsi le sentiment qui est comme le sous-entendu perpétuel de l’idylle grecque, la fatigue de la ville et de ses mœurs ? Il est clair cependant que cette poésie, puisée à des sources si voisines de celles de l’idylle, n’est pas de la poésie bucolique.

Il est toujours intéressant pour notre goût de rapprocher entre eux de beaux vers écrits sur des sujets analogues ; mais ce qui est le plus utile pour l’intelligence de Théocrite, c’est de chercher d’abord dans le passé la matière et les origines de ses compositions bucoliques, afin d’en bien déterminer l’esprit et d’en marquer plus sûrement l’originalité. C’est ce que nous avons commencé avec Hésiode ; continuons et complétons cette recherche.


II


C’est Homère qu’il faut d’abord citer. Le premier modèle de la grande poésie, le maître souverain de l’épopée et du drame tragique donne aussi les premiers et les plus remarquables exemples de l’idylle entendue dans le sens que les modernes attachent généralement à ce mot. Une bonne partie du vie chant de l’Odyssée, la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa, si admirée de Goethe, est la plus belle idylle qui existe ; c’est celle qui a tout à la fois le plus de charme, de pureté et de grandeur. La grâce sévère de ces lieux sauvages, les bords de ce fleuve qui verse ses belles eaux dans la mer au milieu des bois et des rochers ; la naïve simplicité des mœurs, ces filles des princes phéaciens venant aider la fille du roi à laver les vêtements de ses frères, leur arrivée avec leur chariot traîné par des mules, leur ardeur au travail et leurs jeux : quel paysage et quels tableaux ! Et cette rencontre des deux principaux personnages qui avait tenté le pinceau du grand peintre Polygnote, l’apparition d’Ulysse, sortant nu et souillé par la mer du fourré où il a cherché un asile, et la belle Nausicaa restant seule dans sa chaste dignité au milieu de la fuite de ses compagnes : quelle hardie et heureuse opposition ! Et leurs admirables entretiens : d’un côté, cette musique caressante qui sort des lèvres d’Ulysse, le charmeur de l’âge épique ; de l’autre, toutes ces nuances délicates, l’amour naissant dans cette élégante et fière nature, la coquetterie ingénue et la pureté, la grâce spirituelle et la suprême noblesse : comment se détacher de tant de charmants détails ? Et dans tout cela, au milieu des séductions naturelles des lieux et des êtres humains, circule comme le souffle des divinités les plus pures du monde sauvage, des nymphes, d’Artémis, dont les gracieuses et nobles images y sont associées par le poète. N’est-ce pas l’idéal même de tout cet ordre de beautés que l’idylle s’étudiera à saisir pour en faire son domaine particulier ? Les voilà dans leur première et naïve expansion ; elles s’échappent fraîches et radieuses d’un des moindres courants où s’épanchent les flots de l’épopée homérique, et leur libre élan dépasse du premier coup les limites qui s’imposeront à une poésie plus artificielle.

Il y a dans Homère d’autres peintures d’un style moins élevé et d’un art moins délicat, où paraît ce qui formera le fond primitif de l’idylle bucolique, ce qu’elle empruntera directement à la nature : la vie rustique avec les sensations qui lui sont propres, rendues simplement et dans leur plénitude. Même dans les peintures du bouclier d’Achille, où le poète décrit une œuvre d’art et ne reproduit pas immédiatement la réalité, certains traits saisissent l’imagination. Ainsi, après le tableau de l’activité des moissonneurs et des botteleurs, cette image du roi qui, sur la ligne des javelles, le sceptre à la main, se tient muet et le cœur pénétré de joie, c’est la jouissance que procure l’abondance des biens de la terre personnifiée sous la forme expressive de cette sorte de royauté patriarcale. « À l’écart, sous un chêne, ajoute Homère, des hérauts préparaient pour le repas un grand bœuf qu’ils avaient sacrifié, tandis que les femmes, pour la nourriture des travailleurs, le saupoudraient abondamment de blanche farine. » C’est bien cet idéal primitif qui plus tard reparaîtra si souvent dans les rêves de l’humanité fatiguée : la vie renfermée dans la satisfaction facile des besoins les plus simples, après le travail matériel qui sollicite la nature à pourvoir à la subsistance de ses enfants.

Si l’Iliade, le poème guerrier, admet pour le contraste ces tableaux paisibles de la vie des champs, ils s’étalent pour ainsi dire de plein droit dans l’Odyssée, qui est en grande partie une épopée domestique. Aux aventures merveilleuses, à la peinture des monstres qui épouvantaient la facile imagination des Grecs de l’âge épique, s’y mêlaient, sans que leur foi établît aucune différence, les détails réels des mœurs champêtres, principalement des mœurs pastorales. La vérité du tout n’en était que mieux acceptée par eux. Il suffisait au poète de tracer des peintures exactes ou de présenter l’image de l’abondance pour que ces simples intelligences, ravies de retrouver leurs impressions familières et de rencontrer comme la réalisation idéale de leurs rêves habituels de fortune, éprouvassent un plaisir égal à celui que leur procuraient les prodiges et les scènes pathétiques. Polyphême, avec sa stature gigantesque et son œil unique, est d’ailleurs un berger très réel ; quand il s’en va vers la montagne, il dirige en sifflant les beaux troupeaux que nourrissent les gras pâturages de la Sicile. Sa caverne, cette sanglante prison où il renferme Ulysse et ses compagnons, est en même temps une bergerie modèle. L’aménagement du parc construit par le divin porcher Eumée pour ses six cents laies était fait pour plaire aux habitants de ces îles rocheuses comme Ithaque, où la richesse pastorale se composait de porcs et de chèvres. Pour nous, le plus intéressant, ce sont ces sentiments qui paraissent à la fois si appropriés au milieu où ils naissent et à la fable du poème. Quelle merveille, au point de vue de cette double convenance, que le discours du cyclope à son bélier favori !

« Ô cher bélier, pourquoi sors-tu ainsi le dernier de la caverne ? Jusqu’ici, tu ne restais jamais en arrière. Toujours, le premier de beaucoup, tu vas brouter les molles fleurs de la prairie, marchant à grands pas ; le premier, tu arrives au courant des fleuves : le premier, tu t’empresses de revenir le soir à l’étable : maintenant tu marches le dernier de tous ! Est-ce donc que tu t’affliges au sujet de l’œil de ton maître, qu’a pu aveugler, après avoir dompté ses esprits par le vin, un misérable aidé par d’odieux compagnons, Personne ? Je dis qu’il n’a pas encore échappé à la mort. Ah ! si tu partageais mes sentiments et si tu pouvais prendre une voix pour me dire où il évite ma colère, brisé contre le sol, son cerveau jaillirait de toutes parts dans la caverne !… »

Ulysse est là, sous la main du géant qui caresse le dos du noble animal ; suspendu au ventre du bélier, il entend ces menaces : un seul mouvement, et elles peuvent s’accomplir ; c’en est fait du succès de cette ruse qui, en ce moment même, trompe si complètement le cyclope. Mais qu’est-il besoin de commenter ce qui est si nettement expressif ? Chacun saisit sans aucune peine cet heureux mélange d’un comique naïf et spirituel et d’une émotion qui se partage entre les deux personnages : entre les deux, car nous sommes tout surpris de la sympathie que nous éprouvons pour le monstrueux berger, en découvrant dans ce cœur fermé à tous les sentiments humains ces liens naturels d’affection qui l’unissent au compagnon de sa vie sauvage.

Les longues scènes qui se passent dans la cabane d’Eumée offriraient de même plus d’une expression des sentiments propres aux mœurs pastorales, plus d’un tableau dans le genre de l’idylle champêtre. Il en est un qui m’a toujours particulièrement charmé par son caractère de vérité intime. Il nous peint les jouissances de l’hospitalité pastorale sur l’âpre rocher d’Ithaque et dans la dure vie qu’y mènent les bergers. Pendant une longue et froide nuit d’hiver, Ulysse et son hôte prolongent la veillée, tandis que les porchers en sous-ordre dorment ; ils mangent et boivent en écoutant tour à tour le récit de leurs aventures feintes ou vraies : « Nous deux dans la cabane, buvant et mangeant, charmons-nous l’un l’autre par le souvenir de nos souffrances ; car les douleurs aussi sont plus tard pour l’homme une source de plaisir. » Réflexion touchante, née de l’expérience de ces temps antiques où la vie est une lutte constante contre la violence des hommes ou celle des éléments ! bien digne d’un Grec, nullement abattu dans sa mélancolie et n’en sentant pas moins vivement qu’il est bon parfois de vivre, même de la plus humble existence, si le mouvement de l’imagination et la magie du souvenir en relèvent les joies modestes. Théocrite, dans des vers auxquels nous avons déjà fait allusion, exprimera de même la sensation de bien-être du berger, chaudement à l’abri dans sa grotte pendant les rigueurs de l’hiver, auprès du feu où cuisent ses glands et son régal au miel et au lait. Mais dans le poème d’Homère, ce n’est qu’un des mille détails qu’embrasse dans ses vastes contours le drame merveilleux du retour d’Ulysse.

Parmi toutes ces impressions que l’épopée homérique recueille en passant et entraîne dans sa marche puissante, il en est qui sont pour nous d’un intérêt particulier, parce que la vie pastorale nous y montre à sa source même, sous l’inspiration directe de la nature, terrible ou majestueuse, la poésie la plus élevée. Ou bien on voit le berger écoutant dans la montagne le bruit lointain de deux torrents qui précipitent dans le même gouffre leurs eaux impétueuses ; ou bien il contemple les astres en jouissant de la calme beauté d’une des magnifiques nuits du ciel oriental. Il faut citer ce second tableau d’une si expressive brièveté :

« Dans le ciel, autour de la lune brillante, resplendissent les astres ; l’air est sans un souffle ; toutes les étoiles sont visibles : le cœur du berger se réjouit. »

Cette joie intime du berger, c’est le sentiment poétique à sa naissance ; c’est du même coup le dernier terme de la poésie. La sérénité atteinte par une douce et profonde émotion, un contentement désintéressé produit dans l’âme humaine par une douce et profonde émotion, par une secrète communion avec la grandeur et la beauté, n’est-ce pas, pour les esthéticiens de l’école de Platon, le suprême effet de l’art ? Mais ce que nous essayons d’expliquer par l’analyse et l’abstraction, deux mots du vieux poète suffisent pour nous en faire sentir l’éloquente et simple réalité.

Les Grecs considéraient Homère, non sans raison, comme le foyer commun de toute leur poésie. Et, en effet, lorsque sous des influences particulières chaque genre naît et se forme, c’est une partie de l’épopée homérique qui s’en détache pour se développer ou se façonner dans des conditions nouvelles. Il y a une raison particulière pour remonter jusqu’à Homère à propos de l’idylle bucolique, c’est que Théocrite se rattache à lui par certains caractères du style. Il vise à la même naïveté ; comme lui, il détache chaque détail et semble s’y arrêter avec curiosité et avec admiration ; il paraît revenir à l’âge de l’épopée naissante, où la pensée s’éveillait, où tout était nouveau et digne d’intérêt. Mais la principale cause littéraire, qui détermina la naissance de la poésie pastorale, doit être cherchée dans cette pente naturelle qui entraîne en général la poésie vieillissante vers la description. On ne peut guère se dissimuler que c’est là un effet de la décadence. On décrit, nous ne le voyons que trop aujourd’hui, quand on n’a plus la force d’inventer ni de composer ; on remplace l’inspiration par l’analyse ; on suit servilement la réalité au lieu de la plier à sa pensée propre, et on lui demande ce qu’on ne trouve plus en soi-même.

Il est très vraisemblable que l’épopée est devenue de bonne heure en grande partie descriptive ; elle l’est déjà dans le grand fragment hésiodique, connu sous le nom de Bouclier d’Hercule, où la recherche du détail et de l’extraordinaire sépare profondément cette curieuse imitation d’Homère du modèle qu’elle prétendait suivre et peut-être dépasser. L’école d’Hésiode, par la nature des sujets qu’elle affectionnait, et les poèmes généalogiques ou ethnographiques qui se rattachaient à cette école, tendaient naturellement à remplacer l’intérêt dramatique par un intérêt de curiosité. Au lieu de se fondre dans un grand ensemble, il paraît probable que les tableaux et les descriptions y étaient plutôt traités isolément. Si nous avions les épopées cycliques, sans doute, au milieu d’incontestables beautés qui n’ont pas été perdues pour la tragédie grecque ni pour l’épopée latine, nous y relèverions aussi cette même cause d’infériorité par rapport aux poèmes homériques : les jugements d’Aristote et l’indifférence relative de la postérité semblent autoriser cette supposition, inégalement applicable, bien entendu, à des œuvres très différentes d’âge et de valeur. À mesure que l’on descend vers les temps historiques, le caractère descriptif se marque avec plus de certitude. L’Héracléide de Pisandre, formée nécessairement d’une succession d’aventures, se distinguait, nous dit-on, par le goût du pittoresque. Panyasis, soit en traitant à son tour le même sujet, soit dans le poème où il racontait les migrations des Ioniens en Asie Mineure, ne pouvait donner de même que des séries de narrations et de tableaux : il s’agissait pour lui de renouveler ou de soutenir l’intérêt par le détail. D’après les critiques de Plutarque et de Quintilien, nous voyons que c’était encore le détail qui, dans la Thébaïde d’Antimaque, suppléait, pour des juges trop indulgents, à l’absence de composition, de passion et de naturel. Il semble, il est vrai, que ce détail consistait surtout dans les recherches d’une élocution tendue et redondante ; mais, chez ces natures plus laborieuses qu’inspirées, un excès ne va guère sans l’autre. Avec les Argonautiques d’Apollonius, dont le nom va, bientôt après celui de Théocrite, illustrer la période alexandrine, il n’y a plus matière à aucun doute : l’abus du détail descriptif y règne souverainement.

Bornons-nous à rappeler pour la poésie lyrique, qu’au même temps où ces beaux ensembles musicaux, créés à la fois par l’inspiration et par la science, s’énervent et se décomposent, le dithyrambe athénien, qui représente dans le lyrisme le dernier effort d’invention, devient imitatif, c’est-à-dire qu’il cherche ses effets moins dans la force propre de la poésie que dans l’emploi de procédés musicaux et orchestiques qui parlent aux sens. C’était aux yeux et aux oreilles que s’adressaient surtout Philoxène et Timothée, quand ils représentaient, nous ne saurions deviner pour le second par quels artifices hardis, la danse du cyclope Polyphême et l’enfantement de Bacchus. « Quels cris elle pousserait, disait un des auditeurs, si elle accouchait d’un manœuvre au lieu d’enfanter un Dieu ! »

C’est dans la tragédie qu’on pourrait le mieux apprécier cette tendance à la description et voir comment elle se lie à la décadence de l’art. Grâce à Euripide, cette étude serait aussi facile qu’intéressante. Même dans les plus belles de ces nombreuses narrations, où le talent de frapper l’imagination et de toucher atteint parfois ses dernières limites, peut-être une critique rigoureuse relèverait-elle l’abus des effets plastiques. Mais il faudrait surtout signaler certains efforts pour renouveler l’intérêt des vieilles légendes héroïques par la copie étudiée des détails de la vie vulgaire. Rien de plus curieux à ce point de vue que son Électre, que les peintures détaillées du pauvre ménage de la fille d’Agamemnon, devenue l’épouse nominale du vertueux paysan qui lui a été imposé par la politique d’Égisthe et de Clytemnestre. Et notez que c’est la vie rustique dans un site champêtre qui est mise sous les yeux du spectateur, et qu’ainsi une véritable idylle, au sens moderne, se mêlait aux horreurs du parricide[2].

Tel était le mouvement général qui avait entraîné la poésie vers la description et lui avait fait chercher de nouvelles sources d’intérêt dans la représentation de la réalité matérielle. Théocrite y entra naturellement. Ses dispositions propres, dont ses vers sont l’évident témoignage, son amour pour la campagne le portaient à reproduire de préférence la nature agreste et la vie champêtre. C’est ce qu’on voit bien dans ses pièces épiques, qui appartiennent probablement au commencement de sa carrière. La plus étendue, et peut-être la première de toutes, Hercule tueur du lion, est en grande partie comme un épanouissement de poésie pastorale.

« Le soleil tourna ses chevaux vers le couchant, amenant le soir : les gras troupeaux de moutons revinrent du pâturage vers les parcs et les bergeries. Puis s’avancèrent les vaches par milliers, se succédant comme les nuées chargées d’eau qui se pressent dans le ciel, chassées en avant par la force du Notus ou du Thrace Borée : elles vont à travers les airs et l’on ne peut les compter, elles sont sans fin, tant le vent les roule en quantité les unes après les autres dans leur inépuisable succession. Ainsi se succédaient en masses infinies les vaches allant aux étables. Toute la plaine, toutes les routes se remplirent de la marche des troupeaux, et leurs mugissements ébranlaient les grasses campagnes… »

C’est la rentrée des merveilleux troupeaux d’Augias. Dans tout ce tableau et d’autres qui l’entourent respire une abondance facile et calme que l’harmonie du grec fait bien mieux sentir qu’aucune traduction. Cet idéal de richesse et de félicité champêtres, n’est-ce pas une des idées élémentaires de la pastorale ? La forme bucolique n’y est nullement ; l’ampleur du développement et le dialecte rattachent plus particulièrement ce petit poème à l’épopée, et il est plus imité d’Homère qu’aucun autre.

D’autres pièces, écrites en dorien, par cela seul se rapprochent davantage des allures de l’idylle. La poésie champêtre s’y introduit aussitôt que le sujet s’y prête. Ainsi, dans l’hymne en l’honneur des Dioscures, voyez avec quelle complaisance Théocrite s’arrête à peindre le lieu où Castor et Pollux rencontrent le monstrueux Amycus, la source limpide au pied d’un rocher poli, et les cailloux qui brillent au fond comme du cristal ou de l’argent à travers la transparence de l’eau, et les grands arbres qui ombragent ses bords fleuris. C’est la jolie composition intitulée Hylas qui, par le ton, le rythme, l’expressive brièveté du style, la grâce des détails et même la nature du sentiment chanté par le poète, — l’amour d’Hercule pour le bel Hylas à la chevelure frisée, — présente le plus d’analogie avec l’idylle bucolique. Du reste, ici comme dans tout Théocrite, les nuances sont délicates à saisir. Toutes ces pièces épiques, par le style et les procédés d’exposition, ont un air de famille ; toutes aussi, sauf peut-être le poème d’Hercule enfant, vrai chant de veillée comme ceux qu’y annonce Tirésias, ont un défaut plus ou moins marqué qui s’exagérera bientôt dans la grande composition d’Apollonius de Rhodes, c’est que le caractère en est indécis : ce sont des formes bâtardes de l’épopée, voisines tantôt des chants héroïques, tantôt des hymnes homériques, tantôt de ce qui va devenir l’idylle bucolique. Si Théocrite est devenu un poète supérieur, c’est qu’il s’en est dégagé ; c’est qu’il en a séparé cet élément champêtre, qu’il y introduisait volontiers, pour le traiter à part en le revêtant de formes particulières. Comme il arrive dans les créations littéraires de quelque importance, ce travail original eut pour point de départ et pour première matière de grossières ébauches et d’anciennes traditions conservées dans les mœurs. De même, ses mimes, son second titre de gloire, n’ont cette netteté et cette franchise d’effet que parce qu’en les écrivant il savait au juste ce qu’il voulait faire, et parce qu’il adapta le vêtement poétique à un objet bien déterminé, qui avait en soi un principe naturel d’existence, avant tout effort d’un art savant. Bornons-nous ici à parler de la pastorale, notre sujet.


III


Théocrite est trop souple et trop varié pour s’enfermer dans les limites d’une classification rigoureuse. Cependant on peut répartir les dix pièces dont se compose la partie bucolique de son œuvre entre deux divisions générales, en rangeant d’un côté celles qui se tiennent plus près de la réalité champêtre, et de l’autre les poèmes où sont développées des légendes locales. Sans attribuer à cette distinction une valeur absolue, adoptons-la comme assez naturelle et comme offrant un ordre commode. Mais d’abord remarquons que toutes ces pièces bucoliques ont emprunté à la Sicile les légendes qu’elles ont chantées comme les mœurs dont elles sont de poétiques imitations. La pastorale est tout à fait d’origine sicilienne. Si plus tard, dans la littérature moderne, l’Arcadie a presque supplanté la Sicile, c’est sans doute par suite d’une tradition à la fois mythologique et littéraire, qui a rattaché le chant pastoral au dieu arcadien de la syrinx et des troupeaux, à Pan, particulièrement honoré sur le Ménale. Cette tradition était établie dès le temps de Virgile ; elle le fut peut-être par lui. Dans une de ses églogues, il met en scène deux enfants arcadiens et il appelle le chant bucolique Mænalios versus. En tout cas, elle ne paraît pas remonter jusqu’à Théocrite.

« La Sicile aux nombreux troupeaux », a dit Pindare. Sa richesse en ce genre était aussi célèbre chez les anciens que la fertilité de ses plaines. En outre, de fraîches et poétiques vallées s’ouvraient dans les contreforts de la grande montagne de l’Etna. On conçoit donc qu’elle ait réalisé mieux que tout autre pays cet idéal de vie pastorale que l’antiquité s’est figuré avant nous, celui dont Lucrèce nous présente la charmante image. On se rappelle ces jolis traits : les bergers, élèves des oiseaux et des zéphyrs qui sifflent dans les tiges des roseaux, inventant les douces plaintes de la flûte dans les forêts profondes, au milieu des gorges des montagnes, dans des solitudes aimées et des loisirs divins,

Per loca pastorum deserta atque otia dia.

Ce vers ravissant remplace presque la gracieuse mythologie dont le poète philosophe ne veut plus. On l’a souvent cité, et c’est peut-être le souvenir plus ou moins net du trait si expressif otia dia qui a inspiré à Fontenelle la moitié vraie de cette théorie qui fait consister l’églogue dans « la conciliation des deux passions les plus fortes de l’homme, la paresse et l’amour. » Il n’a pas tort de dire, dans son langage peu poétique, que la vie pastorale, la plus paresseuse de toutes, convient le mieux à l’églogue. Les bergers, dans le calme de la nature, avaient le loisir d’en sentir la pénétrante influence ; ils étaient sollicités à la rêverie et à un certain mouvement d’imagination ; leurs mains libres pouvaient tenir la flûte, et elles le firent de très bonne heure, car Homère nous montre déjà deux bergers se charmant eux-mêmes avec leurs syrinx, pendant qu’ils suivent leurs troupeaux de bœufs et de moutons. C’est en Sicile que cette habitude naturelle prit la forme la plus déterminée, en même temps que naquirent et se formèrent des légendes pastorales d’un admirable caractère.

On raconte que, dans les villes de Tyndaris et de Syracuse, se développa une coutume liée au culte dorien, peut-être d’origine lacédémonienne, d’Artémis Fakélitis. Pendant la fête de la déesse, les bergers, venus de la plaine ou de la montagne, engageaient sous son patronage des luttes poétiques. On ajoute qu’ils se formaient en troupes, sous le nom de bucolistes, et qu’ils s’en allaient par la Sicile, et même l’Italie méridionale, répandre leurs chansons pour gagner renom et profit. Voilà l’origine populaire du chant bucolique, du bucoliasme, qui emprunte son nom aux bouviers, les plus riches et les premiers parmi les pasteurs. Diodore nous dit que de son temps cet usage existait encore et qu’il était toujours en faveur. En quoi consistaient ces chansons de bergers ? qu’était-ce que le talent des artistes, musiciens, chanteurs ou poètes ? quel était le rôle de la mémoire et celui de l’improvisation ? Il n’y a guère à chercher de réponses précises. Tout ce qu’on peut dire, c’est que sans doute la science naïve des pasteurs siciliens, tout en se perfectionnant par une longue pratique et tout en admettant une certaine variété, resta fidèle à des procédés et à des habitudes qui lui servaient comme de soutiens et la dispensaient de grands efforts d’invention. Un rythme facile fournissait aux idées, simples et courtes, un moule commode. Le vers intercalaire, d’origine sicilienne, nous dit-on, et né de la poésie populaire, ménageait des repos et, par le refrain qu’il formait, coupait le chant en petites strophes. Dans les couplets alternés, où un chanteur était tenu d’imiter l’autre par l’analogie des idées, des images, du tour et du rythme, cette loi de correspondance ne constituait pas seulement une difficulté à vaincre : les improvisateurs rivaux trouvaient aussi un secours dans ces répétitions, qui leur étaient imposées, mais qui présentaient à leur imagination, excitée par la lutte, des formes toutes prêtes à recevoir l’idée nouvelle.

Ces inductions se tirent de Théocrite lui-même. Nous n’avons point d’autres sources d’information : de copies très perfectionnées et très personnelles, il faut remonter aux originaux perdus. Et le fait est qu’on croit saisir chez le poète bien des éléments naturels qu’il a transformés et pliés à ses combinaisons. Il ne les emprunte pas seulement au bucoliasme ; il les prend en général dans la vie champêtre et les fait tous entrer dans des compositions tout entières de lui. Lisez, par exemple, la chanson de moissonneurs qui termine la xe idylle :

« Déméter, déesse des fruits abondants, des nombreux épis, puisse ce travail être facile et la moisson productive !
Serrez vos gerbes, botteleurs, de peur qu’un passant ne dise : « Les lâches ! voilà bien de l’argent perdu ! »
Tournez la coupure des chaumes vers Borée ou vers Zéphyre : ainsi l’épi s’engraisse.
En battant le blé sur l’aire, fuyez le sommeil de midi : c’est l’heure où la paille se fait le mieux.
Commencez la moisson quand s’éveille l’alouette, cessez quand elle s’endort, reposez-vous pendant la chaleur.
Heureuse, mes enfants, la vie de la grenouille ! elle ne s’inquiète pas de celui qui verse à boire ; elle a de quoi boire en abondance.

Tu ferais mieux de nous cuire des lentilles, surveillant cupide, au lieu de te couper les doigts en sciant des grains de cumin. »

Ce chant de Lityersès, comme l’appelle le moissonneur qui le chante, n’a rien de mythologique ; c’est à peine de la poésie. Ces apophtegmes et ces moralités, ces malices rustiques, sans le plus humble élan d’imagination ni la moindre intention de grâce, c’est la vie même de l’ouvrier de la campagne ; ce sont ses idées courtes, ses sensations renfermées dans le travail mercenaire qui le courbe sous le soleil ardent. C’est là précisément ce qu’a voulu rendre Théocrite ; il a voulu d’abord nous donner en quelques vers l’impression directe de la réalité champêtre. Il a voulu encore autre chose, et puisque nous sommes amené en premier lieu à cette idylle, indiquons tout de suite quelles oppositions, quelles nuances, quel art d’arrangement donnent son caractère et sa valeur à une des plus simples compositions du poète. Il met en scène deux personnages de nature très différentes, qui se font ressortir mutuellement : l’un, celui que nous venons d’entendre, est défini par sa chanson autant que par son langage ; c’est un rude ouvrier, tout à sa tâche ; l’autre, de la même condition, est un poète amoureux. Depuis onze jours qu’il aime, il n’a plus le cœur au travail ; en ce moment même, quoique au matin, sa faucille paresseuse abat le blé en lignes irrégulières et il reste en arrière de son compagnon, qui le gourmande ; mais l’amour pénètre cet esprit naïf d’un souffle délicat et le remplit de passion. Écoutez la chanson qu’il a faite pour l’objet de sa tendresse :

« Muses piérides, chantez avec moi la svelte jeune fille ; car tout ce que vous touchez, ô déesses, vous le rendez beau.
Charmante Bombyca, tous t’appellent noire Syrienne, maigre, brûlée par le soleil ; pour moi seul tu es dorée comme le miel.
Noire aussi est la violette, noire l’hyacinthe où se dessinent des lettres ; et pourtant dans les couronnes on les préfère à toutes.
Le cytise attire la chèvre ; la chèvre, le loup ; la charrue, la grue ; et moi, c’est vers toi que mon amour m’entraîne.
Que n’ai-je tout ce que, dit-on, possédait Crésus ! Tous deux, représentés en or, nous serions consacrés à Aphrodite :
Toi, tenant à la main tes flûtes, ou une rose, ou une pomme ; moi, avec un vêtement neuf et des chaussures neuves d’Amyclées à mes deux pieds.
Charmante Bombyca, tes pieds sont des osselets[3], ta voix une morelle[4]; ce qu’est ton air, je ne puis le dire. »

Comme tout, dans cette heureuse recherche de naïveté, est spirituellement expressif ! Auprès de son camarade, le jeune moissonneur est un savant : il connaît Crésus ; c’est un rêveur : il a des visions où il contemple sa statue d’or et celle de sa maîtresse ; mais comme il reste dans sa condition ! Il représente la poésie pénétrant dans la grossièreté des mœurs de la campagne. Ses amours ne paraissent pas bien relevés. Cette Bombyca, dont le nom sonore semble annoncer la profession, c’est une joueuse de flûte qui va dans les fermes jouer pour les moissonneurs ; maigre et noire, elle n’est belle qu’aux yeux de celui qu’elle a charmé et qui brave les railleries des autres. Tout cela vit, tout cela se voit et se sent, soit dans le dialogue des deux hommes, soit dans leurs chansons, par des traits naturels et par des contrastes d’une remarquable netteté. Sans les chansons, nous aurions un mime rustique ; ce sont elles qui constituent l’idylle bucolique par les correspondances symétriques qu’elles renferment. Elles commencent toutes deux par une invocation à des déesses en rapport avec chacun des deux sujets, Déméter et les muses ; et surtout chacune se compose de sept distiques, sortes de strophes bien courtes, mais suffisantes pour l’haleine des chanteurs. Cette petite pièce est d’une rare perfection. Ce qui en fait peut-être le charme principal, c’est ce qui se saisit le moins par l’analyse, c’est la vive impression de l’été dans la nature méridionale, qui circule partout et donne à la plupart des traits comme un parfum particulier.

Théocrite se prête mieux à l’analyse des détails qu’à un examen général. Chacune de ses idylles forme une pièce à part, qui a sa couleur et son style, diffère des autres par le dessein et la composition, réclame, par la multiplicité des intentions et le fini du travail, une étude particulière. Tout au plus peut-on rapprocher entre eux quelques-uns des dix poèmes bucoliques d’après certaines analogies de ton et de sujet. Il n’y a pas d’ailleurs à se préoccuper de l’ordre suivi dans le recueil. On lit dans l’argument de la première idylle qu’elle est placée en tête comme la plus agréable et comme faite avec le plus d’art, suivant le précepte de Pindare, qui recommande de « mettre à l’entrée d’une œuvre une façade qui brille au loin. » Il est possible en effet que l’éditeur inconnu l’ait choisie pour la première place à cause de sa valeur ; j’ajouterai qu’étant consacrée à Daphnis, le héros légendaire de la poésie bucolique, elle convenait comme pièce d’inauguration ; mais je doute fort, malgré l’opinion de Sainte-Beuve, qu’une pensée particulière de rapprochement ou d’opposition ait déterminé avec certitude la place des autres poèmes. Pourquoi, si l’on s’est réglé sur les ressemblances de ton, ne pas avoir mis la xe idylle à côté de la ive et de la ve ? Si l’on a cherché les contrastes, pourquoi séparer de la ve la viiie, si différente dans un cadre analogue ? Si l’on s’est inquiété du rapport des matières traitées, pourquoi la iiie ne précède-t-elle pas immédiatement la xie, qui est le développement mythologique du même thème, les plaintes d’un jeune amant rebuté ? Pourquoi enfin cette dernière n’est-elle pas plus voisine de la vie, qui a de même pour sujet les amours de Polyphême et de Galatée ? Ces questions, en prouvant que le hasard, ou tout au plus un simple souci de variété, a décidé de la succession des idylles dans le recueil, ont peut-être surtout le mérite d’indiquer un ordre pour les étudier. Il semble en effet assez naturel de commencer par les pièces les plus simples, en tenant compte de l’analogie et du rapport des sujets, et de terminer par celles où se reconnaissent un art plus savant et une délicatesse supérieure.

Il faudrait donc, dans cette étude minutieuse du détail que réclame un pareil poète, prendre d’abord la ive et la ve idylles. La ive, si vide au jugement de Fontenelle, si pleine auprès des siennes et surtout si vraie et si colorée dans sa simplicité rustique, n’a qu’un petit nombre de vers. Ce n’est qu’une conversation, qui marche au hasard, entre un bouvier et un chevrier mercenaires des environs de Crotone, de caractères différents, l’un naïf et doux, l’autre assez malveillant et agressif. L’état du troupeau du premier, des médisances sur ses maîtres, — un athlète et le vieux père que celui-ci a laissé chez lui en partant pour les jeux Olympiques, — font les principaux frais de l’entretien ; ces médisances s’interrompent un instant pendant qu’un des bergers retire à son compagnon, le querelleur, une épine que celui-ci s’est enfoncée dans le pied en courant après une vache ; « et voilà toute l’idylle », comme dit Fontenelle. Combien aujourd’hui s’aviseraient de contester l’intérêt d’une pièce qui, sans richesse d’invention ni distinction dans les sentiments, se soutient uniquement par la justesse et par le relief du détail ?

La simplicité ou, si l’on veut, la vulgarité n’est pas moindre dans la ve idylle ; certains traits, dont l’un a été adouci par Virgile, effaroucheraient à bon droit la délicatesse moderne. Ce qu’elle offre de plus intéressant pour une étude de l’art, c’est une image assez directe de la forme que paraît avoir revêtue primitivement le bucoliasme. Du moins Théocrite a-t-il voulu, dans une composition d’un artifice tout personnel, le montrer comme naturellement mêlé aux mœurs grossières des pâtres de l’Italie méridionale. Non-seulement ces deux mercenaires, très vulgaires interprètes de la mutuelle antipathie des Sybarites et des Thuriens, s’injurient et s’apostrophent en groupes symétriques de vers, où se glissent parfois les grâces de la poésie descriptive, — ce qui est une fiction tout artificielle ; — mais leur querelle aboutit à une joute poétique. Elle s’engage aussitôt qu’ils ont trouvé un juge, le bûcheron Morson, qui ramassait des bruyères dans le voisinage. C’est cette joute poétique qui rappelle plus directement la forme première du bucoliasme. Les deux adversaires luttent, pour ainsi dire, à coups de distiques, dont chacun est un petit développement sur une seule idée. Voici qu’elle paraît être la loi de ces sortes de combat. Un des deux chanteurs, désigné par le sort ou par une convention, commence, et cet ordre reste établi pour toute la lutte. Il débite des vers (ici il n’y en a que deux) sur le sujet qu’il lui plaît de choisir ; l’autre est tenu de répliquer aussitôt par le même nombre de vers, du même tour et dans le même ordre d’idées, et de rendre, par les analogies, les correspondances et les contrastes, au moins l’équivalent de ce qu’il vient d’entendre. Ils continuent jusqu’à ce que l’un d’eux renonce, ou que le juge, suffisamment éclairé, leur impose silence. Tantôt celui qui conduit la lutte reste dans des sujets voisins, tantôt il change brusquement de sujet et de ton. Le mieux est d’y mettre une grande variété. Ainsi, dans la ve idylle, la mention d’amours rustiques, ou réels ou de fantaisie, des échanges d’invectives et de proverbes caustiques, des souhaits de l’âge d’or appliqués au Crathis, le fleuve du pays, et à la fontaine de Sybaris, des admonestations aux moutons et aux chèvres, la peinture de leur félicité dans leurs pâturages, s’entremêlent dans une capricieuse incohérence. Cette rapide mobilité des thèmes forme comme les détours et les surprises d’une fuite où le coureur cherche à mettre en défaut une poursuite obligée de repasser sur toutes ses traces. C’est donc une lutte de souplesse et d’agilité entre deux improvisateurs, qui s’efforcent, l’un de déconcerter son rival par l’imprévu de ses évolutions, l’autre de ne jamais rester à court. La difficulté d’invention est égale pour tous deux ; si l’un doit renouveler à chaque instant les motifs du chant bucolique, il faut que l’autre en fournisse sur-le-champ des reproductions originales.

Les imitations, même celles de Virgile, ne donnent qu’une idée incomplète de Théocrite. Ce mouvement, cet imprévu, ce caprice, très sensibles dans la ve idylle, ne sont qu’imparfaitement reproduits dans la iiie églogue du poète latin ; de même qu’il s’en faut que le charme de la viiie idylle, plus faite pour tenter la grâce élégante de son génie, ait passé tout entier dans sa viie églogue. Le vers admiré de Fénelon :

Aret ager, vitio moriens sitit aeris herba,

est bien heureusement expressif, et il semble qu’on ne puisse rendre avec une concision plus pénétrante la souffrance de la nature, qui apparaît, aux yeux d’un amant, désolée par l’absence de sa maîtresse ; mais comparez au grec : comme tout, dans ce passage et ailleurs, est d’une poésie plus pleine, plus mollement abandonnée, plus vivante ! Il y a des traits que le poète latin, qui pourtant choisit et prend partout la fleur, n’essaie même pas de rendre ; par exemple celui-ci :

« Non, ni les domaines de Pélops, ni l’or de Crésus, ni une vitesse qui devance les vents ne me tenteraient ; mais sous ce rocher te tenant serré dans mes bras, je chanterai en regardant mes moutons paissant ensemble et la mer de Sicile. »

Quel tableau bien grec de volupté pastorale ! Mais laissons le détail qui nous entraînerait à citer indéfiniment, et continuons à marquer d’une manière générale les formes et les progrès du chant alterné ou, suivant l’expression grecque, amœbée.

Dans la viiie idylle, cette perle du recueil de Théocrite, la lutte à la fois ardente et aimable des deux beaux enfants se compose de deux parties. La seconde rappelle par la disposition les deux chants qui terminent la xe idylle et que nous avons cités plus haut. Chacun des chanteurs récite tour à tour et de suite quatre couplets de vers dactyliques. Tous deux s’y renferment dans la réalité de leur vie pastorale ; mais le second, Daphnis, le futur héros des bergers siciliens, s’y présente dans la fleur pudique de sa beauté adolescente, inspirant l’amour et relevant la simplicité des mœurs champêtres par une nuance plus délicate de sensibilité. C’est la première partie qui nous donne un développement intéressant du chant amœbée. Ici les couplets s’entre-croisent, et chacun se compose de deux distiques élégiaques. Ils offrent donc une forme déjà plus ample et un rythme qui a quelque chose de lyrique. C’est que l’idée elle-même a un caractère nouveau. Ce n’est plus, comme dans la ve idylle, un trait capricieusement lancé dans une succession incohérente : c’est, dans chaque strophe, comme une phrase d’un même thème musical : un seul sujet remplit tout le chant, lui donne le ton et la couleur. De plus, ce sujet est idéal ; les amours que chantent les deux enfants, ne conviennent point à leur âge, et d’ailleurs le style ne laisse aucun doute sur la pensée de Théocrite. Sa poésie, pleine de sève et brillante d’une saine limpidité, reste bien loin de la galanterie moderne ; mais c’est une fiction, qu’il place dans un cadre d’une grâce toute vivante.

Chez lui la fiction ira plus loin, et, à mesure qu’elle se développera plus librement, par un mouvement naturel elle élargira et brisera plus qu’à demi les formes étroites et pauvres du bucoliasme à deux parties. Ainsi la vie idylle est une sorte de drame improvisé. Daphnis, qui pose le thème, dépeint les agaceries de la nymphe Galatée, se jouant de l’amour de Polyphême ; et déjà cette peinture prend un caractère dramatique, car elle s’adresse au cyclope, que le peintre interpelle indirectement et encourage en entrant dans ses sentiments. Le rival de Daphnis, Damœtas, dépasse cette hardiesse : il revêt aussitôt le personnage de Polyphême, et c’est l’amant de Galatée que l’on entend exprimer naïvement sa passion. Voilà donc, peu s’en faut, une scène à deux rôles, où l’on trouve successivement l’expression plastique et l’analyse morale. Pour obtenir cette valeur d’effet et cette richesse relative de développement, Théocrite se dégage du moule bucolique. Déjà, dans le fragment dont l’éditeur ancien a formé le corps de l’idylle ixe, nous trouvons deux couplets assez étendus, dans lesquels les bergers rivaux opposent l’un à l’autre deux tableaux, celui des jouissances de l’été et celui des jouissances de l’hiver dans la vie pastorale. Mais les correspondances y sont sensibles, sinon aussi marquées que dans le dialogue bucolique. Chacun remplit exactement sept vers, dont les derniers sont analogues par les idées et par le tour. Ici au contraire, les répétitions symétriques ou parallèles de pensées et de formes ont complètement disparu. Le chant de Daphnis a quatorze vers et celui de Damœtas dix-neuf, et chacun conserve toute sa liberté d’allure. Ce qui établit entre eux un caractère commun et les rattache au genre bucolique, c’est la nature des idées, la langue et le rythme.

S’il semble que le bucoliasme ait dû son origine à des dialogues improvisés pendant la célébration d’une fête d’Artémis en Sicile et en Italie, il était dans la nature des choses que ces bergers chanteurs exerçassent leur talent ailleurs que dans ces occasions solennelles. Une fois retournés dans leurs montagnes, non seulement ils pouvaient se préparer entre eux à ces assauts poétiques et les renouveler dans ces encadrements pittoresques que Théocrite et ses imitateurs se sont plu à nous retracer ; mais, sans nul doute, en dehors de ces luttes d’improvisation, ils composaient à loisir dans les solitudes où ils gardaient leurs troupeaux. Théocrite dit lui-même par fiction dans l’idylle viie : « Vois si tu aimerais ce petit chant que j’ai composé naguère dans la montagne. » De là des chansons apprises et répétées, humbles monuments de la muse pastorale, transmis de génération en génération comme les nobles rapsodies de l’épopée. C’est ainsi que durent se conserver les vieilles légendes siciliennes de Daphnis et de Comatas. Un berger, renommé pour son talent de poète ou de chanteur, disait, à la joie de son public champêtre, la chanson de Comatas ou la chanson de Daphnis, son œuvre ou celle d’un autre berger. Sans doute aussi, celui chez qui s’était éveillé l’instinct poétique et qui se sentait en possession des ressources d’un art bien simple, était tenté par les sujets qui s’offraient d’eux-mêmes à lui : la nature environnante, ses troupeaux, sa vie, ses amours vrais ou supposés. Qui prétendrait définir et limiter avec précision le mouvement poétique dans ces âmes naïves, quand elles reçurent le souffle de la muse dans la libre simplicité des mœurs pastorales de la Sicile ? Ce qui manqua, ce fut moins la variété des sujets que l’ampleur du développement et la perfection de l’art.

Qu’étaient-ce, en effet, que ces accents qui, avec le son du chalumeau, s’échappaient des vallées ombragées de la Sicile, comme la voix douce et sauvage de cette gracieuse nature ? Quelle était la forme, quel était le rythme de ces chansons ? Il est probable qu’elles conservaient une ressemblance extérieure avec les chants alternés. Des couplets très courts, comme l’inspiration du poète, quelquefois séparés par un refrain, des répétitions de coupes, d’expressions, d’idées, dont le balancement régulier berçait agréablement son oreille et entretenait dans son esprit une excitation modérée qui suffisait à sa force d’invention : tels furent, semble-t-il, les caractères de la seconde forme du bucoliasme. C’est, du moins, ce que l’on peut induire de certaines pièces ou de certains morceaux de Théocrite, qui, en recueillant ces éléments primitifs, ne les a certainement pas dénaturés : il a dû, au contraire, s’étudier à les conserver, comme ce qui constituait le style propre du genre qu’il introduisait dans le monde littéraire.

À cette seconde espèce de bucoliasme appartiennent les petits morceaux non dialogués qui se trouvent dans la xe et la viiie idylles. On peut y rattacher toute la troisième, cette charmante plainte amoureuse qu’un jeune chevrier vient chanter au seuil de la grotte d’Amaryllis, sorte d’élégie pastorale, où une passion naïve s’épanche en petites phrases de deux ou trois vers, proportionnées aux courts élans de l’imagination, première idée de la belle composition du Cyclope, qui reprend le même thème, mais avec la liberté de rythme et la largeur de développement que demande une conception plus puissante. L’œuvre à la fois la plus caractérisée et la plus artistement construite à l’image du bucoliasme non dialogué, c’est le chant de Daphnis dans la première idylle. D’après la distribution la plus vraisemblable, cette poétique complainte sur la mort du héros pastoral se compose d’une série de couplets de quatre vers, séparés par un vers intercalaire ou refrain, par lequel le poète semble s’encourager lui-même à l’effort nécessaire pour chaque nouveau développement : « Commencez encore, ô muses, commencez un chant bucolique. » Une légère modification annonce aux derniers couplets que la narration touche à sa fin : « Cessez, ô muses, allons, cessez le chant bucolique. »

Enfin Théocrite tire un admirable parti de ce genre de composition dans le mime des Magiciennes. Les strophes de quatre vers, où est décrite, ou plutôt mise sous les yeux, la scène d’incantation ; celles de cinq, où l’amante de Delphis raconte l’origine et les phases de son amour, se succèdent faciles et variées, sans que l’expression, nette et profonde, ardente et douloureuse, soit un instant refroidie, sans que l’on cesse d’y sentir comme circuler le mal qui dévore la femme délaissée, malgré le retour périodique du vers intercalaire : « Oiseau magique, attire mon amant vers ma demeure. » — « Connais d’où vint mon amour, ô divine Séléné. » Ces invocations, dont la première accompagne les rites magiques, et la seconde le récit, soutiennent de leur note passionnée l’excitation de cette magicienne par amour, jusqu’au moment où, ayant tout accompli, rassasiée du triste plaisir de se retracer à elle-même ses émotions et ses souffrances, elle retombe dans la réalité présente. Est-ce seulement à une espèce de chant bucolique que Théocrite emprunta cet usage du refrain, ou bien l’avait-il trouvé aussi dans d’autres formes de chanson populaire en Sicile, où l’on nous dit que ces refrains étaient une habitude locale ? C’est ce que nous ignorons. Toujours est-il qu’il établit un rapport entre l’idylle des Magiciennes et l’idylle franchement bucolique qui renferme le chant de Daphnis.


IV


C’est ainsi que Théocrite recueille, pour leur communiquer la vie de l’art, la vie durable, les formes particulières de chant que lui offre la Sicile. En ayant soin de leur conserver leur caractère, il crée une poésie nouvelle, capable de réveiller la sensibilité littéraire de ses contemporains. Nous avons déjà dit qu’il ne s’enferme pas étroitement dans ces formes ; il s’y meut avec liberté, les assouplit à son usage ou même s’en affranchit, suivant le ton qu’il veut prendre et la nature des effets qu’il veut produire. Il ne se borne donc pas à une ingénieuse appropriation ; en vrai poète, il domine la forme et la plie à exprimer ce qu’il veut et ce qu’il sent. Parmi ces pièces si variées, il en est une tout à fait à part et que beaucoup considèrent comme le chef-d’œuvre de la pastorale grecque, c’est l’idylle des Thalysies, la septième dans le recueil. Heinsius l’appelait divine, toute de lait (lactea), plus douce que le plus doux miel, la reine des églogues. Sainte-Beuve, dont j’ai déjà rappelé l’intelligente admiration pour Théocrite, s’est plu à l’analyser en détail et à en traduire des morceaux. Les anciens en ont imité une foule de vers ; Virgile surtout y a beaucoup puisé. Or ce qui frappe, quand on essaie de rattacher la pastorale de Théocrite à son origine, c’est que par la forme ce poème ne se rapporte à aucune des deux espèces du bucoliasme sicilien : on n’y trouve ni dialogue régulièrement alterné avec des effets de symétrie et d’antithèse, ni couplets à refrain. Faut-il voir dans ce fait une confirmation d’une opinion émise par des critiques, et en particulier par Fritzsche, d’après laquelle les Thalysies seraient une œuvre de la jeunesse du poète, antérieure à son séjour en Sicile et à une action directe des influences locales qu’il y subit ? Théocrite, en effet, s’y représente comme jeune, place la scène à Cos, où une tradition le fait naître et où il fut très probablement élevé, et y mentionne avec complaisance des lieux et des habitants de cette île. Mais, d’un autre côté, les éléments siciliens y tiennent aussi une grande place, et il nous paraît, pour le moins, aussi vraisemblable que, dans cette composition, où la fiction a beaucoup de part, il ait pris plaisir à retracer et à présenter comme récents des souvenirs de sa jeunesse. Sans prétendre savoir ce qui ne nous est attesté par aucun témoignage certain, ni déterminer au juste à quel moment de la carrière poétique de Théocrite appartient cette idylle, essayons d’indiquer ce qui en a fait le succès.

Nous venons de dire que les Thalysies ne sont une imitation d’aucune des deux formes du bucoliasme. Ce n’est donc pas le mérite d’une habile appropriation qui séduisit les connaisseurs. Non ; mais ils y trouvèrent, ainsi que tous ceux qui aimaient la pastorale, ce qui fait surtout le charme de ce genre de poème, une plénitude champêtre de vie facile et douce, une impression de calme et d’abondance dans la simplicité rustique, un idéal de mœurs pastorales qui, sans s’élever ni se raffiner ni se passionner trop, s’embellit par le sentiment des beautés de la nature agreste, par la poésie et par l’amour. En parlant des origines de la poésie champêtre, nous rappelions naturellement les jolis vers d’Hésiode sur les plaisirs de l’été, et nous montrions comment le tableau du vieux poète se rétrécissait pour entrer dans le moule gracieux d’un couplet bucolique. Veut-on le voir, au contraire, s’amplifier et s’animer dans un développement plus riche : qu’on lise la fin des Thalysies, cette peinture d’un repas de sacrifice, où les invités, étendus sur des lits de jonc et de pampres fraîchement coupés, à l’ombre des peupliers et des ormes doucement balancés par le vent, parmi les poiriers et les pommiers qui versent leurs fruits autour d’eux, respirent toutes les senteurs de l’été à son déclin, en entendent tous les bruits, le chant voisin des cigales, le gémissement lointain des tourterelles, le bourdonnement des abeilles, et aussi le murmure tout proche d’une fontaine qui s’échappe d’une grotte et dont les nymphes mêlent au vin leur pur nectar, et s’abandonnent à la sensation délicieuse de cette fête de la nature, à laquelle préside la déesse des biens de la terre, Déméter Aloas, souriante sur son piédestal, les deux mains chargées d’épis et de pavots. Le ton, le cours abondant et facile des vers, le charme pénétrant des expressions et des tours, l’art d’une composition qui se dérobe, font de cette description un morceau de maître, et personne ne l’a lue sans l’admirer.

Il y a, dans l’idylle des Thalysies, un autre genre de mérite très différent, que le poète a eu le talent de concilier avec le premier, et par lequel, assurément, il s’attira les suffrages de ses contemporains, dont il flattait les goûts raffinés, en même temps qu’il reposait leur imagination par ces tableaux de la campagne. Je veux parler des personnalités non déguisées ou allégoriques, qui tiennent au fond réel du sujet ou qui s’y adaptent ingénieusement. La scène, avons-nous dit, se passe dans l’île de Cos, et tout porte à croire que Théocrite assista réellement à cette fête domestique de Cérès, dont il célèbre le souvenir. Il nomme les hôtes qui le reçoivent à leur campagne, Phrasidamos et Antigène, deux frères issus d’une des premières familles du pays. Il nomme aussi leur compatriote, Philétas, l’élégiaque illustre, son maître, et le poète Aratus, son ami. Avec ces noms s’en rencontrent un certain nombre d’autres, dont on ne sait s’ils sont altérés ou fidèlement reproduits, mais qui désignent des personnages véritables. Enfin, deux bergers, les principaux acteurs du petit drame, ceux qui conversent ensemble et font assaut de talent poétique, sont Théocrite lui-même, qui se cache à demi sous le nom de Simichidas, reconnaissant ainsi, d’après des témoignages anciens, l’affection et les soins de son beau-père Simichos, et un autre poète, qu’il appelle Lycidas et dont on ignore le vrai nom. Nous voilà donc dans un monde réel, avec des personnages dont chacun était bien connu des lecteurs contemporains, et dont ils prenaient plaisir à retrouver la physionomie et les allures sous ces vêtements et ces dénominations de fantaisie. De là, tout un ordre d’effets obtenus par un art délicat et spirituel. À la distance où nous sommes, beaucoup nous échappent sans doute ; mais il en est que nous pouvons encore reconnaître. Ainsi nous voyons sans peine comment Théocrite s’est plu à se mettre lui-même en scène sous les traits d’un jeune berger naïf, plein de confiance dans son talent naissant de poète et pressé de le produire. Et, à ce propos, remarquons que cette observation pourrait bien décider d’une manière générale la question de date. En effet, ce plaisir que Théocrite prend à marquer ces traits de jeunesse, cette ironie avec laquelle il les dessine pour en faire un portrait, dont on ne saurait garantir la ressemblance, autorisent à supposer un assez grand intervalle entre la date de cette composition et le temps qu’elle dépeint : ce n’est pas sur ce ton qu’un jeune homme fait les honneurs de sa personne. Ajoutons qu’un passage satirique contre les émules impuissants d’Homère semblerait indiquer qu’alors Théocrite avait lui-même renoncé à toute velléité épique et choisi décidément sa voie.

Il y a une chose incontestable, c’est que ces allégories pastorales, dans la nuance saisie par le poète, ont le plus souvent une saveur fort piquante. Voyez la chanson de Lycidas, ces vers d’une grâce alexandrine et d’une si douce élégance, aboutissant au tableau de la fête champêtre par laquelle il se promet de célébrer le succès de ses amours. Quel ingénieux mélange de recherche délicate et de simplicité pastorale ! Ce sont les légendes bucoliques de Daphnis et de Comatas que chantera, pendant le repas, le pâtre sicilien chargé d’y introduire la poésie ; et Lycidas, sans doute en réalité un poète très civilisé, subit d’avance si complètement le charme de ces légendes de bergers tant de fois redites, il s’éprend d’un tel enthousiasme pour le chevrier Comatas merveilleusement sauvé par les muses, qu’il s’écrie lui-même : « Ô bienheureux Comatas… que n’es-tu de nos jours au nombre des vivants ! Je ferais paître tes chèvres dans les montagnes en écoutant ta voix… » Le même mélange existe dans la chanson de Simichidas ou Théocrite. Avec une élégance tout anacréontique, il appelle les Amours, « pareils à des pommes rougissantes, » pour qu’ils percent de leurs flèches l’insensible objet de la passion du poète Aratus ; mais il confie aussi les intérêts de son ami à une divinité pastorale, à Pan, qu’il menace, pour stimuler son zèle, de la flagellation superstitieuse que les Arcadiens infligeaient à sa statue, et il termine en conseillant à l’amant malheureux d’user d’un remède tout populaire, de s’adresser à quelque vieille qui, en crachant, le délivre de ses maux.

Cette incomplète analyse suffit pour faire voir la diversité des éléments que Théocrite a voulu rapprocher ; mais ce qu’elle ne fait nullement saisir, ce sont les intentions et les effets ; c’est l’impression d’une naïveté, parfois presque puérile, s’intéressant à chaque détail, avide de toutes les notions vraies ou merveilleuses qui peuvent parvenir jusqu’à des oreilles rustiques, s’abandonnant à de courts élans de sensibilité et de poésie pour retomber aussitôt dans la réalité familière ; c’est la grâce, naturelle ou étudiée, qui est répandue sur tout : c’est enfin le ton bucolique, qui consiste dans le rythme des vers autant que dans la mesure et le caractère des sentiments.

Je m’étonne que Saint-Marc Girardin, habitué à suivre les idées littéraires dans leurs évolutions à travers les peuples et les siècles, n’ait pas, quand il a touché à la pastorale, cédé à la tentation de caractériser les différentes formes que revêt l’allégorie suivant les mœurs. Sans doute sa critique ingénieuse et spirituelle nous aurait offert plus d’une comparaison piquante entre le Lycidas de Théocrite et les bergers italiens ou français. Mais je crois qu’il se serait surtout arrêté à rapprocher de l’inventeur du genre le premier et le meilleur de ses imitateurs latins, à comparer Théocrite et Virgile. C’est chez eux qu’existe réellement une lutte pour introduire la nature et la vérité champêtre dans une donnée artificielle. Et encore, quelle différence entre l’original grec et son élégant émule ! Virgile se suppose assis au milieu de ses chèvres et tressant une corbeille avec des tiges grêles d’hisbicum, pendant qu’il chante la douleur amoureuse de Gallus et cherche ainsi à lui ramener sa maîtresse infidèle : où y a-t-il là même un semblant d’illusion ? Le chevrier des Thalysies est bien autrement réel, malgré l’intention ironique d’un portrait qu’un peintre n’aurait qu’à transporter sur la toile :

« C’était un chevrier, et nul à sa vue ne s’y serait trompé, car il avait toute l’apparence d’un chevrier. Sur ses épaules il portait la peau velue d’un bouc fauve qui sentait la présure fraîche (il venait de s’y essuyer les mains en faisant des fromages, nous explique le commentateur ancien) ; sur sa poitrine un vieux manteau était serré par une ceinture tressée, et il tenait de la main droite un bâton recourbé d’olivier sauvage. »

J’imagine que l’original de Lycidas était un élégant, qui s’amusa fort de cette transformation, et que le seul trait exact du portrait de fantaisie tracé par Théocrite, c’est ce sourire tranquille qui distend ses lèvres entr’ouvertes et qui fait briller ses yeux, quand, avec une bienveillance légèrement railleuse, il adresse la parole à son jeune compagnon. Mais ces nuances de spirituelle ironie, comme toutes les autres allusions, sont comme enveloppées par l’atmosphère vraiment champêtre où se meut toute la pièce. Virgile, cet amant si fin et si passionné de la nature, ne conserve qu’une faible part de vraisemblance pastorale dans ses églogues allégoriques ; et il n’a pas d’esprit : ce n’est pas en se jouant à la surface, c’est en pénétrant au fond des âmes touchées par la douleur ou par la passion que son génie se révélera. Et déjà qu’y a-t-il de plus gracieusement tendre que cette même idylle de Gallus ? De quelle abondance de traits touchants n’a-t-il pas enrichi ces imitations, et comme son art délicat soutient sa fiction par la valeur poétique du détail ? Le détail, en effet, veut être étudié de très près chez lui comme chez Théocrite, et c’est pour cela qu’on ne peut les comparer sérieusement l’un à l’autre que le livre en main. Leurs ouvrages sont comme des pièces précieuses d’orfèvrerie, qui frappent tous les yeux par l’élégance de la forme et du dessin général, mais dont chaque ciselure réclame l’attention des connaisseurs.

À la fin de cette revue rapide des idylles bucoliques de Théocrite, nous voici ramené à notre premier point de vue : l’inévitable influence qu’une civilisation avancée exerça sur cette idée d’un retour littéraire vers les mœurs pastorales de la Sicile. Nous avons essayé d’indiquer de quelle façon le poète emprunta à ces humbles trésors populaires que gardaient les montagnes et les vallées de cette belle île, certaines formes, certaines sensations et certaines peintures. Il resterait à parler des légendes qu’il y trouva et de l’usage qu’il en fit.


II

LES LÉGENDES



I


Un des faits les plus intéressants à étudier dans l’histoire des littératures, c’est le travail de l’art s’appliquant à des éléments nés d’eux-mêmes et leur donnant une nouvelle et durable existence. En réalité, ce travail est une des principales formes de l’invention littéraire. Chez les Grecs, qui ont beaucoup inventé, il se présente plus d’une fois à notre observation ; nous le rencontrons à l’origine même de la poésie, car il est au fond de ce que l’on appelle la question homérique. Les grands poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée sont les résultats d’une élaboration de ce genre. On s’accorde aujourd’hui à penser que de ce sol poétique de la Grèce est sortie d’abord comme une germination spontanée de petits chants sur les hommes et sur les dieux. Quelque opinion qu’on ait d’ailleurs sur la manière dont ils vinrent se fondre en partie dans ces vastes ensembles, l’épopée apparaît à sa naissance comme une production naturelle et anonyme de l’âge héroïque chez une race privilégiée. Elle sort des entrailles mêmes de la Grèce, offrant son immense et mobile matière à la féconde industrie de l’art, qui la façonne et la fixe en lui imposant des formes et un rythme déterminés. Sans faire de Théocrite un Homère, il est intéressant de voir comment, dans des proportions plus humbles, il accomplit une œuvre analogue, et comment l’invention poétique procède de même aux deux extrémités de la longue période de création qu’a pu remplir le génie grec. Nous avons essayé de montrer dans la pastorale de Théocrite une imitation savante et libre du bucoliasme des bergers siciliens. Outre certaines formes et certaines idées particulières, les montagnes et les vallées de la Sicile lui fournirent aussi des légendes locales, que des poètes sans nom y avaient conservées et transmises pendant des siècles.

La Grèce possédait ainsi un certain nombre de légendes, en rapport avec les impressions de la campagne et de la nature sauvage, dont, longtemps avant Théocrite, une poésie plus ou moins originale ou savante avait perpétué le souvenir. Laissons de côté les chants d’une origine exotique, comme le Bormos des Maryandiniens, qui avait pour sujet la disparition d’un beau jeune homme parti pour aller chercher de l’eau à ses moissonneurs altérés. Laissons même le Lityersès d’origine phrygienne, mais qui, d’après le témoignage de Théocrite lui-même, s’était répandu jusqu’en Sicile, où il était devenu le nom général des chansons de moissonneurs. Rappelons de préférence un chant pastoral — c’est ainsi qu’on le désignait, — que son caractère érotique et la légende romanesque qu’on y avait adoptée rattachent plus directement au genre qui lui avait donné son nom. « Les grands chênes, ô Ménalcas,… » s’écriait, dans une plainte amoureuse dont nous n’avons que ces mots, une jeune fille, Eriphanis, que la passion avait rendue poète. Éperdument éprise du chasseur Ménalcas, elle errait sans trêve à travers les bois et les montagnes, et les bêtes sauvages étaient touchées de sa douleur. Ménalcas lui-même aimait avec passion la Cyrénéenne Évippé, et, ne pouvant survivre à ses dédains, il se précipitait du haut d’un rocher. Cette légende du chasseur Ménalcas semble avoir été une version ou une répétition eubéenne de la légende sicilienne de Daphnis[5].

Avec elle on entre dans un ordre de sujets qui paraît s’être développé sous l’influence de Stésichore et qui fait ainsi remonter à une haute antiquité les premières origines du roman. Tel était celui qui servait de thème à un chant de jeunes filles appelé le chant d’Harpalycé. Amante désespérée d’Iphiclos, Harpalycé se tuait de douleur[6].

Telle était aussi la mort de Calycé, racontée par Stésichore lui-même dans une œuvre inspirée par une pensée plus délicate et chantée de même par des femmes. Calycé était une jeune fille tendre et chaste qui, ne pouvant devenir l’épouse d’Évathlos, se jetait dans la mer du haut du rocher de Leucade. On se demande ce que pouvaient être, traitées par ce puissant génie du lyrisme héroïque, ces délicatesses de fantaisie romanesque et amoureuse ; mais nous savons que chez lui la souplesse et la grâce égalaient l’expression pathétique et la force d’invention. Son poème de Rhadina en était encore une preuve. Du reste, s’il laissa en ce genre un héritage littéraire, ce ne fut pas à Théocrite, quoiqu’il eût avant lui emprunté une légende de Daphnis aux montagnes de leur patrie commune. Ses héritiers seraient plutôt les élégiaques de l’école d’Antimaque, les alexandrins comme Hermésianax et Callimaque, et, plus tard, les romanciers comme Héliodore ou Achille Tatius.

Théocrite, lui, traita les légendes siciliennes dans un tout autre esprit. Sans parler de la manière toute personnelle dont il y adapta les formes bucoliques, son mérite propre est d’en marquer avec une expressive netteté le caractère primitif et la poésie naturelle. Il a fait entrer dans ses idylles trois légendes : celles de Comatas, de Polyphême et de Daphnis. La légende du chevrier Comatas, nourri de miel par les Muses dans le coffre où son maître l’avait enfermé pour le punir de leur sacrifier aux dépens du troupeau confié à ses soins, est une sorte de conte naïf dont le merveilleux prêtait peu au développement. Théocrite se contente de l’exposer sous forme indirecte dans quelques vers de la viie idylle, auxquels il s’étudie spirituellement à donner une saveur toute pastorale. Les légendes amoureuses de Polyphême et de Daphnis lui fournissaient une matière beaucoup plus riche. Il en a tiré trois de ses plus belles pièces, dont l’étude est pleine d’intérêt.


II


Qu’était-ce, au temps de Théocrite, que la légende sicilienne de Polyphème, « le Cyclope de chez nous, » comme il dit lui-même ? C’est ce qu’il faudrait savoir pour apprécier la manière dont il l’a traitée. Sans insister sur les obscures origines des croyances sur les Cyclopes dont assurément le poète ne s’était jamais inquiété, rappelons que les Cyclopes siciliens appartenaient à la seconde des deux classes principales auxquelles on rapportait ces êtres monstrueux. La première se composait des trois Cyclopes hésiodiques, puissances élémentaires du monde, divinités du ciel orageux, personnifications des phénomènes de la foudre : l’éclair (Stéropès), le grondement (Brontès), le coup éblouissant et rapide (Argès). Il semble que, par suite d’une assimilation fréquente entre les nuages du ciel et les vagues amoncelées de la mer, les Cyclopes aient changé d’élément et que l’imagination des Grecs, qui avait vu parmi les sombres nuées se dessiner leur corps gigantesque et briller leur œil unique, ait cru reconnaître leurs formes au milieu des flots dans l’éblouissement de la tempête. Frères de tant de monstres enfantés par la mer, ils se dressaient près des écueils, dans le mouvement des vagues bondissantes, qui, selon une conception mythologique issue de la langue, formaient leurs immenses troupeaux de chèvres.

Ainsi est née la seconde classe de Cyclopes, les Cyclopes homériques, que le poète de l’Odyssée place aux extrémités du monde sur des rivages merveilleux. Polyphême, le premier d’entre eux et leur représentant, est fils de Poseidon et de Thoosa, la nymphe rapide, qui personnifie la course des vagues furieuses et, comme les Gorgones et les Grées, les vieilles dont la blanche chevelure apparaît dans les vagues écumantes, appartient à la monstrueuse et fantastique descendance de Phorcys, le frère et l’époux de Céto. Ce sont donc les flots furieux qui ont jeté ces êtres immenses au milieu des rochers de la côte avec lesquels ils se confondent. Mais la terre, en prenant possession d’eux, les dépouille de leur nature marine. La Sicile, où leur mythe se localise, le pays des pâturages et de la vie pastorale, les transforme en bergers ; bergers sauvages et cruels, il est vrai. Conservant toute la brutalité des forces physiques, étrangers aux lois humaines et divines, à toute science et à toute industrie, ils errent solitaires dans les vallées et les montagnes, toujours en vue de la mer, leur élément primitif.

Voilà sur quelle conception le poète de l’Odyssée a marqué son empreinte, et son Polyphême s’est conservé pendant des siècles tel qu’il l’avait créé. C’est lui que nous reconnaissons encore dans le Cyclope d’Euripide. Mais, vers le même temps, la poésie dithyrambique s’empare d’un développement sicilien de la légende. Le caractère pastoral de Polyphême se complète ; il chante et il est amoureux : l’objet de sa passion est la nymphe Galatée, et il cherche par ses chants à se consoler des dédains de sa maîtresse. Dès lors il appartient à la poésie bucolique, et il n’est pas surprenant que Théocrite l’ait pris pour sujet dans deux de ses plus belles idylles, la vie et la xie.

Comme il était naturel, c’est le côté pastoral et purement sicilien qui domine chez lui. Les dithyrambiques, Timothée et Philoxène, en traitant le sujet de Polyphême, s’étaient beaucoup moins détachés d’Homère. Le Cyclope du second, où nous savons qu’il introduisait Galatée, donnait, semble-t-il, sous une nouvelle forme, la scène d’ivresse de l’Odyssée, que le drame satyrique d’Euripide avait déjà adaptée au théâtre. Celui-ci faisait chanter Polyphême et chargeait Silène de le transformer en buveur élégant : Philoxène, dans son dithyrambe imitatif, fit danser cet être lourd et informe, et la danse de Polyphême devint un thème habituel de danse mimique. Théocrite en parle dans la viie idylle, et le témoignage d’Horace[7] nous montre qu’il avait été adopté à Rome par les pantomimes. Le caractère comique y était encore marqué d’une autre manière, qui devait être plus piquante, s’il est vrai que le Cyclope, avec sa lyre et son aspect inculte, était une image du tyran de Syracuse, Denys l’Ancien, également malheureux dans ses amours et dans ses tentatives poétiques. Y avait-il d’ailleurs dans le poème de Philoxène des pensées plus délicates, c’est ce dont on ne peut douter en retrouvant quelques expressions élégantes et passionnées dont Théocrite s’est souvenu. Sans doute cette composition singulière, dont les curieux doivent particulièrement regretter la perte, nous aurait beaucoup appris sur la variété de l’art grec et sur cette souplesse qui lui permettait d’unir les éléments les plus disparates. Ce dithyrambe obtint chez les anciens une célébrité dont une parodie d’Aristophane[8] est un premier témoignage. C’est de cet ouvrage que paraît dater l’introduction des amours de Polyphême et de Galatée dans le monde de la poésie et de l’art. Ils y eurent désormais leur place. Aussi figuraient-ils dans les galeries amoureuses des auteurs alexandrins, qui les transmirent à Ovide et à Lucien[9] parmi les sujets les plus favorables au merveilleux galant. Mais auparavant Théocrite y imprima sa marque particulière.

Ce qui me frappe d’abord en lui, c’est qu’il paraît seul avoir repris et traduit sous une forme gracieuse l’idée première de la légende sicilienne. Dans le mythe marin, j’ai dit comment les Cyclopes semblaient s’être séparés de leur élément originel pour se fixer parmi les rochers du rivage. La néréide Galatée est aussi une enfant et une personnification de la mer ; mais ce qu’elle représente, ce n’est point, comme les Cyclopes, le trouble furieux, c’est, au contraire, ainsi que l’exprime son nom, le calme, la douce et lumineuse sérénité des flots ; et, loin de s’en séparer, elle y reste attachée comme un élément persistant de grâce et d’attrait. Lors donc que Polyphême se sent attiré vers Galatée, c’est la mer, la mer qu’il a quittée pour ne plus y revenir, qui l’invite sous son plus séduisant aspect, et il ne peut détacher d’elle ni ses yeux ni ses désirs impuissants. Elle irrite sa passion et ne la satisfait jamais. Ainsi sur le rivage les vagues douces et brillantes s’avancent et se retirent régulièrement ; et même, si je ne m’abuse, ce gracieux phénomène n’est point étranger à l’origine mythique des coquetteries de Galatée, qui s’approche de son amant et s’enfuit lorsqu’il veut la saisir.

Sans aucun doute, Théocrite ne songeait pas à ces interprétations physiques du mythe de Polyphême et de Galatée ; pas plus que les anciens poètes ou les artistes, il ne faisait d’exégèse mythologique. Voyez cependant comme à son insu il reproduit fidèlement ce qui fait le caractère primitif de ce mythe : « Tu viens aussitôt, chaque fois que me tient le doux sommeil ; tu t’enfuis indifférente, aussitôt que me quitte le doux sommeil. » Et la répétition des mêmes mots, avec le balancement symétrique des vers, rend l’effet encore plus sensible. Ce trait appartient à la xie idylle ; c’est surtout dans la vie, dont nous avons déjà remarqué l’ingénieuse et dramatique composition, qu’est rendue l’idée élémentaire. La mer est calme et limpide ; quand, le long du rivage caressé par le léger mouvement des flots, le chien du Cyclope court en aboyant, les yeux fixés sur la nymphe qui vient de lui lancer une pomme, l’eau réfléchit son image, et Galatée elle-même provoque son amant du sein des vagues transparentes.

Théocrite s’en est tenu à la peinture des coquetteries de Galatée. Déjà peut-être le mythe, déviant de la pensée première, s’était développé dans un sens romanesque. La passion partagée d’Acis, la jalousie et la vengeance de Polyphême formaient un thème de légende amoureuse, tout à fait dans le goût de l’élégie depuis Antimaque. Et d’ailleurs la légende d’Acis était celle d’un fleuve sicilien. Les sources du récit d’Ovide peuvent donc remonter au moins jusqu’au temps de Théocrite. Mais, que celui-ci connût ou non cette légende, il ne la fit pas entrer dans ses poèmes. De même, il laissa de côté ou fit à peine entrevoir dans le lointain, par un seul trait, la cécité du Cyclope, prédite, selon la tradition homérique, par Télémos. Son sujet, c’est uniquement la peinture de l’amour de Polyphême pour Galatée, et la teinte dominante dont il la revêt n’a rien de commun avec ces tragiques aventures.

Son Cyclope, en effet, — et c’est sans doute une idée qui lui appartient, — est jeune et paré d’une certaine grâce pastorale. Il n’a pas seulement la confiante naïveté de la jeunesse, il en a l’éclat. On lui a dit qu’il n’était pas sans beauté, et il le croit ; car, un jour que la mer était calme et unie, il y a miré son image ; et sa barbe et ses dents, blanches comme le marbre de Paros, même son unique prunelle, lui ont fait tant de plaisir à voir, que, pour prévenir la fascination, il a, suivant le conseil de la vieille Cottytaris, craché trois fois dans sa poitrine. Ainsi, non-seulement le caractère monstrueux de la conception primitive, mais la rudesse même de cette figure se sont adoucis, pour entrer dans l’harmonie générale du tableau que le poète a voulu tracer. Les artistes grecs ont fait souvent de même, peut-être à l’imitation de Théocrite. La peinture de la maison de Livie, dont on peut voir une copie à l’École des beaux-arts, nous montre un jeune géant dont les traits n’ont rien de repoussant et ne forment pas un violent contraste avec la grâce des nymphes qui se jouent dans la mer, ni avec l’aspect du paysage, clair et doux, malgré les formes abruptes des rivages et des rochers.

Le peintre, s’adressant directement aux yeux, ne pouvait, comme le poète, laisser à Polyphême dans toute la réalité son trait caractéristique, celui qui est la définition des Cyclopes : il lui donne deux yeux, pareils à ceux des figures humaines, et l’œil unique est seulement indiqué au-dessus, tout près des cheveux, qui tombent sur le front. Sous la gracieuse influence de l’amour, Polyphême a perdu son aspect sauvage, il garde seulement de la lourdeur et de la gaucherie. Théocrite, au contraire, qui ne parle qu’à l’imagination, peut insister sur le trait essentiel, l’œil unique. C’est ce qu’il fait, avec un juste sentiment de l’art : autrement, son Cyclope n’aurait été qu’un berger amoureux. Il en a tout le langage. Aux manèges de sa maîtresse il oppose ses propres malices : il feint d’aimer une autre femme ; il excite et fait aboyer contre elle son chien, qui naguère l’accueillait par de doux jappements et des caresses. Si on l’en croit, la néréide ne se borne pas à le regarder de la mer ; mais quelquefois elle en est sortie pour entrer dans sa grotte. Il se la figure consumée de jalousie et suppliante à cette porte qu’il brûle de lui ouvrir. Théocrite a donc cru nécessaire, pour ne pas rester sous l’impression de ces bergeries, qu’à la fin une image ingénieusement amenée fit voir nettement le Cyclope avec sa figure traditionnelle.

Telle est la nuance qu’il a imaginée et rendue dans la vie idylle. On peut se demander, en la lisant, si Galatée est complètement insensible à l’amour de Polyphême ; elle s’occupe tant de lui qu’on peut croire qu’il ne lui est pas indifférent. Dans la xie idylle, il n’y a pas lieu à une pareille question. Sans doute Théocrite y modifie aussi la légende dans le sens de la pastorale gracieuse. « Je t’aimai pour la première fois, ô jeune fille, quand tu vins avec ma mère cueillir des fleurs d’hyacinthe sur la montagne. Moi, je vous servais de guide. » Dans ces jolis vers, dont l’idée a été vulgarisée par l’imitation de Virgile, qui reconnaîtrait la néréide, et la terrible Thoosa, et le farouche Cyclope des mythes primitifs ? Thoosa cueille des fleurs dans la montagne, et, si Polyphême se souvient de la nature de sa mère, c’est pour lui reprocher de ne pas plaider sa cause auprès de Galatée dans leur élément commun, où elle peut l’approcher. C’est la cause pour laquelle, dans son dépit, il la menace de cette vengeance mignonne dont s’égaie Fontenelle, et se promet de lui dire, non pas qu’il a mal à la tête et aux pieds, comme traduit le critique français, mais que le sang lui bat à la tête et aux pieds, c’est-à-dire qu’il a la fièvre par tout le corps : ainsi il la fera souffrir comme il souffre lui-même. Ce trait, de quelque façon que le juge un goût sévère, achève de montrer quelles sont les conditions d’âge et, par suite, de complexion morale choisies par le poète : le Cyclope de la xie idylle sort à peine de l’enfance et en garde encore la naïveté. Cependant l’idée dominante, c’est le fond même de la légende sicilienne, l’amour malheureux de Polyphême pour Galatée.

Il y aurait, au point de vue de l’art, une curieuse étude de détail à faire. Nous avons dit que la xie idylle peut être considérée comme une répétition de la iiie ; répétition très modifiée, beaucoup plus riche que l’original, d’une inspiration plus puissante et plus haute, mais qui reproduit le même thème bucolique. Dans la première idée, il ne s’agit que d’un jeune chevrier qui vient chanter à la porte de sa maîtresse. C’est une charmante pièce de demi-caractère, qui offre le plus heureux mélange de vérité champêtre et d’élégance plus relevée. La jeune fille, que le berger s’efforce d’attendrir par la peinture de ses souffrances, se cache dans une grotte toute revêtue de lierre et de fougère ; et après avoir essayé de la toucher par ses plaintes, comme dernier moyen de séduction, il lui dit une chanson sur des légendes amoureuses. La grâce des mœurs pastorales, le ton de la jeunesse, la naïveté du sentiment, des mouvements de passion tendres et à demi incohérents, de modestes élans d’imagination : voilà ce que Théocrite avait rassemblé dans un ensemble plein de vie. Il reprit la plupart de ces éléments dans son second poème. Rien de plus intéressant que de retrouver ce travail intime d’un artiste supérieur, occupé d’une même idée et la transformant sous l’impression différente d’un nouvel aspect. N’est-ce pas, sinon pénétrer dans les mystères de l’inspiration, du moins arriver jusqu’au seuil et soulever un bord du voile ?

Tout d’abord, avec la netteté et l’expressive simplicité d’un grand poète, Théocrite rend la pensée principale du sujet et nous l’imprime dans l’esprit et dans les yeux. En quelques vers, il nous montre toute la grandeur du paysage sicilien, le Cyclope dans son attitude consacrée, assis sur un rocher élevé et chantant, les yeux fixés sur la mer ; et en même temps il nous fait sentir la profondeur du sentiment qui possède tout entière l’âme tendre du gigantesque berger :

« Souvent ses brebis revinrent seules à l’étable, en quittant les verts pâturages ; et lui, chantant Galatée, là, près des algues du rivage, il se consumait depuis l’aurore, gardant au fond du cœur la cruelle blessure de la grande Cypris, qui avait enfoncé son trait jusqu’au foie. Mais il trouva un remède : assis sur un rocher élevé, regardant la mer, il chantait ainsi… »

Ce chant de Polyphême, plein de grâces pastorales et d’élans de brûlante passion, s’envole vers la mer en couplets irréguliers. Des éditeurs et des critiques modernes ont voulu les ramener à une série de strophes pareilles ou symétriques. C’est une erreur, qui fausse le caractère du poème en substituant la régularité à une suite d’effusions inégales dont le développement n’est jamais considérable, mais qui s’abandonnent ou se resserrent en traits plus rapides, suivant les mouvements de l’âme et ses impulsions spontanées. L’ensemble, plein et varié, est un chef-d’œuvre de naturel. Il n’y a qu’un grand poète de l’antiquité pour produire avec cette aisance en peu de vers tant d’impressions nettes et diverses, et pour marquer avec autant de force dans cette diversité l’obsession constante de la passion : « Je joue de la syrinx comme pas un des Cyclopes, » dit-il pour se faire valoir ; et, comme l’idée de son talent est pour lui inséparable du seul emploi qu’il en puisse faire, il ajoute : « te chantant, ô ma douce pomme, et aussi moi-même bien souvent jusque dans la nuit. » Et au milieu des peintures champêtres où il se plaît à étaler les douceurs de son bien-être pastoral, il multiplie les plaintes et les appels passionnés : « Oh ! viens avec moi… laisse la mer glauque se briser contre le rivage !… Puisses-tu sortir des flots, ô Galatée, et, une fois sortie, oublier, comme j’oublie maintenant assis sur ce rocher, de retourner où tu habites ! Puisses-tu te plaire à paître avec moi les troupeaux !… »

La douleur amoureuse de Polyphême se soulage en s’exprimant, — c’est là ce bienfait des muses que Théocrite vante à son ami Nicias en lui envoyant son poème, — et les élans se calment en approchant de la fin. Il en vient à se dire à lui-même : « Ah ! Cyclope, Cyclope, où laisses-tu s’égarer ton esprit ! » Tous ces traits sont vrais et touchants. Sans prétendre analyser ce qu’il suffit de lire, terminons par une remarque. Théocrite n’est pas seulement un grand poète, il est aussi singulièrement ingénieux, et cette seconde qualité se confond souvent chez lui bien heureusement avec la première. En voici un seul exemple. Un Grec ne pouvait oublier, à propos de Polyphême, le trait principal de la légende homérique : la perte de cet œil qui est comme son attribut. La vie idylle contenait une mention très claire, que nous avons relevée. Ici l’allusion, très indirecte, se tourne en un mouvement passionné où se retrouve le souvenir du moyen employé par Ulysse pour punir son ennemi :

« Si je te parais trop velu, j’ai chez moi du bois de chêne et du feu qui vit sous la cendre : je supporterais de me sentir brûler par ta main, même l’âme, même cet œil unique, mon bien le plus doux. »

Quelle intensité de passion dans ces derniers mots, pourtant d’une recherche si fine ! Voilà quelques-uns des traits par lesquels Théocrite invente de nouveau la figure du Cyclope, et crée cette image définitive que toute l’antiquité a consacrée de son admiration.

Il faut avouer que le sujet prêtait beaucoup aux effets pittoresques. Le tableau principal était déjà dans Philoxène, qui, sans doute, ne l’avait pas inventé. Son Polyphême chantait sur la lyre au bord de la mer ; comme celui de Théocrite, il adressait à Galatée des apostrophes passionnées : « Galatée au beau visage, aux boucles d’or, à la voix pleine de grâce, ô toi, beauté des amours… toi, toute blanche, toute de lait !… » Et il chargeait les dauphins d’aller dire à sa maîtresse que les muses le consolaient de ses mépris. Voilà le fond du sujet : le Cyclope chantant Galatée sur le rivage et demandant l’adoucissement de sa peine à la poésie et à la musique. Après Théocrite, on le retrouve encore chez Bion. Il est à remarquer que la laideur et le caractère sauvage de Polyphême n’étaient pas atténués dans le dithyrambe comme ils le furent dans l’idylle pastorale. C’est cette première conception, où le contraste était plus marqué, que paraissent avoir adoptée la plupart des nombreux artistes qui furent tentés par un sujet si riche pour la peinture décorative. Dans une description de Philostrate, et, ce qui est plus décisif, dans un certain nombre de peintures d’Herculanum et de Pompéï, on voit, d’un côté, au premier plan, assis sur son rocher, le Cyclope, gigantesque et affreux, couvert de la dépouille des bêtes sauvages, avec une houlette ou une lyre grossière, et, de l’autre, apparaît dans la mer, comme une brillante vision, la nymphe qui passe indifférente et superbe sur un dauphin. Un voile éclatant se gonfle avec grâce au-dessus de sa tête ou bien un Amour la protège avec une ombrelle. Quelquefois des Tritons avec leurs conques et d’autres habitants fantastiques de la mer viennent enrichir cette partie de la composition. Dans une peinture, c’est un Amour qui apparaît à Polyphême sur un dauphin lui montrant des tablettes écrites : c’est sans doute la réponse de Galatée au message que lui adressait le Cyclope de Philoxène. Ainsi l’œuvre des poètes se continuait dans les légères fantaisies des artistes, et la légende primitive qui rapprochait par des amours mythologiques les âpres rochers et la douce mer de la Sicile, venait se résoudre en une foule d’idées gracieuses, pour fournir à la libre et radieuse élégance des habitations campaniennes.


III


Daphnis est le héros de la vie et de la poésie pastorale. C’est surtout à lui que l’on attribuait l’invention du chant bucolique. Le nom d’un autre inventeur sicilien (le bouvier Diomos), bien que mentionné par Épicharme, n’a point laissé de traces ; et il n’y a pas de légende de Diomos. La légende de Daphnis, au contraire, née et conservée d’abord dans les montagnes de la Sicile, s’y était développée comme le principal sujet des chants pastoraux. Théocrite devait donc lui réserver une place d’honneur dans ses compositions. C’est ce qu’il a fait, en montrant plus encore que pour la légende de Polyphême cet art de choisir, ce tact poétique dans lequel réside une bonne part de sa force et de son originalité.

Le sujet, en effet, soit par l’extension naturelle de l’idée primitive, soit par les additions de l’imagination populaire, avait pris de bonne heure un développement assez complexe dont les traits principaux paraissent résumés par Diodore[10]. Dans la plus charmante vallée des monts Héréens qui formaient la partie la plus douce et la plus fertile de l’Etna, au milieu des bois et des sources, était né, d’Hermès et d’une nymphe, Daphnis, ainsi nommé des lauriers (Daphné, en grec) qui remplissaient ces lieux de leurs fleurs odorantes et de leur fraîche végétation. Élevé par les nymphes auxquelles la vallée était consacrée, ou bien il y faisait paître ses riches troupeaux de bœufs, ou bien, dans les solitudes sauvages, il suivait les chasses d’Artémis, charmant la déesse par les sons de sa syrinx et par ses chants. Sa merveilleuse beauté lui gagna l’amour d’une nymphe, qui lui prédit que, s’il la trahissait, il perdrait la vue. Malgré la pureté de ses intentions, il ne put échapper à cette destinée. La fille d’un roi l’enivra et triompha de sa constance. Puni de cette faute involontaire, il errait aveugle et désolé dans la montagne. Une tradition, inconnue de Diodore ou négligée par lui, le fait même périr en tombant dans un précipice[11].

À première vue, cette légende paraît composée de deux éléments : elle contient d’abord une mythologie gracieuse et naturelle, qui s’est formée d’elle-même d’après les impressions inhérentes à la conception primitive d’un héros de la vie pastorale dans les montagnes de la Sicile. À ce fond semble être venu s’adapter un conte romanesque. L’amour jaloux de la nymphe, la fille du roi et sa ruse, la punition et le désespoir de Daphnis paraissent des additions postérieures, inventées pour satisfaire des besoins d’imagination d’un ordre différent. Et si l’on songe que Diodore écrivait deux siècles après Théocrite, on est tenté d’assigner une date assez moderne à la seconde moitié du récit. Ce serait une erreur. Non seulement il est très possible que la cécité de Daphnis, ses plaintes désespérées et même sa mort fassent partie des premiers développements de la légende, mais on ne peut guère refuser une origine ancienne au petit roman d’amour qui amène ces malheurs, puisque, d’un côté, un témoignage le fait remonter jusqu’à Stésichore, et que, de l’autre, il était reproduit par un contemporain de Théocrite, l’historien sicilien Timée[12]. Nous avons remarqué qu’un goût de romanesque amoureux avait paru dès le temps de Stésichore, c’est-à-dire vers la fin du viie siècle avant Jésus-Christ. C’est probablement alors que prit naissance pour les lettrés le roman de Daphnis, dont l’existence était ainsi depuis longtemps consacrée à la date de Théocrite.

Il s’était même développé dans des sens divers. Un autre contemporain de Théocrite, Sosithée de Syracuse, avait pris pour sujet d’un drame satirique une aventure qui mettait Daphnis en rapport avec le phrygien Lityersès, le roi moissonneur qui contraignait ses hôtes à lutter avec lui d’habileté dans ses vastes champs et leur coupait la tête, après les avoir vaincus. Le berger sicilien, cherchant par toute la terre sa bien-aimée, la nymphe Pimpléa, qui avait été enlevée par des pirates, la retrouvait enfin parmi les esclaves de Lityersès. Menacé du sort qui attendait tous les étrangers, il était sauvé par l’intervention d’Hercule, qui sortait vainqueur de la lutte imposée, tuait le cruel roi d’un coup de faux et réunissait les deux amants. Le sauveur de Daphnis mettait même le comble à ses bienfaits en lui donnant encore le trône. C’était, on le voit, un mélange de mythologie et d’aventures analogues à celles qui défraieront plus tard les romanciers grecs. Il est assez difficile de dire si ce rapprochement, quelque peu forcé, d’une légende sicilienne et d’une légende phrygienne était une invention de Sosithée ou remontait plus haut. On admettrait plus volontiers l’ancienneté de certaines versions sur la mort de Daphnis, dont on ignore la date. Ou bien il mourait de chagrin après avoir perdu l’amour de sa maîtresse ; ou bien son amante irritée, non contente de l’avoir privé de la vue, le changeait en rocher, légende née, disait-on, de l’existence d’un rocher à forme humaine dans le voisinage de la ville de Céphalœdis[13] ; ou bien enfin son père Mercure, prenant pitié de lui, l’enlevait dans le ciel et, à la place où il avait disparu, faisait jaillir une source qui prenait son nom et près de laquelle se célébraient des sacrifices annuels[14].

Voilà donc une assez grande variété de légendes plus ou moins anciennes, d’une invention plus ou moins naturelle ou arbitraire, qui se forma au sujet du héros sicilien de la poésie pastorale. Théocrite avait à choisir et était libre lui-même d’inventer. Qu’a-t-il fait ? A-t-il adopté ou composé à son usage une histoire de Daphnis, arrêtée dans le détail comme dans des lignes générales, thème invariable et fixe, toujours présent à son esprit dans les divers ouvrages où il traite le sujet ? C’est ce que paraissent avoir pensé les commentateurs grecs, et plus d’un interprète moderne a suivi leur exemple. Ils se sont donc appliqués à établir une suite historique entre les différents passages et à les accorder entre eux. Il faut avouer que le résultat de ces efforts est plus singulier que satisfaisant. Il offre d’assez curieux exemples de la dépense d’esprit que peut faire en pure perte une érudition ingénieuse qui part d’un principe faux.

Dans une pièce, la viiie idylle, il est dit que Daphnis, dès sa première jeunesse, devint l’époux de la nymphe Naïs. C’est le nom qu’on retrouve comme celui de sa maîtresse dans l’Art d’aimer d’Ovide. Or des vers d’une autre idylle, la viie, représentent Daphnis se consumant d’amour pour une femme nommée Xénéa. Enfin, dans la ire, il est question d’une jeune fille qui l’aime et « le cherche auprès de toutes les fontaines et dans tous les bois ». Tels sont les trois passages qu’on veut concilier. Par une pensée naturelle, on se reporte, autant que possible, à la légende racontée par Timée et par Diodore de Sicile, celle qui paraît dominer depuis Stésichore, dont la patrie, Himère, était voisine de la région où elle s’était localisée. Au sujet de Naïs, il n’y a pas de difficulté : c’est la nymphe qui, en accordant son amour à Daphnis, lui a fait jurer fidélité. Mais qu’est-ce que Xénéa ? Ne serait-ce point cette princesse dont l’amour peu scrupuleux a causé la faute et la perte de Daphnis ? Cette explication semblerait très admissible, si Théocrite ne disait pas que c’est Daphnis qui aime Xénéa et qui erre éperdu dans la montagne. Et la jeune fille de la ire idylle, qui erre aussi dans les solitudes sauvages ? Un commentateur ancien l’identifie avec Xénéa ; mais c’est au prix d’un contresens. Aussi des modernes, Welcker[15], Dœderlein[16], M. Adert[17], préfèrent-ils reconnaître sous cette vague désignation Naïs, l’épouse trahie. Mais, comme le fait remarquer avec raison K.-Fr. Hermann[18], un des derniers qui aient traité ces questions, Vénus, dont la vengeance cause, dans la ire idylle, la mort de Daphnis deviendrait ainsi la gardienne de la fidélité conjugale ; ce qui n’est nullement conforme à son caractère. Il en conclut donc qu’outre Naïs et Xénéa, il y a dans les amours du Daphnis de Théocrite une troisième femme. On est tenté de trouver que c’est beaucoup ; mais cette troisième femme est indispensable au savant critique pour résoudre à son gré, en s’aidant de ses connaissances mythologiques et grammaticales, les questions de psychologie et de physiologie amoureuses dans lesquelles la ire idylle a engagé ses interprètes.

La plupart avaient pensé que, dans cette lutte que Daphnis soutient contre Vénus et où, malgré sa mort, il n’est qu’à demi vaincu, sa demi-victoire consistait en ce qu’il ne laissait fléchir ni sa volonté ni sa vertu : la passion le domptait, il mourait d’amour, mais Vénus ne pouvait rien sur sa résolution ni sur sa fidélité. Cette distinction paraît trop subtile à Hermann, et voici la simplification qu’il imagine. Vénus a inspiré à Daphnis une passion violente, sans issue, mortelle, pour Xénéa, et, en même temps, elle le fait aimer par cette jeune fille dont le nom n’est pas prononcé : que le chaste berger réponde à ce dernier sentiment qu’il ne partage pas, qu’il reconnaisse ainsi l’empire de Vénus, et la déesse de l’amour sera satisfaite ; elle le délivrera du mal qui l’obsède et qui le tue.

Qu’est-ce, en effet, que Xénéa ? C’est ici que la grammaire nous prête son concours. Xénéa n’est pas un nom propre ; c’est, comme d’autres critiques l’ont également admis, une forme d’un adjectif bien connu qui signifie étranger. Cette passion qui le possède tout entier, corps et âme, Daphnis la ressent pour une étrangère, pour un être qu’il ne peut atteindre, pour un fantôme. Et, en effet, parmi les différents noms qui nous ont été transmis pour la maîtresse de Daphnis, se rencontre celui de Chimæra, la Chimère. C’est donc une création fantastique, un être sans existence, qui hante l’imagination de ce pauvre rêveur et trouble sa raison. Comme dit la langue française, qui ne s’attendait guère à figurer en ce débat, il est le jouet d’une chimère.

Ce n’est pas tout. La science étymologique et la mythologie réunies vont nous donner satisfaction au sujet de la première des trois femmes, l’épouse légitime, Naïs, qui paraît bien négligée dans ce conflit de passions. S’il n’est plus question d’elle, cela tient à sa nature, clairement indiquée par son nom. Naïs est le même mot que Naïade ; il s’agit donc de la nymphe d’une source. Or, l’exemple de Thétis et de Pelée l’a prouvé, les déesses des eaux, quand elles s’unissent à un mortel, restent toujours attachées à leur élément et ne font que de rares visites à la demeure de leurs époux humains. Ces sortes de ménage restent donc assez froids.

Ne soyons pas trop sévères pour l’érudit intelligent qui s’est laissé entraîner à ces bizarreries. La mythologie grecque est pleine de séductions et de mirages. C’est un composé de sensations naturelles, de rapports logiques, d’associations accidentelles, d’imagination, qui provoque et déroute l’analyse ; et ceux-là seuls sont à l’abri des erreurs, qu’elle n’intéresse pas assez pour qu’ils éprouvent le besoin d’en pénétrer le sens. Mais, évidemment, il ne faut pas ajouter à la difficulté du travail en y introduisant des complications arbitraires et en confondant ce qui est distinct. Tel est le cas pour le Daphnis de Théocrite. Si l’on a tant de peine à concilier entre eux les divers passages du poète, c’est que, dans sa pensée, ils ne se concilient pas. C’est ce qui a été très nettement vu par M. Kreussler[19] et par l’excellent éditeur de Théocrite, M. Herm. Fritzsche. Les modernes ont été souvent dupes d’une illusion logique qui rattache à l’enchaînement exact et rigoureux d’une même légende les différentes œuvres d’un poète grec sur le même sujet. Ni pour les tragiques ni pour les lyriques comme Pindare, il n’en était ainsi. Telle était la liberté laissée par le complexe développement de la mythologie, que chacun pouvait choisir tantôt une version tantôt une autre, ou même y introduire sa propre pensée. Ainsi chaque œuvre, composée sous l’impression exclusive d’une conception particulière, existait, pour ainsi dire, par elle-même ; elle avait son sujet, sa nature, sa couleur à elle. Le poète y était indépendant des autres et de lui-même. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. C’est là le premier point pour ne pas fausser l’interprétation de Théocrite. Le Daphnis de la viie idylle, malgré des rapports fondamentaux, n’est pas le même que le Daphnis de la ire. Il paraît dans deux versions différentes de sa légende, et, quelle que soit la valeur de ce nom de Xénéa qui a semblé suspect à plus d’un éditeur, la femme qu’il désigne ne doit pas être transportée d’une pièce dans l’autre. En second lieu, — et c’est ici le plus important, car nous entrons dans le fond même de la composition, — ce qu’il y a de remarquable chez Théocrite et ce qui montre bien la supériorité de son esprit, c’est qu’il puise aux vraies sources poétiques, c’est qu’il néglige le roman pour s’attacher à l’idée simple et touchante qui est un des éléments constitutifs de la légende. Dans l’une comme dans l’autre idylle, il peint la douleur de Daphnis partagée par la nature.

La viie idylle ne contient qu’une esquisse en quelques vers. Un chanteur bucolique, dans une fête dont l’imagination goûte les jouissances anticipées, doit dire « comment autrefois le bouvier Daphnis fut épris de Xénéa, et comme il errait agité dans la montagne, et comme les chênes qui croissent aux rives de l’Himère pleuraient sur lui, alors que son cœur se fondait ainsi que se fond la neige dans les vallées du grand Hémus ou de l’Athos ou du lointain Caucase. » Ce ne sont que quelques traits, ou, pour mieux dire, il n’y a, dans cette rapide peinture, que deux objets représentés : l’amant se consumant dans une poursuite vaine, et la sympathie de la nature sauvage. Qu’est-ce d’ailleurs que l’amante ? Elle appartient sans doute à une variante connue de la légende, mais cela importe peu. Daphnis amoureux souffre, et avec lui souffrent les chênes de l’Himère : voilà le thème pastoral. Il faut s’en tenir là et se garder de toute autre interprétation.

Au contraire, dans la ire idylle, on ne peut pas se dispenser d’interpréter. Ce n’est plus, en effet, une simple esquisse ; c’est une composition développée, c’est un tableau dont les traits sont déterminés par un choix d’idées que le poète n’exprime pas directement, qu’il ne révèle que par les effets visibles. Il faut donc essayer de discerner cette pensée intime dont tout dépend, détails et ensemble. On reconnaîtra, si je ne me trompe, que cette œuvre, d’un art ingénieux et savant, vaut surtout par la grandeur relative d’une conception qui remonte franchement à l’idée élémentaire de la légende.

Cette idée élémentaire, quelle est-elle ? Si l’on en croit les mythologues de l’école de M. Max Müller, qui, à son exemple, voient dans les différents mythes des races aryennes les formes diverses dont l’imagination des peuples a revêtu un fonds commun, les phénomènes célestes de la lumière et les vives impressions qu’ils ont primitivement produites, Daphnis est d’origine solaire comme d’autres dieux ou héros pasteurs. C’est mythologiquement un frère de Daphné, aimée du dieu de la lumière. Il a de merveilleux troupeaux comme le soleil ; — on sait que les vaches du soleil sont les nuages. — Parmi les noms divers que les traditions donnent à sa maîtresse, on rencontre celui de Lyké (la lumineuse) : il aime donc passionnément la lumière et il meurt quand elle le quitte. « Daphnis, dit M. Decharme[20], adoptant en partie les idées de M. Cox, c’est sans doute le beau soleil, qui chaque jour fait paître ses brillants troupeaux, qui au matin de sa vie aime l’Aurore et en est aimé, qui plus tard s’éloigne d’elle, qui pour prix de son infidélité est aveuglé par la nuit et disparaît bientôt derrière les hautes cimes. » Voilà une très ingénieuse explication de la légende tout entière, y compris la mort du berger aveugle et sa chute dans un précipice. Sans oser aller jusque-là et sans prétendre nier plus qu’affirmer, car, en ces matières, l’un est presque aussi difficile que l’autre, remarquons que, dans cette interprétation, le moment pathétique, celui de la disparition de la lumière avec le sentiment de tristesse qu’elle amène, répond précisément au sujet choisi par Théocrite dans sa viie idylle : le désespoir de Daphnis cherchant sa bien-aimée. Seulement empressons-nous d’ajouter que cet ordre d’explications, antérieur à tout développement concret et vivant, peut donner le sens originaire des mythes, mais qu’il n’explique pas la pensée personnelle des poètes. Il est absolument étranger à Théocrite.

La même observation est également vraie d’une autre espèce d’exégèse mythologique, celle de K.-Fr. Hermann, qui, restant sur la terre, personnifie en Daphnis un phénomène tout différent, l’hiver et surtout la congélation de l’eau. Le poète nous dit que Daphnis se fond comme la neige : ce sont les ardeurs de Vénus, déesse du printemps, qui fondent sa froideur. Il dit aussi que les chênes pleurent : ce sont des gouttes de neige fondue qui tombent de leurs feuilles. Un commentateur ancien raconte que Daphnis aveugle se précipite d’un rocher : n’est-ce pas une image évidente de la chute d’un torrent gonflé au printemps par la fonte des neiges ? Allons à la conclusion sans poursuivre l’énumération des preuves : la mort de Daphnis, c’est le passage de l’hiver au printemps, de même que la mort d’Adonis est le passage de l’été à l’hiver. Le savant professeur de Gœttingue l’affirme en toute confiance, bien qu’il se déclare très hostile aux témérités des explications symboliques : que serait-ce s’il les aimait ?

Nous nous abstenons de rappeler d’autres interprétations qui s’autorisent de noms recommandables comme ceux de Welcker, de Klausen, d’Hartung. À tout prendre, elles valent bien certaines explications moins hardies d’autrefois, comme celle d’Hardion[21], pour qui l’aveuglement de Daphnis est un aveuglement métaphorique. Cela veut dire que, sous l’empire de Vénus, il est aveuglé par une passion furieuse. Et une fois engagé dans ce symbolisme moral, Hardion, qui reconstitue très sérieusement l’histoire du berger sicilien, découvre que, dans Théocrite, les paroles de Priape et la querelle de Vénus et de Daphnis signifient qu’en réalité, celui-ci, « après avoir tenu dans sa première jeunesse une conduite sage et réglée, se serait abandonné dans la suite à la violence de son tempérament, à une débauche excessive. » Et voilà comment les bonnes mœurs trouvent une sanction de plus dans l’exemple de Daphnis. Revenons à la poésie grecque.

Ce qu’il faut dire, c’est que la mythologie de la nature est vraiment une de ses principales sources ; non seulement au temps où, sous des influences orientales, la poésie contribue à la célébration de certaines fêtes comme celle d’Adonis, mais dès son origine, dans son expansion la plus libre et la plus purement hellénique : Homère est tout pénétré de cette mythologie de la nature. C’est le mérite de Théocrite de s’être mis, en composant le chant de Daphnis, sous les impressions de mythologie agreste d’où paraît être sortie la figure du beau berger sicilien, personnification délicate et idéale de la vie pastorale. Voilà ce qu’on peut affirmer, croyons-nous, sans subtilité et sans esprit de système.

On sait que les solitudes sauvages des montagnes de la Grèce, les bois, les rochers, les sources, ont été peuplés par l’imagination d’êtres divins, qui en représentaient la nature et les aspects. Ces créations d’une religion toute poétique se répartissaient entre deux classes, qui répondaient à deux ordres d’impressions. D’un côté, l’énergie capricieuse de la végétation, les irrégularités violentes et heurtées des rochers et des torrents, les allures et l’ardente bestialité des animaux qui les fréquentaient, étaient exprimées par les satyres, à moitié hommes et à moitié boucs, bondissants, farouches, luxurieux ; de l’autre, la grâce, la fraîcheur, la pureté des vallées ombragées et solitaires, des eaux limpides, de l’air vivifiant, se retrouvaient dans les élégantes figures des nymphes, dans celle d’Artémis, la chaste et noble chasseresse, dont les forêts étaient comme le sanctuaire. C’est à cette seconde sorte d’impressions physiques et morales que se rattache le mythe de Daphnis. Ce sont elles qui ont fourni les principaux traits de sa légende : sa naissance parmi les lauriers dans la plus gracieuse vallée de l’Etna, son éducation par les nymphes, sœurs de sa mère, sa beauté, son amour pour la nymphe Naïs ou la nymphe Pimpléa, deux noms qui signifient l’eau courante ou l’abondance d’une source, sa vie solitaire au milieu de ses troupeaux et de cette nature sauvage qui lui inspire l’invention de la musique pastorale et subit le charme de ses chants, enfin ses rapports avec Artémis, qu’il accompagne dans ses chasses. Ce dernier trait contient peut-être la première idée de l’Hippolyte d’Euripide, le pur et mystique amant de la déesse, à laquelle il offre, au lieu d’un grossier encens, les fleurs les plus fraîches, « écloses dans la sainte solitude de prairies où l’abeille seule ose pénétrer ». Bien entendu, il n’y a dans le mythe de Daphnis aucune trace de ce mysticisme ni de cette dévotion ; mais, comme Hippolyte, il meurt victime de Vénus.

Ces conceptions élémentaires, y compris la dernière idée à laquelle Théocrite donne toute sa valeur[22], sont ce qui domine dans le chant de Daphnis. Déjà, dans la huitième idylle, un trait d’une grâce toute bucolique indiquait la pudique beauté de Daphnis enfant :

« Hier, une jeune fille aux sourcils joints, me voyant de sa grotte passer avec mes génisses, dit : « Qu’il est beau ! Qu’il est beau ! » Pour la punir, je ne répondis pas, et, les yeux baissés, je continuai mon chemin. »

C’était comme l’apparition de ce type élégant et pur, vu dans la réalité des mœurs pastorales. Dans la première idylle, une peinture complètement idéale et merveilleuse de la mort de Daphnis ramène le sujet à sa grandeur primitive et se rapproche en même temps du sens mythologique. Il suffit, pour le prouver, de rappeler les lignes principales de cette poétique complainte.

Daphnis meurt dans une vallée de l’Etna. À ses pieds sont couchés ses vaches, et ses taureaux, et ses génisses, qui pleurent sur sa mort, et à leurs lamentations se mêlent les hurlements des chacals, des loups, des lions dans leurs fourrés, tant il est en étroite communion avec la nature animale et sauvage ! Les nymphes aussi devraient être près de lui : « Où étiez-vous, ô nymphes, où étiez-vous lorsque Daphnis languissait consumé ? Était-ce dans les belles vallées du Pénée ou dans le Pinde ?… » C’est le début même du chant. Et, en effet, à qui plus qu’aux nymphes appartiendrait-il de soulager son mal ou d’adoucir sa mort ? C’est leur absence qui la rend le plus douloureuse. Du moins viennent près de lui tous les bergers et des divinités pastorales, son père Hermès et Priape. Tous l’interrogent sur la nature de son funeste amour. Lui ne répond rien, noble et décidé à se laisser mourir. Il ne répond pas même à Priape, dont les attaques brutales voudraient l’atteindre jusqu’au fond de ses sentiments.

C’est Priape qui parle de cette jeune fille éprise de Daphnis qui a tant occupé la critique. Ce dieu de l’amour physique, grossière personnification de l’énergie fécondante de la nature, et qui ne figure dans le monde pastoral que comme favorisant la reproduction des moutons et des chèvres, paraît ici pour faire ressortir par le contraste la nature délicate du héros sicilien. Quoi ! Daphnis est aimé passionnément d’une jeune fille et il se refuse à cette passion, lui qui de son côté meurt d’amour ! Quel est ce mal étrange ? Il faut qu’il soit la proie de quelque ardeur insensée.

Ce secret que Priape ne saurait deviner et que Daphnis, dans sa fierté, veut garder au fond de son cœur, il se révèle enfin dans le dernier effort d’un combat qu’on ne soupçonnait pas : Daphnis meurt de sa lutte contre Vénus et contre l’Amour :

« Vint Cypris, gracieuse et souriante, — un gracieux sourire sur les lèvres, mais la cruauté dans le cœur, — et elle dit : « Tu te vantais, Daphnis, de terrasser l’Amour : eh bien ! n’es-tu pas toi-même terrassé par l’Amour, le rude lutteur ? »

À elle Daphnis répond, mais pour la braver et pour nier sa défaite :

« Cruelle, indigne Cypris, Cypris odieuse aux mortels ! Désormais, penses-tu, nul soleil ne se lèvera pour nous ? Daphnis, même chez Hadès, sera pour l’Amour un pénible tourment. »

La victoire que Daphnis prétend remporter, c’est une victoire morale. L’Amour le tue, mais sans le faire céder, voilà quelle est l’idée principale. Quel est l’objet de cette passion assez violente pour briser sa vie ? Sans doute tout simplement la jeune fille qui, elle-même, s’est éprise éperdument de lui. Le poète s’en inquiète à peine ; il ne la désigne même pas par son nom. Ce qu’il montre et met au premier plan, en pleine lumière, c’est la mort de Daphnis et sa lutte contre Vénus. Daphnis se ranime un instant pour faire entendre à la déesse ses malédictions et ses railleries ; puis, après avoir adressé ses adieux aux hôtes farouches des forêts de sa montagne et légué à Pan sa flûte pastorale, il meurt en sentant que sa mort trouble toute la nature, en touchant de pitié même son ennemie, celle qui était venue chercher le cruel plaisir de le voir abattu sous sa puissance.

Ainsi Daphnis, arraché à la pure sérénité de sa vie sauvage, meurt de cette violence ; sa noble et délicate nature, envahie par un de ces amours indomptables dont l’antiquité a représenté plus d’une fois la force effrayante, se brise sans s’avilir. Tel est le sens du sujet traité par Théocrite. Il s’est appliqué à en conserver le caractère. Son talent discret et fort néglige ou laisse dans l’ombre ce qui n’appartient sans doute qu’à des développements postérieurs de la légende, et marque en traits nets et expressifs ce qui en fait le charme particulier et le fond propre : les intimes rapports de ce héros de la vie pastorale dans l’Etna avec la nature qui l’entoure, et sa pureté, qui éclate même dans sa passion. Le chant de Daphnis, si hardiment idéal sous sa forme aisée et touchante, est une des œuvres les plus vraiment grecques que nous possédions.

Si vous passez de Théocrite à Virgile, déjà quelle différence ! Il est vrai que le poète latin nous donne une composition beaucoup plus complexe, qui comprend, avec la mort de Daphnis, son apothéose et une allégorie. Il a le mérite de réunir ces divers éléments par un art ingénieux et de réussir, sous l’inspiration du modèle grec renouvelé dans le détail, à y faire dominer la grâce pastorale. Mais Daphnis ne pouvait gagner à devenir un déguisement de Jules César. Quelque soin que l’on mette à conserver certains éléments de la légende primitive, quelques embellissements qu’on y ajoute pour rendre le berger sicilien digne de sa nouvelle fortune, il intéresse moins que dans sa simplicité première. On a beau faire de lui presque un second Bacchus et le ranger, ou peu s’en faut, parmi ces héros conquérants et bienfaiteurs que l’adulation commençait à rapprocher de Jules César et de son fils adoptif ; on a beau faire acclamer sa divinité par l’allégresse de toute la nature, avide de paix et de bonheur : l’image de cette brillante destinée, malgré la délicatesse ou l’éclat des traits qui la représentent ou l’indiquent, ne saurait effacer la touchante et profonde peinture du poète grec. Et c’est un sentiment qui se confirmera d’autant plus, que nous entrerons davantage dans l’étude des allusions de la cinquième églogue et de ce curieux travail qui paraît avoir assimilé Jules César à Daphnis, à cause d’une certaine parenté mythologique de celui-ci avec Apollon, le dieu des Jules[23].

Pour conclure en quelques mots, Théocrite, ce poète étudié et délicat, est ici simple et grand auprès de Virgile. Que dire, après cela, de ses autres émules dans la pastorale ? Lui seul a cette sève naturelle et toute grecque qui soutient et anime un art très ingénieux ; et le mot de grand n’est point excessif appliqué à celui qui a chanté l’amour du Cyclope et la mort de Daphnis, car ces deux poèmes, sans s’élever au-dessus du ton bucolique, ont toute la grandeur que comportaient de pareils sujets.

  1. Dans son article sur Meléagre.
  2. M. Egger, se plaçant à un autre point de vue dans son morceau intitulé De la poésie pastorale avant les poètes bucoliques, relève, particulièrement chez Euripide et chez les comiques, de nombreux passages d’un caractère pastoral champêtre.
  3. C’est-à-dire sont de forme élégante et pure comme les osselets.
  4. La plante dont il est ici question passait pour causer le délire.
  5. Cléarque, dans Athénée, XIV, p. 619. — Hermésianax, dans l’argument de l’idylle IX, et dans les scholies de Théocrite, VIII, 55.
  6. Sur les chants d’Harpalycé et de Calycé, voir Athénée au même endroit.
  7. Sat. I, 5, 63. Ep. II, 2, 125.
  8. Plutus, vers 290 et suivants.
  9. Dial. mar., I.
  10. IV, 84. Voir aussi Élien, Var. histor., X, 18.
  11. Schol. de Théocr., VIII, 93.
  12. Dans Parthénius, Erot., 29.
  13. Servius ad Virg. Ecl. VIII, 68.
  14. Servius ad Virg. Ecl. V, 20. Il n’y a aucun compte à tenir d’une légende inventée par Nonnus (15, 307), le poète des Dionysiaques. Pour faire ressortir l’insensibilité de la nymphe Écho, il dit qu’elle résiste même à Daphnis ; elle se dérobe toujours, malgré la douceur des chants de son amant, qui l’appelle et la cherche en vain. C’est une traduction mythologique du phénomène de l’écho.
  15. Kl. Schrift., t. I, p. 189 et suiv.
  16. Lectiones Theocriteæ, p. 3 et suiv.
  17. Théocrite, p. 45.
  18. De Daphnide Theocriti, p. 15.
  19. Observat. in Theocr. carmen I, p. 10.
  20. Mythologie de la Grèce antique, p. 461.
  21. Mémoires de l’Acad. des inscr., t. VI.
  22. Fr. Jacobs pense que cette idée est introduite dans la légende par Théocrite et que c’est chez lui un souvenir de l’Hippolyte d’Euripide.
  23. Ceux qui auraient la curiosité de voir jusqu’à quel point la pénétration érudite peut s’allier avec la fausseté du jugement, pourraient lire sur cette question les pages de Klausen dans son livre Énée et les Pénates (t. I, pages 518 et suivantes).