Études sur le XVIIIe siècle/02

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Études sur le XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 671-684).
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ÉTUDES SUR LE XVIIIe SIÈCLE

II.[1]
LA COMÉDIE DE MARIVAUX.

I. Théâtre complet de Marivaux, précédé d’une étude sur la vie et les œuvres de l’auteur, par M. Édouard Fournier ; Paris,1878, Laplace et Sanchez. — II. Marivaux et le Marivaudage, suivi d’une comédie et de divers morceaux non recueillis, par M. Jean Fleury ; Paris,1881, Plon. — III. Marivaux moraliste, par M. Émile Gossot ; Paris,1881, Didier.

On dit le marivaudage, et comme le mot, un peu lâche et flottant, s’il enveloppe à la vérité plus d’un sens, s’applique pourtant à de certaines façons de s’exprimer plutôt que de sentir, et surtout de penser, on est parfois tenté de croire que ce que l’on goûte en Marivaux, c’est uniquement, ou d’abord, le rare, l’ingénieux, le curieux artisan de style. Mais l’originalité de Marivaux ne se réduit pas à si peu de chose. Elle est en profondeur et non pas seulement en superficie. Sa façon de s’exprimer vient de sa façon de sentir. Il est singulier dans l’exécution, parce qu’il est neuf dans l’invention. Et bien loin que ce soient les grâces apprêtées et minaudières de la forme qui dissimulent ici la légèreté du fond, au contraire, c’est la solidité du fond qui soutient la précieuse fragilité de la forme. Aussi manquerait-il quelque chose à notre littérature dramatique si la comédie de Marivaux n’existait pas. On se consolerait assez aisément, — et, je crois, sans passer pour barbare, — de n’avoir ni Dancourt ni Destouches. Si la Comédie française ne pouvait se glorifier du Légataire ou de Turcaret, encore que la privation fût sensible, il n’y aurait cependant qu’un chef-d’œuvre de moins à la Comédie française. Mais si c’était la comédie de Marivaux qui nous manquât, il nous manquerait tout un répertoire, tout un genre dans lequel, comme il n’avait pas eu de modèles, il n’a pas eu de successeurs, et ce genre manquant, je ne sais en même temps quelle fleur, quel parfum, non pas sans doute de poésie, mais de distinction et d’élégance dans la fantaisie. C’est la nouveauté de ce genre et l’originalité de ce répertoire que je voudrais mettre ou, plus correctement, remettre en lumière : on a tout dit de Marivaux, et bien dit, et pourtant ne resterait-il pas deux ou trois choses à dire?


Il faut commencer par un sacrifice, heureusement peu coûteux : diviser l’œuvre de Marivaux, et mettre impitoyablement de côté ses premiers, très médiocres, et très malheureux essais. Oublions-les. Louons en passant Marianne et le Paysan parvenu, deux romans agréables, délicats et fins, mais bien longs, quoique cependant inachevés l’un et l’autre, et qui sentent la fatigue, et venons promptement au théâtre. Ce n’est pas qu’il subsiste lui-même tout entier. Et j’avoue que j’ai quelque peine à comprendre l’espèce de curiosité sans cause avec laquelle je vois de certains fureteurs compulser la vaste collection du Mercure pour y découvrir, avec plus de témérité que de bonheur peut-être, du Marivaux inconnu. « Marivaux est un de ces écrivains auxquels il suffirait souvent de retrancher pour ajouter à ce qui leur manque. » Si ce mot de Sainte-Beuve est spirituellement vrai du détail du style, il l’est bien plus encore de l’ensemble de l’œuvre. Je souhaiterais pour Marivaux que des trente-trois ou trente-quatre pièces qu’il fit jouer, le temps, ce galant homme, en eût détruit discrètement... je crois pouvoir dire une vingtaine. Il en resterait dix ou douze, trois ou quatre purs chefs-d’œuvre dans ce petit nombre, et ce serait assez pour la gloire de Marivaux. Il y a quelques écrivains qui peuvent supporter le poids de leurs œuvres complètes : Marivaux, il faut en convenir, est de ceux qu’écrase un tel poids.

Et voyez le grand avantage. Il est probable qu’alors aucun œil de lynx ne serait assez perçant pour découvrir dans Marivaux, comme on l’a fait récemment, un révolutionnaire, ou tout au moins un réformateur, qui proteste, avant Rousseau, contre l’inégalité des conditions, et qui formule, avant Turgot, la loi du progrès.

On ne s’attendait guère
A voir ces noms en cette affaire.

Mais à ceux qui voient tant de choses où personne avant eux n’avait rien vu, je poserai cette question : s’ils lisaient quelque part ces quatre vers :

Je sais rendre aux sultans de fidèles services,
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices.
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé ;


ou ceux-ci :

Je sais combien crédule en sa dévotion,
Le peuple suit le frein de la religion;


s’écrieraient-ils que le poète attaque le trône et l’autel ? Je ne sache pourtant pas que l’on ait jamais soupçonné Racine d’irréligion ou de républicanisme ; et personne encore dans Bajazet n’a découvert une pièce incendiaire. Il est vrai que Marivaux, puisqu’on le veut, « a formulé la loi du progrès. » C’est qu’en sa qualité de travestisseur de l’Iliade, il était de la petite société des La Motte, des Fontenelle et, par eux, des Perrault. Ennemis des anciens, il importait à ces hommes d’esprit, de trop d’esprit peut-être, que les modernes, selon le mot de Pascal, fussent les anciens, et qu’encore que Chapelain fût un peu au-dessous d’Homère, cependant « le fonds de l’esprit humain fût allé toujours croissant parmi les hommes. » Ces derniers mots sont de Marivaux. Mais il y a bien de la différence entre une thèse que l’on pose et que l’on soutient pour elle-même, à la façon de Condorcet, et d’autre part, à la façon de Marivaux, une thèse où l’on est insensiblement amené par des considérations qui n’ont guère qu’un point commun avec la thèse. Et c’est même pour cela que beaucoup de choses qui ont l’air d’avoir été dites n’en restent pas moins absolument neuves, et comme à la disposition du premier qui s’en empare par leurs principes et leurs conséquences. Autrement le réformateur, ici, ce ne serait pas Marivaux, ce serait Charles Perrault ; et lisez la préface de Clitandre, si vous voulez retrouver la loi du progrès jusque sous la plume de Pierre Corneille.

Est-il besoin d’ajouter que, si Marivaux a protesté contre « l’inégalité des conditions, » c’est de la même manière innocente? D’abord, parce que personne, à vrai dire, n’a protesté contre l’inégalité des conditions, mais en tout temps les uns ou les autres ont protesté contre l’inégalité de leur condition, quand ils la comparaient à celle de leur voisin. Les quelques libertés, bien inoffensives assurément, que Marivaux a prises, c’était le privilège du théâtre italien que de les prendre. On sait qu’il s’en faisait si peu faute que l’ancienne troupe, la troupe de Mazarin et de Louis XIV, avait été vers la fin du siècle, en 1697, expulsée de France, pour avoir joué publiquement Mme de Maintenon. Et puis, on ne fait pas attention que nous avons contracté dans notre siècle égalitaire une ridicule susceptibilité d’amour-propre. Ce qui nous blesse aujourd’hui, jadis effleurait à peine l’épiderme : et la plaisanterie, même téméraire, ne touchait un homme que quand elle était directe et personnelle. Lorsque Molière disait, dans l’Impromptu de Versailles : « Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre ; un roi, morbleu ! qui soit entripaillé comme il faut; un roi d’une vaste circonférence, .. » avez-vous par hasard ouï dire que Louis XIV ait froncé le sourcil? Certainement Marivaux n’y mettait pas plus de malice que Molière. Mais l’un et l’autre s’amusaient des hommes et des choses de leur temps, rien de moins et rien de plus. Ne brouillons pas les temps, ne transportons pas nos idées de revendication et de protestation dans le passé, ne voyons pas plus une attaque à la noblesse dans les Fausses Confidences que dans les Plaideurs une attaque à la magistrature, et, par grâce! dans le fin cristal de Marivaux, si délicatement taillé, ne versons pas le gros vin de nos utopies socialistes.

Il n’y a rien de plus dangereux que ces sortes d’exagérations. En trois ou quatre mots, on vous a du tout au tout transformé le personnage : et voilà désormais une idée fausse qui fait son chemin sûrement, ayant pour soi l’appât du paradoxe, et, si l’on n’y regarde pas de près, la séduction de la nouveauté.

D’autres encore, moins hardis sans doute, ont cru pouvoir prononcer le nom de Shakespeare et rappeler ses féeries; mais quelles féeries? la Tempête ou le Songe d’une nuit d’été? Pour discret que soit le rapprochement, — et sans rechercher si quelqu’un n’est pas venu le rendre inacceptable en appuyant, et d’une indication fugitive tirant une comparaison dans les règles, — je crains qu’on ne soit dupe ici d’une illusion ou plutôt d’un mirage. On croit voir, et l’on ne voit pas. Et si je ne me trompe, cela doit tenir uniquement à l’effet poétique des noms et du décor italiens. Les Silvia de Marivaux et les Flaminia, quand nous n’entendons d’elles que le son de leur nom, nous transportent un instant, — le court instant d’un rêve, — dans le même monde, à ce qu’il semble, que les Portia de Shakespeare et ses Miranda; mais il suffit qu’elles ouvrent la bouche, et nous voilà ramenés de ce même monde italien dans le petit monde français du XVIIIe siècle, avec Marivaux, poétique, si l’on veut, mais poétique à force de raffinemens et d’élégances apprises, tandis que Shakespeare nous emporte, lui, dans ce monde où ni les grossières plaisanteries qu’il concède à l’ébaudissement du parterre, ni l’insupportable euphuisme qui lui sert à solliciter l’applaudissement des gentilshommes, n’empêchent la pure nature de se dégager et d’apparaître bientôt dans toute sa simplicité, toute sa franchise, toute sa nudité. Vraiment, j’aime trop Marivaux pour l’exposer davantage, pour l’exposer gratuitement, au danger d’une telle et si redoutable comparaison. Il importe en critique de ne prononcer qu’à bon escient de certains noms, sous l’autorité desquels, autrement, il n’y aurait personne, qu’avec les meilleures intentions du monde on n’écrasât.

Il arrive cependant quelquefois que les circonstances ou l’histoire nous les imposent, quand ce n’est pas l’imprudence même de celui dont nous parlons qui les évoque dans notre souvenir. Marivaux n’aimait pas Molière : il a lui-même pris soin de le dire en propres termes. Nos antipathies nous jugent aussi sûrement, plus sûrement peut-être que nos sympathies. Marivaux a même été plus loin : il a voulu refaire telles et telles pièces de Molière, et non pas le Sicilien ou le Mariage forcé, mais tout bonnement l’École des femmes dans son École des mères, et le Misanthrope dans ses Sincères. Soyez sûr, après cela, qu’en écrivant Marianne et traçant le portrait de M. de Climal, il ne choisissait pas ses traits sans avoir quelque arrière-pensée de refaire Tartufe. Or non-seulement ces imprudences ne devaient pas lui porter malheur, mais au contraire, et c’est en cela qu’il est unique dans notre littérature dramatique, c’est au moment précis qu’il quitte décidément les traces de Molière que Marivaux devient original. C’est alors qu’il entre dans une voie nouvelle, au terme de laquelle il est certain que l’on arrive assez promptement, mais qui n’en est pas moins nouvelle, qu’il a le premier découverte, et dans laquelle on accorde qu’après lui nul n’a plus trouvé qu’à glaner.


En effet, tous les chemins qu’avait frayés le génie de Molière étaient usés : consultez le répertoire du Théâtre-Français : tant de monde y avait successivement passé ! A vrai dire, on aurait pu modeler après Molière quelques masques de théâtre et dessiner quelques costumes; car est-ce aux personnages de Dancourt que les masques n’eussent pu s’adapter, ou les costumes convenir aux personnages de Destouches? Mais ni les marquis ni les intendans de Marivaux n’eussent pu s’en accommoder, ni ses Silvia ni ses Araminte. Araminte ou Silvia se fussent senties mal à l’aise dans la robe de cour de Célimène ou dans le fourreau gris d’Agnès. Et vous n’eussiez jamais fait parler Arlequin ou Pasquin par le masque, — je ne veux pas dire de Scapin ou de Sbrigani, — mais de Mascarille ou de Sganarelle. Tournez les yeux d’un autre côté maintenant, et voyez comme il est à l’aise dans la robe de chambre du Malade imaginaire, le bonhomme Géronte de Regnard! Et M. Turcaret, dans quel habit le mettrons-nous? Un peu de d’or sur l’habit de M. Tibaudier fera l’affaire, à moins que vous n’aimiez mieux retourner les fleurs de l’habit de M. Jourdain! Un peu plus avant, et jusque dans les derniers jours de l’ancienne société. Dites-moi pourquoi Bartholo ne remplacerait pas sa « large ceinture, » et son « manteau écarlate » par l’attirail accoutumé de M. de la Souche, si ce n’est que Caron de Beaumarchais est un habile homme et que ce qu’il démarque, il est inimitable dans l’art de vous l’escamoter aux yeux.

Beaumarchais, Lesage, Regnard, assurément, chacun d’eux met sa marque à ce qu’il touche, et ce sont des chefs-d’œuvre que le Légataire, et Turcaret, et le Barbier de Séville. Cependant le Barbier de Séville, après tout, n’est qu’une transposition de l’École des femmes. Et pour le Légataire, comme pour Turcaret, dont la composition est plus savante, à notre avis, que celle du Barbier de Séville, il est facile de marquer dans Molière les deux ou trois scènes génératrices que Regnard et Lesage ont saisies, étudiées, approfondies, développées, étendues enfin jusqu’aux proportions l’un de l’une des plus brillantes et l’autre de l’une des plus profondes comédies du répertoire. Relisez attentivement le Malade imaginaire et le Bourgeois gentilhomme, vous y retrouverez la comédie de Regnard, en quelque sorte dispersée par fragmens. Quant à Lesage, il est possible de préciser mieux encore, et j’affirmerais que son intrigue tout entière est primitivement sortie des scènes XVI et XXI de la Comtesse d’Escarbagnas, combinées avec les scènes I, II et III du quatrième acte du Bourgeois gentilhomme. Là-dessus, l’un, Regnard, épicurien de bonne compagnie, très libre d’allures et très indépendant de langage, a jeté la broderie de son étincelante gaîté. L’autre, Lesage, dont la vie nous est mal connue, mais qui doit dans sa jeunesse avoir éprouvé durement la misère et l’humiliation, a mis l’âpreté de sa moquerie, l’accent de sa colère, la véhémence contenue d’une indignation presque tragique. Et de fait, en aucune langue vous ne trouverez beaucoup de comédies qui soient plus voisines de la satire, où la plaisanterie soit comme assénée d’un coup plus vigoureux, et le mépris de l’homme plus ouvertement témoigné. Mais enfin Molière, je. le répète, est là-haut, sur les sommets, au point où cette comédie prend sa source. Regnard, Lesage, Beaumarchais, deux ou trois fois dans le siècle, réussissent à détourner le courant à leur profit, mais on ne peut pas s’y tromper, et c’est toujours le même courant.

Maintenant, voici Marivaux, et tout change. Marivaux n’emprunte vraiment à Molière, — sauf bien entendu les exemples que nous avons signalés, et deux ou trois autres encore, — que des formes, des coupes des scènes, des procédés extérieurs. Il n’est qu’un point par où peut-être il est plus voisin de Molière que Lesage même et surtout que Regnard. C’est que, quoi qu’on en dise, il ne fait pas tant montre de son esprit, et les mots chez lui s’incorporent au dialogue presque aussi intimement que dans la comédie de Molière. Évidemment, il n’y a pas lieu de faire ici le moindre rapprochement : cette faculté de plaisanter à propos ou pour mieux dire de plaisanter utilement, elle ne s’enseigne, ni ne s’emprunte, ni ne s’achète au marché : on l’a ou on ne l’a pas. Marivaux l’avait. Il est brillant sans doute, mais plutôt par la justesse que par l’abondance du trait, et par une certaine volubilité de langue, à lui bien personnelle, plutôt encore que par l’éclat de la paillette. D’ailleurs tout à fait émancipé de Molière, il n’imite de lui ni l’espèce, ni par conséquent les ressorts de l’intrigue, ni surtout, et ce point est capital, les mobiles qui font agir ses personnages. Est-ce à dire qu’il soit tout à fait indépendant, mort sans successeur et né sans ancêtres? Non, mais tandis que tous les autres obéissent à l’impulsion de Molière, Marivaux y résiste d’abord, finit par se révolter, rompt ses liens, et va se mettre à l’école de Racine. La comédie de Marivaux, c’est la tragédie de Racine, transportée de l’ordre de choses où les événemens se dénouent par la trahison et la mort, dans l’ordre de choses où les complications se dénouent par le mariage. Au fond, Andromaque, n’est-ce pas une double inconstance, Pyrrhus infidèle à l’amour d’Hermione comme Hermione est parjure à l’amour d’Oreste? N’est-ce pas la tragédie, s’il en fut, des fausses confidences que Bajazet :

Avec quelle insolence et quelle cruauté
Ils se jouaient tous deux de ma crédulité?


mais Mithridate ou Phèdre, quels jeux, et quels jeux sanglans de l’amour et du hasard! Déjà les contemporains de Marivaux, étendant à toutes ses comédies le titre de l’une ou plutôt de deux des meilleures d’entre elles, avaient remarqué qu’elles étaient toutes des surprises de l’amour. Placez seulement l’amour dans des circonstances qui relèvent à la dignité d’une passion tragique, ne sont-ce pas toutes aussi surprises, et surprises terribles, de l’amour que les tragédies de Racine ?

Je ne sais d’ailleurs, ni n’ai besoin de savoir, si Marivaux s’est proposé comme un modèle à suivre la tragédie de Racine. Je ne le crois pas, car n’ayant reçu qu’une première éducation, à ce qu’il paraît, fort incomplète, il s’est formé plus tard dans un petit monde singulièrement hostile à la mémoire de Racine. Mais après avoir longtemps essayé ses forces dans des genres qui ne lui convenaient pas, Marivaux, un jour, éclairé par son premier succès, — ce fut justement la Surprise de l’amour, en 1722, aux Italiens, — et voyant quel rôle épisodique jusqu’alors, et depuis Molière, l’amour avait joué sur la scène comique, aura senti l’inspiration venir, et qu’il était entré dans la voie de sa fortune littéraire.

L’amour, en effet, et non pas seulement l’amour-propre, comme on l’a dit, voilà le vrai domaine de Marivaux. Mais si toutes ses bonnes comédies peuvent être appelées des surprises de l’amour, ce n’est nullement à dire qu’elles se ressemblent toutes. Il tenait à cœur de se justifier de cette critique, et il avait raison. « J’ai guetté, disait-il, dans le cœur humain, toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour, lorsqu’il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ces niches.» Et encore, précisant lui-même et faisant ressortir les nuances : « Dans mes pièces, c’est tantôt un amour ignoré des deux amans, — tantôt un amour qu’ils sentent et qu’ils veulent se cacher l’un à l’autre; — tantôt un amour timide qui n’ose se déclarer, — tantôt enfin un amour incertain et comme indécis, un amour à demi né, pour ainsi dire, dont ils se doutent sans en être bien sûrs, et qu’ils épient au dedans d’eux-mêmes avant de lui laisser prendre l’essor. Où est en cela la ressemblance qu’on ne cesse de m’objecter?» Me sera-t-il permis, incidemment, de revenir ici sur ce qu’on nous disait plus haut d’un Marivaux « protestant contre l’inégalité des conditions? » Et ne voit-on pas bien que s’il n’avait pas écrit les Fausses Confidences ou le Préjugé vaincu, s’il n’avait pas marié quelque comtesse avec quelque intendant, ou manière d’intendant, et quelque petite marquise avec quelque bourgeois, c’est, comme il dit lui-même, une des « niches où se cache l’amour » et des plus profondes, celle que creuse dans un cœur féminin la vanité de la naissance et du rang, dont il eût négligé de le faire sortir. Procédé d’artiste, et coquetterie de peintre qui ne veut rien laisser échapper de ses modèles, que ces prétendues idées réformatrices du discret Marivaux !

Mais comme il avait raison de demander où était la ressemblance qu’on lui reprochait entre tous ces petits chefs-d’œuvre ! « Vous avez beau dire, répondait d’Alembert, il n’importe pas si dans vos comédies l’amour se cache ou ne se cache pas de la même manière, et c’est toujours un amour qui se cache. » Le bon raisonnement ! et qui sent bien son XVIIIe siècle, ce siècle d’analyse et de simplification, où l’on travaillait à qui mieux réduirait l’homme en quelques traits essentiels et fonderait les sociétés à venir sur la loi de la moindre action ! L’amour, pour d’Alembert, et pour Voltaire aussi, quand il parle avec humeur des « comédies métaphysiques » de Marivaux, c’est l’amour, comme l’ambition c’est l’ambition, et comme la haine c’est la haine, sans distinction ni nuances, des ressorts ou des mobiles abstraits, sans figure ni couleur, qui se traduisent par les mêmes mouvemens, en passant par les mêmes phases, pour aboutir aux mêmes effets. Mais, quoi qu’ils en disent, vous, qui n’êtes pas philosophe et qui ne collaborez pas à l’Encyclopédie, dites-moi, est-ce que vous apercevez la moindre ressemblance entre la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard et l’Araminte des Fausses Confidences? Est-ce que vous trouvez que le sujet de la Double Inconstance est le même que celui de la Surprise de l’amour? Est-ce que de l’une à l’autre de ces quatre pièces, la psychologie n’est pas entièrement neuve? l’intrigue absolument différente? les personnages caractérisés chacun par des traits différens? Quoi! ces deux amans qui, dans la Surprise de l’amour, en viennent à s’aimer, quoi qu’ils en aient, ce serait le même sujet que la Double Inconstance, où deux amans, quoi qu’ils fassent, cessent insensiblement de s’aimer? Et le roman de cette riante, espiègle et charmante Silvia du Jeu de l’amour et du hasard, ce serait l’histoire de la tout indulgente, tout humaine et un peu nonchalante Araminte des Fausses Confidences? L’une se dépite et se mutine d’être prise au piège qu’elle-même a tendu, l’autre se désespère de tendre inutilement son piège et que celui qu’elle voudrait ne s’y prenne pas. Tout le monde conspire unanimement au bonheur de la première, et tout le monde unanimement conspire pour la contrariété de la seconde. Et Marivaux fait toujours la même pièce? il peint toujours la même femme? Allons, décidément, ce géomètre qui, voyant jouer Athalie, demandait: « Qu’est-ce que cela prouve? » il est inutile qu’on le cherche, ce devait être d’Alembert.

De cette conception fondamentale des comédies de l’amour, tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il est arrivé nécessairement que les femmes, comme dans la tragédie de Racine, ont le beau rôle, en général, dans le théâtre de Marivaux, et que les hommes n’ont d’éclat que celui que leur prête la femme qui les aime. Peut-être aussi, le procédé de Marivaux, plus uniforme que celui de Racine, contribue-t-il à diminuer encore le peu de relief qu’il donne à ses rôles d’hommes. Il me paraît évident que c’est son caractère de femme qu’il étudie d’abord, très finement, très profondément, et que c’est seulement, comme on dit, quand il le tient, qu’il commence à construire sa pièce. Or, presque toujours, son rôle d’homme est la répétition ou la réplique de son rôle de femme. Si la comtesse de la Surprise de l’amour en est à détester les hommes, Lélio détestera les femmes. Si la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard forme le projet de se déguiser en soubrette, Dorante aura de son côté conçu la fantaisie de passer pour son propre valet. Si l’autre Silvia, celle de la Double Inconstance, est femme à se laisser tout doucement prendre à l’amour du prince, Arlequin, aussi lui, sera tout prêt à se laisser séduire aux avances de Flaminia. Les personnages ainsi se présentent par couples, et l’action marche par scènes pour ainsi dire parallèles. Le plus souvent d’ailleurs, la soubrette vient doubler sa maîtresse et le valet son maître, ce qui permet, sans compliquer l’intrigue, de la maintenir dans les régions de la moyenne comédie, toujours gaie, légèrement railleuse, également tempérée dans le rire et dans les larmes. Mais s’il résulte bien de là quelque monotonie, cette monotonie n’est qu’extérieure : quelques rôles d’hommes, celui d’Arlequin, par exemple, dans la Double Inconstance, et généralement les premiers Arlequins de Marivaux, ne tombent pas sous cette critique ; et pour les rôles de femme, on ne serait pas embarrassé d’en citer une douzaine qui sont des plus délicats, des plus savamment nuancés, et des plus individuels qu’il y ait dans notre répertoire comique. Même quand ils ne sont qu’esquissés, ils sont souvent charmans. Étudiez plutôt, dans le Préjugé vaincu, l’avant-dernière comédie de Marivaux et l’une assurément des plus faibles, les variations ingénieuses dont il a diversifié le type classique de la soubrette, ou encore, dans la Double Inconstance, le si joli rôle de Flaminia.

Mais on peut aller plus loin, et, sans être accusé, je crois, de trop de hardiesse, ou peut dire que les rôles de femmes du théâtre de Marivaux sont presque les seuls rôles de femmes qu’il y ait dans notre répertoire comique. Au moins, dans le théâtre entier de Molière, je ne connais que trois rôles de femme qui soient bien nettement caractérisés : ceux d’Agnès, d’Elmire et de Célimène : il est vrai qu’ils peuvent compter tous les trois parmi les plus rares créations du génie de Molière. Les autres, appelez-les comme il vous plaira, Marianne, Élise, Henriette, c’est toujours un peu la même ingénue; nommez-les Dorine, Nicole, Toinon, c’est toujours un peu la même soubrette.

Et cela s’explique. Je suis persuadé que, si les femmes étaient franches, ou pour mieux dire et plus poliment, si ce n’était pas chez elles une habitude passée en nature que de subordonner leur jugement à celui des hommes, et de penser tout ce qu’elles pensent par convenance et par tradition plutôt que par conviction, elles avoueraient que Molière les choque et les blesse souvent. Leurs mines, comme dit le poète,

Leurs mines et leurs cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence,

ce n’est peut-être pas tant que le mot lui-même alarme leur pudeur ou seulement offense la délicatesse de leurs oreilles; mais elles sentent que Molière est de ceux qui pourront bien les adorer : quant à les aimer et les traiter en égales, jamais. Au fond, de l’École des femmes aux Femmes savantes, la philosophie de Molière n’a pas varié sur ce point. Et dans ce que j’appellerai la profession de foi d’Arnolphe, comme dans la déclaration de principes du bonhomme Chrysale, j’estime qu’une fois ôtée l’exagération comique, il a mis beaucoup plus qu’on ne croit de sa propre pensée. Cela se sent. Molière est dur pour les femmes, non pas tant en ce qu’il les rudoie qu’en ce qu’il en parle de très haut et comme d’êtres inférieurs.

Leur esprit est méchant, et leur âme fragile,
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle, et malgré tout cela
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.


Je ne sais s’il y a quelques femmes qui comprennent ce qu’il y a dans ces vers d’involontaire hommage à leur toute-puissance, mais le reste n’en sent que le mépris, et le reste a raison. A notre avis, c’est ici la grave lacune du génie de Molière, et quand je les compare, car ceux-ci peuvent être comparés, c’est par où Shakespeare certainement l’emporte.

Encore ici donc, c’est parmi les successeurs de Racine qu’il faut placer Marivaux. Les femmes sont plus nombreuses et presque aussi diverses dans le répertoire comique de Marivaux que dans le répertoire tragique de Racine. Elles y vivent d’une vie moins poétique, mais presque aussi réelle. Et si Marivaux, pour se conformer à l’usage de la scène, leur dit parfois des duretés, c’est avec prodigalité qu’il se rachète, en ornant ses grandes dames, ses bourgeoises et jusqu’à ses suivantes, de toutes les qualités tour à tour, ou de défauts plus charmans peut-être et qui leur vont mieux que leurs qualités. Il y a des soubrettes encore qui se promènent dans son répertoire, mais il n’y a plus d’ingénues, ni de coquettes, ni de duègnes, il y a des femmes. Qu’il ait eu maintenant besoin d’un style nouveau, plus pénétrant, en quelque sorte, que le style ordinaire de la comédie pour analyser toutes les finesses, démêler tous les sophismes, et surprendre et fixer sous nos yeux tous les subterfuges du cœur féminin, quoi de plus naturel? « On croit voir, disait lui-même, partout dans toutes mes comédies le même genre de style, parce que le dialogue y est partout l’expression simple des mouvemens du cœur. La vérité de cette expression fait croire que je n’ai qu’un même ton et qu’une même langue, mais ce n’est pas moi que j’ai voulu copier, c’est la nature, et c’est peut-être parce que ce ton est naturel qu’il a paru singulier. » On ne saurait plus spirituellement se justifier du reproche de préciosité. Notez d’ailleurs qu’il n’y a dans ces quatre lignes d’apologie qu’un seul petit mot de trop : c’est celui que nous avons souligné. L’illusion de Marivaux est de se croire simple. J’ai rapproché plusieurs fois sa manière de celle de Racine, et je ne crois pas, en le faisant, avoir dépassé les justes bornes de la comparaison permise. Mais voici la différence, — et c’est peut-être une de ces différences qui creusent l’abîme entre le talent et le génie, — Racine est simple et Marivaux ne l’est pas. Racine dit les choses aussi finement, aussi délicatement que qui que ce soit d’entre les beaux esprits, mais il les dit tout ensemble fortement et simplement. Marivaux est obligé de contourner sa manière pour suivre ces mêmes sentimens délicats à travers les replis où ils se dissimulent. Mais ceci dit, et cette grande infériorité constatée, Marivaux a raison. Traduisons correctement la pensée qu’une modestie de bon goût l’empêchait d’exprimer tout entière. Marivaux est dans l’histoire de notre théâtre, — à quelque distance de Racine, — l’écrivain dont l’observation féminine a eu le plus d’étendue.


Relevons encore un trait. Il résulte de cela même que ce théâtre dont le décor est fantastique et l’intrigue ordinairement romanesque, est cependant une image fidèle de la nature, ou du moins de la vie. Voici comment et par où. C’est qu’il ne comporte pas l’exception. Vous vous récriez, et vous dites :

Mais ce n’est pas ainsi que parle la nature!


Et vous avez raison ; nous venons de le constater. Mais à tous Marivaux pourrait nous répondre en nous demandant si nous savons comment parle la nature? Qu’est-ce, en effet, que la nature dans des civilisations raffinées comme la nôtre? à quel signe la reconnaissons-nous bien? Le paysan de nos campagnes est-il l’homme naturel, ou si c’est l’ouvrier de nos manufactures? l’ingénieur de nos écoles, ou l’officier de nos garnisons? la femme du commerçant assise à son comptoir? ou la dame de nos petites villes de province ? l’ouvrière qui peine aux champs comme l’homme? ou celle qui s’use aux travaux quotidiens de l’industrie? Certainement il serait difficile de le dire, et par conséquent facile de pousser le paradoxe. Mais il n’est jamais bon de pousser trop loin les paradoxes : parce qu’il y a toujours quelqu’un qui les prend au sérieux. Retenons cependant un point. C’est que si l’homme dans son fonds ne change pas à mesure qu’il avance en civilisation, il se complique au moins, et se dérobe à lui-même les vrais motifs de ses actes, sous le réseau de jour en jour plus serré des prétextes qui les déguisent. Nous ne valons probablement ni mieux ni pis que nos pères : bons ou mauvais, nous sommes bons de la même manière et mauvais pour les mêmes raisons : mais nous nous sommes créé des moyens nouveaux d’être bons ou mauvais. Que ces mobiles, en dernière analyse, se trouvent être absolument les mêmes qu’au temps de la reine Artémise, assurément : mais enfin la forme nouvelle que nous leur prêtons, l’aspect nouveau sous lequel nous les voyons, les noms nouveaux dont nous les colorons, tout cela, c’est la vie même et la substance de la vie de notre temps. On peut donc être un écrivain très discutable comme écrivain, et cependant un observateur. On peut écrire, comme Marivaux, dans un style dont les juges sévères diraient qu’il approche du galimatias, et cependant être naturel. C’est même pourquoi, nous l’avons fait observer tout d’abord, et nous le répétons, comme une conclusion que l’on s’est efforcé de solliciter dans l’esprit du lecteur, si l’on commence par étudier dans Marivaux le marivaudage, c’est-à-dire la forme, non-seulement on s’expose à le juger mal, mais encore à ne pas le comprendre. Marivaux est à la recherche de la nature et travaille d’après le modèle vivant. A-t-on bien assez remarqué qu’il a presque le premier peut-être, dès le début de Marianne, réclamé pour « les petites gens, » comme on les appelait alors, l’attention, la curiosité, la sympathie de l’artiste? « Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions,.. mais ne leur parlez pas des états médiocres ;.. laissez là le reste des hommes : qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit plus question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître et que les bourgeois les déshonorent[2]. » Lui, croyait déjà que l’artiste, passant dans la rue, peut s’intéresser à la discussion d’une marchande lingère et d’un cocher de fiacre, et ne pas dédaigner de fixer la scène.

Laissez donc là sa forme; dites qu’il occuperait un rang bien plus élevé dans l’histoire de notre littérature, s’il avait pu complètement se rendre maître, sans cesser d’être lui, de la langue de tout le monde; et regardez au fond. Je ne vois pas qu’aucun de ses héros, qu’aucune de ses héroïnes soit placée dans une condition qui dépasse l’ordinaire, je ne vois pas qu’aucun ni qu’aucune aient des vertus ou des vices qui ne soient nos qualités moyennes ou nos défauts ordinaires, je ne vois pas enfin que personne prenne des résolutions qui ne soient à l’entière volonté des plus ordinaires d’entre nous. Et vraiment pour que l’on s’avise de trouver Marivaux poétique, il faut que le siècle soit bien profondément enfoncé dans la prose. S’il nous intéresse, et s’il nous amuse, ne l’oublions pas, ce n’est pas en nous transportant dans un autre monde, c’est au contraire en nous présentant le miroir. Les types de la comédie de Marivaux sont à portée de notre œil ou de notre main. Nous vivons au milieu d’eux. C’est en ce sens qu’il est naturel et vrai. Nul besoin à lui de combiner des événemens miraculeux, ou d’imaginer des types qui ne soient pas pris directement de la réalité. Il n’attend pas, pour se mettre à l’œuvre, qu’une exception ait posé devant lui : c’est assez de la société qui l’entoure, du petit monde où il vit et qu’il aime ; il a du talent, de la finesse et de la bonté : que faut-il davantage? Qui donc a dit qu’il n’était pas impossible que Marianne eût inspiré les romans de Richardson ? En tout cas, je ne sais ce qu’il en est aujourd’hui, mais les Anglais, au XVIIIe siècle, ont beaucoup aimé Marivaux. Ce doit être surtout en raison de l’honnêteté sincère et de la bonté profonde que respirent ses ouvrages, et bien moins, quoi qu’on ait dit, en raison de la singularité de la forme qu’en raison de la solidité du fond. Et pour nos écrivains, s’il n’est pas un modèle que l’on doive recommander, ce n’est point que son style après tout soit si riche en mauvais enseignemens, — car franchement, croyez-vous, pour prendre l’exemple le plus opposé qu’on imagine, que le style de l’auteur des Martyrs et surtout des Natchez fût un meilleur modèle? — c’est que Marivaux a presque épuisé ce genre des surprises de l’amour où il s’était renfermé. J’ai dit qu’il manquerait quelque chose à notre littérature dramatique si le répertoire de Marivaux nous manquait. Pourquoi n’irais-je pas, en finissant, encore plus loin? Si nous n’avions ni le Legs, ni le Jeu de l’amour et du hasard, ni les Fausses Confidences, ni l’Épreuve, je ne suis pas bien sûr qu’il ne manquât pas quelque chose à l’esprit français.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er  janvier.
  2. Marianne, au commencement de la seconde partie.