Études sur le XVIIIe siècle/05

La bibliothèque libre.
Études sur le XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 385-418).
◄  04
06  ►
ETUDES SUR LE XVIIIe SIECLE

LES ROMANCIERS


I.
ALAIN RENÉ LE SAGE.

J’ai ouï dire que les Espagnols, s’ils ont de tout temps reconnu dans Cervantes un de leurs plus élégans prosateurs, n’avaient pas moins attendu que le jugement de l’Europe entière l’eût mis dans le haut rang, qu’il occupe, à côté de Molière et de Shakspeare, pour s’apercevoir qu’en effet il en était digne, et l’y placer eux-mêmes. Notre Le Sage assurément n’est pas leur Cervantes, et Gil Blas, il faut l’avouer tout d’abord, est assez éloigné de valoir Don Quichotte. Il n’en est que plus curieux que l’œuvre du conteur français et celle du poète espagnol aient éprouvé les mêmes destinées historiques. Nous aussi, il a presque fallu que l’Europe, — l’Angleterre et l’Italie surtout, — nous apprissent à goûter Gil Blas, comme à l’Espagne à sentir tout le prix de Don Quichotte. C’est seulement vers la fin du XVIIIe siècle que nos critiques ont commencé de rendre à Le Sage une justice que ses contemporains, s’ils ne la lui avaient pas refusée, lui avaient du moins mesurée parcimonieusement ; et l’œuvre était déjà traduite en toutes les langues avant que d’avoir pris dans la nôtre la place qu’elle y tient désormais. On s’est fait depuis lors une agréable obligation de réparer Terreur ; et tant de maîtres, l’un après l’autre, ont si bien parlé de Gil Blas, qu’il pourrait sembler inutile d’en parler une fois de plus. Mais peut-être nous ont-ils laissé plus à dire que l’on ne serait tenté de le croire. Non-seulement, en effet, comme à tout le monde, il nous demeure permis d’étudier le roman de Le Sage en lui-même, pour sa valeur littéraire intrinsèque, la matière étant de celles qu’il n’est pas facile d’épuiser ; mais surtout, et c’est ce qu’en général ils ont négligé de faire, il convient de l’étudier de plus près, dans ses origines, dans sa composition, dans ses défauts enfin, ou, pour user d’un terme moins sévère, dans ses lacunes, et, en deux mots, dans l’histoire du roman français.


I

Il y a toute une période, assez longue encore, de notre histoire littéraire, dont le détail nous est assez mal connu. Elle s’étend des dernières années du XVIIe siècle, ou (pour fixer les dates avec plus de précision) de l’apparition du livre des Caractères, en 1688, à la publication précisément des deux premiers volumes de Gil Blas, en 1715. Quelques œuvres, quelques noms en sont venus jusqu’à nous, le bruit aussi de quelques querelles, philosophiques ou littéraires : anciens contre modernes, Bossuet contre Fénelon, gallicans contre ultramontains. On sait donc assez communément que le Diable boiteux est de 1707, et que le Légataire universel est de 1708 ; on a entendu parler de Fontenelle, de La Motte, de Jean-Baptiste Rousseau, de La tare, de Chaulieu, de Crébillon, de Dancourt ; même, on a quelquefois lu la Réconciliation normande et Manlius Capitalinus : cependant, d’une manière générale, ce que valent ces hommes et ces œuvres, on y croit, comme on dit, plutôt que l’on n’y va voir, et si quelques traits distinguent ces vingt-cinq ou trente sas d’histoire de ce qui les a précédés et de ce qui les a suivis, on serait embarrassé de les définir avec exactitude, ou seulement de les discerner. Un seul fait en dira plus que beaucoup de phrases. Il y a là des œuvres, dignes au moins d’une mention dans l’histoire, que Sainte-Beuve lui-même a fait comme s’il les ignorait, et des noms, dignes au moins d’un souvenir, qu’il n’a pas seulement prononcés. Ce serait dépasser les bornes du cadre où je voudrais me contenir que d’essayer de suppléer à ces oublis, mais il est essentiel à l’intelligence du roman de Le Sage d’indiquer ici quelques-uns au moins de ces caractères.

Le roman, en premier lieu, — ce qui jadis avait été le roman héroïque, le roman en douze tomes, le roman de Gomberville, de La Calprenède, et de Mlle de Scudéri, — sans cesser d’être le roman d’amour, métaphysique et galant, s’était insensiblement réduit, comme de lui-même, aux proportions de ce que nous appellerions aujourd’hui la nouvelle. Vers la fin du siècle, les romanciers à la mode sont les imitateurs de Mme de La Fayette ou plutôt ses imitatrices : Mme de Murat, l’auteur du Comte de Danois ; Mlle de La Force, l’auteur, de l’Histoire secrète de Bourgogne, Mme Durand, Mme d’Aulnoy, Mlle Lhéritier, d’autres encore, filles de beaucoup d’esprit, femmes de trop d’intrigues, en général demoiselles et dames de moyenne vertu. Leurs aventures, à elles qui répandirent si indiscrètement celles des autres, seraient amusantes, et même agréablement scandaleuses à conter. Leur œuvre, ou du moins ce que j’en ai lu pour m’en faire une idée juste, m’a paru d’un style assez négligé, facile, souvent heureux dans sa négligence, en somme et au fond assez médiocre. Elles n’ont pas moins réussi dans leur temps. Bayle, en plusieurs endroits, s’est plaint de cette profusion d’Aventures galantes et de romans soi-disant historiques, dont elles inondaient la France et même l’Europe. Ce véritable érudit n’aimait pas à voir l’histoire ainsi travestie pour le plus grand amusement des oisifs. Son indignation s’étendait jusqu’à Mlle de La Fayette, à laquelle il ne passait ni Zaïde ni la Princesse de Clèves. Et pourtant, il n’est pas douteux que ce que le siècle apprenait à aimer dans ces récits romanesques, c’en était précisément l’apparence historique, leur conformité, par conséquent, avec la vie réelle, et aussi, selon l’expression du même Bayle, — avec l’histoire naturelle. L’une, la conformité avec l’histoire naturelle et la physique expérimentale, s’étalait un peu partout dans l’œuvre de ces dames : on nous permettra de n’y pas insister. L’autre, la conformité avec l’histoire, et avec l’histoire contemporaine, c’était ce qui séduisait dans les romans de cet aventurier de lettres, Gatien de Courtilz de Sandras, l’auteur de tant de Mémoires apocryphes : Mémoires de M. de Rochefort, Mémoires de la marquise de Fresne, Mémoires de M. d’Artagnan. Facilement écrits, eux aussi, — avec cette facilité qu’il ne faut hésiter à qualifier en bon français de regrettable et fâcheuse, parce qu’elle donne aux ignorans l’illusion du naturel, — tous ces Mémoires, en ce qu’ils contiennent de prétendument historique, sont aussi dangereux à consulter que les inventions de La Beaumelle ou les compilations de Soulavie, mais, en ce qu’ils contiennent d’anecdotique, dans les récits galans ou licencieux, on accordera que de loin en loin, par intervalles, ils ont déjà quelque chose du tour agile et de l’amusante vivacité des Mémoires de Gramont et de l’Histoire de Gil Blas. Je ne mets pas en doute que Le Sage ait lu toutes ces productions, qu’il ait même personnellement connu Courtilz de Sandras, dont le libraire était aussi le sien, et qu’il ait enfin, tout en l’épurant un peu, suivi cette veine à son tour. C’est aux faiseurs de romans historiques, très certainement, qu’il a dû l’idée de mêler les aventures de Santillane à l’histoire du duc de Lerme et du comte d’Olivarès et, comme eux, il s’est abondamment servi pour cela des Anecdotes qui couraient les librairies du temps.

On a voulu quelquefois faire honneur de cette transformation du roman à l’auteur de l’Histoire de Francion, Charles Sorel, et ses successeurs, parmi lesquels on nomme surtout Scarron, pour son Roman comique, et Furetière, pour son Roman bourgeois. C’est remonter trop haut, de quarante ou cinquante ans trop haut, et c’est surtout se méprendre sur le caractère des œuvres. Si l’on élimine en effet de l’Histoire de Francion les grossièretés qui la déshonorent, la gravelure et l’indécence, il ne demeure, comme aussi — bien du Roman comique et du Roman bourgeois, qu’un fonds passablement vulgaire, des accidens invraisemblablement grotesques, des caricatures sans doute assez lestement enlevées, mais rien, absolument rien, qui ressemble à ce que nous avons depuis appelé le roman de mœurs. Il importe beaucoup de ne pas s’y tromper. L’Astrée, le Grand Cyrus, la Clélie sont des romans qui tiennent encore du poème, et même de la poésie ; Francion, le Roman comique, le Roman bourgeois tiennent encore de la farce, et, à vraiment parler, ne sont que des parodies. Les premiers visent à l’héroïque, les seconds au grotesque. Or, ce qu’il s’agissait précisément de remplir, à la fin du XVIIe siècle, c’était l’entre-deux de l’héroïque et du grotesque. Car le grotesque ou le caricatural, et on l’oublie trop souvent, n’est pas moins éloigné du train de la vie commune que l’héroïque même. Si les romans de Mlle de Scudéri sortent du bon caractère et de la vérité, ce n’est pas avec les visions de Scarron qu’il faut s’imaginer que l’on y rentre. L’idéal du sentiment et la charge de la caricature s’obtiennent par les mêmes moyens, c’est-à-dire par une altération également systématique des rapports vrais des choses. Si l’on allonge les corps, et que l’on atténue les formes, et que l’on effile les traits, on obtient la banale et inexpressive beauté des figures de keepsakes anglais, comme si l’on grossit les traits, et que l’on épaississe les membrures, et que l’on élargisse les formes, on obtient la laideur convenue de nos journaux à images ; mais, de l’une et de l’autre manière, il est clair que l’on s’est écarté de la nature. Pareillement, les personnages du roman héroïque sont plus hauts, ou plus délicats, ou plus jolis que nature, mais les personnages du roman comique sont plus laids, ou plus grossiers, ou plus bas. Les uns et les autres, ils sont donc également distans d’une juste imitation de la vie, puisque l’imitation de la vie n’est à leurs auteurs qu’un point de départ dont ils font profession de s’écarter chacun à sa façon, et d’après des règles certaines. Ils ne se servent de la nature que comme d’un moyen de la défigurer elle-même, et leur objet est de la grandir ou de la diminuer, de l’embellir ou de l’enlaidir, de la surfaire ou de la rabaisser, mais non pas du tout de la représenter telle qu’elle est.

Ç’a été le rôle du roman pseudo-historique, dans les premières années du XVIIIe siècle, que de tracer à la littérature d’imagination cette voie moyenne, en quelque sorte, et d’y développer le sens du réel avec le goût de l’observation. En effet, d’une part, en les mettant en scène, on ne pouvait pas représenter sous des traits trop différens de ceux que tout le monde leur avait connus des personnages historiques dont la mort était d’hier. Le moyen, par exemple, à Courtilz de Sandras de peindre Mazarin sous les traits d’un prodigue, ou Ninon de Lenclos sous ceux d’une Mère de l’Église ? Mais, d’autre part, la notoriété de quelques-unes de leurs plus brillantes aventures ôtait à l’écrivain tout scrupule d’invraisemblance. Ce qui s’était passé s’était passé ; l’on n’en pouvait arguer l’impossibilité. L’étonnante fortune d’un Lauzun, pour ne nommer que celui-là, comme elle permettait toutes les espérances aux cadets de Gascogne, permettait du même coup toutes les inventions à leurs historiographes. Enfin, la littérature des Mémoires, déjà si riche, acheminait, elle aussi, le roman vers le même but. On en voit assez les raisons, sans qu’il soit besoin de les développer. Qu’est-ce, à vrai dire, que des Mémoires privés, comme sont ceux de Saint-Simon, par exemple, ou comme est la Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, sinon cette peinture détaillée des caractères et des mœurs dont la grande histoire n’a consigné dans ses annales que les résultats les plus généraux ? Et qu’est-ce qu’un roman de mœurs, dans sa forme originelle, avant que l’artiste en ait extrait pour ainsi dire l’œuvre d’art, sinon, réciproquement, des Mémoires particuliers sur les hommes et les choses de son temps ? Nulle autre cause, — il est bon de le noter au passage, — n’a eu plus d’influence, au XVIIIe siècle, et jusque de nos jours même, sur cette forme du récit personnel que le roman a conservée si longtemps. Les Mémoires d’un homme de qualité, comme la Vie de Marianne, et comme l’Histoire de Gil Blas de Santillane, sont autant de récits personnels, on peut bien dire : de confessions.

En même temps qu’elle s’insinuait ainsi dans le roman, l’observation du réel se précisait, et prenait possession de ses moyens, dans ce genre d’ouvrages dont les Caractères sont demeurés le modèle. Personne n’ignore quel fut le succès du livre de La Bruyère. En huit ans seulement, de 1688 à 1696, il ne s’en succéda pas moins de neuf éditions, ce qui n’était pas alors plus commun en librairie que cinquante représentations, au théâtre ; et dans les années qui suivirent, il ne s’imprima pas moins d’une trentaine d’ouvrages à l’imitation du chef-d’œuvre. Évidemment la mode y était. Or, quel plaisir y cherchait-on ? et à quoi la curiosité s’y intéressait-elle ? Aux portraits, comme nous le savons par le nombre des clés qui nous en sont parvenues, c’est-à-dire aux imitations d’après le vif, et dont un habile déguisement, en imposant au lecteur la nécessité de chercher un original qu’il finissait toujours par retrouver, assaisonnait encore la malice. L’homme est toujours l’homme : le XVIIe siècle dans sa gloire a aimé, comme le nôtre, les indiscrétions, et quand on lui en a donné, il y a couru. Dans les Caractères de La Bruyère, ce que nous admirons aujourd’hui, nous qui sommes à deux cents ans bientôt de la cour de Louis XIV, c’est la part de vérité générale que l’art merveilleux d’un grand maître a su comme emprisonner dans ces linéamens qu’il croyait copier d’après nature. Mais ce que les contemporains en ont tout particulièrement goûté, n’essayons pas de nous donner le change, c’en sont les applications, ce qu’il y avait d’observé de près et, par conséquent, d’individuel, dans chacun de ces portraits, le sel de la médisance et souvent aussi, probablement, de la calomnie. C’est justement là ce qui fera quelques années plus tard le grand succès du Diable boiteux. Dans cette inépuisable galerie d’originaux qui forme le livre des Caractères, Le Sage n’aura eu qu’à puiser à pleines mains, les animer, et faire agir en quelque sorte sur la grande scène de la vie ces portraits descendus de leur cadre.

En effet, du Diable boiteux, ôtez la fable, qui, sans doute, n’y est pas essentielle, et numérotez les paragraphes comme on a fait ceux des Caractères, vous avez un livre du même genre. Cela est tellement vrai que, dans les premières éditions, la table des matières est rédigée, par caractères, dans la forme suivante : Ch. III. — La Vieille Coquette, le Vieux Galant, le Musicien, le Poète tragique, le Greffier… Ch. X. — Le Licencié, le Maître d’école, la Vieille Marquise, la Procureuse, le Peintre de femmes… Ch. XII. — L’Allemand, le Français, le Comédien, la Comédienne, l’Auteur dramatique, etc. Au même point de vue, il n’est pas moins curieux d’étudier les corrections, additions, et retranchemens que Le Sage a fait subira son œuvre dans l’édition définitive qu’il en a donnée, dix-neuf ans après la première. On le voit alors qui supprime unifiait divers dont la singularité faisait, en 1707, l’objet des conversations parisiennes, et qui en introduit un autre, signatum prœsente nota, frappé à la marque de 1726. « Considérez dans la chambre prochaine, disait l’Asmodée de la première édition, ces deux prisonniers qui s’entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le premier est un joaillier accusé d’avoir recelé des pierreries dérobées. L’autre est un polygame : il y a six mois qu’il se maria par intérêt avec une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination peu de temps après une jeune personne de Madrid et lui a donné tout le bien qu’il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu’il a épousée par inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu’il a épousée par intérêt, le poursuit par inclination[1]. » Tout Paris, en 1707, connaissait vraisemblablement le procès de ce bigame et celui de ce joaillier receleur : il les avait oubliés, en 1726, et c’est pourquoi l’historiette a disparu du livre. Les additions ne sont pas moins instructives. « A propos d’imam dédicatoires, dit quelque part le démon, il faut que je vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant permis qu’on lui dédiât un ouvrage ; en voulut voir la Dédicace avant qu’on l’imprimât, et, ne s’y trouvant pas assez bien louée à son gré, elle prit la peine d’en composer une de sa façon, et de l’envoyer à l’auteur pour la mettre à la tête de son ouvrage. » Ces quelques lignes ne figuraient pas dans l’édition de 1707. En 1726, elles étaient sans doute une allusion plus ou moins transparente à quelque Anecdote qui courait, je ne puis pas dire les salons, où Le Sage ne fréquentait guère, mais les cafés littéraires. Ne sont-ce pas là, très visiblement, les matériaux, épais encore, de ce qui va devenir le roman de mœurs ?

Mais si l’honneur en revient à Le Sage, il est juste de dire que La Bruyère, et ses imitateurs, avaient commencé de lui donner l’exemple. Qui ne se rappelle ces morceaux justement célèbres, dans les Caractères, où l’on n’a vu, comme, par exemple, dans le fragment d’Emire, tout narratif, que des moyens ingénieux de l’artiste pour varier la monotonie de son plan, et soutenir une attention qu’il pouvait craindre de voir languir ? « Il y avait à Smyrne une très belle fille qu’on appelait Émire et qui était moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs… » Mais je crois y découvrir quelque chose de plus. J’y soupçonne une tentative de La Bruyère pour mettre en action ses propres personnages. Vous diriez une intention de roman qui n’a pas été ce que l’on appelle poussée, comme si La Bruyère s’était défié de ses forces, ou comme s’il avait hésité à s’essayer franchement dans un genre qu’aucun vrai chef-d’œuvre n’avait encore illustré, et qui demeurait le partage à peu près exclusif des femmes et des aventuriers de lettres. Un ancien a dit là-dessus et, — ce qui est admirable ! — sans le savoir, un joli mot : Historia, quoquo modo scripta, semper legitur. De quelque manière qu’écrive l’historien, il est toujours assuré d’avoir des lecteurs. Le romancier à plus forte raison. C’était du moins l’opinion du XVIIe siècle, et il fallait plus d’un chef-d’œuvre avant que le XVIIIe siècle l’abandonnât, et découvrît les signes qui distinguent un bon roman d’un mauvais. C’est aussi pourquoi l’histoire du roman français ne commence qu’avec Le Sage. Les romanciers qui l’ont précédé peuvent avoir eu personnellement toutes les qualités que l’on voudra, cependant, ils ne comptent pas dans la littérature. Leur genre est encore trop indéterminé… Mais, quoi qu’il en soit de ce point particulier, si les moralistes, comme La Bruyère, à la fin du XVIIe siècle, reculaient encore devant une exacte imitation des mœurs, il était un lieu du moins où cette imitation même était poussée jusqu’à l’excès de la fidélité : c’est le théâtre, qu’il nous reste à caractériser.

Il semble, à la vérité, que les auteurs en vogue, l’auteur du Joueur et celui du Grondeur, l’auteur du Flatteur et celui du Négligent, achèveraient d’user le chemin que leur a frayé Molière, et pourtant, à bien y regarder, ce ne sont plus des caractères, ce sont des portraits, et des tableaux de mœurs, qu’ils peignent. En dépit de l’étincelante fantaisie qui l’anime ou plutôt qui l’emporte, et qui donne à l’action des Folies amoureuses et du Légataire universel cette unique allure de mouvement et de rapidité, il y a déjà dans la comédie de Regnard comme qui dirait des touches d’un peintre de la vie familière et des mœurs bourgeoises. Il y en a bien plus encore, quoique bien moins habilement appliquées, dans le théâtre de Dufresny. Mais c’est surtout avec Dancourt qu’il faut voir commencer la véritable comédie de mœurs. D’abord, comme Dufresny, c’est ordinairement en prose qu’il écrit, « n’étant pas naturel qu’on parle en vers dans une comédie, » et d’une cinquantaine de pièces qu’il nous a laissées, on n’en trouve pas, effectivement, plus de dix qui soient écrites en vers[2]. La prose est-elle au théâtre, comme on l’a dit, un moyen de serrer la réalité de plus près ? Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la question. Il suffit que c’est bien la prose qui convient à la nature des pièces de Dancourt, surchargées d’épisodes étrangers à l’action proprement dite, quand encore il est possible d’y reconnaître une action, encombrées, un peu comme de nos jours la plupart des pièces de M. Victorien Sardou, d’une foule de personnages, qui se groupent en tableaux vivans, et dont le rôle évident chez l’auteur comique du XVIIe siècle, comme chez notre contemporain, est de constituer le milieu, l’atmosphère particulière, le fond de toile, vivant et remuant, d’où l’action du drame se dégage. Cette action elle-même, quelquefois heureusement nouée, comme dans le Chevalier à la mode, quelquefois plus lâche, comme dans le grand nombre des pièces de Dancourt, quelquefois enfin nulle, comme dans la Femme d’intrigues ou dans les Agioteurs, pour l’approcher encore plus de la réalité, c’est à l’anecdote, au scandale d’hier, au vaudeville qui court les conversations que le poète, aussi souvent qu’il le peut, l’emprunte avec une prédilection marquée, comme dans la Loterie, comme dans le Mari retrouvé, comme dans la Désolation des joueuses, comme dans les Agioteurs, comme dans le Moulin de Javelle, comme dans les Curieux de Compiègne. Il y a là un parti-pris, une intention formelle et hautement déclarée, de chercher le succès dans une imitation, reconnaissable à tous, des mœurs contemporaines. Faute de pouvoir atteindre à la vérité supérieure du caractère, si Dancourt faisait des préfaces, il érigerait en système que la représentation du train de la vie quotidienne est l’objet propre de la comédie. C’est pour cette raison que nous voyons dans son œuvre défiler successivement toutes les classes, ou plutôt toutes les conditions de la société d’alors : hommes d’épée, hommes de robe, conseillers et procureurs, femmes d’argent et femmes d’intrigues, marchandes à la toilette et vendeuses de marée, sergens recruteurs, traitans, frotteurs et cochers ; et si l’observation était seulement un peu plus scrupuleuse, on pourrait presque dire que ce qu’elle perdait en profondeur, elle l’a regagné en étendue[3].

On peut vraiment le dire, si maintenant, au lieu des pièces de Dancourt, nous prenons pour type le véritable chef-d’œuvre de cette comédie de mœurs de la fin du XVIIe siècle, et c’est précisément le Turcaret de Le Sage. Je ne sais pourquoi l’on persiste à voir dans Turcaret une comédie de caractère, à moins que l’on ne veuille absolument se méprendre sur ce mot de caractère. C’est un caractère, en effet, que d’être avare, c’est un caractère que d’être jaloux, c’est un caractère que d’être hypocrite, c’est un caractère que d’être débauché, c’est un caractère que d’être misanthrope ; mais ce n’en est pas un que d’être financier, non plus que d’être baronne de contrebande ou marquis d’aventure ; et c’est, même si peu ce que l’on appelle un caractère que c’est justement ce que l’on opposera bientôt aux caractères sous le nom de condition. Turcaret, par ses origines, — et que d’ailleurs Le Sage ait ou non passé par la ferme générale, — est sorti tout entier du Bourgeois gentilhomme et de la Comtesse d’Escarbagnas, deux des rares comédies de Molière qui soient de vraies esquisses de mœurs ; et, comme la Comtesse d’Escarbagnas ou comme le Bourgeois gentilhomme, il faut avouer que Turcaret n’est pas une comédie de caractères, mais de mœurs. Le Sage a d’abord élargi l’esquisse, il a ensuite ramené l’audacieuse caricature du maître aux proportions de la réalité, il a enfin pris d’un air plus sérieux ce qui dans la Comtesse d’Escarbagnas et le Bourgeois gentilhomme avait été traité plutôt en badinant ; mais l’espèce et le genre sont demeurés dans Turcaret ce qu’ils étaient dans l’œuvre de Molière. Ce qui fait la valeur de Turcaret, c’en sont les mœurs.

Elles sont mauvaises, mais elles sont fortes ; elles sont ignobles, mais elles sont fidèles. Et, puisque nous en sommes à réviser l’opinion consacrée, ne se tromperait-on pas encore de voir dans Turcaret une satire uniquement dirigée contre les gens d’argent ? Car enfin, comme on en avait fait la remarque, dans le temps même de son apparition au théâtre, n’est-il pas vrai que, parmi les intrigantes qui le pillent et les effrontés qui le bernent, le moins malhonnête homme, c’est presque M. Turcaret ? En tout cas, ce monde interlope qui fait la débauche aux dépens de ce sac d’argent, — cette baronne qui le ruine si galamment, ce chevalier de lansquenet qui la tient elle-même sous contribution, ce marquis de la Tribaudière, toujours entre deux vins, Frontin et Lisette, Marine et Flamand, Mme Jacob elle-même, la fille du maréchal de Domfront, et Mme Turcaret, la fille du pâtissier de Falaise, — tous tant qu’ils sont, ne sont-ils pas peints de main de maître, avec la même vigueur et justesse de touche que M. Turcaret, raillés, comme lui, avec la même âpreté satirique, copiés, comme lui, d’après le vif des mœurs contemporaines, qui courent à grands pas aux mœurs de la régence ? et pourquoi, dans ce tableau de la fin d’un siècle ou du commencement d’une décadence, ne veut-on décidément reconnaître et voir que le seul personnage du traitant ? Non ! Turcaret n’est pas, comme on le dit, la dernière des grandes comédies de l’école de Molière. Bien loin de là ! C’est la première de nos comédies de mœurs, ou du moins, — car il faut faire aussi leur part aux Dancourt et aux Dufresny, — c’en est le chef-d’œuvre, au XVIIe siècle ; l’expression supérieure, et abrégée, de tout ce que l’on avait, depuis vingt-cinq ans, tenté dans le même genre et vainement essayé d’attraper.

On voit dans quel milieu, sous quelles influences littéraires, à quelle école s’est formé le talent de Le Sage. Il y a des œuvres qui se suffisent, comme Don Quichotte, par exemple, et qui n’ont pas besoin que l’on aille autre part qu’en elles-mêmes chercher de quoi les comprendre et les interpréter. Mais il y en a d’autres, comme Gil Blas, qui ne dépendent guère moins du temps et de la circonstance que du talent de l’écrivain qui les signe. C’est même pour cela que Gil Blas n’est que du second ordre, tandis qu’au contraire Don Quichotte est manifestement du premier. Et encore n’avons-nous pas tout dit, ou plutôt nous ne commençons qu’à dire. Ce n’est pas assez, dans la nature, que deux ou plusieurs principes, ayant ce que l’on appelle des affinités entre eux, soient mis, par le hasard d’une rencontre, en présence l’un de l’autre ; mais il faut le plus souvent qu’une condition extérieure se surajoute, pour ainsi dire, à leur affinité native, et opère du dehors le mystère de leur combinaison. Il n’en va pas autrement dans l’art. Cette condition, pour Le Sage, ce fut la connaissance de la littérature espagnole. Il y fut initié, dit-on, par l’abbé de Lyonne, un des fils du célèbre ministre, et la tradition en paraît assez bien établie pour la recevoir sans difficulté. Je ferai toutefois observer qu’à défaut des suggestions de l’abbé, Le Sage encore ici n’eût eu qu’à suivre le courant du siècle. Dans un temps où toute la politique française tournait sur cette grave question de la succession d’Espagne, on reprenait aux choses d’Espagne une vivacité d’intérêt qu’à peine avait-on un moment cessé d’y porter. Si Le Sage a fréquenté chez les Villars, comme le veut une autre tradition, il y a connu la marquise, mère du maréchal, et dont les Lettres sur l’Espagne ne déparent point la collection de Lettres de Mme de Coulanges et de Mme de Sévigné. D’ailleurs, au théâtre, les comédies de Thomas Corneille, encore vivant, — depuis Don Bertrand de Cigarral jusqu’à Don César d’Avalos, — maintenaient toujours quelque chose du goût espagnol. Enfin, l’une de ces femmes de lettres que nous avons citées, la comtesse d’Aulnoy, publiait vers le même temps ses Nouvelles espagnoles, ses Mémoires de la Cour d’Espagne, son Voyage d’Espagne surtout, dont il ne serait pas difficile de montrer le parti que Le Sage a tiré. Une indication, un mot, un hasard même auraient donc pu suffire à pousser le traducteur des Lettres d’Aristénète dans la voie où il devait rencontrer son chef-d’œuvre. Il tâtonna longtemps, comme on le sait, douze ou quinze ans environ ; puis, un jour, il eut l’idée de faire entrer dans les formes du roman picaresque ce qu’il avait amassé patiemment, tout autour de lui, d’observations et de notes ; et de cette combinaison heureuse de la satire avec la comédie et de l’aventure avec la satire, sous l’influence de la nouvelle espagnole, naquit cet inimitable Gil Blas.

II

Une des choses les plus irritantes qu’il y ait en critique, c’est la quantité de lectures et d’écritures que vous impose quelquefois un aimable étourdi, ou un mauvais plaisant, parce qu’il lui aura plu, sans motif, présomption, ni preuve, de jeter dans la circulation littéraire un impertinent paradoxe. La vérité, sur quelque sujet que ce soit, tiendrait en quelques pages, bien souvent même en quelques lignes. On ne calculera jamais avec exactitude ce qu’il faut de place et de papier pour la réfutation de l’erreur. Voilà tantôt cent ans qu’un jésuite espagnol, ou peut-être même son éditeur, en 1787, sans autre intention que de « lancer » sa traduction, s’est avisé de prétendre que Gil Blas était traduit littéralement d’un manuscrit tombé par hasard entre les mains de Le Sage, et depuis lors, — Espagnols, Français, Allemands, Anglais, Américains ou Russes, — il a fallu que quiconque parlait de Gil Blas donnât son opinion motivée sur le système du père Isla, perfectionné par Llorente, en 1822. Je ne sais si cette hypothèse d’un manuscrit primitif aurait encore de nos jours, en Espagne ou ailleurs, quelques désespérés partisans. En tout cas, les recherches de la critique l’ont ruinée, pour toujours, et de fond en comble. La question n’est plus aujourd’hui de prouver l’inexistence d’un Gil Blas espagnol, ce qui ne laissait pas d’être assez difficile (car comment prouver le néant ? ) mais uniquement (et c’est sans doute plus aisé) de dresser la liste des emprunts que Le Sage a pu faire aux romans picaresques ou au théâtre espagnol ; en Espagne, on dit couramment : les plagiats. Convenons d’abord qu’ils sont nombreux, et qu’il est quelque peu puéril, comme on le fait encore parfois, d’en contester l’évidence[4].

François de Neuf château, le premier, dans une dissertation datée de 1818, avait indiqué deux ou trois endroits de Gil Blas comme indubitablement inspirés du Marcos d’Obregon du chanoine Vicente Espinel. L’Américain Ticknor, à son tour, serrant la question de plus près, en 1849, dans sa grande Histoire de la littérature espagnole, et y spécifiant les imitations, en avait porté le nombre jusqu’à six ou sept. Enfin, en 1857, un professeur de l’Université de Berlin, M. Franceson, dans une dissertation savante, mais confuse et incomplète, a trouvé dix passages en tout du roman de Le Sage copiés librement, c’est-à-dire imités, traduits, ou réduits de celui d’Espinel. L’un et l’autre critique d’ailleurs, animé à la recherche par son succès même, nous a rendu le service d’augmenter cette première liste de tout ce qu’il a pu découvrir dans la littérature espagnole dont Le Sage aurait fait son profit. Ils avaient à leur disposition, pour les y aider, le travail d’un critique espagnol, don Adolfo de Castro, qui dans deux opuscules datés de 1845 et de 1846 s’était efforcé de déterminer le nombre exact de ses auteurs que Le Sage avait imités. Ainsi, tel épisode est emprunté d’une comédie de Figueroa, tel autre d’un drame de Rojas, le troisième, d’une comédie de Calderon, le quatrième, d’un drame de Moreto. Sur quoi peut-être serait-il curieux d’examiner à notre tour d’où Calderon et Rojas eux-mêmes ont emprunté leur drame ou leur comédie. Mais il vaut mieux indiquer, et sans sortir d’Espagne, les moyens de compléter cette énumération. A tant d’emprunts j’ajouterais donc, si c’en était ici le lieu, le détail de tous ceux que Le Sage a faits à la Vie d’Estévanille Gonzalez et aux Aventures de Guzman d’Alfarache. En effet, ils sont peut-être plus nombreux que tous ceux qu’il a pu faire aux Relations de Marcos d’Obregon. Et, pour aller plus loin encore, je ne doute pas qu’un investigateur patient des romans picaresques, un lecteur attentif d’Alonzo, serviteur de plusieurs maîtres, par exemple, de Yanez y Rivera, ou encore de Ruffina, la Fouine de Séville, de Castillo Solorzano, faisant la même recherche, et sachant d’autre part comment Le Sage compose, n’aboutît aux mêmes résultats. Seulement, ce n’est pas là la question, ou du moins, si c’est une question, la question de l’originalité de Gil Blas en est une autre, et voici comme on peut la poser[5].

Il existe de Le Sage, sous le titre de Félix de Mendoce, une imitation avouée d’un drame de Lope de Vega, et, sous le titre de Don César Ursin, une adaptation déclarée d’une comédie de Calderon : il s’agit de savoir pourquoi ni la comédie de Calderon ni le drame de Lope de Vega, lesquels sont pourtant d’autres hommes que Vincent Espinel, ne se sont acquis la réputation européenne de Gil Blas, Il existe également de Le Sage une traduction avouée de Guzman d’Alfarache, et une adaptation déclarée d’Estevanille Gonzalez : il s’agit de savoir pourquoi ni le second ni le premier de ces romans picaresques ne se sont acquis la réputation européenne de Gil Blas ? Il existe enfin des suites, continuations, ou imitations de Gil Blas} il y en a de françaises, il y en a d’allemandes ; peut-être en trouverait-on en d’autres langues encore : il s’agit de savoir pourquoi, françaises ou allemandes, aucune de ces continuations ne s’est acquis la réputation européenne de Gil Blas ? Mais, si c’est là tout le problème, la solution n’en est pas difficile. En effet, c’est qu’il y a probablement dans Gil Blas quelque chose de plus que dans Marcos. d’Obregon, et c’est justement en raison de ce quelque chose que Gil Blas n’est pas Marcos d’Obregon. Il peut convenir à l’orgueil castillan de croire qu’en traduisant Gil Blas en espagnol, c’était sa chose qu’il reprenait, son bien, sa propriété détenue par un possesseur illégitime ; en fait, si l’on a traduit Gil Blas dans la langue elle-même des romans picaresques, c’est que tous les romans picaresques mis ensemble n’étaient pas pour tenir lieu du chef-d’œuvre de Le Sage.

Il n’y a pas de meilleure preuve que, si Le Sage emprunta beaucoup, — ce qui n’est ni contestable, ni sérieusement contesté, que je sache, — il rendit davantage. Le roman picaresque doit bien plus à Gil Blas qu’il ne lui a effectivement prêté. Car, en dehors de quelques curieux des choses d’Espagne, qui donc, si Gil Blas ne leur avait fait une réputation rétrospective, connaîtrait le Marcos d’Obregon ou le Guzman d’Alfarache ? ou plutôt, puisque nous l’avons nommé tout à l’heure, et que le livre a été traduit, dans sa nouveauté même, qui connaît donc aujourd’hui, qui lit la Fouine de Séville, et qui sait seulement, en dehors des espagnolisans, le nom de Castillo Solorzano ? Est-ce beaucoup s’avancer que de dire que tout le monde aujourd’hui le saurait, et connaîtrait le livre, s’il avait plu à Le Sage d’en faire directement emploi dans son Gil Blas ? C’est toujours le cas de Corneille et de Guillem de Castro. Voilà tantôt deux cent cinquante ans que l’Europe ne connaît à peu près du dramaturge espagnol que ce qu’il a convenu au poète français d’en imiter pour le perfectionner ! Se rejettera-t-on peut-être sur l’ignorance où le public littéraire aurait alors été de la langue espagnole ? Mais, sans compter que presque tous ces romans avaient eu les honneurs de la traduction française, il suffit de répondre que, traduits ou non, ils sont tous ou presque tous, du même temps où Don Quichotte faisait son tour d’Europe.

La première partie de Gil Blas parut au commencement de l’année 1715. À la préparation de ces deux minces volumes ; qui ne formeraient pas de nos jours un in-12 de trois cent cinquante pages, Le Sage, au total, n’avait pas consacré beaucoup moins de quatre ou cinq ans. Entre la comédie de Turcaret, qui fut donnée, comme on le sait, au mois de janvier 1709, et le premier volume de Gil Blas, dont il y a quelques exemplaires datés de 1714, on ne trouve en effet à citer de lui qu’une révision des Mille et un Jours de l’orientaliste Pétis de la Croix, en 1710, et deux farces, en 1713, pour le théâtre de la Foire. Il est permis de tirer de là cette conclusion que Gil Blas n’a pas été tout à fait, comme Sainte-Beuve aimait à le répéter, écrit pour le libraire hâtivement et sur commande, mais contraire, composé lentement et lentement écrit, comme une œuvre où l’auteur s’est revanché des besognes que lui imposait la nécessité de vivre, et propose, une fois au moins, de donner toute sa mesure. Le Sage avait alors quarante-sept ans. C’est l’âge où l’écrivain digne de ce nom éprouve en quelque sorte le besoin de faire œuvre qui dure, et d’élever ce que, depuis Horace, on appelle son monument.

Des six premiers livres que contiennent ces deux volumes, il n’en est pas un dont la fable ne soit plus ou moins directement imitée d’un original espagnol ou italien, le Marcos d’Obregon d’Espinel, ou l’Ane d’or de Firenzuola. L’aventure même de don Raphaël et du seigneur de Moyadas, qui passe dans nos éditions pour une reprise par Le Sage de son propre bien, et qui n’est rien de plus que le canevas de Crispin rival de son maître, serait, au témoignage de Ticknor, empruntée d’une comédie d’Antonio de Mendoza. Néanmoins, le détail était déjà si français, pour ne pas dire parisien, et Le Sage lui-même se rendait si bien compte que c’était toujours la veine du Diable boiteux ? qu’en tête du premier volume il avait eu soin de placer la Déclaration suivante : « Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire application des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. » Nos pères, qui n’étaient pas plus sots que nous, savaient de reste, en 1715, ce que voulait dire une semblable déclaration. Elle était, assez clairement, d’un satirique ; elle était aussi, comme nous dirions, d’un réaliste. Mais ce qu’il y avait de plus ici que dans le Diable boiteux, et, eu un certain sens, de nouveau, c’est que les caractères, au lieu d’être dispersés au hasard d’une composition capricieuse, et presque fantastique, étaient engagés, sinon tout à fait dans une action suivie, mais au moins distribués selon le cours naturel d’une vie humaine. Gil Blas n’avait plus besoin, comme Leandro Perez, qu’un. démon complaisant soulevât pour lui, a comme on soulève la croûte d’un pâté, » les toits des maisons de Madrid ou de Paris ; il entrait dans la maison même ; et c’était de l’antichambre ou de l’office, du cabinet de toilette ou de la chambre à coucher qu’il observait, si j’ose ainsi dire, in naturalibus, ses compagnons tour à tour ou ses maîtres. Ajoutez ici que le choix lui seul de la profession que Le Sage donnait à son héros, en le tirant de la société des picaros où nous avions pu craindre un moment qu’il tombât, donnait au personnage ce qui manquait le plus à ses originaux espagnols, et ce qui avait empêché Lazarille de Tormes ou Don Pablo de Ségovie de faire la fortune européenne de Gil Blas, à savoir : l’humanité.

C’est qu’en effet, tout entremêlé qu’il soit souvent de moralités ennuyeuses, le roman picaresque, Lazarille de Tormes ou Don Pablo de Ségovie, ne peut guère être considéré comme une lecture divertissante que par les coupeurs de bourse dans leurs bouges et la canaille dans ses présides. L’épouvantable population qui s’y démène y est en général d’une brutalité de corruption qui n’a d’égale que sa franchise d’immoralité. Ce n’est pas l’immoralité joyeuse du bon compagnon raillard de nos contes gaulois, dont Panurge est demeuré le type impérissable, c’est l’impudeur insultante et cynique du coquin tanné, cuit, recuit et bronzé par le crime. Sans y mettre aucune affectation de pruderie, on se demande comment des hommes de cour, un poète, un vrai poète, comme Quevedo, un historien, un diplomate, un représentant de Charles-Quint dans les conciles, tel que Mendoza, peuvent s’attarder aux scènes qu’ils nous retracent, et demeurer insensibles à ce qu’elles provoquent de dégoût, de haut-le-cœur et de nausées. Le Sage lui-même n’a pas toujours su se défendre assez d’y donner, presque de s’y complaire, et, dans sa réduction de Guzman d’Alfarache, notamment, on rencontre beaucoup trop de ces peintures, qui cessent d’être humaines justement à force d’être espagnoles. Je veux dire par là qu’elles sont la fidèle représentation d’un état de mœurs si spécial à la race, au climat, aux circonstances historiques, au degré de civilisation de l’Espagne du XVIe siècle, qu’elles en cessent d’être intelligibles à tout lecteur qui prétendrait y chercher autre chose qu’un document historique. Aussi bien est-ce le défaut de cette grande et curieuse littérature espagnole. Elle est originale, profondément originale, à bien des égards la plus originale peut-être des littératures de l’Europe moderne, mais, par un inévitable retour, et comme en paiement d’une originalité qu’elle ne doit pas moins à son orgueilleux isolement du reste du monde qu’à sa vertu naturelle, elle est si spéciale qu’elle ne convient qu’à l’Espagne. Tel est, comme on l’a dit bien souvent, le cas du théâtre espagnol, et tel est le cas du roman picaresque. Le goût de terroir en est trop fort[6].

L’incomparable supériorité de Gil Blas, le secret de l’universel intérêt qui s’y est attaché, c’est que Le Sage, a dégagé de la gangue du roman picaresque ce qui s’y pouvait trouver enveloppé de véritablement humain. Gil Blas n’est pas en révolte contre la société, comme le sont au fond les gueux du roman espagnol. Tout laquais, valet de chambre, ou secrétaire qu’il soit, il n’est pas ennemi de son maître, ni de ses semblables. Et s’il est capable de friponneries un peu fortes, on lui pardonne, parce qu’il n’a pas ce trait du fripon de profession, qui est de mettre sa gloire dans ses friponneries. Les héros habituels du roman picaresque, un don Gusman d’Alfarache ou un don Pablo de Ségovie, n’ont dans les veines qu’un sang mêlé de voleur et de fille, ou d’aventurière et de banqueroutier. Gil Blas est né dans une condition modeste, humble même et presque misérable, mais toutefois honnête. Nous rentrons avec lui dans la vérité de la vie. On peut s’intéresser au fils de la duègne et de l’écuyer, parce qu’il n’est pas, comme les picaros espagnols, un rebut de la fortune et de l’humanité. Il n’est pas, comme eux, marqué d’une tare originelle qui l’éloigné irrémissiblement de la société des honnêtes gens. Rien ne l’empêche, s’il le peut un jour, de s’y introduire. Et pour qu’il s’y introduise, en effet, et s’y joigne, il suffira qu’il ait reçu de la vie l’éducation qui lui manque. C’est encore un trait de ressemblance avec la réalité que Le Sage avait sous les yeux. Les hommes alors se formaient par l’usage des hommes. L’éducation de la famille se bornait à quelques leçons d’une morale sévère, que l’on inculquait aux enfans, au dauphin de France lui-même, à force de coups d’étrivières. Elles se gravaient profondément, si profondément qu’on les en oubliait. Mais la véritable école de la jeunesse commençait avec son entrée dans le monde. A dix-sept ans, ou même plus jeune, on « montait sur sa mule, » comme Gil Blas, on sortait de sa ville natale, et l’on allait « voir du pays. » Les principes fléchissaient d’abord, et, dans le feu de la première ardeur, on s’en regardait soi-même aisément quitte. Ils n’en demeuraient pas moins, et quand on avait, par sa propre expérience, appris et compris qu’ils étaient encore ce que les hommes avaient inventé de mieux pour le gouvernement de la vie, on s’y tenait. C’est cette philosophie qui constitue, par-dessous la flagrante immoralité des actes, ce que l’on peut appeler la réelle moralité de Gil Blas.

Les autres mérites particuliers de ces deux premiers volumes sont assez connus, et surtout l’excellence d’un style que l’on mettrait volontiers, pour sa perfection dans la simplicité, au-dessus même du style de Voltaire, si ce n’était, comme nous le verrons, un air d’abandon, et une grâce de facilité qui lui manque. Il y a certainement peu d’écrivains, dans l’histoire de notre littérature, qui soient aussi naturels que Le Sage, mais il y en a pourtant deux ou trois, Mme de Sévigné, par exemple, ou Voltaire, de qui le naturel ne sent pas, comme le sien, le travail de la lime. Ce qu’il est bon encore de noter, dans Gil Blas, comme une nouveauté de quelque importance, c’est le nombre et la précision des menus détails de la vie commune. Le roman de Le Sage est un roman où l’on mange, où l’on sait ce que l’on mange, où même on aime à le savoir. Il y est question de lapins et de perdrix, de bisques et de hachis, de lièvres et de cailles. On y fait une chère dont l’abondance, la délicatesse, et parfois l’élégance n’ont assurément rien à voir avec l’abominable cuisine espagnole, — merluza, poulets étiques, et garbanzos. Et cela était si nouveau, en 1715, ou renouvela de si loin, on devait même avoir tant de peine à s’y faire que bien des années plus tard, en 1823, l’auteur d’un Éloge de Le Sage, couronné par l’Académie française, ne pouvait en cacher, je suis tenté de dire son indignation, et se plaignait » assez comiquement, que « les scènes les plus dramatiques du roman fussent interrompues par la description du repas des personnages. » Je crois même qu’il se fondait là-dessus pour reprocher au roman de manquer d’élévation morale[7]. Aujourd’hui nous ne serions pas éloignés de faire plutôt un mérite à Lesage de cette exactitude. Et nous n’aurions pas tort. Car, entre beaucoup d’autres, le trait est de ceux qui prouvent l’intention de conformer, jusque dans le détail, l’aventure romanesque à la réalité de la vie.

Tel qu’il avait paru en 1715, le livre ne semblait pas demander de suite. Outre que l’on était fort peu dans l’habitude alors de terminer les romans, — puisque Scarron et Furetière, avant Le Sage, n’avaient pas plus terminé les leurs que ne feront, après Le Sage, Marivaux ou Crébillon fils, — c’était sans doute, une assez belle fin pour Santillane que l’intendance d’une grande maison. Et puis, le succès ne semble pas avoir été tout d’abord aussi vif que quelques années auparavant celui du Diable boiteux. Toujours est-il que l’auteur ne se pressa de poursuivre ni plus loin, ni plus haut, les aventures de son héros. Au surplus, il avait soulagé les trois rancunes qui lui tenaient au cœur : contre les gens d’argent, contre les comédiens, et contre les précieux. Il se reposa neuf ans, ou plutôt il retomba dans les vaudevilles pour les spectacles de la Foire, et dans les travaux de librairie. J’ai quelque lieu de croire qu’il revit une partie de la traduction des Mille et une Nuits, de l’orientaliste Galland. Galland avait légué ses manuscrits à la Bibliothèque du roi : « Il paraît, écrit Pontchartrain à l’abbé de Louvois à la date de 1715, qu’on pourrait faire imprimer quelqu’un de ces manuscrits, en faisant corriger les traductions et les mettre dans un plus beau français… on pourrait les faire corriger par quelqu’un, comme le sieur Le Sage, par rapport à la diction[8] … » Or, comme les deux derniers volumes de la première édition des Mille et une Nuits ne parurent qu’en 1717, il y aurait donc quelque chose de Le Sage dans le conte fameux d’Ali Baba et les Quarante Voleurs. Je n’insiste pas autrement, n’ayant pas retrouvé dans ces deux derniers volumes quelques idiotismes, familiers à Le Sage, qu’on relève dans le premier volume des Mille et un Jours. De même qu’il avait en 1711 interrompu toutes occupations pour se donner tout à Gil Blas, ainsi fit-il en 1723. Il avait donné, tant à la Foire Saint-Laurent qu’à la Foire Saint-Germain, dix actes en 1722, il n’en donne que trois en 1723, l’une de ses plus médiocres farces, — les Trois Commères, — en collaboration avec d’Orneval, et le troisième volume de Gil Blas paraît en 1724.

Dans l’intervalle qui s’était écoulé, tout un règne, et même toute une période de notre histoire, avait eu le temps de commencer et de finir. Louis XIV vivait encore au commencement de 1715, le régent était mort dans les derniers jours de 1723. On peut regretter que l’auteur de Turcaret n’ait pas glissé dans ce volume la moindre allusion au Système, et que l’étrange carnaval dont Law mena le branle n’ait pas trouve son peintre dans Le Sage, mais le romancier n’a-t-il pas peut-être fait encore mieux que cela, et n’est-ce pas ici que le livre devient pour l’histoire des mœurs sous l’ancien régime un document sans prix ? Car il n’est pas rigoureusement vrai qu’autrefois, comme on le répète, un homme « né chrétien et français » ne fut pas en voie d’arriver à tout ; seulement, pour y arriver, ce qu’on doit dire, c’est qu’il fallait, s’il était « né peuple, » qu’il passât par le canal de la domesticité. Nous en avons un curieux témoignage dans les Mémoires de Courville ; nous en avons un mémorable exemple dans la fortune de Colbert. L’auteur de Gil Blas en avait eu sous les yeux de plus fameux encore, s’il est possible. N’avait-il pas vu, comme toute la France, le fils d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, pour avoir joué jadis auprès du jeune duc de Chartres le rôle qu’il allait faire jouer à Gil Blas auprès du futur Philippe IV, devenir successivement archevêque de Cambrai, cardinal et premier ministre ? N’avait-il pas vu, comme toute l’Europe, le fils d’un jardinier des environs de Plaisance, pour des bassesses auxquelles on ne saurait comparer aucune de celles du fils de l’écuyer d’Oviedo, revêtir, lui aussi, la pourpre, et gouverner l’Espagne ? Et ne les avait-il pas vus enfin, eux deux, Dubois et Alberoni, le valet insolent et le bouffon cynique, Mascarille et Sbrigani, sous le nom de leurs maîtres, par goût naturel de l’intrigue et par pur amour de l’art, brouiller la paix du monde ?

Gil Blas, le Gil Blas de ce troisième volume, tour à tour secrétaire de l’archevêque de Grenade et confident du duc de Lerme, n’a suivi que de loin ses modèles, mais il est bien de leur espèce. Ce que nous serions tentés aujourd’hui de noter d’invraisemblance dans la diversité même des conditions qu’il traverse, c’est précisément ce qu’il y a de toute son histoire qui ressemble le plus à celle de son temps. Ainsi faisait-on son chemin. Quand on a le bon esprit de préférer aux apparences vaines, — telles que le droit de s’asseoir sur un tabouret ou le privilège de se couvrir devant le roi, — les réalités palpables de la fortune et du pouvoir, c’est un titre pour y parvenir que de commencer, dans une société monarchique fortement organisée, comme les Dubois et comme les Alberoni, par manquer de naissance. Mais dans une société corrompue, si l’on manque de scrupules en même temps que de naissance, et qu’ainsi l’on se trouve prêt à tout faire indifféremment, — rédiger, comme Gil Blas, un mémoire politique, et pourvoir, comme Gil Blas, aux plaisirs du prince, — le moyen alors est sûr, et le chemin tout droit de la servitude à la puissance. Le Sage ne s’y est pas trompé. Je ne sais à quelle intention, dans la première partie de Gil Blas, il avait inséré cette amusante apologie de l’état de laquais, où je renvoie le lecteur, mais je constate que, dans cette seconde partie, les événemens se sont en quelque manière chargés, d’amusante qu’elle était, de la rendre profonde. C’est bien là ce que nous admirons dans ce troisième volume. Et nous pouvons are que, comme tout à l’heure, dans les deux premiers volumes de Gil Blas, nous avions vu Le Sage élargir aux proportions d’un tableau de mœurs ce qui n’était dans les romans espagnols qu’un tableau d’aventures grotesques et de basses filouteries, ainsi maintenant, nous le voyons agrandir, dans ce troisième volume, le tableau de mœurs à son tour jusqu’aux proportions d’un véritable tableau d’histoire.

Les critiques espagnols ont été si frappés de l’exactitude et de la ressemblance de la peinture, le romancier leur a paru si parfaitement informé de faits si particulière, ils ont enfin trouvé le détail lui-même des mœurs si profondément espagnol, que c’est de cette partie, qui cependant contient le moins d’imitations manifestes, qu’ils ont voulu tirer, par un tour inattendu, leurs plus forts argumens pour prétendre qu’un auteur espagnol avait seul pu tracer cet admirable tableau. Et, de fait, lorsque l’on se reporte du roman à l’histoire, il est impossible de ne pas admirer l’art prodigieux avec lequel Le Sage a extrait de l’histoire générale ce qu’il en peut pour ainsi dire tenir dans la vie d’un simple Gil Blas. Le tableau ne déborde pas de son cadre, mais il y demeure sévèrement maintenu. Et là où tant d’autres, comme accablés sous le nombre de renseignemens de toute sorte que leur offraient les Anecdotes et les Mémoires du temps, eussent laissé l’histoire envahir sur le roman, Le Sage, en cela véritablement classique, est peut-être encore moins admirable pour ce qu’il met que pour ce qu’il omet, pour ce qu’il dit que pour ce qu’il sacrifie, pour ce qu’il montre enfin que pour ce qu’il nous laisse à deviner. La satire en même temps est devenue moins âpre, au moins dans la forme, la narration tout entière moins longue et cependant plus ample. Les personnages, moins dessinés en caricature, sont plus naturels et plus vrais. Notons aussi l’art de poser et d’animer les ensembles. Il éclate quand on compare ce troisième volume aux deux premiers, et le fourmillement de toutes ces foules de serviteurs ou d’empressés qui s’agitent dans le palais de l’archevêque ou dans les coulisses du théâtre de Grenade, au caractère en quelque sorte individuel des aventures qui se succédaient ou plutôt s’emboîtaient l’une l’autre dans la première partie. Gil Blas désormais n’est plus seul en scène. Le tableau s’est comme peuplé à mesure qu’il s’agrandissait. Toutes les conditions, — depuis le cuisinier du grand seigneur négligent jusqu’au ministre d’état qui soutient l’édifice de la monarchie, — au lieu de défiler tour à tour sous les yeux du lecteur, lui sont proposées ici toutes à la fois en spectacle, chacune tenant son rôle dans la vaste comédie du monde et y prenant sa part de l’action commune. Les figures qui venaient, dans les premières parties, l’une après l’autre, au premier plan, et là, comme devant le trou du souffleur un comédien qui s’écoute lui-même, nous racontaient leur histoire avec l’esprit de Le Sage, ici sont reculées, telle au second plan, telle au troisième, selon les lois d’une perspective plus savante, qui n’est qu’une conformité de plus avec la vie. Et c’est toujours le monde vu d’une antichambre, mais d’une antichambre de plain-pied, qui commanderait toute une longue enfilade d’appartemens dont chacun conduirait lui-même à un plus vaste et un plus magnifique.

Le Sage avait laissé passer neuf ans entre ses deux premiers volumes et son troisième ; il laissa s’écouler onze ans entre le troisième et le quatrième. Était-ce l’imagination qui se refroidissait ? Au premier abord, on a quelque peine à le croire, car c’est ici de toute sa vie littéraire la période la plus remplie. A peine en effet ce troisième volume de Gil Blas a-t-il paru qu’on le voit qui retourne au théâtre de la Foire. Entre autres farces, il y fait jouer, en 1725, le Temple de Mémoire, celle de ses pièces que « l’illustrissime, « le « célébrissime, » « l’élégantissime » auteur de la Henriade, comme il y est appelé, ne devait jamais lui pardonner[9]. En 1726, il donne une nouvelle édition, très augmentée, de son Diable boiteux. Les années suivantes, avec ses collaborateurs habituels, d’Orneval et Fuzelier, on dirait qu’ils ont fait gageure de défrayer les spectacles de la Foire. Enfin il fait paraître, en 1732, sa traduction de Guzman d’Alfarache et son roman des Aventures de M. de Beauchêne ; en 1784, la Journée des Parques, et sa réduction de la Vie d’Estevanille Gonzalez ; en 1735 ; la dernière partie de Gil Blas ; en 1786, le Bachelier de Salamanque, — sans compter, comme toujours, de nombreux vaudevilles. Ce ne sont pas là, semble-t-il, les signes d’une veine qui s’épuise et d’une inspiration qui tarit. Mais il y faut regarder plus attentivement. On s’aperçoit alors une cette fécondité n’est qu’apparente. En réalité, à mesure qu’il a imité de l’espagnol ce qui lui paraissait susceptible d’en être utilisé, le Sage en a soigneusement conservé les morceaux. Maintenant que l’artiste scrupuleux a fait emploi de tous les matériaux qu’il avait assemblés pour en former son chef-d’œuvre, l’homme de lettres besogneux vide son portefeuille, et place comme il peut, tantôt chez un libraire et tantôt chez un autre, les rognures qui s’en peuvent vendre. Toutes ces traductions, ou réductions, étaient probablement faites, ou du moins préparées, depuis longtemps. Preuve nouvelle de la lente et consciencieuse préparation du chef-d’œuvre ; à laquelle il faut ajouter encore celle-ci que, comme en 1723 Le Sage n’avait rien publié, de même, en 1733, il s’abstint de nouveau toute une année, évidemment pour se donner tout entier à la préparation du dernier volume, qui parut en 1735.

Il faut avouer qu’il trahit la fatigue ; ce qui n’a pas de quoi nous étonner si nous réfléchissons que l’écrivain venait d’entrer dans sa soixante-huitième année. A cet âge, les plus heureux ne réussissent qu’à peine à s’égaler eux-mêmes ; les autres se cherchent, ne se trouvent plus, et réduits à se copier, ils font moins bien ce qu’ils avaient fait autrefois. Les trois derniers livres de Gil Blas peuvent se ramener à deux épisodes essentiels. Le premier, c’est l’histoire de Scipion. Composée fort habilement de fragmens rapportés du Guzman d’Alfarache et de l’Estevanille Gonzalez, ce n’est qu’une version plus espagnole, et par conséquent moins heureuse, du thème dont l’histoire elle-même de Gil Blas est la version française. On ne retombe pas sans quelque apparence d’ennui des scènes si largement humaines de la seconde partie dans ce récit d’aventures et de friponneries picaresques. Le second de ces épisodes, c’est l’histoire des rapports de Gil Blas avec le comte duc d’Olivarès. Imitée en plus d’un point du récit que fait Gonzalez de ses rapports avec le duc d’Ossone, elle a de plus le malheur de n’être guère qu’une répétition du récit des rapports de Gil Blas avec le duc de Lerme. Quant à ce que noue louions particulièrement tout à l’heure dans la seconde parue, cet équilibre maintenu savamment entre les droits de l’histoire et les exigences du roman, voilà surtout ce que l’on ne retrouve plus dans la dernière. Tel chapitre, — sur les causes de la disgrâce du comte duc d’Olivarès, par exemple, et sur la guerre de Portugal, — est un résumé d’événemens qui ne serait pas mal à sa place dans quelque endroit de l’Essai sur les moeurs. Et cependant, ces trois derniers livres, quoique par endroits fatigans à lire, ne sont pas inutiles au roman. Car ce sont eux qui achèvent de déterminer ce que l’on peut appeler à bon droit la philosophie de Gil Blas, et qui, de l’entrecroisement et du brouillamini de tant d’aventures, dégagent enfin une véritable conception de la vie. Autre trait encore que l’on essaierait vainement de retrouver dans les romans picaresques, et qui, plus que tout autre peut-être, a marqué la place du chef-d’œuvre de Le Sage parmi les romans qui durent. En effet, pour ceux qui ne contiennent que des aventures, si brillamment d’ailleurs qu’elles soient contées ou ingénieusement imaginées, on les lit quand on les rencontre, et l’on n’est même pas toujours fâché de les avoir lus, mais ceux-là seuls demeurent, et sont vraiment les seuls où l’on puisse revenir, qui enferment une signification précise et une leçon de tous les temps. C’est ici ce que n’ont pas toujours compris les délicats et les raffinés, ils ont cru que c’était surtout la manière de présenter les choses qu’ils goûtaient dans Gil Blas, et, contens de cette explication superficielle, ils n’ont pas pénétré jusqu’au fond. Mais le fond n’est pas moins intéressant que la forme, et il est facile de le montrer.

Rien assurément ne ressemble moins que l’ami Santillane, comme l’appelait familièrement son patron, le duc de Lerme, à un héros de roman, à un Hamilcar ou à un Saint-Preux. S’il s’agit de porter un jugement sur le personnage, il est donc permis de trouver que la plupart du temps, jusque dans ses pires friponneries, il porte une bonne humeur égale et souriante qui n’est pas toujours assez éloignée de ressembler au cynisme. On a remarqué aussi qu’il n’était pas très brave, surtout en amour, et qu’il cédait à ses rivaux les bonnes grâces des dames avec une promptitude, un empressement, une complaisance même qui ne laissent pas d’avoir quelques rapports à la poltronnerie. Sa délicatesse non plus, en amour comme en affaires, n’était pas précisément outrée. Et enfin, quand sur ses vieux jours il eut « donné dans le point de vue moral, » sans compter qu’il s’y prit un peu tard et, comme on dit vulgairement, après fortune faite, sa moralité toute neuve eut à souffrir encore plus d’un accroc. En ce sens on peut donc, avec raison, contester qu’il représente l’humanité moyenne ; ou du moins, tout compte fait, il ne semble pas qu’il y ait beaucoup d’orgueil à se flatter soi-même qu’en mainte circonstance on se fût conduit, sans être un héros de vertu, plus honnêtement ou plus courageusement que lui. Mais avec tout cela, malgré tout cela, si l’on veut, il a des qualités précieuses, les qualités de l’homme du XVIIe siècle : de l’équilibre et du ressort, une préparation naturelle aux événemens de la fortune, je ne sais quelle indifférence aux jeux changeans du hasard, et cette conviction qu’il n’y a rien de tragique dans les accidens de la vie commune, — pas même la mort.

A la vérité, c’est un peu ce qu’en lui reproche ; il prend la vie trop en riant. Je dis seulement que c’est une manière de la prendre, et qui peut-être en vaut bien une autre. Car enfin, ouvrir sa bourse et n’y rien voir dedans, ce qui d’ailleurs est arrivé plus d’une fois à de plus honnêtes que Gil Blas ; être trompé par une coquette, et pillé par-dessus le marché, ce qui est du train ordinaire et comme de l’ordre éternel des choses ; convoiter une grande place, et, s’il y faut un calculateur, se voir préférer un danseur, ce qui parait être la loi de la distribution des faveurs de ce monde, Le Sage estime, avec son héros, qu’il n’y a jamais là de quoi faire les grands bras, invoquer les hommes et les dieux à témoin de ses infortunes, et se répandre publiquement en injures, lamentations et sanglots romantiques. Et aussi bien, ce que l’on ne peut corriger ni par force ni par adresse, le plus simple n’est-il pas d’en prendre au plus vite son parti, puisqu’après tout il en faudra bien toujours finir par là ? C’était la philosophie de son temps, c’était alors celle de la race : accepter les choses comme elles s’offrent, et se consoler de l’infortune en s’en moquant. Je sais bien que Saint-Preux, que Werther, que René parleront. un jour d’un autre style, et nous examinerons leur conception de la vie, à son tour. Mais je sais, en attendant, qu’après avoir promené chez les Natchez « la grande âme blessée » de René, Chateaubriand s’est rembarqué pour l’Europe, et n’a point épousé Céluta ; je sais que le coup de pistolet de Werther n’a point tué Goethe et qu’à défaut de Charlotte, il s’est bourgeoisement accommodé de Christiane Vulpius ; et je sais que le désespoir de Saint-Preux, après s’être exhalé tout entier dans la Nouvelle Héloïse, n’a point laissé de traces sur Rousseau. Concluons donc, avec les vrais juges, que la philosophie de Gil Blas est bien celle de l’expérience. Elle serait meilleure s’il avait tempéré d’un peu de sympathie pour ce qui en est digne l’enjouement de sa sagesse égoïste. Elle serait tout à fait la bonne si c’était au nom de quelque principe plus relevé, de quelque morale plus haute qu’il eût raillé nos travers, bafoué nos ridicules et condamné nos vices. Telle quelle, et sans plus de prétention à l’héroïsme, dans la médiocrité même de son bon sens, elle a son prix, croyons-le bien, et disons-le, puisque nous le croyons.

Je voudrais que ce fût la seule chose dont on eût à regretter l’absence dans le roman de Le Sage. Sans doute, Gil Blas est un chef-d’œuvre ; mais il y a chef-d’œuvre et chef-d’œuvre. Car tout genre a ses lois, et ses lois sont déterminées par sa nature même. On ne juge que par comparaison. Ceux qui croient se borner à traduire l’impression directe qu’ils reçoivent des œuvres ne font pas attention que cette impression dépend de l’idée qu’ils se font du genre auquel appartiennent les œuvres. Mais cette idée à son tour dépend essentiellement de l’œuvre qu’ils considèrent comme le chef-d’œuvre du genre. Il n’est plus question, dans le siècle où nous sommes, d’établir que le roman est un genre dont la dignité peut s’égaler à celle de tant d’autres genres qui croyaient autrefois le primer ; l’expérience, et la preuve, par conséquent, en est faite. Mais où est le point fixe ? Et comme, par exemple, il est admis que la tragédie de Racine ou la comédie de Molière n’ont pas été dépassées, en est-il ainsi du roman de Le Sage, et Gil Blas, en même temps qu’il est le chef-d’œuvre de son auteur, doit-il être tenu pour le chef-d’œuvre du roman français ?


III

J’avancerai d’abord un paradoxe dont je prie le lecteur, avant que de se récrier, de vouloir bien attendre le développement : c’est qu’il manque à Gil Blas un certain degré de naturel. J’entends par là que le style de Le Sage, admirable d’ailleurs, mais plutôt pour sa justesse que pour son aisance, et pour sa propriété que pour sa souplesse, est un style, quand on prend la peine d’en éprouver le titre, très laborieusement et très savamment travaillé. Les ornemens littéraires proprement dits y abondent : figures de rhétorique, métaphores, antithèses, allusions d’histoire ou de mythologie. Le nombre surtout de ces dernières étonne. Gil Blas déborde de souvenirs classiques : « C’est ainsi, nouveau Ganymède, que je succédai à cette vieille Hébé, » ou encore : « La fête pensa finir comme le festin des Lapithes, » ou encore : « J’envisageai mon maître comme Alexandre regardait son médecin. » On n’a pas plus de lettres, ni plus de satisfaction à montrer qu’on en a. Il n’est pas jusqu’à une vieille actrice qui ne lui rappelle immédiatement la « déesse Cotys ; » et lui-même ne dit pas de lui qu’il est le plus discret des valets confidens, mais qu’il en est « l’Harpocrate. » Les admirateurs à outrance répondront sans doute ici que c’est un trait de caractère, que Gil Blas est tout frais émoulu de la discipline du docteur Godinez, qu’il ne voit la vie et le monde, comme nous tous à son âge, qu’au travers de ses livres, et qu’enfin ces allusions même ne laissent pas de relever ce qu’il y aurait autrement de vulgaire, et d’inavouable au fond, dans le récit qu’il nous fait de quelques-unes de ses aventures. Ce serait bien répondu si Gil Blas, ou son ami Fabrice, ou encore don Chérubin de la Ronda, dans le Bachelier de Salamanque, étaient seuls à se ressouvenir ainsi de leurs humanités. Mais il n’est personne, dans Gil Blas non plus que dans le Bachelier, à qui le romancier n’ait prêté de ces allusions ; et jusque dans les Mémoires de ce prétendu capitaine de flibustiers, d’où Le Sage a tiré les Aventures du chevalier de Beauchêne, on n’est pas médiocrement surpris de rencontrer à tout coup, comme on faisait voile pour les Antilles ou pour le Canada, Ixion, Acrisius, Syrinx et Daphné, les Amazones et les Piérides. Ces traits ne sont donc pas du caractère des personnages, mais bien, et positivement, du style de l’auteur, de sa façon particulière de penser et de dire.

C’est qu’aussi bien, si le procédé ne laisse pas d’enlever quelque naturel au style, il y ajoute beaucoup de comique. Or, voilà le grand point pour Le Sage. Le travail visible du style est, dans Gil Blas, comme dans le Diable boiteux, de cette espèce particulière. Le Sage travaille avec des procédés d’auteur comique, il raconte à peu près comme il écrirait pour la scène. Prenez le mot si souvent cité du Diable boiteux : « On nous réconcilia, nous nous embrassâmes, et depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels ; » et comparez le mot, non moins souvent cité, du Médecin malgré lui : « Je te le pardonne, mais tu me le paieras. » Il y a dans l’un et dans l’autre un effet de concentration du sens, calculé pour l’opaque de la scène. Il est écrit pour être dit plus encore que pour être lu. Quiconque reprendra Gil Blas avec cette attention que l’agrément même de la lecture nous empêche ordinairement d’y donner, reconnaîtra, je crois, que les mots les plus heureux que l’on y rencontre sont compris sous cet exemple, et rentrent tous, ou presque tous, sous la définition qu’on en pourrait donner : « Le juge écouta la plaignante et, l’ayant attentivement considérée, jugea que l’incontinent muletier était indigne de pardon ; » ou encore : « J’avais été trop bien élevée pour me laisser tomber dans le libertinage. A quoi donc me déterminer ? Je me fis comédienne pour conserver ma réputation. » Ce qui fait ici la plaisante vivacité de l’expression, c’est ce qui n’y est pas les sous-entendus qu’elle enferme, le raccourci qui sert à les traduire, l’agilité dont l’écrivain saute par-dessus l’intermédiaire que l’on attendait, et va d’abord au bout de sa pensée. C’est le procédé constant de Molière. Fortement marquée dans ces bouts de phrase, l’intention comique l’est bien plus fortement encore dans le rythme même du discours. Rappelez-vous cette apologie du vol, telle que Le Sage l’a placée dans la bouche du capitaine Rolando : « Tu vas, mon enfant, mener ici une vie bien agréable, car je ne te crois pas assez sot pour te faire une peine d’être avec des voleurs. Eh ! Voit-on d’autres gens dans le monde ? Non, mon ami, tous les hommes aiment à s’approprier le bien d’autrui ; c’est un sentiment général, la manière seule de le faire en est différente… Les conquérans, par exemple, s’emparent des états de leurs voisins. Les personnes de qualité empruntent et ne rendent point. Les banquiers, trésoriers, agens de change, commis, et tous les marchands, tant gros que petits, ne sont pas fort scrupuleux. Pour les gens de justice, je n’en parlerai point… » C’est un morceau de bravoure, comme on en rencontre tant et de si lestement troussés dans la comédie de Regnard. Le premier discours de Fabrice à Gil Blas est également si bien approprié pour la scène, qu’à la fin du siècle, dans le Mariage de Figaro, Beaumarchais, qui doit tant à Le Sage, n’aura qu’à en reprendre le mouvement pour obtenir le fameux monologue : « J’arrivai à Valencia avec un seul ducat, sur quoi je fus obligé d’acheter une paire de souliers. Le reste ne me mena pas bien loin. Ma situation devint embarrassante ; je commençais déjà même à faire diète ; il fallut promptement prendre un parti. Je résolus de me mettre dans le service… » Vous avez reconnu, le passage : « Mes joues creusaient, mon terme était échu, je voyais arriver de loin l’affreux recors, la plume fichée dans la perruque… En frémissant, je m’évertue… »

il n’est pas jusqu’aux jeux de scène et jusqu’aux attitudes qui ne se retrouvent engagés dans la narration de Le Sage, des jeux de scène que l’on est tenté de mimer, et des attitudes qu’il vous vient une envie d’essayer. Ainsi quand Gil Blas rencontre sa première bonne fortune : « Vous ne vous trompez pas, ma mie, interrompis-je, en étendant la jambe droite et penchant le corps sur la hanche gauche. » C’est de la fatuité de théâtre, une façon de s’étaler dont le ridicule sauterait immédiatement aux yeux dans la vie commune, mais ajustée tout exprès à la scène, et aux convenances de sa perspective. Joignez maintenant à cela tout, ce qu’il y a dans Gil Blas, dans les premiers livres surtout, de caricatures, un peu fortes, — le docteur Sangrado, le seigneur Mathias de Silva, tout un lot d’entremetteuses, d’usuriers, d’intendans, de laquais échappés des coulisses, que vous reconnaissez pour les avoir vus figurer dans le répertoire de Molière, de Regnard, de Dancourt, de tant d’autres encore, — et vous comprendrez ce que l’on veut dire quand on dit qu’il manque à Gil Blas un certain degré de naturel. On veut dire que, dans Gil Blas lui-même, le roman de mœurs est encore engagé dans la comédie proprement dite. Il n’y a pas seulement ses origines, il y a encore ses procédés. Le genre lui-même ne se meut pas dans sa propre et pleine indépendance. Les lois, ou les conventions si l’on veut, qui le distingueront un jour de tout ce qui n’est pas lui ne sont pas encore assez nettement déterminées. La convenance n’est pas encore entière entre la forme et le fond, l’adaptation n’est pas encore parfaite entre les moyens et la fin. Si l’objet propre du roman est reconnu, qui est la peinture de la vie commune, les procédés sont toujours ceux de la comédie, qui en est la satire ou la dérision. Or le roman n’est pas la comédie, et, depuis deux siècles tantôt, nous ne l’aurions pas vu prendre le développement et l’accroissement de dignité qu’il a pris dans toutes les littératures européennes s’il n’était verni nous apporter quelque chose que nous ne trouvions pas dans la comédie, — ni dans la comédie d’intrigue, ni dans la comédie de mœurs, ni dans la comédie de caractère. Et louer Le Sage, comme on l’a fait quelquefois, d’avoir, selon l’expression de Charles Nodier, je crois, « versé la comédie dans le roman, » c’est louer La Chaussée, par exemple, ou Mme de Graffigny, d’avoir été, quelques années plus tard, des romanciers au théâtre.

Une autre qualité qui fait défaut au roman de Le Sage, c’est la composition. Le Sage ne compose pas. Il n’y a pas de sujet dans Gil Blas. On y doit reconnaître une conduite, c’est-à-dire une succession d’épisodes par où le héros, s’élevant de condition en condition au-dessus de la foule obscure, atteint enfin jusqu’à ces hauteurs d’où, comme d’un lieu dominant, on voit au-dessous de soi s’agiter sans repos l’active fourmilière humaine. Ce n’est pas là toutefois ce qui s’appelle un plan. Et la preuve, c’est que, sans parler de ces nouvelles qui, — comme le Mariage de vengeance ou l’Histoire de don Raphaël, — viennent sans cause et sans profit à la traverse de l’histoire de Gil Blas, la preuve, c’est que, si l’on ne peut rien ajouter à Gil Blas, il est aisé de concevoir que Le Sage lui-même y eût ajouté presque autant d’épisodes qu’il eût pu lui convenir, comme il n’est pas douteux que l’on en pût retrancher plus d’un comme parasite et surtout comme insignifiant. Otez, par exemple, toute l’histoire de Scipion : vous y perdrez assurément, vous lecteur, de précieux détails et de très amusans épisodes, mais il est trop évident que Gil Blas n’y perdra rien. Boileau reprochait à La Bruyère d’avoir habilement évité le plus difficile de l’art d’écrire en évitant les transitions, et il voulait dire par là qu’il y a bien de la différence entre un livre et un recueil de pensées ou d’observations, quand ce serait les Caractères eux-mêmes de La Bruyère. Le reproche n’est pas moins vrai, je ne dis pas du Diable boiteux, mais de Gil Blas lui-même.

Examinons, en effet, les procédés de Le Sage ; négligeons ses traductions et ses adaptations, le Don Quichotte d’Avellaneda, le Guzman d’Alfarache, qu’il n’a guère fait que « purger des moralités superfines, » la Vie d’Estevanille Gonzalez ; passons outre à la chronologie des œuvres ; et considérons-les plutôt dans l’ordre de leur succession logique, ou si l’on aimait mieux le mot, dans l’ordre : de leur valeur littéraire. — Prenons d’abord le Mélange amusant. C’est le dernier écrit de Le Sage, un recueil de « saillies d’esprit et de traits historiques des plus frappans, » à ce que dit le titre. On y trouve des fragmens du Marcos d’Obregon et du Guzman d’Alfarache, des historiettes que l’auteur avait employées déjà sept ans auparavant dans le Bachelier de Salamanque, des anecdotes plus ou moins authentiques, un fait divers arrivé la veille, une réplique entendue au café, une scène de mœurs observée au spectacle de la Foire. Voilà le premier assemblage des matériaux d’un roman à venir. Aujourd’hui c’est à peu près ainsi que procèdent nos romanciers naturalistes. — La Valise trouvée nous montre Le Sage au travail. Il s’agit d’un courrier que l’on a dévalisé sur la route ; les habitans du village ont ramassé le sac aux dépêches et le portent au château voisin, où on l’éventre pour en décacheter les lettres et les lire. Chacune de ces lettres est un commencement de mise en scène de ce que nous appelons un petit événement parisien. — Lettre d’un acteur dramatique qui a donné une pièce nouvelle au Théâtre-Français et qui se plaint à son ami du mauvais succès qu’elle a eu. — Lettre d’une fille des chœurs de l’Opéra, à Paris, à sa mère, qui demeure en province. — Lettre d’un militaire qui mande à une dame de ses amies comment une maîtresse infidèle s’est raccommodée à son amant qui ne voulait plus la voir. — Lettre d’une jeune bourgeoise à Paris à une de ses amies établie à Saumur. Si le point de départ était moins futile, si le cadre était plus nettement dessiné, s’il existait un lien entre ces lettres, nous aurions là comme l’esquisse d’un véritable roman de mœurs. Encore faut-il bien remarquer que l’invention de ce cadre si simple ne lui appartient pas et qu’il l’a empruntée d’un Italien, Ferrante Pallavicino[10], l’auteur du Courrier dévalisé. — Faisons un nouveau pas ; cherchons quelque moyen de rapporter à un centre toutes ces scènes éparpillées ; supposons des cheminées qui se racontent l’histoire des riches traitans ou des pauvres diables, qui se chauffent à leur foyer : nous avons l’Entretien des cheminées de Madrid. C’est un peu artificiel encore, mais nous avons encore par devers nous l’exemple, de Cervantes et le célèbre Dialogue des chiens Scipion et Bergansa. — La supposition de Luis Velez de Guevara n’a-t-elle pas quelque chose de plus ingénieux encore ? Qui de nous en effet ne serait curieux de ce qui se passe dans ces intérieurs si bien clos, où chacun, quand le soir arrive, et que la nuit, de ses ombres et de son silence a enveloppé la grande ville, dépouilla son visage officiel et redevient jusqu’au lendemain ce que la nature l’a fait ? Voilà le Diable boiteux. — Mais, s’il est moins ingénieux, il est plus conforme à la réalité peut-être, d’imaginer uns vie humaine qui se raconterait elle-même, à l’imitation de l’Estevanille Gonzalez ou du Guzman d’Allfarache, une vie chargée de beaucoup d’aventures, dont une moitié se passerait à Paris et l’autre au Canada, une moitié à Madrid et une moitié au Mexique, et nous intitulerions cela les Aventures, du chevalier de Beauchêne, ou encore le Bachelier de Salamanque… Ai-je besoin de poursuivre, et de montrer que, — sauf L’excellente idée qu’il a eue cette fois de ne pas faire passer son héros, aux Indes occidentales, — Gil Blas est exactement composé de la même manière ?

On voit la conséquence. A s’y prendre ainsi, ce n’est que par hasard que l’on peut une fois en sa vie rencontrer l’unité. Car les épisodes ne sortent pas les uns des autres, et la succession, n’en est réglée par aucune logique intérieure, puisque l’assemblage des matériaux a précédé tout motif de les assembler, et que le choix ne s’exerce sur eux en vertu d’aucune idée préconçue. C’est comme si le savant expérimentait pour expérimenter, sans attendre, de son expérience la confirmation ou la contradiction d’un résultat prévu. Des découvertes considérables se sont en quelque sorte laissé faire ainsi : de même, dans le cas de Gil Blas, ce procédé d’art a enfanté presque un chef-d’œuvre. Mais quelques admirable que le détail y puisse être, on sent bien qu’il manque quelque chose. Et ce quelque chose, nous pouvons le définir. C’est ce surcroit de valeur qu’un détail, pour heureux qu’il soit en lui-même, tire de son rapport avec tout un ensemble ; c’est aussi ce plaisir qui suit, plaisir esthétique entre tous, le plaisir que l’on éprouve à voir comme sortir de terre une construction qui remplit, à mesure qu’elle avance, toutes les parties d’un dessin et d’un plan ; c’est enfin cette satisfaction particulière, l’une des plus hautes qu’il y ait au monde, que donne la vue du définitif et de l’achevé, comme si le pouvoir vainqueur de la forme avait soustrait au néant ce qui était né d’essence périssable et l’avait éternisé. Là vraiment, et nulle part ailleurs, est le secret d’une certaine fatigue, il faut le dire tout bas, mais il faut le dire, qui nous prend quand nous relisons Gil Blas tout d’une suite. L’œuvre n’est pas composée. Ce qui manque à Le Sage, c’est l’invention, la véritable invention, celle qui crée les grands ensembles et qui les crée en quelque façon d’eux-mêmes, avec rien, l’invention, je ne veux pas même dire des Cervantes, mais l’invention des Daniel de Foë et des Samuel Richardson, celle à qui nous devons Robinson et Clarisse, Il lui faut toujours sous les yeux un modèle, et un modèle littéraire.

Autre et dernière lacune enfin, dont il convient de montrer l’importance : le roman de Le Sage manque de richesse psychologique et de complexité morale ; dans ce roman de caractère, il n’y a pas de caractères. L’une des raisons d’être du roman cependant, c’est que la comédie ne peut pas enfoncer très profondément dans les caractères particuliers, et qu’elle est obligée, par la nature même de ses moyens, de se contenter le plus souvent d’indications générales et sommaires. Le caractère le plus individuel peut-être qu’il y ait dans le théâtre de Molière, c’est Tartufe, qui est Tartufe si l’on veut, mais qui est surtout et avant tout l’hypocrite. Tout de même Harpagon est Harpagon, sans doute, et M. Jourdain est M. Jourdain, mais ils sont surtout et avant tout, M. Jourdain, le bourgeois gentilhomme, et Harpagon, l’avare. Ces caractères sont généraux avant d’être individuels. Ils ne se composent pas lentement, successivement, ils ne s’enrichissent pas de nuances nouvelles à mesure qu’ils se développent, ils ne se compliquent pas selon le cours des circonstances, ils sont d’abord tout ce qu’ils sont, et tout ce qu’ils doivent être. Ce sont des vices ou des ridicules incarnés. Mais s’il est intéressant de les voir agir dans leur rôle de puissances malfaisantes, il est intéressant aussi de savoir comment ils se sont formés. C’est l’objet propre du roman, ou du moins de ce que jusqu’ici le roman a produit de plus rares chefs-d’œuvre. Si c’en était le lieu, peut-être vaudrait-il bien la peine d’appuyer sur cette distinction, car, dans la langue littéraire elle-même, et à plus forte raison dans l’usage quotidien, nous voyons que l’on confond presque sans s’en apercevoir deux sens très différens du mot de caractères. Ainsi, nous appelons comédies de caractère les comédies de Molière, et c’est une appellation consacrée, mais c’est aussi le roman de caractère que les Anglais admirent dans les romans de Richardson. Au premier sens, le mot de caractère exprime donc ce qu’il y a de plus général dans la peinture de l’avarice ou de l’hypocrisie ; et dans le second sens, il exprime au contraire ce qu’il y a de plus particulier dans la peinture de Clarisse ou de Lovelace. De telle sorte que, le caractère au théâtre, c’est Arnolphe, Tartufe, Alceste Harpagon, Trissotin, en d’autres termes ce qu’il y a de plus général qui se puisse concilier avec la vie individuelle, tandis qu’au rebours, dans le roman, le caractère, c’est Manon, c’est Clarisse, c’est Tom Jones, c’est René, en d’autres termes ce qu’il y a de plus individuel qui puisse par quelque endroit demeurer vraiment général, c’est-à-dire humain.

Voilà bien ce que l’on ne trouve pas dans le roman de Le Sage : en premier lieu, de tels caractères, et, en second lieu, la psychologie délicate et savamment nuancée qui les explique, les rend probables et viables. « Je viens de relire Tom Jones, écrivait un jour à Walpole Mme du Deffand… Je n’aime que les romans qui peignent les caractères, bons ou mauvais. C’est là où l’on trouve de vraies leçons de morale, et si l’on peut tirer quelque fruit de la lecture, c’est de ces livres-là ; ils me font beaucoup d’impression ; vos auteurs sont excellens dans ce genre et les nôtres ne s’en doutent point. J’en sais bien la raison, c’est que nous n’avons point de caractère. Nous n’avons que plus ou moins d’éducation, et nous sommes par conséquent imitateurs et singes les uns des autres. » Et, à quelques jours de là, comme Walpole, qui ne partageait pas, en raffiné qu’il était, cette admiration pour Tom Jones non plus que pour Clarisse, leur opposait précisément Gil Blas, Mme du Deffand, mettant le doigt sur les vraies raisons de son impression, y persistait en lui disant : « A l’égard de vos romans, j’y trouve des longueurs, des choses dégoûtantes, mais une vérité dans les caractères, quoiqu’il y en ait une variété infinie, qui me fait démêler en moi-même mille nuances que je n’y connaissais pas… Dans Tom Jones, Alworthy, Blifil, Square et surtout Mme Miller ne sont-ils pas d’une vérité infinie ? .. Enfin, quoi qu’il en soit, depuis vos romans, il m’est impossible d’en lire aucun des nôtres. »[11]. Elle allait trop loin à son tour, ne faisant pas métier d’écrire, se laissant prendre tout entière à l’enthousiasme du moment, et Walpole avait raison de défendre notre Gil Blas contre ce dédain de grande dame. Mais pourtant elle ne se trompait pas. Ce qui fait défaut au roman de Le Sage, si ce n’est pas la variété, c’est bien ce qu’elle appelle ici la vérité des caractères. La psychologie de Gil Blas est un peu courte. Les personnages y sont trop d’une pièce. Tel était Gil Blas quand il sortit de sa petite ville natale, sur la mule du chanoine Gil Perez, son oncle, et tel il est, quand, à la fin du récit, en dépit de la chronologie, il épouse la vertueuse Dorothée de Jutella. Les aventures ont glissé sur lui sans y laisser de traces profondes. Il s’est enrichi d’expérience, et les années ont amené naturellement en lui ce qu’elles amènent de changemens à leur suite ; il ne se croit plus la huitième merveille du monde, « l’ornement d’Oviedo et le flambeau de la philosophie ; » mais nous n’avons pourtant pas de peine à reconnaître, dans ce nouveau seigneur de village, « le petit écervelé qui avait plus d’esprit qu’il n’était gros, » quand il venait avec sa bouteille chercher du vin pour le souper de son oncle. Le caractère est conforme à lui-même : sibi constat. Ce n’est pas très étonnant, puisqu’il est uniforme. La vie n’a. fait que développer. en Gil Blas ce que la nature y avait mis de tout temps, elle n’y a vraiment rien transformé, ni surtout rien ajouté. C’est pour cela que, n’étant naturellement ni bon ni mauvais, il nous demeure sympathique jusque dans des occasions de soi fort peu louables, parfois même un peu « dégoûtantes, » selon le mot de Mme du Deffand, mais c’est aussi pour cela qu’il est un personnage de comédie plutôt que de roman et que s’il nous en apprend beaucoup sur le monde, il ne nous apprend sur lui-même et, par conséquent, sur nous que peu de chose.

Il ne sera peut-être pas inutile de faire observer que ce que nous nommons ici des noms de richesse psychologique et complexité morale est le principe ou encore la racine même de l’émotion dans le roman. Ce qui nous émeut à la scène, ce qui ravit les applaudissemens et fait couler la source des larmes, ce sont les situations fortes, les rencontres tragiques du hasard, les jeux cruels et sanglans de la destinée, mais peut-être est-ce bien plus encore l’intimité que le poète a su nous faire contracter avec ses personnages, la connaissance qu’il nous a donnée de leur nature intérieure, le lien d’humaine sympathie qu’il a réussi à nouer entre eux et nous. Dans le roman, à coup sûr, c’est de là que toute émotion sort. Là vraiment, il est permis de dire que les infortunes nous émeuvent d’autant plus sûrement que les victimes en sont plus près de nous, non pas, à la vérité, dans le sens où quelques-uns l’entendent, parce que leur condition plus semblable à la nôtre nous fait reconnaître dans leur malheur celui qui peut nous arriver demain, mais en ce sens que nous apprécions mieux leurs motifs d’être affectés par des événemens qui seraient insignifians, ou même ridicules, si nous n’avions appris à en mesurer toute l’influence sur leur sensibilité. Rappelez-vous ces deux chefs-d’œuvre du roman anglais contemporain : Jane Eyre et Adam Bede, et de là remontez à ces chefs-d’œuvre du roman classique : Tom Jones et Clarisse Harlowe, Les événemens eux-mêmes n’y sont rien ou presque rien ; ce que nous en aimons, c’est ce qu’ils exercent d’action sur des personnages dont nous apprenons à mesure à connaître et démêler les moindres sentimens, l’ombre qu’ils portent dans des âmes pour qui nous savons que le bonheur ne peut avoir qu’une forme et le malheur qu’une prise, c’est ce que leur malheur ou leur bonheur éveille de retentissement en nous. Mais qui ne voit que ce plaisir dépend presque uniquement de la liaison, comme nous disions, que le poète a su nous faire contracter avec ses personnages et, en deux mots, de ce que nous savons de leur psychologie ?

On pense bien maintenant que, si nous nous sommes efforcés de déterminer ce qui manque à Gil Blas avec une précision, — ou plutôt une rigueur, — que l’on n’applique pas d’ordinaire aux classiques, et Le Sage en est un, ce n’est ni pour le vain plaisir de troubler chez quelque lecteur la légitime admiration que nous professons nous-même pour un chef-d’œuvre de notre littérature nationale, ni même en vertu d’un certain idéal que nous nous forgerions du roman et que nous placerions arbitrairement à des hauteurs que nul encore n’aurait atteintes. Mais c’est qu’en poursuivant ces études nous nous proposons de faire voir comme quoi chacune des qualités qui font défaut dans Gil Blas ont été successivement acquises au roman. — L’analyse morale, nous la montrerons prochainement dans Marivaux, et surtout dans cette Marianne dont le moindre titre de gloire ne sera pas d’inspirer Richardson. Le parfait naturel, nous le montrerons dans Manon Lescaut, ce chef-d’œuvre unique peut-être au monde par l’absence du style, et, si je puis ainsi dire, l’évanouissement de toutes les qualités de forme dans la vérité du fond. L’unité de la composition, enfin, nous la montrerons dans cette Nouvelle Héloïse, que l’on serait tenté parfois de mettre au premier rang des chefs-d’œuvre ennuyeux, mais dont l’apparition n’a pas moins marqué, non-seulement dans la littérature française, mais dans la littérature européenne, une ère nouvelle pour le roman. — Car tous les genres, dans l’histoire d’une même littérature, n’atteignent pas en même temps le point de leur perfection, non plus qu’au cours de la révolution de l’année tous les fruits n’atteignent à la fois le point de leur maturité. Comme il y en a de précoces, il y en a de tardifs. Né vers la fin du XVIIe siècle, mais dans Gil Blas lui-même encore trop embarrassé du souvenir de ses origines, c’est au XVIIIe siècle que le roman a conquis son indépendance et son droit de cité littéraire ; c’est peut-être seulement dans le siècle où nous sommes que l’avenir conviendra qu’il a produit ses chefs-d’œuvre.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Les passages de l’édition de 1707 qui ne se retrouvent plus dans l’édition définitive, ont été soigneusement relevés par M. Anatole France, dans une édition du Diable boiteux, qu’il a donnée chez Lemerre ; 2 vol. in-12, Paris, 1878. J’aurais souhaité que, comme dans les bonnes éditions de La Bruyère, un signe indiquât aussi les derniers ajoutés de l’auteur.
  2. Comme rien en ce monde n’est nouveau, je ferai de plus remarquer que Dufresny, quand il écrit en vers, a pour système de ne pas marquer la césure et de disloquer ainsi l’hexamètre, afin que le vers en ressemble d’autant à de la prose.
  3. Voyez sur Dancourt un livre récent, léger, spirituellement écrit, dans le goût libre et facile de son modèle, par M. J. Lemaître : la Comédie après Molière et le Théâtre de Dancourt, 1 vol. in-12. Paris, 1883 ; Hachette.
  4. Toute l’histoire de la controverse, reprise depuis ses origines, a été assez correctement exposée dans une récente brochure, dont nous n’acceptons pas toutefois les conclusions : de Geschichte der Gil-Blas-frage, par M. Edmond Veckenstedt, 36 pages, Berlin, 1879 ; Calvary.
  5. Si peut-être le lecteur était curieux de savoir comment en Espagne on traite encore aujourd’hui Le Sage, il se procurerait une récente édition de la Vida del Escudero Marcos de Obregon, et lirait la préface qu’y a mise M. Juan Perez de Gusman. 1 vol. in-18, Barcelone, 1881. Biblioteca “ Arte y Letras. »
  6. Voyez sur les romans picaresques : Ticknor, Histoire de la littérature espagnole ; E. -F. de Navarrete, en tête du second volume des Novelistas posteriores a Cervantes ; et quelques pages de M. Emile Montégut, dans ses Types littéraires et Fantaisies esthétiques.
  7. « Le roman, par là, manque d’une certaine dignité morale dont il est plus facile de sentir l’absence que de définir le caractère, mais qui consiste surtout dans l’attention élégante des détails et dans le rejet de tout ce qu’ils peuvent avoir de trop commun et de trop bas. » On trouvera cet Éloge de Le Sage, par Malitourne, ainsi que celui de M. Patin, au tome Ier de l’édition de 1823.
  8. Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, par M. Léopold Delisle, Paris, 1868-1874-1881 ; Imprimerie nationale, t. I. Voyez, aussi dans l’édition de 1822, la notice d’Audiffret et dans cette notice une lettre de Le Sage, la seule, je crois, que l’on connaisse, avec le n° 1038 de la collection B. Fillon.
  9. On remarquera que, tandis qu’il n’est pas absolument démontré que le Gabriel Triaquero du roman de Gil Blas soit un nom. sous lequel Le Sage s’en prenne à Voltaire, c’est lui-même, Le Sage, qui a fait une note pour nous apprendre qu’il s’agissait, dans cette scène du Temple de Mémoire du poète et du poème de la Ligue.
  10. Il Corriere svaligiato, publicato da Ginifacio Spironcini. Le Sage avait déjà transporté du même livre quelques épisodes et jusqu’à des expressions textuelles dans son Gil Blas.
  11. Correspondance complète de la marquise du Deffand. Ed. Lescure, t. II, 330, 337.