Études sur le XVIIIe siècle/04
Le rôle que nos philosophes du XVIIIe siècle ont joué sur la scène de leur temps, et ceux-là particulièrement que nous réunissons sous le nom d’encyclopédistes, on en dispute, il est vrai, les uns l’applaudissent, les autres le sifflent, j’en sais enfin qui le maudissent, mais on le connaît, ou du moins on croit le connaître. Admettons pour aujourd’hui que ce soit la même chose. L’état qu’ils ont tenu dans le monde, et dans le plus grand monde, courtisés par les rois, par les impératrices, par tout ce qu’il y avait alors en Europe d’aristocratie brillante, frivole, et imprudente, on le connaît encore, ou du moins il est aisé de le connaître. Il suffit de feuilleter la Correspondance de Voltaire ou les Confessions de Rousseau. Mais leur condition légale, mais la nature de leurs rapports avec le pouvoir, mais leur situation sous le régime administratif du privilège et de la censure préalable, voilà ce que l’on ne connaît guère, ou plutôt, voilà ce que l’on ne connaît pas. On sait bien que les lois étaient sévères, inhumaines, attardées comme qui dirait de deux ou trois cents ans sur l’esprit du siècle; on ne sait pas ce que la douceur des mœurs administratives apportait de tempéramens à la rigueur des lois; — et là pourtant est toute la question. C’est ici, mais dans la mesure seulement où cette question se lie à l’histoire de la littérature du XVIIIe siècle, ce que nous nous proposons d’étudier.
Les documens ne manquent pas, et, pour la plupart, non moins inédits qu’authentiques. Nous n’en dresserons pas l’inventaire : pour deux raisons. La première, c’est que, sans parler des nombreuses pièces dispersées entre diverses collections, il serait un peu long de détailler le contenu des deux cent quarante-huit volumes des Archives de la chambre syndicale de la librairie et des cent trente-trois volumes de la Collection Anisson-Duperron, — en tout trois cent quatre-vingt et un volumes, qui forment, en s’ajoutant et se complétant les uns les autres, le fond d’une histoire générale de la librairie sous l’ancien régime, — un peu long et assez inutile. La seconde, c’est qu’en pareille matière, l’essentiel n’est pas d’avoir tout vu, car on se doute bien que le fatras a sa bonne part, l’ennuyeux et l’insignifiant, dans cet amas de vieux papiers; ou, mieux encore, l’important est peut-être de savoir ne pas tout dire. Il se rencontre, au surplus, qu’en détachant de ces deux collections un certain nombre de pièces, on a la substance même du sujet que nous venons de circonscrire : ce sont les nombreux papiers (puisqu’ils ne comprennent pas moins d’une trentaine de volumes encore) qui se rapportent à l’administration de la librairie sous M. de Malesherbes.
M. de Malesherbes a gouverné la librairie pendant près de treize ans, de 1750 à 1763, et son gouvernement a fait époque dans l’histoire du siècle. C’est que, s’il y a dans le cours d’un grand siècle un temps de crise où se décide en quelque sorte l’allure générale et le mouvement des idées, ce temps, par une coïncidence fortuite, et dont il ne faut par conséquent ni faire honneur à Malesherbes, ni non plus lui en faire un reproche, tombe précisément entre les treize années de son administration. On peut dire, en effet, que lorsque Malesherbes prend la direction de la librairie, la bataille du siècle n’est pas même encore engagée ; mais on peut dire que les philosophes ont emporté la victoire lorsque Malesherbes résigne ses fonctions. Une brève énumération de noms propres et de titres le démontre péremptoirement. Comptez plutôt : — en 1750, Voltaire vient à peine de partir pour Berlin; d’Alembert et Diderot n’ont publié de l’Encyclopédie que le lourd, mais inoffensif prospectus ; Rousseau n’est l’auteur encore que de son Discours sur les sciences, une pure déclamation de rhétorique; le reste, Raynal, Marmontel, Grimm, Helvétius, d’Holbach, n’a qu’un semblant d’existence publique. Franchissez brusquement l’intervalle : — en 1763, tous ces noms sont devenus presque illustres, et quelques-uns presque européens; Rousseau n’a déjà plus à publier un seul de ses grands ouvrages ; ils se sont tous, dans ce court espace de temps, depuis le Discours sur l’inégalité jusqu’au Contrat social, comme pressés l’un sur l’autre; l’Encyclopédie a paru, on l’a suspendue, elle a reparu, on l’a supprimée derechef, et la voilà cependant qui s’achève ; Voltaire enfin a pris possession, pour ne le plus quitter jusqu’à son dernier jour, de son rôle de combat en même temps que de sa seigneurie de Ferney. Les philosophes et les encyclopédistes, isolés il y a treize ans, et non-seulement inconnus, mais hostiles les uns aux autres, maintenant groupés autour d’une entreprise commune, sont un corps dont l’esprit dirige à son gré l’opinion. Le grand effort est fait, et visiblement, il suffira de quelques coups pour jeter bas ce qui subsiste encore de l’ancienne société française. La plupart des hommes qui vont désormais venir à la réputation, un Condorcet ou un Mirabeau, seront déjà les futurs acteurs de la révolution.
C’est ce qui fait l’intérêt unique de l’histoire de l’administration de M. de Malesherbes. Lorsque nous la connaîtrons bien, il nous sera permis de passer du dehors au dedans, et d’étudier l’histoire intérieure de la propagande philosophique, au XVIIIe siècle.
« Le président de Malesherbes, dit d’Argenson en son Journal, s’y prend fort joliment. Il laisse passer tout ce qui se présente;.. puis, quand les ordres d’en haut surviennent pour prohiber, il les publie et revient à la tolérance, de façon qu’elle règne aujourd’hui dans la littérature plus que partout ailleurs[2]. » Si d’Argenson, par hasard, eût dit là l’exacte vérité, la littérature aurait sans doute à Malesherbes une obligation tout à fait singulière, mais l’histoire, plus impartiale, n’hésiterait pas à convenir que le directeur de la librairie aurait trahi la confiance de son père, le chancelier de Lamoignon, et de son roi. Car il est assurément permis de faire du bien dans une grande place, mais non pas, même pour faire ce bien, de dénaturer, comme ce serait ici le cas, les fonctions de cette place, et d’agir au contraire des devoirs que l’on a contractés en l’acceptant. D’Argenson tourne sans doute ici les choses à sa manière, laquelle est volontiers gouailleuse et, jusque dans l’éloge, assez habituellement malveillante. Il suffisait de dire que, lorsqu’à la fin de 1750, Malesherbes prit en main la direction de la librairie, son intention était de laisser aux écrivains tout ce que les règlemens en vigueur, les usages traditionnels, le temps, les circonstances, l’état si variable alors et si changeant de l’opinion, enfin l’utilité publique lui permettraient de leur laisser de latitude et de liberté. Lui qui, selon la remarque de Sainte-Beuve, et si de graves occupations ne l’eussent pas absorbé tout entier, sans doute eût essayé, comme les Buffon et comme les Montesquieu, de se faire un nom dans les sciences ou dans les lettres, il était homme à sentir tout le prix de la liberté. Jeune encore (il n’avait pas trente ans), premier président de la cour des aides, et c’était presque la seconde magistrature du royaume, richement marié, dans la finance, avec une fille du fermier-général Grimod de la Reynière; instruit, lettré, savant même, héritier de cette culture d’esprit traditionnelle chez les Lamoignon, plus fin, moins timoré, plus humain surtout qu’il n’appartenait d’ordinaire à cette grande et glorieuse famille parlementaire; connu, répandu même parmi les gens de lettres, élu tout récemment à l’Académie des sciences, il se flatta (peut-être un peu naïvement) de faire agréer son patronage aux écrivains; et qu’en échange de la protection dont il les couvrirait, eux, de leur côté, le pratiquant et l’appréciant chaque jour davantage, s’en fieraient à lui du soin et des moyens de concilier sa bonne volonté de leur plaire, ou plutôt de les servir, avec les obligations naturelles de sa charge. Mais il fut promptement détrompé. La tâche était plus épineuse qu’il ne l’avait cru tout d’abord.
L’une des causes en était qu’en principe il n’existait, à proprement parler, ni direction, ni département de la librairie. Mais le chancelier de France, « protecteur né de la librairie, » et à moins qu’il ne lui convînt de retenir la fonction avec le titre, comme avait fait parfois d’Aguesseau, comme avait fait Pontchartrain, déléguait à qui bon lui semblait, le plus souvent au lieutenant de police ou à quelque maître des requêtes au conseil d’état, la « manutention » d’une matière infinie, confuse, mal digérée, qui comprenait de tout un peu, depuis le droit d’autoriser nommément la veuve d’un maître imprimeur à recevoir des apprentis, jusqu’au pouvoir d’arrêter sous la presse la pensée de Voltaire et de Diderot, les plus minces détails de la surveillance administrative et les plus grands intérêts de la littérature. Tantôt, en effet, il s’agissait de savoir si l’on maintiendrait contre la bruyante clameur des amours propres blessés les droits de la libre critique ; ou la liberté même de la pensée contre l’intolérance officielle de l’église et des parlemens ; et tantôt il s’agissait de savoir si l’on permettrait à un libraire de réimprimer la Nouvelle Héloïse avant que son confrère eût achevé d’écouler mille exemplaires de l’édition de Hollande qu’il avait encore en magasin. C’est ici l’ancien régime dans la singularité de sa constitution : inquisitorial, si je puis ainsi dire, et paternel tout à la fois: une sollicitude attentive aux intérêts privés contrepesant et, dans une certaine mesure, compensant l’insouciance des intérêts généraux. Une autre fois, il fallait décider si c’était le libraire Lambert qui voulait voler Fréron ou si c’était Fréron qui voulait duper le libraire Lambert, mais une autre fois la question était si l’on continuerait de protéger, contre le parlement et contre le conseil même du roi, l’entreprise de l’Encyclopédie. Tout cela venait aboutir à Malesherbes. Ajoutez de perpétuels conflits de juridiction, comme il est inévitable dans une charge dont les limites flottent indéterminées; l’obligation d’être toujours en garde contre les sollicitations des personnes de cour, les surprises des gens de lettres, ou les empiétemens de la Sorbonne, du Parlement, du ministère même sur les droits du chancelier; l’extrême difficulté d’agir sans re heurter aux droits de l’un, sans provoquer les revendications de l’autre; comme conséquence, des haines redoutables, des rancunes persistantes, la disgrâce toujours imminente ; et vous n’aurez que l’imparfaite idée du détail innombrable et des mille inquiétudes que comportait une fonction découverte, pour ainsi dire, de toutes parts, puisqu’il n’en existait ni provisions, ni brevet, ni commission, ni titre.
C’était bien autre chose encore si, négligeant tout ce qui n’est que matière d’administration, on passe aux deux objets essentiels de la direction de la librairie : la concession des privilèges et la censure des livres. Nous n’avons pas à faire l’histoire, si curieuse qu’elle soit, du privilège en librairie. Cependant, comme il n’est chose au monde qui ne retienne, en dépit des changemens que le temps y apporte, quelque souvenir de son institution primitive, il est bon de noter que le privilège, à ses débuts, était si loin d’être ce que l’on a coutume encore aujourd’hui d’entendre sous le mot, — un instrument de règne, une mainmise du pouvoir sur les droits de la pensée, — qu’il est antérieur, au contraire, de plusieurs années, à l’institution régulière de la censure. Lorsque la convention mit fin, en 1793, au régime du privilège, elle affecta de croire, ou peut-être après tout crut-elle, que le privilège en librairie, comme le privilège de monter dans les carrosses du roi, n’était et ne pouvait être qu’une dérogation arbitraire, inique et haïssable, au droit commun de tous les citoyens français. Il était pourtant bien évident que garantir aux auteurs, contre la piraterie du contrefacteur (et le privilège, à l’origine, n’avait pas d’autre objet) l’exercice de leur droit de propriété sur leur livre, c’est garantir à l’inventeur le droit de jouir de son invention, ce qui est si peu sortir du droit commun, que c’est justement y rentrer. L’essentiel, en effet, pour ne pas dire le tout du privilège, à l’origine, était la clause pénale qui frappait le contrefacteur du livre d’une amende, selon les cas, plus ou moins considérable. « Faisons défenses à tous imprimeurs, libraires ou autres personnes, de quelque qualité et quelque condition qu’elles soient, d’introduire dudit ouvrage aucune impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance, comme aussi de faire vendre, débiter ni contrefaire ledit ouvrage, ni d’en faire aucuns extraits sous quelque prétexte que ce puisse être,.. à peine de 3,000 livres d’amende contre chacun des contrevenans. » J’ai choisi ce privilège entre beaucoup d’autres parce que les termes en sont plus forts que d’ordinaire, et qu’en même temps on y voit mieux contre quelle diversité d’ennemis, — contrefacteurs étrangers, libraires de provinces, colporteurs ou étalagistes parisiens, faiseurs de feuilles, compilateurs d’extraits, sans parler des faussaires qui changeaient le titre seulement d’un livre et le vendaient pour nouveauté, — la librairie parisienne avait alors à se défendre. Il est daté de 1778. On en a de plus anciens, contenant plus au long ce que j’appellerai la justification et la raison d’eux-mêmes. Tel est le privilège de la première édition du Dictionnaire de l’Académie : « Comme l’impression de ce dictionnaire sera de très grands frais, et qu’il y aurait à craindre, lorsqu’il sera achevé, que le désir du gain ne portât d’autres personne à le contrefaire, soit en changeant le titre ou l’ordre, soit en y ajoutant ou retranchant, soit en le réduisant en Epitome ou en quelque autre manière que ce soit, ce qui serait de notable préjudice à ceux qui se seraient chargés des frais de l’impression... Même, comme il n’est pas impossible que depuis longtemps que cet ouvrage est commencé, plusieurs gens de lettres n’aient eu connaissance de la méthode et de l’exactitude avec laquelle les mots de la langue y sont examinés, vu les différentes personnes, comme copistes et comme écrivains, qui ont été employés pour le mettre au net, et qu’il n’est pas juste que, si cette connaissance est parvenue à d’autres, ils se puissent prévaloir de l’industrie et du travail de cette compagnie... À ces causes... » Et la suite à peu près comme on a vu tout à l’heure.
Les gouvernemens dignes de ce nom sont doués d’un merveilleux instinct pour subodorer, en quelque sorte, les occasions d’étendre obliquement leur pouvoir et de faire tourner au profit de leur domination les faveurs mêmes qu’ils accordent. On ne tarda pas à s’aviser que, puisque les auteurs et les libraires avaient besoin, vu la nature spéciale de leur propriété, que l’état la protégeât par un acte aussi d’une nature spéciale, on pouvait sans doute leur imposer des conditions, et ne leur accorder ce privilège, qui leur devenait indispensable, que sous certaines obligations qu’il restait à déterminer. On peut comparer la nature de ces obligations, — comme d’imprimer sur de beau papier, en beaux caractères, avec de belles marges, sous la surveillance de correcteurs congrus en la langue latine et capables au moins de lire le grec, — à ces conditions que plus tard les règlemens de Colbert imposèrent à l’industrie française en général et plus particulièrement à l’industrie de luxe. L’industrie nationale devait être, comme toute chose en France, digne de l’éclat du trône, et il ne convenait pas à Louis XIV que sa magnificence fût tributaire de l’étranger. C’est à ce sentiment de royale fierté, c’est à la sévérité des règlemens qui furent élaborés pour lui donner satisfaction, c’est à la minutie encore des prescriptions de détail où ils descendirent, que la France a dû longtemps, dans ces industries de luxe, une supériorité qu’il nous est d’autant plus permis de célébrer aujourd’hui que depuis quelques années nous sommes en train de la perdre. Il n’est guère un des nombreux règlemens sur la librairie qui ne porte les traces d’une préoccupation de ce genre. « On imprime à Paris, dit un édit de 1649, si peu de bons livres, et ce qui s’en imprime paraît si manifestement négligé pour le mauvais papier qu’on y emploie et pour le peu de correction qu’on y apporte, que nous pouvons dire que c’est une espèce de honte et reconnaître que c’est un grand dommage à notre état… » Je lis encore dans un arrêt de 1725 : « Que le roi fa rendu pour avoir été informé… que la négligence de plusieurs libraires et imprimeurs a donné lieu à différens abus qui ont excité les plaintes du public… et qui portent un préjudice considérable au commerce des livres d’impression de France dans le pays étranger. » Évidemment, l’intérêt du commerce français, l’utilité dont il est pour répandre l’influence et le renom français, le légitime orgueil de ce que l’on peut appeler, dès le commencement du XVIIIe siècle, l’universalité de la littérature française, s’ils ne priment pas toute autre considération dans l’esprit des rédacteurs de ces arrêts et de ces édits, cependant ils n’y sont pas inutilement visés ; et quand même on n’y verrait que des clauses de style, il faudrait pourtant avouer qu’il s’y est insinué quelque autre chose, au début, que le désir de borner la liberté d’écrire[3].
L’importance politique du privilège ne date que de l’époque des grandes controverses religieuses. Ici encore toutefois il est utile de noter que la bulle de Léon X, où l’on fait remonter l’institution de la censure, étant de mai 1515, elle n’était pas dirigée contre les réformateurs, mais bien, comme il résulte clairement du texte même, contre les excès de ce que l’on a nommé l’humanisme ; et nous pouvons ajouter, contre la multiplication des libelles diffamatoires et le débordement des livres obscènes. Ce fut une ordonnance de François Ier, en 1521, qui, adoptant les principes de la bulle et les étendant, soumit pour la première fois en France, obligatoirement, toute sorte de livres à la nécessité d’une autorisation préalable. L’Université, gardienne des traditions gallicanes, et d’ailleurs dont les imprimeurs et libraires étaient « officiers et suppôts jurés, » fut investie de ce droit de censure. Elle l’exerça vigilamment jusque sur les évêques et même les cardinaux. Ce n’est pas ici le lieu d’énumérer les divers édits qui confirmèrent et renforcèrent successivement celui de François Ier. Mais il faut convenir que les princes de la maison de Valois y déployèrent une sorte de rage, et qu’en des circonstances où l’on s’attendrait qu’ils eussent assez d’autres affaires, et d’assez de conséquence, on est étonné de les voir tout à coup renouveler à l’envi les prescriptions, sous peine de mort, contre les libraires, les imprimeurs et les écrivains.
Au commencement du XVIIe siècle, la discorde se mit en Sorbonne. C’est alors que des lettres patentes, données en 1624, transférèrent à quatre censeurs désignés par le roi le droit qui n’avait appartenu jusqu’alors qu’à la Faculté tout entière assemblée. Enfin, en 1653, sous le chancelier Séguier, ces quatre censeurs, détachés en quelque manière de leur origine sorbonnique, devinrent censeurs royaux, aux appointemens de chacun 600 livres. Les privilèges ne purent plus être accordés que sous la garantie donnée par eux que le livre ne contenait rien de contraire soit à la religion, soit au gouvernement, soit aux mœurs. En conséquence de quoi, six ans plus tard, en 1659, on supprima tous privilèges généraux, c’est-à-dire portant permission d’imprimer, sans qu’il fût besoin de renouveler l’instance, tout livre à venir d’un auteur une fois jugé digne de cette marque de confiance. Il semble toutefois que l’on ne tint pas rigoureusement la main à l’exécution de cette mesure, puisqu’en 1686 nous voyons qu’il fallut renouveler l’édit de révocation ou suppression. Je nommerai Bossuet parmi les auteurs qui dans l’intervalle avaient obtenu de ces sortes de privilèges. « Il est permis à messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, conseiller du roi en ses conseils,.. de faire imprimer par tel imprimeur qu’il voudra… tous les livres qu’il aura composés ou qu’il jugera à propos de faire imprimer pour l’utilité publique : » Tels sont les termes du privilège, valable pour vingt ans, dont on trouve l’extrait à la suite du Traité de la communion sous les deux espèces (1682). L’édit de 1686 l’annula sans doute comme les autres, puisqu’en 1688 l’Histoire des variations est munie d’un privilège spécial. Bossuet du moins conserva le droit, comme aussi bien tous les évêques, d’obtenir ses privilèges sans avoir à passer par la formalité de l’approbation préalable. Le chancelier Pontchartrain, en 1702, voulut entreprendre sur ce droit, mais Bossuet défendit les prérogatives de l’épiscopat, et c’est grâce à lui que les ouvrages des évêques demeurèrent, — avec les factums des parties en procès, — les seuls écrits que l’on pût imprimer sans passer par l’examen des censeurs[4].
On croira sans peine qu’à mesure du développement de la littérature, il avait fallu singulièrement augmenter le nombre des censeurs. En 1751, au début de l’administration de Malesherbes, ils étaient au nombre de quatre-vingt-deux : ils n’étaient pas moins de cent vingt et un, douze ans plus tard, en 1763. On en comptait quatorze pour la théologie, quinze pour la jurisprudence, dix-neuf pour la médecine, trois pour la chirurgie, neuf pour les mathématiques, quatre pour la géographie et cinquante-sept pour les belles-lettres. Il serait également aisé de faire une liste de noms qui prouverait que ces censeurs étaient toujours admirablement choisis, et une autre qui démontrerait que l’on prenait plaisir à placer le mérite sous la juridiction de la sottise ou de l’incapacité. Mieux vaut donner les noms de toute une classe de ces censeurs, les censeurs pour les mathématiques, par exemple. Ce sont en 1763 : Pitot, Clairault, de Moncarville, de La Chapelle, de Parcieux, Le Blond, Bezout, de La Lande et de Montucla, — dont cinq sur neuf, au moins, s’ils ne sont pas de grands noms, sont des noms respectés dans l’histoire de la science au XVIIIe siècle.
Si nombreux qu’ils fussent, la besogne ne leur manquait pas, car, sans compter qu’ils avaient un avis à donner sur les livres d’impression étrangère dont le libraire ou l’auteur demandait l’introduction et le libre débit en France, je ne relève pas moins, sur les registres de la chancellerie, du 24 décembre 1750 au 1er octobre 1763, de quatre mille quatre cent quatre-vingts demandes de privilège[5]. Il va sans dire que beaucoup de ces demandes sont des demandes en prorogation ou renouvellement de privilège, et qu’il ne s’agit assez souvent que de quelque vieil ouvrage à remettre au jour ; mais il va sans dire, d’autre part, que l’on chercherait en vain sur ces registres l’Essai sur les mœurs de Voltaire ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques; et cela fait compensation. Le pis de son affaire, c’est que le malheureux censeur était obligé sinon de lire l’ouvrage, à tout le moins de le feuilleter consciencieusement, puisque indépendamment de l’approbation générale que l’on imprimait en tête ou en queue du livre, il devait avoir paraphé chaque page du manuscrit ou de la précédente édition, selon qu’il s’agissait d’une réédition ou d’une nouveauté. C’est ce qui les mettait, comme s’exprime dans l’Encyclopédie le rédacteur de l’article Censeur, « dans la désagréable nécessité de réduire les auteurs ou les libraires qui attendaient leur jugement dans l’état de ces pauvres âmes errantes sur le bord du Styx, qui priaient longtemps Caron de les passer :
Stabant orantes primi transmittere cursum
Tendebantque manus ripæ ulterioris amore,
Navita sed tristis nunc hos, nunc accipit illos,
Ast alios longe summotos arcet arena. »
Cette application m’ayant paru bien ingénieuse pour être de Diderot,
je n’ai point eu de longues recherches à faire : la plaisanterie était
de Bayle. On ne sait peut-être pas assez tout ce que doivent à
Bayle nos rédacteurs de l’Encyclopédie.
Les censeurs étaient à la nomination du chancelier. C’était lui qui chaque année, vers le mois de décembre, en revisait la liste, rayait les uns, ajoutait les autres. On raya rarement sous l’administration de Malesherbes. Nous avons vu tout à l’heure que l’on ajouta beaucoup. C’est une preuve de la grande extension que prit en ces douze ans le commerce de la librairie française, si redoutable pourtant que fût la concurrence étrangère. Quelques-uns de ces censeurs étaient appointés. Une lettre de l’abbé Trublet, le fameux archidiacre de Saint-Malo, celui-là même dont Voltaire a tracé le portrait si connu :
L’abbé Trublet avait alors la rage
D’être à Paris un petit personnage...
……………….
informe poliment Malesherbes que, s’il veut que l’abbé se charge
d’être le censeur des feuilles de Fréron, il faut qu’on lui promette
la survivance ou l’expectative de la pension dont jouit Fontenelle, en
qualité de censeur précisément. Ces pensions, par un procédé des
plus ingénieux, paraîtraient avoir été généralement imputées sur les
bénéfices des journaux d’alors, le Mercure de France ou l’Année littéraire de Fréron. Marin, autre censeur illustre et, comme l’abbé
Trublet, beaucoup moins par un effet de son propre mérite que grâce
aux mordantes railleries de Beaumarchais, toucha pendant quelques
années 600 livres de pension sur la feuille de Fréron. Ces espèces de
constitutions de rente au profit de leur propre censeur étaient le prix
dont les journaux en ce temps-là, et encore quand on voulait bien
le leur permettre, payaient ce privilège, dont ils avaient si peu de
peur, à l’encontre de ce que l’on croit, qu’au contraire, de l’obtenir,
c’était l’objet de leurs premières démarches, de leurs incessantes
sollicitations, et leur souhait le plus cher. Ce malheureux Fréron,
que l’on se représente, sur la foi de Voltaire, comme le défenseur
soudoyé du parti de la cour, du parlement, du clergé contre le parti
des encyclopédistes, savez-vous bien qu’il n’intrigua pas beaucoup
moins de vingt ans entiers avant d’y réussir? Et ce ne fut pas Malesherbes qui le lui fit enfin accorder. On le greva de 3,000 livres de
pension, et Lebrun, Écouchard-Lebrun, qui fut depuis Lebrun-Pindare, Lebrun, ennemi mortel et calomniateur acharné de Fréron, accepta galamment sur le produit de l’Année littéraire une pension du tiers de la somme[6].
Tous les censeurs n’étaient pas inscrits sur la liste officielle des censeurs royaux. Il y avait des censeurs bénévoles, ou plutôt des censeurs hors tour, et des censeurs de la première distinction, les ministres, par exemple, auxquels Malesherbes communiquait les manuscrits qui touchaient ou qui lui paraissaient toucher aux objets de leur département. Lorsque le libraire sollicitait un privilège pour un ouvrage qui touchait à la politique extérieure, Malesherbes adressait le manuscrit à l’examen de l’abbé de Bernis ou de M. de Choiseul. M. de Machault, ou ses bureaux, décidaient du sort d’un livre sur les Intérêts du commerce maritime, mais M. de Saint-Florentin en personne d’un manuscrit sur l’Étiquette du cérémonial. Tout de même, avant de permettre d’imprimer les ouvrages qui traitaient de l’art militaire, on prenait ordinairement l’avis du comte d’Argenson ou du maréchal de Belle-Isle. Le maréchal répondait d’ordinaire en substance que tout l’art de la guerre se trouvant contenu dans « les ordonnances du roi, » il n’était pas autrement besoin d’en embrouiller les principes sous prétexte de les développer[7]. C’était sa manière, simple et hardie, de trancher les difficultés de librairie. Une autre fois ne proposait-il pas en conseil, pour couper court aux abus du colportage, de mettre, sans autres façons, les colporteurs à mort, et les auteurs aussi, par la même occasion[8]? Quant aux ouvrages imprimés par ordre d’en haut, je ne trouve guère à citer que des pièces d’une nature toute politique, la traduction, pendant la guerre de sept ans, des manifestes de l’impératrice-reine, ou d’une nature toute personnelle, si je puis ainsi dire, telles que les réponses de Lefranc de Pompignan aux railleries de Voltaire. Exceptons aussi les ouvrages qui sortaient des presses de l’Imprimerie du roi. Ceux-là, naturellement, étaient dispensés de toute censure. Buffon publia son Histoire naturelle sans ornement de privilège. Ce genre de faveur, au XVIIIe siècle, avait remplacé ce que nous avons signalé plus haut sous le nom de privilèges généraux. « Lorsque le roi veut honorer et gratifier spécialement un auteur, il ordonne que son ouvrage sera imprimé dans son imprimerie et lui fait présent de son édition[9]. » Il ne nous reste plus qu’à montrer les philosophes eux-mêmes devenus censeurs à l’occasion, le noble d’Alembert, par exemple, et le généreux Diderot. A la vérité, je n’ai pas découvert qu’aucun directeur de la librairie eût été si naïf que de demander à Voltaire ce qu’il pensait d’un livre ou d’un journal; mais Voltaire se passait bien qu’on le lui demandât; et lorsqu’il se sentait bien en cour, nul n’hésitait moins que l’auteur de l’Écossaise à réclamer la suppression des feuilles de Fréron. D’Alembert y mettait plus de façons. En 1758, lorsque la Lettre sur les spectacles, de Rousseau, fut sur le point de paraître, Marc-Michel Rey, l’éditeur d’Amsterdam, sollicita l’autorisation d’en adresser un certain nombre d’exemplaires à ses correspondans de Paris. Malesherbes répondit favorablement, mais, par déférence pour un collègue de l’Académie des sciences, il communiqua l’ouvrage à d’Alembert. « Si vous jugez à propos de nommer un censeur, lui écrit d’Alembert, et de me choisir pour cela, je vous donne par avance mon approbation par écrit ; » et quinze jours, plus tard, emphatiquement, quand il a lu tout l’ouvrage, qui venait à Paris feuille par feuille : « J’ai lu l’ouvrage de M. Rousseau contre moi; il m’a fait beaucoup de plaisir[10]. » N’est-ce pas dommage que tant de générosité soit en pure perte; que les ouvrages qui, comme celui de Rousseau, viennent de l’étranger, n’aient besoin que d’une approbation tacite, et que les affaires de Rousseau, comme d’Alembert le sait fort bien, se règlent pour ainsi dire personnellement entre M. de Malesherbes et Rousseau? Mais d’Alembert n’en a pas moins pris le beau rôle : nous verrons tout à l’heure comment il le soutiendra. Pour Diderot, je conviens que ce n’est pas sous Malesherbes qu’il a rempli les fonctions de censeur, c’est un peu plus tard, sous M. de Sartine. Admirons comme le choix est heureux! L’auteur des Bijoux indiscrets chargé d’examiner si les livres ne contiennent rien contre les mœurs ! Vous me direz que l’on avait bien honoré de la même confiance le très licencieux auteur du Sopha. Mais ce que Diderot examinait surtout, c’était s’ils ne contenaient rien contre les encyclopédistes. Il estimait, comme son ami M. Grimm, que l’Écossaise était sans doute une assez plaie comédie, de peu de mouvement et de peu d’intérêt à la scène, d’ailleurs une plaisanterie du meilleur goût, tandis que les Philosophes, de Palissot, étaient de ces abominations contre lesquelles un gouvernement fort eût dû sévir impitoyablement. M. de Sartine, un jour, le chargea de lire précisément une comédie de ce même Palissot, intitulée le Satirique. Voici l’opinion de l’homme qui s’est plaint si souvent des rigueurs du pouvoir : « Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous donner des conseils, mais si pouvez faire en sorte qu’il ne soit pas dit qu’on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu’on honore dans toutes les parties de l’Europe, que les voyageurs se font un devoir de visiter, et qu’ils se font un honneur d’avoir connus quand ils sont de retour dans leur patrie, je crois que vous ferez sagement[11]. » Je souligne exprès une phrase qui caractérise bien la politique de nos philosophes du XVIIIe siècle. Ils ne s’honorent pas seulement de la royale familiarité des Frédéric et des Catherine, pour ne rien dire ici de ces principicules d’Allemagne dont Grimm est le factotum, le complaisant, et le flatteur attitré, mais encore ils savent s’en servir, et par le moyen des complimens qu’ils leur arrachent, par l’indiscrète publicité qu’ils leur donnent, par le bruyant étalage qu’ils en font, ils se fabriquent, « dans toutes les parties de l’Europe, » une réputation du poids de laquelle ils essaient de peser sur les résolutions et la conduite à leur égard du gouvernement de Louis XV.
Et ils y réussissent. Car, on a pu le reconnaître à ces marques de confiance qu’ils reçoivent tantôt du directeur de la librairie ou tantôt du lieutenant de police, il est encore assez facile, au travers du réseau de ces règlemens et de ces coutumes dont les mailles nous paraissaient si serrées tout à l’heure, de se frayer un passage, pour peu qu’on y sache mettre ou de souplesse ou d’audace. Les règlemens sont sévères, mais les hommes sont indulgens. Auteurs, censeurs, libraires, tout ce monde est un peu de la même société. Quelques-uns, comme Fréron, sont de l’intimité des inspecteurs de police chargés de la librairie ; il dîne chez eux et leur emprunte dix louis pour payer ses dettes criardes ; quelques autres, comme Diderot, sont de la confidence de M. de Sartine ; il y en a, comme l’abbé Morellet, qui sont aux gages du gouvernement, et d’assez bon appétit pour manger à deux râteliers. Aussi l’auteur assez souvent choisit-il son censeur. Ne vous étonnez pas si c’est un médecin, M. de La Virotte, que l’on charge d’examiner les drames de Diderot : c’est Diderot qui l’a demandé, parce que La Virotte est comme lui de la société du marquis de Croismare, et qu’il en augure un jugement favorable. Mais attendez avant de vous indigner, si c’est à M. Bourgelat, maréchal-ferrant, écuyer ou vétérinaire à Lyon, que l’on soumet les Essais de littérature de d’Alembert ; c’est d’Alembert qui l’a voulu, et qui sait fort bien ce qu’il fait en sollicitant comme censeur l’un des assidus collaborateurs de l’Encyclopédie. Que si cependant l’amitié du censeur et son désir de complaire cèdent parfois à l’évidence trop claire du devoir, le manuscrit passera de ses mains à celles d’un deuxième, d’un troisième, d’un quatrième censeur, et jusqu’à ce que l’on en trouve un dont les idées plus larges, ou la conscience moins étroite, veuillent bien s’accommoder au caprice de l’auteur. Après tout, la décision du censeur n’est-elle pas couverte par l’autorité du chancelier, de qui seul il tient ses pouvoirs, et de qui seul il relève? Et puis il y a les ruses de guerre. C’est le manuscrit de l’ouvrage que l’on devrait déposer à la chancellerie, c’est sur le manuscrit que le censeur devrait apposer son paraphe, c’est sur le manuscrit paraphé que le directeur de la librairie ou le chancelier devrait délivrer le privilège; mais, en fait, ce qu’on présente à l’approbation, c’est le livre presque tout imprimé, de façon que le pouvoir, comme il fait communément, hésite à léser les intérêts matériels engagés dans l’entreprise. « Saisir chez ce libraire, dit un inspecteur de police, c’est bien rigoureux, sa ruine entraînerait celle de beaucoup d’autres,.. et la perte des livres sans permission dont il fait le plus fort de son commerce. » Et le lieutenant de police, en une autre occasion, comme s’il continuait le discours de son subordonné, d’écrire au ministre : « Je m’arrangerai avec Guérin, — c’est le libraire, — pour que la chose ne fasse pas d’éclat et ne porte aucun préjudice à son crédit[12]. » C’est sur quoi les auteurs spéculent.
Avez-vous remarqué ces livres sans permission? C’est qu’en effet il y a des livres sans permission qui s’impriment et se vendent avec toute sécurité. Si le directeur de la librairie ne croit pas devoir accorder de privilège, il peut donner au moins une permission, renouvelable de trois ans en trois ans ; mais s’il n’accorde pas cette permission publique, l’auteur a la ressource encore des permissions tacites ; et si le livre est tel qu’on ne puisse vraiment pas fermer les yeux, il y a l’impression clandestine, au titre étranger, en provenance d’Amsterdam ou de Genève, que l’on laisse librement circuler. Je trouve dans une lettre de Malesherbes à l’intendant de Lyon, à propos d’un ouvrage contenant « quelques traits sur la religion catholique, » par un écrivain protestant : « Le parti que nous prenons ordinairement est de permettre ces ouvrages tacitement, ou plutôt de les tolérer, puisqu’on ferait entrer l’édition étrangère, et qu’il vaut encore mieux que ce soient des libraires ou des ouvriers français qui fassent le profit. » Et je lis, en un autre endroit, de la main même de Malesherbes, une note ainsi conçue : « J’ai mandé à M. Boulmier, auteur, que son livre était refusé ; cependant j’ai mandé à M. d’Hémery de ne pas user de gronde rigueur si on l’imprimait sans permission[13]. » On sait encore que, lorsqu’un arrêt du conseil eut révoqué le privilège de l’Encyclopédie, elle ne continua pas moins de s’imprimer à Paris, chez Lebreton, au su du parlement comme du chancelier, de la Sorbonne comme du ministère, et tout ce que l’on exigea des libraires, ce fut de ne pas distribuer trop ouvertement les dix énormes in-folio qui parurent d’un seul coup en 1765. Tout le monde se doute bien qu’il n’y a rien de plus aisé que de distribuer secrètement dix énormes in-folio, dont chacun pèse pour le moins sept ou huit livres et plusieurs onces.
On voit qu’il y avait des accommodemens avec le pouvoir. C’est pourquoi ce serait représenter bien infidèlement les choses que de les étudier uniquement dans les édits ou règlemens qui régissaient la matière. Entrons donc dans le détail de quelques affaires particulières, où nous allons retrouver les plus grands noms du XVIIIe siècle : Voltaire, Diderot, et Rousseau.
L’une de ces affaires parmi les plus importantes, et qui fit le plus de bruit en son temps est celle du livre de l’Esprit. Sainte-Beuve l’a racontée dans les Causeries du lundi, mais Sainte-Beuve n’a ni tout dit, ni même tout su. Ce qu’il n’a pas su, c’est ce que diverses publications, depuis 1850, nous ont appris, que le censeur du livre d’Helvétius et son malencontreux approbateur « un M. Tercier, » comme il l’appelle, premier commis des affaires étrangères, membre de l’Académie des inscriptions, intermédiaire enfin de la correspondance secrète du roi avec le comte de Broglie, était en somme un assez gros personnage. Qui voudra connaître à fond ce qu’était, et ce que pouvait être, un premier commis sous l’ancien régime, n’aura qu’à consulter les Mémoires de Marmontel, à moins qu’il n’aime mieux s’en tenir au portrait, quoique trop noir, que Voltaire a tracé de Saint-Pouange dans son roman de l’Ingénu. Mais ce que Sainte-Beuve n’a pas dit, c’est que dans la circonstance il y eut au moins quelque légèreté de la part de Malesherbes. Helvétius, dont il était l’ami, lui avait demandé de « ne pas mettre le livre entre les mains d’un théologien ridicule, » et c’était une espèce d’avertissement; il avait insisté, le priant avec simplicité de prendre connaissance du livre, et lui permettant « de faire tous les retranchemens qu’il jugerait à propos de faire ; » il était revenu à la charge, lui proposant de lui montrer lui-même, en une heure de temps, « les endroits qui pourraient blesser des hommes scrupuleux et peu éclairés[14] : » cependant Malesherbes s’était contenté d’adresser le livre à Tercier, qui d’ordinaire n’avait point à juger d’ouvrages de ce genre et dont la spécialité de censeur était, comme il ressortissait à ses fonctions, l’examen des ouvrages qui traitaient de politique extérieure ou de droit des gens. Ces détails ont pourtant leur prix. Je ne sais trop encore pour quelle raison Sainte-Beuve a négligé de qualifier comme elle le méritait la piteuse rétractation d’Helvétius. « Je souhaite très vivement et très sincèrement que tous ceux qui auront eu le malheur de lire cet ouvrage me fassent la grâce de ne me point juger d’après la fatale impression qui leur en sera restée. » Comme si ce n’était pas pour faire du bruit qu’Helvétius avait mis au jour son plat ouvrage, et comme s’il n’avait pas spéculé, dans le même temps qu’il le composait, sur le scandale que son paradoxe exciterait ! Finissons-en donc une bonne fois de ces récriminations hypocrites. Helvétius, aussi galant homme d’ailleurs qu’il vous plaira, mais ceci ne fait rien à l’affaire, et tourmenté de la manie d’écrire, quoique la prétention lui allât comme une bague à un chat, voulait du tapage autour de son nom. S’il en eut plus qu’il ne voulait, c’est que la politique a de ces mécomptes. Mais je n’aurai pas la naïveté de l’aller plaindre, parce que, ayant cherché délibérément un peu de cette célébrité que donne toujours la persécution, il trouva que la persécution passait les bornes que dans le secret de ses calculs il lui avait assignées. Quiconque tente un coup de partie doit savoir ce qu’il risque, et s’il perd, se montrer beau joueur : ce fermier-général ne fut pas philosophe.
Cependant le parlement avait évoqué l’affaire. Le parlement, en s’arrogeant, comme dit Sainte-Beuve, le droit de juger le livre, empiétait-il sur la juridiction du chancelier? Je n’en sais rien, la question serait difficile à trancher, mais je ne le crois pas. La concession du privilège, l’approbation du censeur, l’autorité du directeur de la librairie, ne pouvaient pas avoir pour effet d’arrêter l’action du ministère public. La sécurité de l’avocat-général. Orner Joly de Fleury, quand il invite Malesherbes « à suspendre le débit du livre jusqu’à ce qu’il ait pu s’en faire une opinion, » ne semble pas du moins indiquer qu’il ait l’ombre seulement d’un doute sur l’intégrité de son droit. Et si j’ai bien compris un échange de lettres à ce sujet entre Malesherbes, Bernis, et Tercier, c’est sur un autre point que le conflit s’éleva, savoir : la prétention qu’affecta le parlement d’envelopper Tercier dans la procédure, c’est-à-dire, puisque le censeur, comme on l’a vu, ne tenait ses pouvoirs que de la désignation du chancelier, le chancelier lui-même. Il faut ajouter que c’était Bernis lui-même qui s’était avisé de pousser Tercier à se livrer, en quelque sorte, je ne sais par quelle démarche, au jugement du Parlement. Ce fut sans doute aussi Bernis qui lui conseilla de donner sa démission de censeur, à quoi Malesherbes répondit qu’on prenait une peine bien inutile, attendu que le nom de M. Tercier était déjà rayé pour l’année 1759 de la liste des censeurs royaux. Un dernier fait semble bien prouver que le parlement agissait dans la plénitude indiscutable de sa compétence. C’est que ni la radiation de Tercier, ni la révocation du privilège par arrêt du conseil du roi, n’empêchèrent la procédure de se poursuivre. Un arrêt du parlement, toutes chambres assemblées, faisant droit aux réquisitions de l’avocat-général, condamna le livre de l’Esprit, le 6 février 1759, à être lacéré et brûlé par l’exécuteur de la haute justice. Choiseul, qui venait de supplanter Bernis, profita de ce que l’arrêt donnait publiquement acte à Tercier de son humiliation, de son repentir, et de sa promesse de ne plus examiner de livres pour destituer le pauvre homme. On peut voir les raisons du nouveau ministre dans le livre du duc de Broglie sur le Secret du roi[15].
L’affaire est caractéristique des difficultés que rencontrait un directeur de la librairie du côté du parlement. Voici quelques échantillons de celles qu’il rencontrait du côté des auteurs.
Je ne saurais dire précisément de quelle époque datent les premières relations de Malesherbes et de Voltaire. Ils avaient sans doute, par les Grimod de la Reynière et autres puissans seigneurs de la finance, plus d’une liaison commune. Cependant Malesherbes, quand les rapports changèrent, et de mondains qu’ils pouvaient être devinrent administratifs, semblerait tout d’abord s’être tenu sur la réserve. Il s’agissait de l’édition prétendue furtive de l’Histoire universelle, — c’est l’Essai sur les mœurs, — donnée contre le gré de Voltaire par le libraire Jean Néaulme, à la fin de l’année 1753. Voltaire en demandait la suppression, et fidèle à sa manie de traiter avec les puissances, passant par-dessus la tête de M. de Malesherbes, il s’était adressé directement au chancelier. Malesherbes, dans une lettre que nous n’avons pas pu retrouver, lui en marqua peut-être quelque mécontentement» Voltaire, avec sa prestesse accoutumée, changea de batteries aussitôt : « Quand j’ai eu l’honneur de vous envoyer, monsieur, lui écrivit-il, ce procès-verbal avec une lettre pour monseigneur le chancelier, j’ai cru qu’il avait le ministère de la littérature. Puisque c’est vous qui en êtes chargé, monsieur, j’attends de vos bontés que vous voudrez bien faire parvenir au roi la vérité qui vous est connue. Quel autre que vous peut faire connaître cette vérité opprimée[16] ? » Malesherbes répondit par la lettre suivante, un peu longue, mais que nous donnons tout entière parce qu’elle montre bien dans quelles étroites limites se resserraient les attributions d’un directeur de la librairie, et puis pour une autre raison, que l’on verra tout à l’heure. Vous savez mieux que moi, monsieur, qu’il n’y a point de ministère de la littérature. M. le chancelier est chargé de la librairie, c’est-à-dire que c’est sur son attache que se donnent les privilèges ou permissions d’imprimer. Il m’a confié ce détail, non pour y décider arbitrairement, mais pour lui rendre compte de tous les ordres que je donnerais. Ce n’est ni une charge ni une commission, c’est une pure marque de confiance dont il n’existe ni provisions ni brevet et que je tiens uniquement de sa volonté. Ainsi vous voyez combien on vous a mal informé en vous disant que ce n’était point M. le chancelier, mais moi qui avais le ministère de la littérature. C’est aussi M. le chancelier qui est chargé de tout ce qui concerne les universités; c’est lui qui nomme aux places d’imprimeur dans tout le royaume, et ce sont différens maîtres des requêtes qui sont chargés de lui rendre compte des affaires qui concernent ces deux objets. Vous savez aussi que les académies et la bibliothèque du roi sont dans le département de M. d’Argenson, et les académies de province dans celui des autres secrétaires d’état. Je vous rappelle des choses que vous ne pouvez pas ignorer, mais qui doivent cependant vous faire connaître combien mon prétendu ministère de la littérature est borné. Ajoutez à cela que, par mon état, je ne suis point à portée d’approcher de la personne du roi assez librement ni assez fréquemment pour lui parler de mon propre mouvement d’une affaire dont il ne m’a point ordonné de lui rendre compte; par la même raison de mon état, je ne vois que fort rarement Mme de Pompadour; cela posé, que puis-je faire pour vous rendre cette justice que vous désirez avec tant d’ardeur?
Je suis prêt à certifier, non-seulement aux personnes constituées en dignité, mais à quiconque voudra le savoir, que vous n’avez demandé pour votre Histoire universelle aucune permission publique ni tacite, directe ni indirecte, que vous avez même fait des démarches auprès de moi, tant par vous que par Mme Denis, pour en empêcher le débit, démarches fort inutiles à la vérité, parce que cela ne me regarde point, et que, quand je n’ai point permis un livre, je ne me mêle pas du débit illicite qui s’en peut faire; c’est l’affaire de la police. Je peux dire de plus que j’ai lieu de croire, d’après des lettres que j’ai vues, que le libraire Néaulme ne tient point le manuscrit de vous directement; mais quand j’aurai dit tout cela, vous n’en serez pas plus avancé. Ceux qui sont portés à croire, malgré vos plaintes authentiques, que le manuscrit a été imprimé de votre consentement ne trouveront dans tout ce que je pourrais leur dire rien de capable de les détromper. D’ailleurs je ne sais pas si vous faites trop bien de toucher cette corde-là. Vous parlez des impressions fâcheuses que l’on a données au roi sur vous à l’occasion de cette édition. Je ne sais pas si le roi s’en occupe autant que vous le croyez... Tout ce que je sais, c’est que j’ai porté de votre part une lettre à mon père, qui ne savait pas seulement qu’on vous accusât ou non d’avoir donné les mains à cette édition de Hollande.
Pour moi, je ne puis vous donner qu’un conseil, c’est de vous tenir tranquille et de prendre garde surtout qu’on n’aille, à l’occasion de vos justifications sur l’Histoire universelle, vous, attaquer sur les Annales de l’Empire, que vous ne pourrez pas désavouer. Lorsque ces deux livres auront fait tout leur effet dans le public, les amis puissans que vous avez à la cour trouveront peut-être le moment favorable pour parler de vous ; mais, jusque-là, ne vous suscitez point de nouvelles affaires, en attirant sur vous, par vos plaintes continuelles, les yeux du roi et du ministère[17].
Il est certain que, revenir de Berlin dans les conditions que l’on sait et, pour toute consolation de l’aventure de Francfort, recevoir de Paris une pareille lettre, c’est chose dure. Mais ce qu’il importe ici de signaler, c’est que l’opinion de Malesherbes, qu’il n’est pas besoin de lire, comme on dit, entre les lignes pour discerner clairement, était alors partagée de presque tout le monde en France. La royauté de Voltaire a été lente à se fonder[18]. Tel il était parti pour Berlin, tel il revenait en 1754 à Colmar, un bel esprit pour ses compatriotes, rien de plus, et non pas même le premier parmi les beaux esprits. Ce fut même un des étonnemens de Grimm, débarquant d’Allemagne, en 1749, que de constater, dès ses premiers pas dans le monde, quel mince personnage était à Paris en comparaison d’un Montesquieu, qui vivait encore, ou d’un Fontenelle, qui vivait toujours, l’homme qui depuis longues années, à Berlin comme à Leipzig, passait non-seulement pour le successeur et le rival heureux de Racine et de Corneille, mais déjà pour le plus grand nom, dans la prose comme dans les vers, dans l’histoire et dans la philosophie comme dans la tragédie, de la France du XVIIIe siècle. Et les plus sincères admirateurs de son talent aimaient mieux, comme Malesherbes, l’admirer de loin que de près. Que voulez-vous ? l’homme en lui était si difficile à estimer ! Tout ce que l’on peut dire pour l’excuser, et l’on ne se fait pas faute de le dire, c’est que le malheur des temps l’obligeait à cette politique. Mais on va voir que le malheur des temps n’y est que pour assez peu de chose, qu’il y a là de la part du grand homme une stratégie des plus curieuses et, pour tout dire, un calcul si savamment, si spirituellement combiné qu’il faut toujours, en dépit de la morale, finir par en rire et se laisser désarmer. Si l’on n’est pas plus audacieusement impudent, on n’est pas plus spirituellement menteur. Voltaire, inimitable en tant de choses, ne l’est en rien plus que dans l’art de se sauver du mépris par une gambade et de l’odieux par la qualité de la bouffonnerie.
Un beau matin donc de 1755, M. de Malesherbes reçoit de Mme Denis une lettre éplorée. Le marquis de Ximenès, ce colonel dont on disait que, parmi les divers préposés aux diverses affaires de Voltaire, il avait le département des vilenies, a volé (c’est le mot dont elle se sert), parmi les papiers de la dame, dont il est ou fut un peu l’amant, un manuscrit de Voltaire. C’est l’Histoire de la guerre de 1741, — dans l’œuvre définitive, le Siècle de Louis XV. Le livre s’imprime à Paris chez le libraire Le Prieur. M. de Malesherbes est supplié de donner des ordres, comme dessus, pour arrêter l’édition et défendre le débit. Il s’informe, interroge ou fait interroger Ximenès, et répond assez sèchement :
Je n’ai aucune connaissance, madame, qu’on imprime le manuscrit dont vous vous plaignez; comme il n’est ni approuvé ni susceptible d*approbation, je ne pourrais le faire saisir et punir le libraire qui l’a entrepris. Ainsi vous sentez bien que je ne puis me mêler de la négociation que vous me proposez...
M. de Ximenès m’a assuré qu’il n’y avait aucune part, et comme je n’ai aucune raison de le soupçonner de m’en imposer, je ne doute pas de la vérité de ce qu’il m’a dit[19].
Cette réponse ne satisfait pas la veuve. Elle se plaint avec amertume, — et sans orthographe, — que Malesherbes ait « des préventions contre son oncle, » en quoi peut-être elle a raison; elle essaie de l’apitoyer et lui « ouvre son cœur déchiré, » ce qui laisse Malesherbes insensible; elle le supplie de ne pas croire Voltaire « capable d’actions indignes de son cœur, » comme si Malesherbes n’avait pas appris à connaître le personnage. Elle ajoute que l’admiration du président de la cour des aides est le prix le plus flatteur que son oncle « attende de quarante ans de travaux ; » j’omets les autres complimens qu’elle mêle à ses jérémiades, elle ne sait pas louer encore aussi subtilement que cet oncle incomparable. Malesherbes répond :
Tout ce que vous me mandez de l’impression que fait sur M. de Voltaire ma façon de penser est trop flatteur pour que je puisse le croire, mais je puis vous assurer que le public serait bien prévenu en sa faveur si tout le monde désirait autant que moi d’estimer la personne de ceux dont on estime les ouvrages. Malheureusement les grands talens et les grands succès ne font pas le même effet sur toutes les âmes. Ce qui a produit le triomphe à Rome avait produit l’ostracisme à Athènes. Mais quelle que soit la malignité de bien des gens, on en triomphe à la fin quand on n’y donne aucune prise bien fondée, et je crois que la conduite la plus simple et la plus unie est le meilleur moyen de détruire la calomnie[20].
C’est qu’il sait que Mme Denis s’adresse à Mme de Pompadour, au comte d’Argenson, au président Hénault, en même temps qu’à lui; que d’Argental, le factotum de Voltaire, fait jouer toute sorte de ressorts ; que Voltaire lui-même se plaint à tous les échos et sur tous les tons de l’infidélité de Ximénès et de la gredinerie des libraires. Or, il se faut défier quand ce diable d’homme fait tout ce tapage autour de l’une de ses brochures ou de l’un de ses livres : il a ses raisons, et c’est un piège qu’il tend à quelqu’un. Il en est effectivement de l’Histoire de la guerre de 1741 comme il en était l’an dernier de l’Histoire universelle : c’est de Voltaire incontestablement que Le Prieur tient le manuscrit, et c’est Voltaire qui fait imprimer. La preuve en est fournie par un document capital, que M. Ravaisson, le savant éditeur des Archives de la Bastille, a retrouvé parmi les manuscrits de l’Arsenal. C’est une lettre de d’Hémery, l’un des deux inspecteurs de la librairie, à Berryer, le lieutenant de police[21].
Monsieur, j’ai l’honneur de vous rendre compte que Le Prieur a acheté le manuscrit des campagnes de Louis XV, du sieur Richer,... frère de Richer l’avocat qui vient de donner un traité sur la mort civile.
Il a présenté ce manuscrit à Prieur, comme appartenant à un M. de Venozan, officier dans le régiment de Picardie ; Le Prieur l’a acheté comme tel, et Richer pour l’en convaincre lui a produit une quittance d’une écriture toute contrefaite, signée dudit sieur de Venozan, que Le Prieur n’a cependant pas voulu accepter qu’après avoir été endossée par ledit sieur Richer.
Cette conduite a paru suspecte à Le Prieur, avec d’autant plus de raison que Richer avait échappé dans la conversation le nom du chevalier de la Morlière; mais, comme Le Prieur achetait d’un homme qu’il connaissait, et qu’il avait envie de l’ouvrage, il n’a pas cherché à approfondir ce qui en était.
J’ai engagé Le Prieur à me confier ce billet, et j’ai reconnu que l’écriture, quoique contrefaite, du prétendu Venozan est précisément celle du chevalier de la Morlière, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre en la vérifiant avec son écriture que je joins ici avec ce billet[22].
Et comme La Morlière, qui rendait fréquemment à Voltaire de ces services douteux, en ce temps-là même, de concert avec Thieriot, répandait dans Paris des copies de la Pucelle, il n’est guère possible d’hésiter à conclure que le manuscrit de l’Histoire de la guerre de 1741 venait indirectement de Voltaire.
On demandera peut-être où tendaient toutes ces manœuvres. Nous pouvons le dire. Indépendamment de l’espèce de « réclame, » puisque c’est le mot aujourd’hui consacré, que faisait naturellement au livre ce tumulte ainsi soulevé autour de lui, le chef-d’œuvre de la diplomatie de Voltaire était qu’il demandait qu’on arrêtât le débit de son livre, justement pour que l’autorité se trouvât dans la nécessité de le favoriser. Le livre, comme dit Malesherbes, n’est ni approuvé, ni susceptible d’approbation, de quoi Voltaire, comme bien l’on pense, ne doute pas. Le problème est cependant d’obtenir qu’il se vende, non-seulement malgré la police, mais sous la protection de la police même. C’est pourquoi Voltaire, tandis que Le Prieur imprime à Paris, fait imprimer en même temps à Londres, Amsterdam et Genève. Le livre est achevé. Le Prieur va le mettre en vente ; c’est à ce moment que Mme Denis entre en scène et que les lamentations de Voltaire viennent retentir jusque dans le cabinet de Malesherbes ; et s’aidant de l’un, s’aidant de l’autre, il fait si bien que l’ordre est donné de saisir! On se transporte chez Le Prieur : — descente, perquisition, procès-verbal, et finalement consignation à la Bastille d’un lot d’environ quinze cents ou deux mille exemplaires. Le tour est joué. Les ballots arrivent de l’étranger, passent la frontière en contrebande, l’édition de Londres ou d’Amsterdam se répand, le livre est bientôt dans les mains de tout le monde. On le vend librement à Versailles, on l’achète publiquement à Fontainebleau. Le libraire alors va trouver Malesherbes, il lui représente que deux mille exemplaires c’est une somme, qu’il est d’autant moins juste de la lui faire perdre que le livre se vend couramment sous le manteau, qu’un directeur de la librairie ne doit pas avoir moins d’égards aux intérêts marchands des libraires qu’à l’intérêt littéraire des auteurs; Malesherbes, toujours humain, se laisse attendrir, la saisie est annulée, on rend les exemplaires, l’édition de Paris est mise ouvertement en vente, et le livre s’écoule à la faveur d’une permission tacite que Voltaire n’a pas demandée, ou même dont il aurait l’air de n’avoir pas voulu, si nous étions gens capables maintenant de nous laisser apitoyer à l’éloquence de ses protestations. Il a forcé la main à Malesherbes, et avec quel art! remarquez-le, car ni le libraire, ni même peut-être Mme Denis ne sont dans la confidence de la machine; il agit seul ; et sauf La Morlière, auquel il a bien fallu toucher au moins deux mots de la nécessité du plus absolu secret, il tient tout seul tous les fils de cette amusante intrigue.
Que si maintenant quelques traits paraissaient un peu forts, on peut citer plus fort encore. C’est à Lyon que la scène se transporte, et nous sommes en 1760. Le lieutenant de police, « de la ville et fauxbourgs de Lyon, » M. de Seynas, reçoit un matin la lettre suivante :
Monsieur, souffrez que j’aie l’honneur de m’adresser à vous. Un nommé Rigollet, espèce de libraire de votre ville, a envoyé un libelle affreux, imprimé par lui, à un nommé Bardin, libraire genevois. Ce libelle est intitulé Dialogues chrétiens, par M. V., Genève, 1760. L’église de Lyon et celle de Genève y sont également insultées. J’ai porté mes plaintes au conseil de Genève : Bardin, interrogé, a répondu qu’il tenait ce libelle et plusieurs autres de Rigollet qui les fait imprimer à Lyon.
Rigollet a eu de plus l’insolence de m’écrire la lettre cotée A, par laquelle il m’instruit qu’il possède un autre libelle détestable intitulé Épitre du diable. En même temps il a écrit à Bardin la lettre cotée B[23] par laquelle il lui promet des exemplaires de ce même libelle qu’il juge excellent.
La conduite de ce malheureux doit être sans doute réprimée et punie. J’en écris à M. de Choiseul et à M. le chancelier, mais je m’adresse principalement à vous. Monsieur, voulant vous devoir uniquement la suppression d’un tel scandale.
Rigollet possède encore le manuscrit du libelle des Dialogues chrétiens, dont il a fait passer cent exemplaires à Genève. Je vous supplie. Monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de vous faire représenter le manuscrit, et de daigner me l’envoyer sous mon reçu, si vous n’aimez mieux l’envoyer au Conseil de Genève. Je vous aurai une extrême obligation. C’est une grâce que je vous demande instamment.
J’ai l’honneur d’être, etc.[24].
Ceci passe la permission, car est-il besoin de dire que les Dialogues chrétiens sont de lui? Tant qu’il ne s’agissait que de lutter contre des règlemens tyranniques, nous pouvions encore nous intéresser à sa tactique et pardonner, pour ainsi dire, son impudence à son esprit. Mais dénoncer à la police le libraire auquel il a lui-même fait parvenir le manuscrit, l’accuser de chantage, adresser des plaintes à M. de Seynas, à M. de Choiseul, au chancelier de Lamoignon, — car il semble éviter maintenant de se commettre directement avec Malesherbes, — jouer en un mot avec la fortune, avec l’honneur, avec la liberté d’un Rigollet et d’un Bardin, je ne sais si ce sont à ses yeux façons de « gentilhomme ordinaire du roi; » ce sont, du moins, aux yeux de la morale même la plus indulgente, façons dont il vaut mieux ne rien dire que les qualifier trop faiblement.
Aussi bien, sur quoi je veux attirer ici l’attention, ce n’est pas tant le procédé de Voltaire : c’est l’empressement avec lequel un lieutenant de police, après en avoir référé pour la forme à l’intendant de Lyon, satisfait au désir de Voltaire. M. de Seynas et M. de la Michodière savent parfaitement à quoi s’en tenir ; — cependant ils font l’enquête Elle n’est pas plus tôt commencée, qu’ils acquièrent les preuves que Rigollet a reçu de Ferney le manuscrit des Dialogues chrétiens ; — cependant, ils continuent d’agir. A mesure qu’ils avancent, ils s’aperçoivent que, si Voltaire demande la suppression de l’Épitre du diable, c’est pour les dépister, et que ce qui lui tient au cœur, c’est de rentrer en possession du manuscrit de ses Dialogues ; — cependant, ils font fouiller la boutique de Rigollet et dressent un procès-verbal de saisie. Alors, et alors seulement, on informe Malesherbes, qui répond à M. de Seynas a qu’il a bien fait de se rendre aux désirs de Voltaire, et de faire les recherches qu’il souhaitait. » Et il ajoute ces mots : « Je vous avouerai que je voudrais pour l’honneur d’un si grand homme qu’il fût plus modéré dans ce qu’il écrit contre ses ennemis ou moins ardent dans la poursuite de ceux qui écrivent contre lui. » Sentez-vous comme le ton a changé depuis 1754? C’est avec le respect involontaire que les grandes réputations imposent, et quel que soit le vilain personnage qu’elles recouvrent, que Malesherbes parle maintenant de Voltaire. En effet, comme nous l’avons dit, nous sommes en 1760 ; on a joué la grosse partie du siècle, et ce sont les philosophes décidément qui l’ont gagnée. La gloire ou le reproche, comme on le voudra prendre, en revient pour une part à Voltaire et pour une part à Rousseau, mais peut-être pour la principale aux ouvriers de l’Encyclopédie.
Nous n’abordons pas encore l’histoire de l’Encyclopédie, mais nous pouvons bien dire, dès à présent, comme il est faux de croire que l’entreprise ait rencontré dans ses commencemens le moindre obstacle de la part du gouvernement. Cette preuve suffira qu’en 1749, lorsque Diderot sortit de Vincennes[25]; — ce fut à la sollicitation des libraires de l’Encyclopédie, et pour travailler à l’Encyclopédie. qu’après trois mois de détention on le rendit à la liberté. Malesherbes n’était pas alors en situation d’intervenir. Mais, aussitôt qu’en possession de la direction de la librairie, cette grande, ou pour parler plus exactement, cette volumineuse entreprise, est l’une de celles qu’il prit sous son patronage immédiat. Les papiers de son cabinet nous attestent qu’il y voulut presque une part de collaboration. Et lorsque la publication des deux premiers volumes eut provoqué tout un grand parti contre les imprudens éditeurs, Diderot et d’Alembert, ce fut certainement Malesherbes qui les couvrit de sa réputation de droiture et de son autorité de magistrat. L’arrêt du conseil qui, le 7 février 1752, supprima les deux premiers volumes de l’Encyclopédie, très probablement aurait révoqué le privilège de tout l’ouvrage, si ce n’était Malesherbes qui eût proposé lui-même les termes de l’arrêt, et qui sut réussir à faire agréer le libellé de sa rédaction.
On avait adroitement lié, en 1752, le sort des deux premiers volumes de l’Encyclopédie au sort d’une thèse de Sorbonne, la thèse de l’abbé de Prades, où se trouvaient à vrai dire quelques propositions malsonnantes, susceptibles d’un assez mauvais sens, et capables, au surplus, d’inquiéter assez vivement une orthodoxie même peu scrupuleuse. On lia de la même manière, en 1758, le sort des cinq autres volumes parus au sort du livre de l’Esprit, de quoi nous pouvons nous indigner, mais non pas du moins nous étonner, puisqu’enfin Helvétius et l’abbé de Prades, l’un et l’autre, étaient au nombre des amis ou des collaborateurs de Diderot. Il eût fallu, comme en 1752, laisser faire à Malesherbes, qui se fût chargé de louvoyer et de leur gagner du temps. Ce fut le moment, au contraire, que Diderot choisit pour fixer l’attention sur lui par la publication de son Père de famille. L’ouvrage fut envoyé au censeur ordinaire de Diderot, M. de La Virotte, et, de son côté, Malesherbes, à mesure qu’on imprimait, se mit en devoir de le lire attentivement. Il demanda plusieurs corrections, auxquelles Diderot consentit, et le livre allait paraître, quand un accident brouilla tout. Le père de famille (au second acte, scène sixième) essaie d’émouvoir son fils au moyen du pathos qui suit : « Mon fils, il y aura bientôt vingt ans que je vous arrosai des premières larmes que vous m’ayez fait répandre. Mon cœur s’épanouit en voyant en vous un ami que la nature me donnait. Je vous reçus entre mes ])ras du sein de votre mère, et vous élevant vers le ciel, et mêlant ma voix à vos cris, je dis à Dieu : « Dieu! qui m’avez accordé cet enfant, si je manque aux soins que vous m’imposez en ce jour, ou s’il ne doit pas y répondre, ne regardez point à la joie de sa mère, reprenez-le ! » Malesherbes demandait la suppression de cette prière, purement et simplement. Il prétendait que dans l’état d’effervescence des esprits, on la prendrait de la part de Diderot, « très suspect en cette matière, » comme une dérision insolente, et que, les temps étant ce qu’ils étaient, il valait mieux, pour tout le monde, éviter l’application. Diderot jeta des cris d’aigle. « J’ai vu l’homme hier au soir chez le marquis de Croismare, écrit La Virotte à Malesherbes; il était dans un si violent désespoir que nous craignions qu’il ne se jetât par la fenêtre. » Cependant, toutes réflexions faites, il aima mieux prendre la plume, et, le lendemain, il écrivit à Malesherbes une lettre qui ne paraîtra sans doute ni la moins vivante, ni non plus la moins déclamatoire de toutes celles qu’ait écrites ce génie singulier :
Monsieur, voilà les cartons que vous avez exigés. Les choses qui vous offensaient ont été supprimées ; et celles qui vous paraissaient dures, adoucies. Je souhaiterais pouvoir vous montrer en tout la même déférence et la même docilité. Il n’y a personne au monde à qui j’en doive davantage. D’ailleurs, je ne suis point entêté et je n’ai que tout juste la vanité d’un auteur; mais plus je lis cette prière du père de famille sur son fils naissant, plus elle me paraît nécessaire. Monsieur, ayez la bonté de m’entendre. Le père de famille irrité finit par donner sa malédiction à son fils. Voyez. Que signifie la malédiction d’un père, et quelle importance y peut-il mettre, si ce n’est pas un homme pieux? Or, comment pouvais-je annoncer plus naturellement sa piété; qualité d’ailleurs si convenable à son état et à son caractère? Cette prière est vraie. Elle est simple. Elle est pathétique. Elle est placée. C’est le sentiment de M. de Saint-Lambert. C’est celui de M. d’Argental. Celui-ci en a été touché, et le premier m’a dit qu’on n’imaginait point ces traits-là sans génie. Je conviens, monsieur, que l’amitié qu’ils ont pour moi les a rendus excessifs dans leur éloge. Mais j’ai fait essai de ce morceau sur d’autres personnes. Ma femme est une bonne femme, qui ne manque ni de sens, ni de goût, et il lui a fait plaisir. J’ai demandé à M. Lambert, mon libraire, qui ne manque ni de discernement, ni d’esprit, comment il en avait été affecté. « En bien, » m’a-t-il répondu. Il n’y a pas un mot qui marque la dérision, et vous conviendrez que j’aurais fait une faute bien grosse si cela n’était pas ainsi. Songez au temps, au lieu, à la situation, au moment, et jugez. Comment voulez-vous qu’on m’accuse d’hypocrisie? Je ne suis pas plus le père de famille que le commandeur, et si l’on se souvient de moi quand on me lira, il faut que l’ouvrage soit bien mauvais! Malheur au poète qu’on aperçoit dans son drame ! On peut rencontrer sans peine le nom de Dieu dans un genre d’écrire tel que le mien, plein de mœurs et de sentimens, moins romanesque et presque aussi grave que la tragédie. Voilà, monsieur, mes raisons. J’ai encore la confiance que vous y aurez quelque égard et que vous me donnerez une marque de cette bonté à laquelle vous m’avez accoutumé. Le docteur, mon ami, m’a dit que j’avais eu le malheur de vous offenser et que vous aviez pris en mauvaise part l’effusion d’une âme peinée[26]. Mais daignez considérer ma situation. Voyez que depuis dix ans, depuis trente, je bois l’amertume dans une coupe qui ne s’épuise point... Vous ne savez pas, monsieur, combien ma vie a été malheureuse. J’ai souffert, je crois, tout ce qu’il plaît au sort de nous faire souffrir, et j’étais né d’une sensibilité peu commune. Le mal présent rappelle le mal passé. Le cœur se gonfle, le caractère s’aigrit; et l’on dit et l’on fait des folies. Si cela m’est arrivé, je vous en demande mille pardons... Permettez que mon ouvrage paraisse et ne contraignez pas l’artiste à toucher à la figure principale contre son propre goût. Vous ne vous bornerez pas toujours à protéger les lettres; peut-être un jour écrirez-vous aussi. Alors, s’il arrive que l’ami que vous consulterez vous conseille une chose que vous ne puissiez sentir, vous connaîtrez toute la force de ma répugnance, et vous l’excuserez... À ces motifs, il en est d’une autre nature que vous me permettrez d’ajouter. Il y a déjà deux feuilles de cartons. Tous ces changemens qui se font, pour ainsi dire au compas, et de sang froid, gâtent un ouvrage et ruinent un auteur qui n’est pas riche. Ces corrections se font à mes dépens, comme il est juste, et j’y perds de tous côtés. Voilà, monsieur, mes titres pour obtenir de vous la conservation d’un morceau qui a plu à un grand nombre de gens de bien, à tous ceux que j’ai consultés sans nulle exception, qui ne vous déplaît pas à vous-même et que les méchans, quelque infernale que soit leur âme, n’oseront attaquer. Ils ne sont ni assez impudens, ni assez maladroits. J’ai prié le docteur, mon ami, de vaincre sa répugnance et de vous en parler encore. Excusez son importunité, c’est moi qui la cause. Si j’avais destiné ma pièce au théâtre, les comédiens la joueraient sans ce retranchement. C’est une raison que j’avais oublié de vous dire et qui peut- être vous frappera. Mais, monsieur, négligez toutes ces considérations, et que ce soit une grâce que vous m’ayez accordée. Je vous la demande au nom de plusieurs personnes qui m’aiment, qui connaissent mon ouvrage, qui vous ont marqué combien elles vous honoraient, et dont vous prisez la probité, le goût, l’esprit, les lumières et les connaissances. Ils sont trop discrets pour faire une demande indécente pour eux et nuisible pour moi.
J’en étais ici de cette lettre, lorsque M. Lambert est venu me proposer un nouveau censeur… Mais, monsieur, votre dessein n’est pas de me ruiner, et cela m’arrivera cependant… Il est impossible que ma pièce plaise partout à cet homme, quel qu’il soit. Il exigera de nouveaux cartons. S’il faut que je les fasse, vingt louis, peut-être plus, ne me tireront pas de là… Ah ! monsieur, il faut que je m’arrête ici, je sens que mon cœur se remplit de peine… et je suis trop fâché de vous avoir déplu une fois pour m’y exposer davantage… Monsieur, ayez la bonté de révoquer un ordre injurieux à un censeur que vous estimez et qui va m’être ruineux, à moi à qui je ne pense pas que vous veuillez du mal, que vous portiez de la haine… Monsieur, ne me ruinez pas… ne me perdez pas…[27].
Je suis avec douleur et avec respect, etc.[28].
Malesherbes, en effet, toujours soucieux de ne pas abuser de son pouvoir, avait envoyé le drame à deux autres censeurs : Moncrif, de l’Académie française, était l’un ; et l’autre, Bonamy, de l’Académie des inscriptions. Assurément nous avons quelque peine à comprendre les scrupules de Malesherbes, et quoique Diderot brandisse ici la massue d’Hercule « pour écraser une puce, » comme dit le fabuliste, nous sommes avec lui. Cependant il faut bien aussi que Malesherbes ait ses raisons. Et il faut que Moncrif ait les siennes, comme son collègue Bonamy, puisqu’ils refusent l’un et l’autre de couvrir de leur approbation la prière qu’on incrimine. Ils la trouvent insoutenable. Ni l’un ni l’autre, à la vérité, n’étaient des censeurs indulgens. Moncrif, l’historien des chats, était de ces censeurs qui refusaient d’approuver un roman « parce que c’était une aventure bourgeoise assez commune, et qu’au surplus le style en était détestable, » ou une Histoire de l’Opéra « parce qu’elle n’était qu’une compilation de quelques extraits d’auteurs mal instruits sur la matière. » Quant à Bonamy, perdu dans la recherche des antiquités de la Gaule, il avait pour politique de tirer en longueur, de s’excuser sur son incompétence et finalement de se dérober : c’était un autre type de censeur. Un passage toutefois de sa lettre à Malesherbes est instructif et vaut la peine d’être cité. « Comme je ne demande que paix et aise, lui écrit-il en lui retournant le drame, et que je ne veux pas avoir d’affaire à démêler avec des gens qui s’imaginent avoir seuls en partage toute la raison humaine, j’ose me flatter que vous me tiendrez la parole que vous avez eu la bonté de me donner de ne point me compromettre avec eux, car je les appréhende autant que les théologiens. » Il donne là, le bonhomme, tout naïvement, la vraie raison du déchaînement presque universel, à ce moment du siècle, contre les hommes de l’Encyclopédie. L’excès de leur insolence était à la veille de compromettre leur victoire. Frédéric a raconté que, lorsqu’il voulut lire pour la première fois les Pensées sur l’interprétation de la nature, ses yeux étant tombés sur ce début emphatique : « Jeune homme, prends et lis, » il fit un haut-de-corps, une grimace, et jeta là l’ouvrage pour n’y plus revenir. L’exubérant Diderot produisait à tout le monde un peu le même effet. Malesherbes lui-même, agacé, impatienté, presque irrité, ne pouvait se tenir d’écrire à La Virotte : « En vérité, sera-t-il dit que M. Diderot ne pourra pas même écrire une poétique sans y parler en deux ou trois endroits de religion et de gouvernement? » Au fait, c’était un autre fanatisme, mais c’était du fanatisme, et une autre forme de l’intolérance, mais intolérance toujours. Si Voltaire et Rousseau n’avaient pas été là, d’Alembert et Diderot perdaient la bataille pour avoir voulu trop vivement pousser leurs premiers avantages.
Malesherbes n’en continua pas moins, il faut le dire, à l’honneur de sa patience et de son bon caractère, de s’intéresser à l’Encyclopédie. J’aimerais mieux pour lui, je l’avoue, qu’il y eût pris moins de part. Il ne convenait pas à sa droiture (et dans la situation de confiance qu’il occupait), de favoriser sous main l’achèvement de l’ouvrage. Il s’y laissa pourtant aller. On trouve parmi ses papiers une note qui n’est, à la vérité, ni de son écriture ni de celle de son secrétaire accoutumé, mais qui n’en prouve pas moins sa coopération clandestine à l’impression des dix derniers volumes de l’Encyclopédie. Ce sont diverses corrections proposées pour l’article Ministre, au tome XII de l’ouvrage. On y demande entre autres points la suppression de cette phrase : « Le roi a coutume de choisir les personnes les plus distinguées et les plus expérimentées de son royaume pour remplir la place de ministre; » l’observation paraît « inutile et déplacée pour le moment ; » elle a trop l’air d’une épigramme; mais il faut croire qu’à ce propos, Diderot s’obstina comme dans l’affaire de son drame. Ce qui du moins est certain, c’est que, comme la prière du Père de famille est demeurée, tout de même la phrase dont on demandait la suppression s’étale au long dans l’article Ministre de l’Encyclopédie. Il y avait de quoi lasser la complaisance d’un plus endurant que Malesherbes.
Il n’est guère qu’un seul écrivain du siècle avec qui les rapports de Malesherbes, du premier jusqu’au dernier jour, soient restés non-seulement bienveillans, mais presque tendres : c’est Rousseau. On a été généralement sévère pour Rousseau, sévère jusqu’à l’injustice, d’autant plus sévère que ce qu’il y a dans sa vie de honteuses faiblesses, il ne faudrait pas oublier après tout que c’est lui qui nous les a livrées, mais d’autant plus injuste que l’on s’abstient comme systématiquement de faire valoir en sa faveur les excuses que l’on trouve en abondance dès qu’il s’agit des perfidies de Voltaire ou des malhonnêtetés de Diderot. A tout le moins n’est-il guère possible de douter de ce que nous appellerons le charme personnel du solitaire de la Chevrette et de Montmorency. Chose en effet singulière ! mais sauf la seule Mme d’Épinay (tout entière, comme on sait, sous l’influence de la coterie philosophique, et de Grimm plus particulièrement), ni ces brusques inégalités d’humeur coutumières à Rousseau, ni ces emportemens sans cause et qui semblent avoir de l’accès de folie la violence aveugle en même temps que la soudaineté[29], ni ces marques de défiance blessante, ou même ces grossièretés, dont il paie l’intérêt, la bienveillance, l’indulgence de presque tous ceux qui l’approchent, ne réussirent à détourner de lui ce large courant de sympathie dont il fut comme entouré par toute la génération de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile. Le prince de Conti, la maréchale de Luxembourg, la pieuse, et même dévote marquise de Créqui, la comtesse de Boufflers, — je nomme celles qu’il semble que le cynisme affecté de ce plébéien eût dû choquer dans leurs moindres habitudes, — toutes et tous lui sont demeurés fidèles, ou ceux-là mêmes avec lesquels il s’est brouillé n’ont pu s’empêcher de lui garder un souvenir attendri. Certainement, quand il le voulait, et tout mal élevé qu’il fût ou qu’il ait pris plaisir à se peindre, il avait dans les manières, à défaut de l’usage étudié du monde, cette politesse instinctive du geste, cette flatterie du regard, cette câlinerie de la conversation où les femmes reconnaissent ceux qui les aiment; mais surtout il avait cette sensibilité profonde, et par conséquent maladive, que peut-être elles apprécient par-dessus tout au monde, parce qu’il n’est pas de disposition qui leur livre plus complètement un homme et qui leur permette, aussi longtemps du moins qu’elles savent le retenir et qu’il s’attache, d’être plus souverainement les inspiratrices de ses résolutions, les maîtresses de ses actes, et l’âme même, si je puis m’exprimer ainsi, de toute sa conduite. C’est à quoi se laissa prendre en Rousseau la maréchale de Luxembourg, par exemple, comme avant elle Mme d’Épinay; c’est à quoi se laissa prendre aussi M. de Malesherbes, qui n’était ni sans quelque penchant à la sensiblerie ni sans quelque goût féminin d’indulgente domination.
En toute occasion, l’intérêt qu’il porte à Rousseau se déclare. C’est le Discours sur l’Inégalité dont il ne fait pas difficulté, lui, parfois si difficile à des livres bien moins dangereux, d’autoriser en France l’introduction et le débit. C’est la Nouvelle Héloïse, dont les épreuves lui passent feuille à feuille entre les mains, et qu’il lit avec la vigilante, mais affectueuse attention dont les preuves sont écrites au long dans la Correspondance de Rousseau. Rousseau, de son côté, le consulte et le mêle en quelque sorte régulièrement dans ses affaires. Il lui confie ses manuscrits en lui demandant, non pas comme au directeur de la librairie, s’il peut les publier, mais comme à un ami de ses intérêts et de sa réputation, s’il doit les mettre au jour. C’est dans le cabinet de Malesherbes qu’on rédige le traité par lequel Rousseau vend son Émile au libraire Duchesne, et c’est Malesherbes qui fait insérer, au profit de l’auteur, une clause importante oubliée par Rousseau. Nul n’ignore en effet qu’il ne prit pas à la publication de l’Émile une part beaucoup moins considérable qu’à celle même de la Nouvelle Héloïse. La tâche assurément n’est pas toujours commode, car déjà la folie commence de hanter le cerveau de Rousseau ; mais, pour incommode et difficultueuse qu’elle soit, elle lui est toujours demeurée agréable, et le trait, sans doute, est à l’honneur de Rousseau. L’affaire de l’Émile notamment donna bien du tracas à l’obligeant protecteur. On en connaît les péripéties et la conclusion : on n’en connaissait pas les tout premiers débuts, tels que les voici dans les lettres même de Rousseau :
Vous apprendrez, Monsieur, avec surprise, lui écrit-il à l’improviste le 18 novembre 1761, le sort de mon manuscrit, tombé dans les mains des jésuites par les soins du sieur Guérin. J’ignorais qu’il leur fût dévoué, et ce n’est qu’en l’apprenant que j’ai démêlé la conduite inconcevable du libraire qui depuis deux mois m’amuse avec une prétendue impression qu’il ne fait point et qu’il ne veut pas faire, puisqu’après m’avoir envoyé deux ou trois épreuves il a défait ses formes sans tirer une seule bonne feuille.
En pénétrant trop tard l’objet généreux des soins du sieur Guérin, je crus d’abord que les jésuites, possesseurs de mon manuscrit, se contenteraient d’en retarder l’impression pour avoir le temps d’en faire quelque sorte de réfutation à leur mode, avant qu’il parût, ce qui ne m’alarmait pas beaucoup, car ce n’est pas avec ces armes-là qu’ils sont à craindre. Mais la certitude que j’ai que l’édition commencée en apparence n’est que simulée, me fait comprendre qu’ils veulent absolument supprimer l’ouvrage, ou du moins, vu l’état de dépérissement où je suis, en différer la publication jusqu’après ma mort, afin que, tout à fait maîtres du manuscrit, ils puissent le tronquer ou le falsifier à leur fantaisie sans que personne n’y ait inspection. Or, voilà, monsieur, le malheur que je redoute le plus, aimant cent fois mieux que mon livre soit anéanti que mis dans un état à déshonorer ma mémoire.
J’avais toujours espéré me mettre à couvert des manœuvres de ces messieurs en ne m’attaquant jamais à eux, en n’en parlant jamais dans mes livres; il est très sûr que celui-ci même, dans lequel il n’y a pas un mot d’eux ni de leurs collèges ne saurait leur nuire en aucune sorte; mais c’est pour le seul plaisir de faire du mal qu’ils m’en font, et j’apprends à mes dépens qu’à moins de leur être absolument vendu, l’on ne gagne rien à les ménager.
Je ne sais, monsieur, ce qu’il faudra faire en cette occasion, et je suis dans un abattement qui me met hors d’état d’écrire et d’agir. Je puis parer peut-être par une protestation publique à l’affront qu’un jour des sentimens jésuitiques soient mis sous mon nom; mais faut-il perdre absolument mon livre, et n’y a-t-il aucun moyen, après qu’ils ont eu tout le temps d’abuser de mon manuscrit, de le ravoir en rendant tout et rompant le marché? Daignez, monsieur, faire pour moi dans cette affaire ce que la justice et l’humanité vous inspireront. Comme je n’ai point d’autres intérêts que ceux de la vérité et de l’équité, je redeviens tranquille après les avoir remis entre vos mains. Je vous salue. Monsieur, avec un profond respect
M. de Malesherbes était à peine remis de l’étonnement que devait lui causer cette lettre qu’il en recevait à deux jours d’intervalle une seconde, ainsi conçue :
Ah! monsieur, j’ai fait une abomination. J’en tremble, ou plutôt je l’espère, car il vaut cent fois mieux que je sois un fou, un étourdi digne de votre disgrâce, et qu’il reste un homme de bien de plus sur la terre. Rien n’est changé depuis avant-hier, mais tout prend une autre face à mes yeux et je ne vois plus que des indications équivoques où je croyais voir les preuves les plus claires. Ah! qu’il est cruel pour un solitaire, malade et triste, d’avoir une imagination déréglée et de ne rien apprendre de ce qui l’intéresse! S’il en est temps encore, je vous demande, monsieur, le secret sur ma précédente lettre jusqu’à plus ample éclaircissement.
Je viens de recevoir l’écrit que vous avez pris la peine de lire, mais dans le profond sentiment de mon étourderie, je ne puis m’occuper que du soin de la réparer.
S’il ne s’agissait que de publier des lettres de Rousseau, nous en pourrions citer d’autres également inédites, mais il faudrait imposer au lecteur le travail, et c’en serait un, de suivre l’affaire un peu embrouillée de la publication de l’Emile. Mais ce qui est intéressant dans ces deux lettres du 18 et du 20 novembre ainsi replacées à leur date, c’est cette ardeur d’imagination ou plutôt ce dérèglement de sensibilité avec lequel Rousseau, dans les quarante-huit heures, et quoique rien ne se soit passé, saute pour ainsi dire sans cause des soupçons les plus extravagans à la sécurité la plus entière. Visiblement il a déjà perdu une part du gouvernement de lui-même, et sous l’empire de la double exaltation de la souffrance et de la folie, il est abandonné et comme livré en proie aux variations de sa sensibilité : c’est un malade. Et il est touchant de voir avec quelle délicatesse Malesherbes et Mme de Luxembourg en même temps s’efforcent à le tranquilliser, à le rassurer, à le consoler, à le guérir. Ses soupçons le reprennent ; il compose un Mémoire des conditions auxquelles ou on l’imprimera plus vite ou on lui rendra son Émile, et M. de Malesherbes lit son Mémoire, et il le communique à la maréchale, et on délibère ensemble sur la conduite qu’on fera tenir à Rousseau. Il reçoit ses épreuves ; aussitôt ses soupçons le quittent. Le voilà rassuré ; il se confond maintenant en excuses. M. de Malesherbes lui pardonnera-t-il ? et il supplie qu’on lui renvoie ses lettres pour anéantir jusqu’aux moindres traces de sa folie d’un jour, ou plutôt de six semaines. Et Mme de Luxembourg est si touchée de la patience que déploie Malesherbes qu’elle lui écrit :
Vous êtes plein de bonté et d’humanité, monsieur. Ce pauvre Rousseau en a grand besoin, mais il est aussi bien intéressant. Je ne partage point sa reconnaissance ; il mérite lui seul tout ce que vous faites pour lui[30]…
Le fait est que ni l’un ni l’autre ne se rebute et que, bien loin de manifester quelque impatience ou quelque mauvaise humeur des bizarreries de Rousseau, c’est avec une inépuisable bonté qu’ils se soumettent tour à tour aux exigences de leur protégé. Dans ce siècle de la faveur, du privilège, et de la tyrannie, Rousseau ne se dérange pas du fond de sa retraite ; un premier président de la cour des aides se charge maintenant des commissions du fils de l’horloger de Genève ; et l’ancien laquais des Vercellis fait courir d’imprimerie en imprimerie, à travers la rue Saint-Jacques, la femme dont le nom seul évoque le souvenir de toutes les élégances de l’ancien régime : Madeleine-Angélique de Neuville-Villeroy, duchesse de Montmorency-Luxembourg.
Est-ce tout ? La bienveillance de M. de Malesherbes se termine-t-elle à faire lui-même les affaires de l’Émile ou de l’Encyclopédie ? Et nos auteurs le tiennent-ils quitte lorsqu’il a pour eux passé la limite même du devoir ?
Nous les aurions présentés sous un jour bien faux si vous pouviez un instant le croire. Les journaux, comme les livres, sont dans le département de M. de Malesherbes; il faut donc encore qu’il assure aux auteurs les éloges, si faire se peut, et à tout le moins le silence de la critique. Rousseau seul encore ici, je dois le dire, fait exception et laisse aux journalistes la même liberté qu’il réclame. Les autres n’admettent pas qu’on discute seulement leurs œuvres, et qu’une voix discordante vienne troubler le concert d’éloges convenus auxquels ils sont accoutumés. Il y a les académiciens d’abord, à qui l’on ne doit pas toucher, et même c’est pour cela surtout qu’ils sont académiciens. Il semble à d’Alembert, toutes les fois qu’un faiseur de feuilles ou de brochures l’attaque ou seulement l’égratigne, que ce soit au gouvernement même que l’on touche et la constitution de l’état que l’on ébranle. Mais il n’entre pas dans la pensée de Voltaire, et tandis qu’avec une liberté souveraine il s’en prend à tout le monde indistinctement, que l’on ait le droit de se porter au secours de ce qu’il bat en brèche et de subvenir à la consolidation de ce qu’il prétend démolir. Malesherbes est obligé de leur prêter la main. Il a commencé de leur appartenir; il faut qu’il soit à eux tout entier. Ce n’est pas assez qu’il les protège; on veut encore qu’il ne protège qu’eux. Et voici, à mesure que les années avancent, que le parti grossit et se fortifie, le singulier spectacle où l’on assiste : un directeur de la librairie mettant son pouvoir comme à la discrétion de ceux qui travaillent à détruire l’ordre de choses dont ce pouvoir même fait partie, tandis qu’il réserve toutes les sévérités dont il est armé par les règlemens pour ceux qui jouent le rôle ingrat de défenseurs et de soutiens de cet ordre de choses. Quelquefois sans doute il résiste et se fâche. Morellet, dans ses Mémoires, a donné la belle lettre qu’il reçut un jour pour d’Alembert, qui se plaignait que Fréron eût attaqué en sa personne la dignité de l’Académie. En voici une autre, adressée par Malesherbes à Turgot, avec lequel il est intéressant de constater qu’il était en relations dès 1758, et où il s’agit de remontrer à Marmontel le ridicule d’une de ses réclamations. Turgot semble avoir été, dans ces occasions délicates, avec l’abbé Morellet, l’intermédiaire accoutumé de Malesherbes :
Je vous envoie, monsieur, une lettre de M. de Marmontel avec la feuille de Fréron qui y a donné lieu. Je conviens que la critique est amère et peut-être injuste; mais comment un homme qui a de l’esprit et des lumières et qui depuis bien des années ne cesse de parler avec le public de principes de gouvernement et de législation veut-il que je me charge de réformer cette injustice? Ne voit-il pas à quel despotisme, puisque c’est le mot à la mode, une pareille administration donnerait lieu? Comment d’ailleurs ne sent-il pas le ridicule énorme qu’il partagerait avec moi, s’il venait à transpirer qu’il a invoqué l’autorité au sujet d’un libelle qu’il affecte de mépriser et que j’eusse la complaisance ou la faiblesse de me mêler de cette affaire? Comment peut-il dire que cette brochure périodique paraît avec ma protection, puisque je ne l’arrête pas? Ne voit-il pas que c’est la même chose que s’il rendait le lieutenant de police responsable, etc..[31]? »
Nous sommes obligés d’interrompre ici la citation, faute de pouvoir prendre avec le lecteur la liberté d’expression que Malesherbes prend avec Turgot. Il suffit que l’on ait pu voir en quelques lignes de quel ton, quand il le voulait, il savait rappeler les gens de lettres au respect de la liberté d’autrui. Je regrette seulement qu’il ne l’ait pas fait plus souvent, et comme la chose a son importance, étant l’un des élémens de l’opinion qu’il convient de se former de la situation de nos philosophes au XVIIIe siècle, il faut s’arrêter un instant sur les rapports de Malesherbes avec Fréron.
Comme nous jugeons encore aujourd’hui Voltaire sur le témoignage de sa Correspondance et Rousseau sur ce qu’il a bien voulu lui-même nous dire de lui dans ses Confessions, c’est aussi sur leur témoignage que nous jugeons (ou sur le témoignage également suspect de Grimm et de Diderot) leurs ennemis en général, et particulièrement ce malheureux Fréron. Cependant, quand on parcourt cette volumineuse collection de l’Année littéraire, et si l’on se souvient que la valeur des mots est toute relative, et que, selon l’aveu de Grimm, quand on dit d’un homme en ce temps-là qu’il est un fripon, cela veut dire tout simplement qu’il est d’un autre avis et d’un autre camp, on est étonné d’y rencontrer un choix de tournures et de termes, une modération de ton, une courtoisie de polémique enfin que l’on chercherait inutilement parmi ses adversaires. Fréron n’a parlé de personne, jamais, comme Voltaire a parlé de Rousseau dans ses Lettres sur la Nouvelle Héloïse; il n’a parlé de personne jamais, non pas même de d’Alembert ou de Marmontel, comme Grimm, dans sa Correspondance littéraire, a parlé de Fréron. Mais si l’on se reporte aux pièces mêmes du procès, si l’on fait le compte exact des détentions ou des suspensions que le journaliste a subies, si l’on s’enquiert des motifs, et surtout qu’on les pèse équitablement, on se demande alors comment la légende a pu se répandre et s’accréditer, comment la vérité n’a pas pu triompher du mensonge, et comment enfin c’est la victime dont les persécuteurs ont pu nous persuader qu’elle avait été leur bourreau ? Qui croira que Fréron fut mis un jour à Vincennes pour avoir non pas même écrit, mais laissé dire d’un peintre, et par un autre peintre, que ses terrains « semblaient peints au caramel ? » et que Grimm ait applaudi de grand cœur à la vengeance que le peintre tirait de « l’insulte de ce folliculaire[32] ? » Toute l’histoire du journaliste est comme en raccourci dans ce trait. Je ne laisserai pas passer Grimm sans l’honorer d’un souvenir. C’est encore lui, quand Mirabeau publiera sa Théorie de l’impôt, qui s’indignera que le gouvernement ait attendu plus de vingt-quatre heures pour jeter ce marquis dans un cul de basse-fosse.
C’est qu’ils ne supportaient pas aisément la critique, ou l’opposition seulement, ces grands amis de la liberté de penser et d’écrire ! Mais ils avaient une façon bouffonne et terrible à la fois de frapper le journaliste, qu’il s’appelât Fréron ou l’abbé de la Porte : « Je méprise souverainement la critique de l’abbé de la Porte, écrivait le chirurgien Morand, l’ami de d’Alembert, mais… je réclame une punition[33]. » Et ce triste sire de Marmontel : « Je me présentai hier chez vous pour avoir l’honneur de vous rendre mes devoirs et de vous porter mes plaintes sur un article de la douzième feuille de Fréron, que vous ne lirez pas sans indignation. J’ai souffert assez longtemps les insultes de Fréron. La grossière méchanceté de Fréron ne peut nuire à personne, et si je lui réponds par quelques lignes du Mercure, ce sera sans le nommer et avec le mépris qui lui est dû. » Sans le nommer ! c’est-à-dire qu’il l’appellera « le rédacteur de l’Année littéraire ; » comme si vous appeliez Voltaire « l’auteur de Candide et de Zadig, » pour ne pas le nommer. Mais que dites-vous de l’insolence de Marmontel ? Il répondra, d’abord, à Fréron, « avec le mépris qui lui est dû ; » mais il demande, ensuite, que l’on supprime la feuille et que l’on embastille le journaliste. Sans doute que Fréron a grièvement attaqué Marmontel ? il a raconté les amours de ce faiseur de Contes moraux avec Mlle Verrière ? avec Mlle Navarre ? avec Mlle Clairon ? ou son couvert jadis toujours mis chez M. de la Popelinière ? ou son lit toujours dressé dans la maison de Mme Geoffrin ! Point. Mais il a jugé qu’en rajeunissant le Wenceslas du vieux Rotrou, Marmontel l’avait gâté de la belle manière, et il a donné ses preuves, qui sont à l’honneur de son goût. C’est comme quand Ximénès veut faire jeter l’abbé de la Porte au For-l’Évêque. Ximénès concourt pour les prix de poésie : on ne le couronne pas ; il imprime pour en appeler au public. « Voici, dit l’abbé de la Porte, une pièce de poésie qui paraît avoir concouru, et si elle n’a pas eu l’avantage d’être couronnée par l’Académie, elle a du moins celui de lui être dédiée. » C’est Ximénès qui souligne, comme il la qualifie, cette « personnalité offensante ! » Conçoit-on aussi que M. de Malesherbes tolère des journalistes qui fassent remarquer à un colonel qu’idolâtre ne rime pas avec combattre, et que pour un beau vers que Ximénès a rencontré :
Fortune, c’est à toi que César s’abandonne,
c’est dommage que, cent ans auparavant, Brébœuf eût déjà dit, sans
y rien changer, le traître !
Fortune, c’est à toi que César s’abandonne ?
Ah ! qu’il y a de poètes encore, et d’auteurs dramatiques, et de
romanciers, qui verraient volontiers revenir ces jours heureux où ce
pouvait être assez d’un mot du directeur de la librairie pour fermer
la bouche à la critique !
Il faut bien dire, en effet, que si quelquefois, comme on l’a vu, M. de Malesherbes résiste au furieux assaut de ces vanités d’auteur, trop souvent il y cède. Il refuse constamment un privilège à Fréron ; c’est qu’il veut le tenir plus immédiatement sous sa main. Il lui donne des censeurs de choix, ce chirurgien Morand, par exemple, dont nous avons parlé tout à l’heure, ou bien encore ce ridicule d’abbé Trublet, et qui, tous, uniformément, se gouvernent d’après un principe bien simple, c’est que tout est permis contre Fréron, mais rien n’est permis à Fréron. « Les auteurs de l’Encyclopédie se plaignent avec raison, écrit Malesherbes à l’abbé Trublet, de ce que l’auteur de l’Année littéraire affecte de parler d’eux dans sa feuille dans les termes les plus injurieux[34]. Il me semble que le sieur Fréron devrait bien être content de ce qu’on tolère la liberté avec laquelle il s’explique chaque semaine sur le mérite des ouvrages littéraires... Je ne saurais croire que la feuille dont je vous parle ait passé sous vos yeux... et, dans cette occasion, je ne doute point que le sieur Fréron ne se soit passé de votre approbation... J’attends votre réponse pour me déterminer sur le parti qu’il faut prendre pour sa punition. » Au reçu de cette lettre, l’archidiacre de Saint-Malo sursaute, et, dictant à son secrétaire, de répondre aussitôt : « Il est vrai que Fréron a souvent voulu attaquer dans les feuilles l’Encyclopédie et ses éditeurs, parce qu’il dit qu’ils l’ont souvent attaqué dans leur ouvrage ; je n’ai jamais voulu passer ses attaques. J’en ai donné un jour la preuve à M. d’Alembert en lui faisant lire dans quelques épreuves des feuilles ce que j’y avais rayé. Il me parut sensible à cette attention. Depuis, Fréron est souvent revenu à la charge, et moi aux ratures. Jamais je n’ai voulu permettre aucun extrait d’aucun ouvrage fait expressément contre l’Encyclopédie[35]. » Qui vous semble-t-il que l’on persécute ici ? Quant à moi, je ne doute pas qu’il ne se trouve quelqu’un pour prétendre que c’est d’Alembert.
Mais certes Malesherbes avait bien raison de s’indigner qu’on le soupçonnât de protéger Fréron. Et, vraiment, l’un de ses premiers actes, en 1752, n’avait-il pas été de supprimer la feuille du journaliste, en ce temps-là intitulée : Lettres sur quelques écrits de ce temps ? et, précisément, pour complaire à quelque protecteur ou ami de Voltaire. « Monsieur, lui écrivait le malheureux critique, si vous saviez tout le mal que Voltaire m’a fait, tout celui qu’il a voulu me faire ! » C’est ici, dans sa simplicité, l’accent profond, et qui ne trompe pas. Voltaire était alors à Berlin, et c’était jusque parmi les enchantemens de ce séjour que les traits de Fréron venaient atteindre au cœur le chambellan du roi de Prusse. Il a prétendu qu’il aurait sollicité de Malesherbes, et du chancelier même, le rétablissement des feuilles de Fréron. Je crois qu’il ment, et jusqu’à ce qu’on ait apporté la lettre, je dirai qu’il ment. À moins peut-être qu’il n’eût besoin des suggestions que lui portaient là-bas les feuilles du journaliste. Car nous savons qu’il le lisait, et même avec une particulière attention. Je ferai notamment observer que, dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, le peu de critique littéraire qu’il y ait se rencontre pour s’accorder avec ce qu’il y en a dans les feuilles de Fréron sur le roman de Rousseau. Tous les deux, par exemple, ont expressément relevé la phrase de Saint-Preux à Julie : « Garde tes baisers, ils sont trop acres ; » et tous les deux aussi cette bizarre comparaison de la musique de Lulli et de celle de Rameau « avec une oie grasse qui marche ou une vache qui galope. » Seulement, il n’y a pas dans les Lettres de Voltaire un mot d’éloge qui tempère l’amertume de la critique, et parmi des critiques sévères, il n’y a pas d’injures dans la feuille de Fréron[36]. En tout cas, ce que nous pouvons affirmer, c’est que la lettre de Voltaire ne se retrouve point parmi les papiers de Malesherbes, et que, par conséquent, il y a lieu de douter qu’il l’ait jamais reçue; c’est encore que Malesherbes repoussa les supplications de Fréron plus durement qu’il n’eût convenu ; c’est enfin qu’il ne céda que sur les instances, ou plutôt sur un ordre du roi Stanislas, père de la reine, à lui transmis par le résident du prince, et réitéré par M. de Tressan : « Rendez-nous les feuilles de M. Fréron, écrit Tressan au mois de septembre 1752, et tout le public vous en remerciera. »
Deux ans s’écoulent assez paisiblement. Les Lettres sur quelques écrits de ce temps sont devenues l’Année littéraire. Fréron est le continuateur, et presque aussi goûté par le public, de ce fameux abbé Desfontaines, un très vilain personnage, il est vrai, mais le prince du journalisme littéraire au XVIIIe siècle. Nouvelle suspension, à la fin de l’année 1754. Fréron a trop médiocrement admiré le discours de réception de M. d’Alembert à l’Académie française, et de nouveau le voilà, littéralement, sur la paille, avec une femme et six enfans ; car, pour toute ressource, il n’a que ses feuilles, qui lui rapportent en ce temps-là 400 francs par ordinaire, c’est-à-dire tous les quinze jours; au total : 800 francs par mois. Elles lui rapportent aussi cinquante exemplaires gratuits, et cinquante autres encore que le généreux Lambert, son libraire, lui passe à raison de 8 sols l’un. Et point de feuilles, point d’argent. Cette fois, c’est la comtesse de La Marck, qui, sans que Fréron le sache, avec une délicatesse toute féminine, intervient auprès de M. de Malesherbes. Le journal reparaît. Cependant Fréron s’évertue, la rédaction du Journal étranger devient vacante, il la demande, et c’est à cette occasion qu’il écrit à Malesherbes une longue et très belle lettre d’où je détache le fragment suivant : «Quelques gens de lettres, surtout des poètes, s’imaginent avoir beaucoup travaillé lorsqu’ils ont fait un madrigal dans une semaine, ou une scène de comédie dans un mois, et jugeant des autres par eux-mêmes, ils ne peuvent concevoir qu’on vienne à bout de deux journaux à la fois, mais s’ils vivaient comme je vis, s’ils ne soupaient pas en ville, s’ils se levaient tous les jours à cinq heures du matin, ils trouveraient du temps pour les travaux qu’ils jugent impossibles[37]. » Il a raison, et, quel que soit le nombre de ses collaborateurs ou de ses croupiers (c’est le mot du XVIIIe siècle), dont il reprend le travail en sous-œuvre, on ne mène pas la vie crapuleuse que ses ennemis lui prêtent, quand on abat chaque ordinaire ce qu’en effet il abat de besogne.
On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer tous ceux qui trouvent accès auprès de Malesherbes pour se plaindre de lui ; quand ce n’est pas d’Alembert ou Marmontel, c’est Grimm, qui ne peut souffrir qu’on l’accuse de « détester la musique française ; » c’est Forbonnais, à qui le journaliste a manqué de respect; c’est une femme de lettres, Mme Retau du Fresne, à qui Fréron a conseillé, vu son style, quand elle composera quelque autre ouvrage, de « se faire retoucher par quelque homme de lettres. »
Moi, retouchée ! ah ciel ! quel affront est cela ?
Et je pourrais souffrir que l’on me retouchât!
s’écrie la dame, dont la prompte imagination a découvert là-dessous
je ne sais quelle allusion grossière ou quelle signification inconvenante. Et d’écrire à Malesherbes : «Je suis forcée de vous porter
les plaintes les plus amères sur le trait le plus outrageant peut-être qui ait pu sortir de la plume de Fréron. Il attaque mon
honneur et celui de mon sexe. Ayez la bonté de vous faire représenter la dernière feuille du courant de ce mois ; daignez y lire les
deux dernières lignes de la critique de mon Histoire de Cherbourg;
la pudeur m’oblige d’en passer ici les termes sous silence; son
infâme avis sous le titre de conseil ne peut être réparé que par
la justice ou ma mort[38]. » Et Fréron, pour éviter Vincennes ou
la Bastille, est obligé de composer une lettre bien humble d’excuses
afin, dit M. de Sartine, « qu’il reste une trace de la réparation[39]. »
Et quand ce n’est pas contre Mme Retau du Fresne, c’est contre un
Ximénès, dont on a vu les façons, c’est contre un La Morlière,
dont on connaît les emplois, c’est contre un Chevrier, l’un de ces
pamphlétaires à gages, homme d’ailleurs à qui l’on ne peut toucher
qu’avec des pincettes, qu’il faut que Fréron se défende, combien
d’autres encore ! ou devant qui Malesherbes, Sartine, et Saint-Florentin réunis exigent que le malheureux s’humilie.
S’il était libre, au moins, de sa défense et, quand on l’attaque, s’il pouvait riposter! Mais on a vu comme ses censeurs, Trublet ou Morand, joignez-y l’illustre Coqueley de Chaussepierre, se faisaient un devoir de rayer impitoyablement tous les traits qu’il essayait de lancer contre M. d’Alembert. Trop heureux quand ces honnêtes gens ne lui retiennent pas ses feuilles jusqu’à la veille du jour où l’Année littéraire doit paraître, de façon qu’il soit forcé, dans les vingt-quatre heures, sur un marbre d’imprimerie, de refaire son journal tout entier. Que les autres, s’ils le prennent à partie, le nomment tout au long, qu’ils l’attaquent outrageusement sur sa naissance, sur sa famille, sur sa femme, sur sa probité, sur son honneur, sur sa réputation, il n’importe : « Il y a dans ce livre, écrit le censeur Marin, à propos de je ne sais quel pamphlet, quelques traits un peu forts contre Fréron, mais cet auteur y est accoutumé. » Lui, cependant, s’il veut répondre à son tour, c’est à la condition qu’il ne nommera seulement pas. Mais, « ce sont les noms propres, écrit-il à Malesherbes, qui font la moitié des plaisanteries de Voltaire ; si l’on avait été les noms propres des satires de Boileau, elles auraient perdu la moitié de leur sel[40]. » — C’est possible, répond Malesherbes, mais il n’en faut pas moins que M. Fréron trouve autre chose. — Lorsque Diderot publie le Fils naturel, qu’on l’accuse d’avoir imité de trop près de l’italien de Goldoni, Fréron imagine de composer une lettre, en italien, de Goldoni à Diderot, où Goldoni félicite le philosophe de l’avoir si bien traduit et le prie de lui faire parvenir « l’encyclopédie de ses comédies, » dont il est parlé dans la préface du drame. Excellente plaisanterie ! dit Malesherbes, que M. Fréron se dispensera toutefois de publier : on ne touche pas de la sorte à M. Diderot[41]. Et mieux encore, lorsque Voltaire, dans son Écossaise, aura publiquement insulté Fréron sur la scène, et de quelle manière, on le sait, avec quel atticisme, on peut y aller voir, ce sera toute une affaire d’état que de permettre au journaliste, non pas même de répondre, mais dans le compte-rendu qu’il donnera de la pièce, de plaisanter M. de Voltaire.
On connaît cette Relation d’une grande bataille : c’est la page de Fréron que tout le monde a citée. Tout le monde a fait aussi ressortir à ce propos l’esprit de justice et d’équité de Malesherbes: même on a parlé d’indulgence et de complaisance, parce qu’après bien des difficultés, on permit enfin à Fréron d’imprimer. Sainte-Beuve a été plus loin et, prétendant, sur la foi de je ne sais quelle autorité, que la première version était chargée de « personnalités et d’injures, » il appelle hardiment Malesherbes au partage de la modération de bon goût dont Fréron fit preuve ce jour-là et le met ainsi de moitié dans la juste réputation de cette jolie page. Quoi donc! s’il était vrai que Fréron eût parlé de Voltaire seulement comme Voltaire avait parlé de Fréron, n’est-il pas assez monstrueux, — le mot n’est pas trop fort, — qu’il ait fallu tant de négociations pour que cet homme eût le droit de rendre la pareille? Ou bien est-ce donc que la modération lui était si rare? Mais un an avant l’Écossaise, et quand avait déjà circulé le Pauvre Diable, voici comment, dans son journal, il parlait de Candide : « Il est impossible, disait-il, que cet ouvrage soit de M. de Voltaire, car, comment voulez-vous, monsieur, qu’un homme si jaloux de la considération, qu’il a toujours regardée comme le premier patrimoine des lettres, aille à soixante-cinq ans y renoncer, et imiter ces jeunes gens dont il parle, et qui, ayant commencé par donner de grandes espérances et de bons ouvrages, finissent par n’écrire que des sottises[42] ? « Il vaut la peine de faire observer que c’est ici sur Candide le jugement que porte Grimm, et presque dans les mêmes termes. Si d’ailleurs on trouvait le trait final un peu vif, il conviendrait de se souvenir que Fréron ne fait que retourner contre Voltaire les mots mêmes dont Voltaire, dans l’Histoire du docteur Akakia, s’était servi contre Maupertuis, et je ne sache pas qu’entre toutes les ruses de guerre, il y en ait de plus légitime.
Or, disons-le clairement, c’est là pourquoi les encyclopédistes s’acharnent ainsi désespérément contre lui. Fréron les connaît admirablement : il possède son Voltaire par cœur; la facilité de son style n’a d’égale que sa prodigieuse capacité de lecture; il excelle à se servir contre son adversaire des armes mêmes qu’il lui fournit : et c’est bien là ce qu’ils ne peuvent pas lui pardonner. Ce n’est pas précisément ce qu’on appelle un grand critique ; cet homme de beaucoup d’esprit manque d’intelligence, il ne voit pas très loin et, par conséquent, il ne voit pas toujours très juste; ses principes sont de ceux que l’on emporte du collège plutôt que de ceux que l’on se fait à soi-même par l’étude, par la comparaison, par l’expérience; un don précieux, surtout, lui a été refusé, celui de reconnaître les divers aspects des choses et, si je puis parler ce langage mathématique, le nombre et la diversité des solutions qu’en littérature, comme partout, une même question peut recevoir. Cependant, si c’est du passé que l’on parle, il a su juger de Shakspeare beaucoup plus équitablement que Voltaire; et si c’est du futur, il a su louer en Rousseau presque toutes les nouveautés où Voltaire n’a rien compris. Après cela, s’il ne voit pas juste, il voit clair, et s’il ne sait pas reconnaître les aspects des choses, il sait bravement prendre parti, et ce sont encore en critique des qualités assez rares. Il a le courage. « Les philosophes, dit-il quelque part, crient sans cesse à la persécution, et ce sont eux-mêmes qui m’ont persécuté de toute leur fureur et de toute leur adresse. Je ne vous parle pas des libelles abominables qu’ils ont publiés contre moi, de leur acharnement à saisir ces malheureuses feuilles... de leurs efforts pour me rendre odieux au gouvernement, de leur satisfaction lorsqu’ils ont pu réussir à me faire interdire mon travail, et quelquefois même à me ravir la liberté de ma personne. Malheureusement, dans le temps même qu’ils se flattaient d’être délivrés d’un Aristarque incommode, je reparaissais sur l’arène avec l’ardeur d’un athlète dont quelques blessures que des lâches lui ont faites en trahison ranimaient le courage au lieu de l’abattre. Le but qu’ils se proposaient était l’extinction d’un journal où je respecte aussi peu leur doctrine détestable que leur style emphatique, et où, faible roseau, j’ai l’insolence de ne pas plier devant ces cèdres majestueux[43]. » Il est permis de regretter que Malesherbes n’ait pas mieux compris ce qu’il y avait en Fréron d’audace et de générosité même, et qu’au contraire, comme on l’a vu, ce soit toujours ou presque toujours contre Fréron et du parti de la philosophie qu’il ait cru devoir se ranger.
Mais ce qui peut-être est plus regrettable encore, c’est que depuis plus d’un siècle il n’y ait guère eu que des protestations isolées en faveur de Fréron, et que, d’une manière générale, on ait continué d’en parler, à bien peu de chose près, comme en avaient parlé les encyclopédistes. Car, il n’importe pas si sa vie privée, comme on le répète et comme j’ai des raisons d’en douter, fut honorable ou non, puisqu’après tout la vie privée de ses adversaires ne le fut pas davantage. Il suffit que, dans les relations de la vie publique, on ne le puisse pas accuser d’improbité. C’est peut-être une idée singulière, mais je ne trouve pas qu’il soit moins honorable de vivre du produit d’un journal comme l’Année littéraire que de vivre du produit, comme Grimm, d’une correspondance secrète, où l’on déchire, pour l’édification d’une demi-douzaine de grands-ducs d’Outre-Rhin, les gens que l’on n’oserait seulement pas critiquer ou contredire en face. Je vais encore plus loin, et quand Fréron aurait été le folliculaire qu’il n’est pas, mais enfin que l’on prétend qu’il fut, je ne trouverais pas encore cela moins honorable que d’être, comme d’Alembert, logé par une Lespinasse, énamourée de son Guibert ou de son Mora, et pour l’achever, entretenu (c’est bien d’Alembert que je veux dire) moitié par le roi de Prusse, et moitié par Mme Geoffrin. Mais la question est ailleurs. Cet homme, quoi qu’il en soit de ses origines, fils d’un orfèvre de Quimper-Corentin, car on le lui a reproché, comme si Diderot n’était pas le fils d’un coutelier de Langres; quoi qu’il en soit de son éducation et de ses débuts dans la vie, ex-jésuite et petit abbé, puisque Voltaire lui en fait un crime, comme si Marmontel n’avait pas été plus ou moins jésuite et petit abbé ; quoi qu’il en soit de sa personne, ami de la table, comme Diderot, dont les indigestions tiennent la place que l’on sait dans les Lettres à Mlle Volland ; hauteur de cafés, comme Duclos, dont la réputation s’était faite chez Procope; coureur de filles, comme l’abbé Galiani, dont on connaît les Lettres à Mme d’Êpinay ; quoi qu’il en soit enfin de son talent, qu’il est à tout le moins injuste, comme on le fait, de vouloir juger d’un mot; — cet homme, en son temps, à son heure, dans un siècle où l’intolérance philosophique était aussi haineuse et aussi tyrannique incontestablement que ne l’avait jamais été toute autre forme de l’intolérance, a seul et presque seul contre tous, en dépit des injures, en dépit de l’envie, en dépit de la ruine, en dépit de la Bastille, soutenu trente ans durant les droits de la critique et de la liberté de penser. C’est quelque chose, et c’est assez pour lui faire dans l’histoire littéraire du XVIIIe siècle une place plus qu’honorable.
Il est aisé de conclure. Les quelques faits que nous avons essayé de remettre en lumière démontrent ce que, d’autre part et par d’autres chemins, on a déjà démontré tant de fois, à savoir, que sous l’ancien régime les usages de police et les mœurs administratives étaient insensiblement devenus presque aussi paternels que les lois étaient sévères et les institutions tyranniques. Empressons-nous d’ajouter que c’est la pire tyrannie quand l’application de la loi dépend moins de la gravité des délits que de la qualité des personnes. On a vu que ce fut le cas sous cette administration de Malesherbes, et justement, parce que de tous les hommes qui dirigèrent au XVIIIe siècle le même département de la librairie nul ne fut plus accessible à la distinction du talent, plus indulgent à cette irritable vanité dont il ne faut pas médire, puisqu’elle est le ressort même de l’artiste et de l’écrivain, plus désireux enfin d’accorder ce qu’il y a de plus difficile à concilier au monde, la liberté pour chacun de parler comme il pense, et le droit pour les autres de ne pas être inutilement blessés dans des opinions auxquelles ils sont nés en même temps qu’à la lumière, qui font en quelque sorte partie de leur chair et de leur sang, et dont ils aiment mieux mourir (on en devait avoir la preuve aux mauvais jours de la révolution) que de se laisser dépouiller. Aujourd’hui la liberté n’est plus en cause. «Dieu vous préserve de la liberté de la presse, établie par édit ! écrivait un jour Galiani, qui savait choisir ses correspondans, à Mme d’Épinay. Rien ne contribue davantage à rendre une nation grossière, détruire le goût, abâtardir l’éloquence et toute sorte d’esprit. Savez-vous ma définition du sublime oratoire? C’est l’art de tout dire sans être mis à la Bastille, dans un pays où il est défendu de rien dire... » L’abbé, secrétaire d’ambassade, conseiller de commerce, un peu ministre enfin, en parlait à son aise. Faut-il prendre la peine de montrer que son sublime oratoire ne répond à rien d’historique, et qu’en aucun temps ni chez aucun peuple ces tours de force n’ont rien produit que de ces ingénieuses malices à la Fontenelle (pour fixer les idées sur un nom), si subtiles, si ténues, que déjà le moment d’en sourire est passé quand on parvient enfin à les comprendre? Si l’on écrit, c’est pour être entendu; si l’on parle, c’est pour être écouté. Qu’il y ait eu jadis un ton léger, spirituel, épigrammatique et que ce ton soit celui des salons, je le veux bien; qu’on le regrette et qu’on ne se console pas plus de l’avoir vu disparaître que d’avoir vu passer les élégances et les raffinemens d’ancienne cour, j’y consens; il n’est pas moins vrai qu’il ne s’agit pas pour l’écrivain de jouer comme au plus fin avec son lecteur et de lui donner à deviner ce qu’il pense. L’erreur de l’abbé napolitain, d’ailleurs, est assez familière aux hommes d’état, ou pour mieux dire aux hommes d’action. Ils ne savent pas quelle habitude impérieuse, ou plutôt invincible, les spéculatifs se font de leur liberté de penser et d’écrire; que la liberté d’écrire est la continuation naturelle de la liberté de penser; et qu’il n’y a de vraie liberté de penser qu’à condition de l’entière liberté d’écrire. On peut se proposer de limiter l’exercice de cette liberté; c’est une autre question; elle est de l’ordre politique. Mais ce qu’il ne faut pas prétendre, c’est que les lois restrictives de la liberté d’écrire seraient favorables à l’art même d’écrire. Il n’y a de lois favorables à l’art d’écrire que celles qui sont tirées du fond même de l’art d’écrire, j’entends celles qui se proposent d’aider l’écrivain à toucher plus facilement et plus à plein le but de l’art d’écrire, qui est la communication, non pas même de la vérité, car qui possède la vérité? mais de la pensée.
C’est pourquoi nous ne nous refuserons pas à plaindre la triste situation de l’écrivain sous l’ancien régime, mais aussi nous permettra-t-on de ne pas nous apitoyer plus qu’il ne faudrait, et de dégager, du milieu des exagérations où l’on se laisse aller si naturellement en pareil sujet, l’opinion moyenne.
Il n’y a, par exemple, ni rigueurs, ni contrainte, ni tyrannie qui puisse excuser, ou justifier, à plus forte raison, la bassesse du caractère. Tel est bien le cas de Voltaire. Si dangereux qu’il lui fût d’écrire, on ne peut pas lui passer d’avoir décliné la responsabilité de ses écrits. Il est permis de se plaindre de ne pas pouvoir agir, et permis encore d’essayer de surmonter, ou de tourner, ou de renverser les obstacles qui nous empêchent d’agir; il n’est pas permis de soutenir que l’on n’agit pas quand on agit, et moins permis encore de se dérober par le mensonge à la responsabilité de ses actes; mais ce qui ne peut être pardonné, c’est quand on se fait une politique de la détourner sui-les autres. Le cas de Diderot ne diffère pas beaucoup de celui de Voltaire. Une grande partie de la-vie de Diderot s’est écoulé à vouloir persuader au gouvernement et à la religion. que ni la religion ni le gouvernement n’avaient à redouter quoi que ce soit de l’entreprise encyclopédique, et à défaut du ministère et du clergé, peu s’en fallut, comme on l’a pu voir, qu’il ne persuadât le directeur de la librairie. Lorsque l’un ou l’autre l’accusait d’avoir formé, non pas précisément un complot, mais une espèce de coalition des philosophes contre « le trône et l’autel, » puisque c’est de ce temps même, je crois, que date l’expression, non-seulement il protestait avec une hypocrite indignation, mais, s’il le pouvait, nous avons montré que, sectaire de l’anarchie et fanatique de l’irréligion, il avait bien l’audace d’appeler sur le calomniateur les rigueurs du pouvoir. D’Alembert faisait mieux encore, qui trouvait le moyen de faire agir pour lui le pouvoir contre les défenseurs de ce même pouvoir. Ajouterai-je qu’à voir comment tous ces philosophes supportent la critique, même la moins personnelle, même la plus dogmatique, on rabat étrangement, je ne dirai pas de l’admiration, mais enfin d’une espèce de sympathie que l’on éprouvait pour ce que l’on a si longtemps appelé leur courage? Où est-il cependant ce courage? où le courage de d’Alembert? où le courage de Diderot? où le courage de Voltaire? En vérité, parmi tout ce monde encyclopédique je ne vois d’un peu courageux que le seul citoyen de Genève. Il est vrai qu’ils lui ont fait presque un crime de son courage même.
Enfin, ce qui m’achève d’ôter toute sympathie pour eux, c’est que, tandis qu’ils se plaignaient, et qu’ils composaient pour la postérité l’histoire de leur persécution, c’était bien eux, eux surtout, ou plutôt eux seuls, que le pouvoir couvrait de sa protection et favorisait de sa partialité. « Ils étaient quelques hommes estimables, et un plus grand nombre de charlatans ambitieux... Ils déclamaient contre le despotisme et ils étaient pensionnés par des despotes... Ils faisaient tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédicaces aux rois, des discours pour les courtisans et des madrigaux pour les courtisanes ; ils étaient fiers dans leurs écrits et rampans dans les antichambres... On leur doit en grande partie cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l’égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l’injuste, la probité comme une affaire de goût et de bienséance, et le monde comme le patrimoine des fripons adroits. » Ces paroles ne sont pas échappées de la bouche ou de la plume de quelque apologiste attardé de l’ancien régime, d’un Donald ou d’un De Maistre, mais, — le 18 floréal an II de la république, à la tribune de la convention, — des lèvres de Maximilien Robespierre. Je crois qu’il allait un peu loin : et si j’ai montré que peut-être il n’avait pas complètement tort, j’essaierai de montrer plus tard qu’il n’avait pas non plus complètement raison.
FERDINAND BRUNETIERE.
- ↑ Voyez la Revue du 1er janvier, du 1er avril et du 15 juin 1881.
- ↑ D’Argenson, Journal, t. VII, p. 424.
- ↑ Voyez pour de plus amples détails sur la vraie nature et l’histoire du privilège, dans les Œuvres complètes de Diderot, Ed. Tourneux, t. XVIII, p. 7, la très curieuse lettre sur le commerce de la librairie, et les documens rassemblés par MM. Laboulaye et Guiffrey dans leur livre sur la Propriété littéraire au XVIIIe siècle.
- ↑ Voyez sur ce point : Bossuet, Œuvres complètes. Éd. Lachat, t. XXXI ; et pour l’ensemble, dans l’Encyclopédie, les articles Censeur, Librairie, Privilège, etc.
- ↑ Bibl. nat., fonds français, no 21998, 21999.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 3531. Fréron devait payer en outre 2,400 livres au Journal des savans.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 3347. L’ouvrage dont il s’agissait était un Manuel de l’officier de cavalerie, signé du nom célèbre de Feuquières.
- ↑ Boissy d’Anglas, Essai sur la vie de Malesherbes, t. I, p. 395.
- ↑ J’emprunte le renseignement à l’article Imprimerie de l’Encyclopédie Une lettre de Malesherbes à Lefranc de Pompignan (Bibl. nat., fonds français, no 22191) en confirme l’exactitude.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 1183.
- ↑ Œuvres complètes de Diderot. Éd. Assézat et Maurice Tourneux, t. XX, p, 12.
- ↑ F. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. XII; Bonin à Berryer, p. 295; et Benyer à Maurepas, p. 308.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 3345.
- ↑ Bibl. nat., fonds français, no 22191.
- ↑ On peut consulter encore sur toute cette affaire les Mémoires sur la librairie, de Malesherbes lui-même.
- ↑ Œuvres complètes de Voltaire; Éd. Moland, t. XXXVIII, lettre 2702.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 3344. Comparez, dans l’édition de M. Moland, la lettre 2689.
- ↑ En voici une preuve en quelque sorte arithmétique. Nous venons de citer une lettre cotée 2702, et datée de 1754, pour une correspondance qui remonte maintenant jusqu’en 1711 ; dans le dernier volume paru de la même édition, et qui s’arrête à l’année 1770, la dernière cote est 7304. On peut faire la proportion, et de cette extension de la correspondance induire l’extension d’influence.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq,. no 3346.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 3346.
- ↑ Elle avait été déjà signalée par Beuchot, et publiée par M. Desnoiresterres, Voltaire aux Délices, p. 105, 106.
- ↑ F. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. XII, p. 428, 429.
- ↑ Les lettres cotées A et B sont jointes au dossier de l’affaire.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 1181 (10 septembre 1760).
- ↑ Où il avait été mis pour sa Lettre sur les aveugles.
- ↑ Il avait peut-être, comme Voltaire, déclaré que, « si Fréron était le dernier des hommes, M. de Malesherbes en était l’avant-dernier. » Quand les philosophes du XVIIIe siècle épanchaient « leur âme peinée. » c’était assez communément en invectives de ce goût hardi.
- ↑ Nous avons à peine besoin de dire que tous ces points sont de Diderot et n’indiquent nullement un passage que nous supprimions. On connaît sa théorie sur les points suspensifs. Cette lettre « pathétique » est d’ailleurs écrite à main posée, et de la plus belle écriture de Diderot.
- ↑ Bibl. nat, fonds français. Nouv. acq. no 1182 (20 octobre 1758).
- ↑ Ce côté du caractère de Rousseau a été mis très habilement en lumière par M. Eugène Ritter, professeur à l’université de Genève, dans ses Nouvelles Recherches sur les Confessions et la Correspondance de Jean-Jacques Rousseau.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. No 1183.
- ↑ Bibl. nat., fonds français, Nouv. acq. no 3531.
- ↑ Grimm, Correspondance littéraire. Ed. Tourneux, t. VIII, p.495.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. No 3531.
- ↑ Voyez l’Année littéraire, 1756, t. III et IV. Fréron avait traité l’Encyclopédie de «scandaleux ouvrage; » or un arrêt du conseil, celui de 1752, quatre ans auparavant, l’avait qualifiée d’entreprise « tendant à élever les fondemens de l’erreur, de la corruption des mœurs et de l’incrédulité. »
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq., no 3531
- ↑ Voyez l’Année littéraire, 1761, t. I. et II.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 3531 (8 août 1755).
- ↑ Bibl. nat. fonds français, no 3531.
- ↑ F. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. XII, p. 457.
- ↑ Bibl. nat., fonds français, no 22191.
- ↑ Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 3346.
- ↑ L’Année littéraire, 1759, t. I et II.
- ↑ L’Année littéraire, 1772, t. I et II.