Études sur le roman anglais/03

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Études sur le roman anglais
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 475-497).
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ETUDES


SUR


LE ROMAN ANGLAIS.




III.

LE DERNIER ROMAN DE BULWER.

LUCRETIA, OR THE CHILDREN OF THE NIGHT, by the author of Rienzi, etc. – London, 1847, 3 vol.




Les littératures ont leurs grands barons et leurs fiefs héréditaires. Quand un homme disparaît, après avoir conquis par son génie une place à part dans l’estime de ses contemporains, il est rare que, parmi les écrivains secondaires dont il a excité l’émulation et formé le talent, quelqu’un ne vienne pas revendiquer, avec plus ou moins de succès, le trône resté vacant. Ce successeur trouve la route frayée ; il fait appel à des habitudes prises ; il répond, comme on le dit vulgairement, à un besoin d’admiration contracté par un nombre immense de lecteurs frivoles. Cette circonstance est pour une bonne moitié dans le facile succès qu’il obtient, succès dangereux cependant ; car, enivré trop souvent par la vogue aveugle dont il est l’objet, le populaire écrivain n’hésite plus à croire ses inspirations infaillibles, et il tente des entreprises auxquelles il ne suffit pas toujours.

Sir Edward Lytton Bulwer, arrivant après Walter Scott à tenir le premier rang parmi les romanciers anglais, a eu la bonne fortune et le malheur dont nous venons de parler. Eugène Aram et Pelham, justement remarqués, l’un comme étude psychologique, l’autre comme une admirable satire du dandysme, lui avaient donné d’incontestables droits à une part du glorieux héritage que laissaient à recueillir la vieillesse et la décadence du novelist écossais. Il l’eut tout entier et sans partage : opulence inattendue, dont il usa comme un fils prodigue pour imposer à la mode des productions de plus en plus faibles, de plus en plus hâtives, et qui ont peu à peu, après des épreuves réitérées, découragé ses plus fervens admirateurs. Nonobstant quelques demi-succès, comme on en trouve toujours quand on multiplie les tentatives, l’auteur de Rienzi, des Derniers jours de Pompeï, du Désavoué, de Zanoni, du Dernier Baron, a fait oublier celui de Devereux, de Paul Clifford, des Pèlerins du Rhin, de Maltravers et d’Alice.

A plusieurs reprises, dans le cours d’une carrière laborieuse, — découragé sans doute par des revers qu’il ne pouvait se dissimuler, — on a vu sir Edward Lytton essayer de se rajeunir en se transformant. C’est ainsi qu’il a tenté de faire servir sa réputation de romancier à des travaux plus sérieux, à son livre sur l’Angleterre et les Anglais par exemple, critique assez amusante, mais très superficielle de l’état social chez nos voisins, ou bien encore à des études sur l’antiquité classique, telles que sa monographie d’Athènes. Auparavant, il avait brigué d’autres succès. Il avait voulu être poète, et, fort de sa popularité, il avait publié les essais de sa jeunesse. « Ceci, disait naguère un critique anglais, ne fut pas une heureuse inspiration. Ismael, conte oriental, O’Niel ou le Rebelle, les Jumeaux siamois, Eva, ont à peine laissé leur empreinte dans la mémoire des bibliographes et dans les catalogues dont elle se nourrit. Nous en dirons autant, ajoute-t-il, de certaines odes et chansons patriotiques où le style simple et solide (roast beef style) de la vieille Angleterre s’amalgame d’une assez étrange façon avec toute sorte de prétentions métaphysiques et d’idéalités à l’allemande, tant bien que mal douées d’une factice existence, au moyen d’initiales majuscules. »

Ce n’est pas tout. Un beau jour, le fantasque romancier eut la prétention de prouver « qu’un gentleman pouvait diriger un recueil périodique, » et, sans autre raison que celle-là, il prit la direction du New Monthly Magazine. On ne comprendra peut-être pas tout ce qu’un pareil caprice avait de bizarre ou d’exorbitant en Angleterre, chez un homme du monde. Cependant, une fois cet enjeu risqué, sir Edward Bulwer s’occupa tout de bon de sa tâche éditoriale, et ses articles ; réimprimés depuis sous le titre de l’Étudiant[1], prouvent un penchant réel et une aptitude remarquable à traiter des sujets métaphysiques qu’on eût pu croire très peu faits pour un esprit si versatile et si bien pourvu d’ironie.

Le théâtre eut son tour dans cette vie d’aventures, et la scène convenait en effet à une nature souple, adroite, variée par excellence. Bulwer débuta par un drame dont Cromwell était le héros[2]. La pièce fut écrite, et, soit qu’elle eût été refusée par les théâtres, — ce qui n’est guère probable, — soit que ce fût là un ballon d’essai plutôt qu’une tentative sérieuse, l’auteur la fit imprimer. A mesure que les épreuves lui revenaient, il les couvrait de tant de ratures, de tant de corrections, qu’une œuvre véritablement nouvelle devait sortir de ce travail. Puis tout à coup, contrairement aux habitudes du noble écrivain, il sembla désespérer de lui ou du public. Le Cromwell, deux fois écrit, fut brusquement supprimé. Les amis de l’auteur prétendirent que le public était indigne d’un tel chef-d’œuvre, et en avait été frustré faute de le pouvoir goûter ou même comprendre : explication bienveillante que sir Edward Bulwer a démentie depuis en donnant à ce même public plusieurs autres drames que sans doute il ne jugeait point inférieurs au premier. La Duchesse de La Vallière, la Dame de Lyon, Richelieu, le Capitaine et l’Argent composent, à l’heure qu’il est, le répertoire dramatique de ce fécond écrivain. Presque tous ces drames ou comédies, joués sous les auspices de Macready et montés avec un soin tout particulier, ont eu un succès de première représentation, confirmé seulement pour la Dame de Lyon, qui, sous quelques rapports, ressemble à Ruy Blas. Dans aucune de ses compositions, sir Edward Bulwer n’a fait preuve des qualités qui constituent un poète dramatique de premier ordre. Esprit élégant, nourri de curieuses études, mais sans ardeur réelle, sans passion, sans originalité absolue, il cède tour à tour à des inspirations venues du dehors, passagères bouffées d’enthousiasme auxquelles son imagination privée de lest ouvre volontiers ses voiles, et qui l’emportent dans les directions les plus opposées, sans que le voyage soit jamais ni très productif ni très long. « L’intelligence de Bulwer, a dit encore le même critique dont nous avons déjà cité le jugement, est analytique et sans élans. Elle procède par une étude assidue, par de savans détours, mais elle n’a rien de direct, rien de concentré. Elle est capricieuse sans véritable fantaisie, raffinée, élégante, mais non puissante et simple, vive plutôt que passionnée, mobile plutôt qu’ardente. Elle obéit au système préconçu bien plus souvent qu’à l’impulsion instantanée ; elle travaille sur des modèles choisis plus volontiers qu’elle ne cède à l’instinct et à l’inspiration. Elle tire sa force de la réflexion et non pas du sentiment, de la tête et non du cœur[3]… » Ailleurs, distribuant leurs rôles aux trois principaux écrivains du drame anglais moderne, Sheridan Knowles, Thomas Noon Talfourd et Bulwer, — le même juge place ce dernier entre les deux autres, champions plus ou moins résolus de deux systèmes opposés, et raille légèrement cet éclectisme de leur émule, « à qui toute théorie paraît bonne, pourvu qu’elle mène au succès. »

Cet amour de la popularité, bien difficile à éteindre chez quiconque l’a vu payer de retour, a évidemment inspiré deux de ses derniers romans à l’écrivain dont nous venons d’esquisser rapidement la vie littéraire. Il avait vu froidement accueillir des œuvres auxquelles il attachait une importance sérieuse. Tandis qu’on fermait l’oreille à ses discours érudits et fleuris, tandis qu’on traitait avec un dédain peut-être injuste ses recherches sur l’histoire grecque, ses évocations du moyen-âge, ses curieuses études sur les rose-croix ou sur les légendes allemandes, des intelligences beaucoup moins cultivées, des romanciers indignes de lui être comparés obtenaient pour leurs plus vulgaires improvisations ce bruit, cette vogue, ce renom que l’auteur d’Eugène Aram, peu à peu délaissé, ne pouvait reconquérir au prix des plus grands efforts. Le caprice public, — et le caprice public a pour certains esprits force de loi, — couronnait à côté de lui de nouveaux venus fort étrangers à tous les raffinemens, à toutes les coquetteries de son style : écrivains bien moins érudits, mais plus nerveux, plus naïvement inspirés, ayant avec les aspérités, les formes abruptes de la non-culture, ses incontestables avantages, sa fécondité plus vraie, sa physionomie plus animée, plus saisissante. A la place de ces dandies recherchés, de ces beaux impertinens, de ces exquisites calmes et silencieux dans leur profond égoïsme, on introduisait violemment dans le roman, où jusque-là ils se montraient à peine, honteux comparses, figures de second plan, les acteurs ambulans, les bohémiens de Londres, les voleurs, les courtisanes, une population d’êtres immondes au dedans comme au dehors, escrocs émérites, praticiens subalternes, chevaliers d’industrie, champions du trottoir et du carrefour, gibier de déportation et de potence. L’école fashionable, — lackey school, comme l’appelaient les critiques radicaux, — l’école où Théodore Hook avait précédé Bulwer, qui lui-même y fraya le chemin à lord Normanby et à bien d’autres, l’école fashionable, disons-nous, cédait le terrain à une école décorée du nom de Jack Sheppard, brigand fameux, héros d’un roman tout aussi célèbre qu’aucun de ceux de l’auteur de Pelham. Charles Dickens prêtait à cette théorie nouvelle la popularité d’un talent réel, et d’un succès que ce talent n’a pas encore, selon nous, tout-à-fait justifié. Pelham cependant, Devereux, ces beaux gentilshommes si parfaitement irréprochables dans leurs manières et leur tenue, arbitres de fautes les élégances, clubbistes accomplis, sportsmen incomparables, étaient oubliés, méconnus, et traités avec la négligence qui est le partage des types épuisés et vieillis. De là naissait pour sir Edward Bulwer une impérieuse nécessité, — plus impérieuse pour lui que pour tout autre, — celle de renoncer à ce qui avait fait sa gloire, de modifier ses habitudes, de déplacer le terrain de sa longue lutte contre l’indifférence publique.

Une pareille transformation est toujours périlleuse. Si heureusement doué que l’on soit, ce n’est point à l’âge où presque tous les grands écrivains ont cessé de produire, que l’on peut, sans péril, essayer une métamorphose complète, aborder une carrière nouvelle. S’y risque-t-on, il faut, ce semble, puiser en soi les ressources de cette palingénésie littéraire, consulter ses instincts, et bien malhabile, bien imprudent est celui qui, s’étant fait un rôle à part, maître d’un genre qu’il a créé, se laisse égarer par une puérile émulation jusqu’à se faire le compétiteur, — autant vaut dire le copiste, — des hommes nouveaux qu’il voit en possession de la faveur publique. Pour un athlète vieilli qui, pareil à l’Entelle de Virgile, trouvera dans son orgueil irrité la force de châtier un jeune et téméraire rival, combien en verra-t-on déshonorer en échouant leur passé glorieux, leur ceste jadis sans égal ! Bulwer débuta, dans ce nouveau combat, par un roman dont il a été fort peu question, bien qu’il ait été traduit en France. Night and Morning, — c’est le titre de ce roman, — mélodrame pur et simple, dont le moindre tort était de rappeler, sans l’effacer, l’Oliver Twist de Charles Dickens, demeura pour ainsi dire comme non avenu dans la nombreuse famille de fictions du même ordre. que les Ainsworth, les dames et tant d’autres encore se hâtaient de livrer à l’appétit du public, réveillé tout à coup par un subit changement de régime. Sir Edward Bulwer sembla se tenir pour averti qu’il ne gagnerait rien à violenter ainsi ses instincts et sa manière. Il revint immédiatement au roman historique et savant. Un nouvel échec l’y attendait. Le Dernier des Barons n’eut aucun succès. Aussi, découragé cette fois, le romancier se retira-t-il sous sa tente. Il y était enfermé depuis quatre années, et l’on pouvait croire qu’il avait pris définitivement congé de ses lecteurs, lorsque l’apparition de Lucretia est venue prouver que les poètes sont d’humeur tenace, et reviennent volontiers, pour peu qu’un sujet nouveau les captive, dans l’arène vingt fois abandonnée et maudite.

Le romancier relaps nous apprend, — et, ce nous semble, nous l’aurions deviné, — que l’idée première de Lucretia lui parut d’abord propre à la scène. Il essaya de la réduire aux proportions dramatiques ; mais cette fable, trop complexe sans doute, et qui embrassait un trop long espace de temps, échappait à tous les efforts par lesquels l’écrivain voulait la condenser en cinq actes : si bien qu’il finit par se rebuter de cet ingrat travail, et que, tenté par les souvenirs d’Eugène Aram, il essaya de donner un pendant à ce livre remarquable, son plus incontestable titre à la renommée.

À certains égards, sir Edward Bulwer peut se flatter d’avoir réussi. Son livre a rappelé sur son nom à demi effacé les éclairs orageux de la critique. De tous côtés, on fulmine contre l’auteur de Lucretia ces anathèmes religieux, ces réquisitoires sociaux que la moralité de nos voisins, toujours en éveil, prodigue si aisément dès qu’elle croit apercevoir, dans un ouvrage de quelque valeur, des tendances dangereuses. Et bien que Bulwer ait pris toutes les précautions imaginables pour se préserver de ce genre d’accusations, bien qu’il se soit complu à faire ressortir, en toute occasion, le but philosophique de son roman, la presse indignée n’en continue pas moins à tonner contre lui, comme si les scandales de Don Juan étaient à la veille de désoler la pudique Albion. Un lecteur français a grand’ peine à s’expliquer ces scrupules excessifs, et nous en sommes réduit à faire un retour sur nous-même pour nous bien assurer que la lecture de nos romans-feuilletons ne nous a pas complètement démoralisé, quand nous voyons une réprobation si générale accueillir, en Angleterre, un récit qui nous a paru si simple. Au surplus, c’est après l’analyse du livre qu’on pourra décider si la sévérité, en cette occasion, n’a pas été poussée jusqu’à l’intolérance.

Lucretia est un drame en deux parties. Chacune de ces parties enserre un grand nombre d’événemens, et constitue un récit complet. Cependant les catastrophes qui remplissent la seconde moitié du roman sont liées par un rapport très direct à celles que raconte la première. Les deux principaux acteurs ne cessent pas d’occuper la scène, et l’auteur a mis un soin extrême à nuancer chez eux le progrès des passions qui les conduisent, de crime en crime, jusqu’aux derniers excès de la dépravation humaine. Tel a été son dessein, telle est la tâche qu’il s’est donnée et qu’il définit ainsi : « La présence du mal en ce monde, ô mortel ! ne doit t’inspirer ni terreur ni doutes. Humble admirateur de l’œuvre divine, impose silence à ton cœur pour qu’il puisse refléter, miroir toujours fidèle, l’ombre aussi bien que la lumière. Vainement chercherais-tu à comprendre la signification morale d’un paysage, si ton ame cédait à l’aveugle plaisir des sens. Il te faut deux ailles pour t’envoler aux cimes élevées que la vérité habite… L’une est noire comme l’ébène, l’autre resplendit du même éclat que la neige : — celle-là, triste comme ta raison quand elle plonge au fond des abîmes ténébreux ; — celle-ci, triomphante comme ta foi quand elle monte vers l’étoile du matin. » Il faut donc connaître le mal dans ses principes secrets, dans ses plus horribles conséquences, et cette science est nécessaire à l’homme qui veut comprendre pleinement et pratiquer dans toute leur rigueur ses devoirs providentiels. La théorie poétique de sir Edward Bulwer prêterait matière, on le voit, à de longues discussions ; mais nous sommes dispensé de la prendre au sérieux, car ce n’est après tout que le préambule d’un roman, l’exorde justificatif d’un récit que l’on pensait avoir à présenter avec quelques précautions oratoires.

Arrivons de prime-abord dans le château de sir Miles Saint-John, vieux garçon sexagénaire, et voyons ce qui s’y passait dans les premières années du siècle. Sir Miles était riche et généreux, mais fort entiché de son noble sang. Le sort ne lui avait donné pour héritières directes que deux jeunes orphelines nées de ses deux sœurs, Suzan Mivers et Lucretia Clavering. La première expiait, loin de lui, l’immense tort d’être le fruit d’une mésalliance ; la seconde, au contraire, n’avait dans les veines que du bon sang patricien. Aussi la traitait-il de tout point en fille chérie, tandis qu’il laissait son autre nièce, -content de pourvoir à tous ses besoins, — chez un respectable ecclésiastique qui l’avait recueillie après la mort de mistress Mivers.

L’éducation de Lucretia, surveillée par son oncle avec un soin tout particulier, a motivé chez lui la présence d’un émigré français, le Provençal Dalibard, plus ou moins compromis dans les intrigues révolutionnaires, et Dalibard, circonspect dans sa conduite, persévérant dans ses vues, a fini par introduire à Laughton un jeune homme, Gabriel-Honoré Varney, dont il prend un soin tout paternel. Gabriel est en effet son fils. Il eut pour mère une danseuse célèbre dans les coulisses de l’Opéra. Dalibard, trahi par elle, s’est vengé en la livrant, elle et son complice, à l’échafaud dressé sur la place de la Révolution. Ce n’est pas tout : il a voulu que le fils dont elle l’avait rendu père, à peine âgé de sept à huit ans, assistât à la mort de la coupable, et lorsque le fer sanglant tombait sur elle : — Apprends comment meurent ceux qui m’offensent ! murmura Dalibard à l’oreille de l’enfant glacé d’horreur.

Il serait inutile maintenant d’insister sur le caractère du professeur français. Quant à Lucretia, son élève, c’est une jeune fille impétueuse et hautaine, capable de tout entreprendre, portée à tout oser. Elle a bien profité des leçons que Dalibard lui donnait pour la corrompre ; elle a déjoué le plan de ce profond séducteur à la fois amoureux d’elle et du riche héritage qu’elle doit un jour posséder ; elle l’a mis dans sa dépendance, et s’est réjouie de voir à ses pieds cet homme dont la science, la portée d’esprit, lui avaient d’abord imposé une sorte de vénération. Maintenant, entre elle et lui, c’est un duel caché, que va compliquer la jalousie de Dalibard, quand il surprendra, chez Lucretia, quelques symptômes de cet amour qu’il n’a pas réussi à lui inspirer.

Lucretia s’est éprise, en effet, d’un jeune homme sans naissance et sans fortune, admis par hasard chez son oncle. Caractère faible, esprit indécis, Mainwaring, — c’est le nom de ce nouveau personnage, — est fasciné par l’espoir de plaire à cette jeune fille si belle, si supérieure par l’intelligence, et qui ajoute à ces qualités brillantes tous les prestiges de l’opulence. Il s’est donc laissé engager dans une liaison d’autant plus coupable que, s’il est ébloui par l’espoir d’épouser un jour l’héritière de Laughton. Priory, une autre jeune fille, dont il est aimé, lui a inspiré depuis long-temps un amour plus profond, un attachement fondé sur une estime, une admiration bien autrement sincères. Et cette jeune fille, c’est justement Suzan Mivers, la cousine-germaine de Lucretia, la nièce déshéritée de sir Miles.

Le plus entier mystère enveloppe l’intrigue déjà nouée entre Lucretia et Mainwaring. L’ambitieuse jeune fille a fait comprendre à son amant que jamais l’orgueilleux parent dont elle espère l’héritage ne consentirait à leur union. Il faut donc ajourner, attendre, patienter. Un mal qui ne pardonne guère, et dont les premières atteintes ont déjà ébranlé la robuste constitution de sir Miles, ne doit pas tarder à le rayer du nombre des vivans. Lucretia ne songe pas à hâter cette mort qui l’affranchira de toute entrave et doit lui permettre d’épouser Mainwaring, mais elle scrute avec une impatience farouche les progrès du mal libérateur. La nuit, seule avec ses rêves de bonheur, cette jeune fille, dont une science précoce a desséché l’ame, quitte furtivement son lit virginal, pour chercher, dans des livres de médecine, des promesses sinistres, des espérances coupables.

Dalibard n’a rien perdu de ce drame intime. Gabriel-Honoré surveille, pour le compte de son père, les rapports quotidiens de Mainwaring et de Lucretia, d’autant moins suspect à cette dernière, qu’il s’est fait aussi son espion, et lui révèle les projets de Dalibard. Ainsi, par un double espionnage, ce misérable enfant, doué d’ailleurs de facultés puissantes et merveilleusement organisé pour les arts, prélude à une carrière de crimes et d’infamie.

Un jour Dalibard croit le moment venu d’en finir avec les assiduités de son jeune rival. Non sans prendre auparavant toutes les précautions imaginables pour déguiser son intervention dans les projets de sa redoutable élève, il inspire à son patron quelques scrupules sur l’intimité familière de Lucretia et de Mainwaring. Ces demi-soupçons se fortifient chez sir Miles, quand il voit sa nièce refuser la main d’un cousin ruiné, Charles Vernon, auquel il eût été charmé de la marier, et alors, sans autres éclaircissemens, il fait sentir à Mainwaring que sa présence à Laughton-Priory ne saurait se prolonger. Lucretia se garde bien de témoigner le moindre regret, la moindre humeur mais elle se méfiera désormais de son astucieux professeur, dont, malgré tout, elle a presque deviné les perfides menées. Dalibard s’en aperçoit à son tour, car ces deux ennemis, dignes l’un de l’autre, savent à merveille se poursuivre et se démasquer. La santé de sir Miles, de plus en plus vacillante, rend une crise inévitable et prochaine. Les grands coups ne peuvent plus se différer, et, puisque Dalibard désespère de rompre à meilleur compte les liens qui unissent à un autre l’objet de son amour obstiné, il se décide à consommer la ruine de Lucretia. Le secret de la correspondance qu’elle a nouée avec Mainwaring, depuis que ce dernier a quitté le château, a été surpris par Gabriel-Honoré, sans cesse aux aguets. Dalibard est ainsi devenu maître d’un billet où la passion éclate, où l’amante effrénée laisse voir sans déguisement tout ce qu’elle craint, tout ce qu’elle espère. Que ces lignes brûlantes passent sous les yeux de sir Miles, et d’un seul coup toute l’affection qu’il porte à Lucretia sera détruite. Fiez-vous-en à Dalibard, — menacé dans cette lettre même, — pour que le hasard, un hasard préparé de longue main, la fasse tomber aux mains du mourant, dont elle doit dissiper les dernières illusions et changer les dernières volontés.

Lucretia, victime de cette machination ténébreuse accomplie par Dalibard et son fils, ne peut pas même soupçonner la part qu’ils y ont prise. Brusquement exilée par son oncle, chassée de son cœur aussi bien que de sa maison, privée du splendide héritage qui il lui destinait, il lui faut encore, tant la trame a été bien ourdie, remercier ces deux misérables, qui semblent avoir amorti, autant qu’il était en eux, le courroux de l’oncle outragé. Lui, cependant, s’est choisi un autre héritier. Charles Vernon, ce cousin que Lucretia n’a pas voulu accepter pour époux, devient le premier légataire désigné par le testament de sir Miles. A son défaut, et si sa postérité venait à s’éteindre, une substitution fait passer à miss Mivers et à ses hoirs les beaux domaines de Laughton. Enfin, cette seconde lignée étant épuisée, Lucretia Clavering retrouverait ses droits, qui deviennent, on le voit, fort hypothétiques.

Pour se consoler de cette fortune perdue, il lui reste avec un legs de 10,000 livres sterling l’amour de Mainwaring, cet amour qu’elle a payé si cher, et sur lequel peut-être elle a trop compté. Non que Mainwaring, homme d’honneur après tout, refuse de tenir envers la jeune fille déshéritée les engagemens qu’il avait pris quand elle était encore appelée à recueillir la succession de sir Miles ; mais, nous l’avons dit, même alors elle n’avait pas la première place dans son cœur. Mainwaring était subjugué par cette volonté si forte, et non pas attiré, comme vers Suzan, par un charme doux et vainqueur. D’ailleurs, miss Mivers, résignée et silencieuse, laisse trop bien voir que l’abandon de son amant lui coûtera le bonheur et peut-être la vie. Mainwaring ne peut se dissimuler qu’elle languit et, s’étiole, minée par le souvenir du temps où, tendrement aimé d’elle, il s’était volontairement associé à tous ses rêves d’avenir : Une compassion sincère rapproche Mainwaring de Suzan ; à sa vue, l’ancienne affection, un moment oubliée, renaît plus vive et plus impérieuse que jamais, et Dalibard, dont la sombre figure est encore mêlée à cette complication du drame, peut s’applaudir de son infatigable persévérance. Il en est amplement payé lorsque Lucretia, cachée avec lui dans un cabinet voisin de l’appartement où Mainwaring et Suzan se revoient seuls pour la première fois, apprend, à n’en pouvoir douter, qu’elle est, des deux, la moins aimée. Trop fière pour accepter un cœur secrètement réservé à une autre, elle s’élance entre les deux amans, rend à Mainwaring les sermens qu’elle a reçus de lui, et dépose, sur le front de sa cousine évanouie, un baiser glacé, une ironique bénédiction. Puis, le cœur pétrifié, ne respirant plus que pour la vengeance, vouée au mal par son infortune qui laisse en elle une blessure envenimée, elle se livre, sans amour, à l’infâme auteur de sa ruine. Dalibard, rappelé en France par le premier consul, y ramène Lucretia, dont il a dompté l’énergique résistance. Digne prix d’une telle conquête, digne femme d’un tel mari, digne belle-mère d’un enfant comme Gabriel-Honoré, Lucretia est prédestinée au crime comme elle l’est au malheur.

A Paris, après deux ou trois ans de trêve, la lutte recommence, plus acharnée que jamais, entre ces deux ennemis également implacables, également rusés, également inaccessibles aux scrupules ou aux remords : lutte domestique, sourdement menée, qu’aucun bruit ne révèle au dehors, et qui doit cependant finir par la mort de l’un des combattans. Dalibard est l’agresseur. Prodigue comme le sont tous les ambitieux, il a déjà dévoré la plus grande partie de la dot que Lucretia lui avait apportée. Pour suivre la route où il est entré et qui le mène aux postes les plus élevés du gouvernement, il lui faut de nouvelles ressources. Or, la femme d’un fournisseur s’est trouvée sur son chemin tout à propos pour les lui donner. Il s’est fait aimer d’elle, et, — circonstance étrange, — elle est devenue veuve presque aussitôt après avoir écouté ce terrible adultère. Lucretia, indifférente aux infidélités de son mari, n’a pas remarqué cette coïncidence ; mais Gabriel-Honoré Varney, plus attentif, plus expert en trahisons, plus habitué aux forfaits paternels. Varney qui revoit chaque jour la place où le sang de sa mère coulait jadis, versé par Dalibard, Varney se charge d’éclairer cette femme imprudente. S’il agit ainsi, n’allez pas croire à une autre inspiration que celle de l’égoïsme. Gabriel a besoin d’une alliée ; les sinistres projets de son père ne le laissent pas dormir tranquille, et ce n’est pas trop que d’être deux pour tenir en échec un scélérat aussi résolu.

Lucretia est avertie. Sans avoir complètement prévu qu’elle en viendrait à cette extrémité d’avoir à défendre sa vie contre le misérable auquel elle s’était donnée, elle pressentait vaguement un combat terrible, et, à tout hasard, elle était armée. Maintenant qu’elle a pénétré dans le laboratoire où Dalibard, chimiste consommé, prépare les poisons lents qu’il lui verse chaque jour et qui détruisent peu à peu sa robuste constitution, le moment est venu de tout risquer contre ce féroce ennemi. Or, son beau-fils connaît à Paris un homme qui, le cas échéant, peut et doit s’employer à les débarrasser de Dalibard. C’est un ancien complice de Cadoudal, qui soupçonne déjà le mari de Lucretia d’avoir concouru à l’arrestation du martyr vendéen, et qui la chose lui étant prouvée, a fait serment de venger, coûte que coûte, son chef lâchement assassiné. Une lettre dérobée à Dalibard, et qui établit d’une manière victorieuse ses rapports avec la police, passe des mains de Lucretia dans celles du terrible Pierre Guillot ; quarante-huit heures après, on trouve le confident de Fouché poignardé dans son mystérieux laboratoire.

Le veuvage de Lucretia inaugure une partie du roman sur laquelle l’auteur a laissé fort habilement un voile de ténèbres, à peine soulevé au dénoûment ; on nous permettra pour nous faire mieux comprendre, d’anticiper sur ces éclaircissemens à dessein retardés. La clarté de l’analyse exige précisément ce que le récit peut et doit s’interdire, sous peine de ne pas éveiller ou de satisfaire trop vite les curiosités qu’il a mission d’irriter.

Délivrée de son mari, mais appauvrie, malade, dégoûtée de l’existence, Lucretia revient en Angleterre. Un fatal hasard, si ce n’est une volonté funeste, la rapproche de sa cousine Suzan, devenue, après son départ, mistress Mainwaring. En apparence, Lucretia n’a conservé aucun souvenir du passé ; mais l’heure où elle s’est vue trahie par le seul homme qu’elle eût aimé ne s’est jamais effacée de sa mémoire. Elle veut faire expier à son heureuse rivale une félicité qu’elle envisage comme un odieux larcin, et, méditant à froid sa vengeance, la savourant avec délices, ne la perdant pas de vue un seul jour, elle travaille à reprendre sur l’esprit de Mainwaring l’influence qu’elle eut naguère. Entre eux il ne peut plus être question d’amour, mais elle flatte une vanité excitable, elle éveille une ambition qui sommeillait ; par d’adroites flatteries et de perfides conseils, elle pousse Mainwaring, banquier estimé, dans la voie des spéculations les plus hasardeuses et les moins permises. Cédant à de funestes suggestions, Mainwaring abuse de la confiance illimitée qu’il inspirait à ses associés ; bref, placé bientôt entre le déshonneur et la ruine, il opte pour celle-ci, quitte les affaires sans un sou vaillant, et meurt au bout de quelque temps, suivi de près dans la tombe par la frêle et douce Suzan Mivers.

De cette heureuse maison où elle a porté la honte et le trépas, Lucretia s’éloigne un moment consolée ; mais les joies du crime triomphant n’ont jamais ni durée ni repos : elles ont laissé dans cette ame aigrie un vague besoin d’expiation, un incurable et profond malaise. Lucretia, lasse de haïr, voudrait se racheter, et cherche de tous côtés une espérance de salut, une réconciliation avec le pouvoir invisible qu’elle dédaignait, qu’elle bravait naguère. Le hasard la conduit dans une petite ville où quelques enthousiastes et quelques hypocrites ont établi une congrégation méthodiste. En d’autres temps, elle eût ri de leurs momeries, de leur austérité plus apparente que réelle, de leurs discours où respire le plus intolérant fanatisme ; mais l’heure est venue où cette superbe intelligence, affaiblie par les tortures intérieures, doit subir le joug réservé aux plus humbles. Lucretia succombe, — égarée dans son repentir, comme elle l’était dans les tristes voies d’où elle essaie de se retirer, — et un prédicant de la petite secte où elle est entrée prend sur elle assez d’empire pour la déterminer à l’épouser. Mistress Dalibard devient mistress Braddell.

Le ciel semble d’abord bénir cette seconde union et donne un fils à la belle-mère de Gabriel Varney. Bientôt cependant elle prend en haine et en mépris le nouveau maître qui, profitant d’une éphémère prostration d’ame, s’est imposé à elle, et dont elle ne tarde pas à pénétrer les vues intéressées, les bas et ignobles penchans. De son côté, Braddell devine le changement survenu dans les dispositions de Lucretia. Chaque jour éclatent entre eux des mésintelligences de plus en plus graves. Usant de sa supériorité morale pour enlever à Braddell toute l’autorité paternelle, Lucretia le contraint, pour ainsi dire, à faire prévaloir la force physique, son seul avantage. Cette lutte aboutit à des scènes de violence. Lucretia, frappée par son mari, cesse de lui résister ; mais, à l’heure même, armée de ces poisons qu’elle a trouvés dans l’héritage de son premier mari, elle s’en sert contre le second. Un mal mystérieux, dont il devine à moitié l’origine, conduit en peu de temps aux portes du tombeau l’infortuné Braddell. Quand il sent approcher sa dernière heure, les conseils de ses amis le décident à ne pas souffrir que son unique enfant demeure sous la douteuse tutelle de Lucretia ; et, comme elle s’est éloignée de lui pour mieux détourner les soupçons que sa mort aurait pu éveiller, il fait disparaître, de concert avec un de ses coreligionnaires en politique, le fils adoré de Lucretia.

Ici, la similitude des noms aidant à la similitude des situations, comment ne pas songer à cette autre Lucrèce que M. Victor Hugo nous a montrée protégeant de loin un enfant bien-aimé, le seul lien qui la rattache aux devoirs de son sexe, le seul être pour lequel son cœur ait battu d’un amour sans reproches ? Seulement, moins heureuse que Lucrezia Borgia, Lucretia Clavering a perdu son Gennaro mystérieux, et toute sa vie va désormais se concentrer sur un seul intérêt ; elle se vouera tout entière à une recherche obstinée pour laquelle bien des ressources lui manquent, malgré l’assistance d’un complice adroit et dévoué, Gabriel Varney, qu’elle retrouve, et sur lequel, femme toujours supérieure, elle reprend bientôt son ancien ascendant.

Maintenant que, sans en briser le fil, nous avons suivi une narration qui embrasse près de trente années, il est temps de lever le rideau sur la seconde partie, le second acte, si vous voulez, de cette longue tragédie bourgeoise.

Le propriétaire de Laughton-Priory, le cousin Vernon, est mort sans avoir voulu revoir Lucretia. Il n’a laissé qu’un fils, le jeune Perceval Saint-John, confié à une mère accomplie, et qui a déjà plus de vingt ans à l’époque où nous transportons nos lecteurs. De leur côté, Suzan Mivers et Mainwaring, morts tous les deux, n’ont aussi laissé qu’un enfant, miss Helen Mainwaring. Lucretia, sa plus proche parente, a su, par la régularité de sa vie, et en faisant appel à la compassion de ses proches, attirer auprès d’elle cette jeune fille. Ange de douceur et de beauté, miss Mainwaring croit remplir un devoir pieux en assistant sa tante, réduite, par ses infirmités, à ne pas bouger du fauteuil où elle est confinée. Quels sont les projets de Lucretia ? Nul ne les saurait deviner. Elle-même peut-être n’a pas encore mesuré toutes les chances de l’avenir, et tout au plus est-il entré dans sa pensée qu’à un jour donné son autorité sur Helen, la déférence de cette noble enfant, et la perversité de Gabriel Varney lui offriraient un moyen de raffiner encore sur la vengeance qu’elle a déjà tirée de Mainwaring et de Suzan. Ceci, toutefois, n’est qu’une hypothèse. Lucretia, nous le répétons, n’a rien décidé, rien prévu. Les événemens doivent régler sa conduite, et par exemple, si Perceval venait à mourir, si par sa mort Helen Mivers devenait l’héritière de Laughton, Lucretia ne serait-elle pas heureuse d’y rentrer avec sa nièce, cette nièce qu’elle aurait protégée dans le malheur, et dont elle aurait le droit de partager la prospérité inattendue ?

Les choses tournent autrement. Des circonstances purement fortuites, le tumulte d’une fête publique, les grossières attaques de deux passans avinés, amènent entre Helen et Perceval une de ces rencontres invraisemblables dont un romancier véritablement habile ne prend pas volontiers la responsabilité. Le jeune homme s’éprend de la jeune fille qu’il a secourue ; il la suit, apprend son nom, et, charmé de lui tenir déjà par les liens du sang, il se présente directement chez Lucretia pour y retrouver Helen.

Ainsi la redoutable empoisonneuse les tient tous les deux sous sa main. Inutile de dire qu’elle favorise leurs entrevues, qu’elle fomente leur amour naissant. Son but ne lui est pourtant pas encore très clairement défini. Tout d’abord même, en la voyant réchauffer sa vieillesse auprès de ces jeunes ardeurs, qu’elle semble contempler avec un attendrissement mélancolique, en la voyant résister aux excitations de Varney, qui ne comprend pas, scélérat vulgaire, pourquoi elle tarde à frapper, on peut espérer que cette vengeance implacable est à la fin désarmée. D’ailleurs quel motif armerait Lucretia ? Si Helen épouse son cousin, leur tante exilée ne rentrera-t-elle pas avec eux sous le toit héréditaire ? N’est-elle pas certaine d’y finir ses jours entourée d’affection et de soins ? Est-ce bien la peine, pour acquérir sur ce magnifique domaine des droits qu’elle ne peut léguer à personne, de s’exposer encore une fois à l’infamie et à une mort ignominieuse ?

Cet intérêt qui semble manquer à Lucretia, les événemens vont le lui donner. Des indices, qui présentent à l’esprit une sérieuse probabilité, lui font croire qu’elle a retrouvé son fils dans la personne d’un jeune homme plein d’énergie et de talent, que ses débuts comme avocat et comme écrivain semblent promettre aux plus belles destinées. John Ardworth porte justement le nom de l’ami auquel Braddell avait confié le soin de faire disparaître son fils. Il est sans parens, sans protecteurs connus, seul au monde. Il a été élevé par ce même ministre qui naguère avait été chargé de Suzan Mivers. L’époque à laquelle il lui fut confié répond assez à celle où mistress Braddell s’est vu enlever son enfant. Bref, cette dernière a tout lieu de penser que John Ardworth est bien l’unique fruit de ses entrailles, et c’est avec toute la sollicitude, tout l’orgueil d’une mère qu’elle apprécie à quel point, si cette supposition venait à se vérifier, il serait flatteur pour elle de le reconnaître pour son héritier. Mais alors, à ce fils déjà illustre, à cet orateur éloquent, à cet homme de fer et de feu, athlète tout formé pour les luttes parlementaires, ne faudra-t-il pas ouvrir la route de l’opulence et des honneurs ? Lucretia souffrira-t-elle qu’il use ses plus belles années à jeter les fondemens obscurs d’une fortune qu’elle pourrait lui donner dès demain, si Helen et Perceval avaient cessé d’exister ? Nous vous parlions de Lucrezia Borgia : que pensez-vous qu’elle eût fait à la place de Lucretia Clavering ?

Celle-ci pourtant hésite encore. L’identité de John Ardworth avec Vincent Braddell (l’enfant perdu) n’est point assez évidente à ses yeux pour justifier le double meurtre destiné à le faire riche et puissant. Un reste de pitié, que tant de forfaits ont laissé au fond de ce cœur endurci, l’émeut encore quand elle arrête ses yeux sur les deux victimes qu’il faut immoler, toutes deux jeunes, souriantes, marchant au bonheur la main dans la main, enivrées d’amoureuses espérances. Toutefois, on le sent, la moindre complication dans cette situation déjà violente, une révélation jusque-là retardée, un mauvais conseil de Varney, qui lui-même est aux abois sous le coup de poursuites déshonorantes, peut tout à coup faire pencher la balance de mort, indécise encore entre les mains de Lucretia.

La crise se déclare quand la mère de Perceval apprend, en Italie, que son fils, peu au courant des chroniques de famille, a noué des relations assez intimes avec la veuve de Dalibard et de Braddell. Effrayée pour lui de ce rapprochement inattendu, effrayée surtout de le voir épris d’une jeune fille élevée par une tante comme Lucretia, la prudente veuve de sir Charles Vernon envoie à Londres le subrogé-tuteur de Perceval, un brave militaire, homme d’expérience et de résolution ; pour éclairer son jeune pupille sur les menaçantes intrigues dont il est entouré. Ni Lucretia, ni Varney ne s’y trompent. Une seule explication, révélant à Perceval leur existence passée, peut et doit le soustraire pour jamais à leur influence. D’ailleurs, les preuves cherchées avec tant d’ardeur par Lucretia, ces preuves qui doivent l’aider à établir la véritable filiation de John Ardworth, se multiplient et se corroborent chaque jour. Varney est donc bien fort quand il insiste pour que sa complice ne s’expose plus à perdre, par de nouveaux délais, le fruit de tant de machinations et de tant d’habiles menées. Aujourd’hui, admis à Laughton-Priory, ils ont à leur merci tous les moyens d’en finir sans que leurs crimes soient connus, sans que leur culpabilité du moins puisse être prouvée. Dans quelques jours, chassés de cette maison où ils ne sont rentrés que par surprise, ils seront contraints de tout hasarder pour en venir à l’exécution de leurs horribles projets.

Lucretia, vaincue, se décide enfin. Chaque nuit, dans l’ombre où ses vêtemens noirs lui permettent de glisser invisible, cette fausse paralytique, dont personne ne songe à surveiller le sommeil, s’en va, d’un pas agile et furtif, jusqu’au chevet d’Helen endormie. Quelques gouttes d’une liqueur subtile, qui n’altère ni la faible saveur, ni la limpidité du breuvage le plus innocent, sont mêlées par elle à la potion qu’Helen doit prendre chaque matin. Aussi la jeune fiancée, d’abord faiblement indisposée, sent-elle aggraver ce mal dont les symptômes, connus des médecins, ne donnent aucun soupçon. Une toux de plus en plus sèche, une angoisse spasmodique qui semble annoncer un anévrisme, préparent les esprits à quelque subite catastrophe. Helen, mieux que toute autre, sent les rapides progrès des souffrances qui la détruisent ; mais ce qu’elle en peut dire n’est pas de nature à éclairer ceux qui la soignent, et son amant désespéré la voit s’éteindre rapidement sous ses yeux, sans rien pouvoir opposer à ces nocturnes visitations du meurtre, qui poursuit froidement son travail infernal.

Ce que Perceval ignore, un homme cependant pourrait le lui dire, car cet homme a surpris, par hasard, l’empoisonneuse errant dans les longues galeries du château, sans bruit, sans lumière, noire de la tête aux pieds ; mais quand bien même Becky Carruthers, — ce pauvre balayeur des rues, dont Perceval, par pure charité, a fait un groom d’écurie, — quand bien même il oserait soupçonner Lucretia, aurait-il chance d’être écouté ? Être abject, infirme, dégradé s’il en fut, maître Beck ne hasarde pas même une conjecture, et l’œuvre de mort se continue sans obstacle.

Quant à Perceval, condamné comme Helen, il ne doit périr qu’après elle. C’est dans les paroxismes de sa première douleur, c’est au sein de son désespoir convulsif que les deux complices, passés maîtres dans leur art terrible, comptent le foudroyer par un de leurs plus violens poisons. Celui-ci pousse le sang vers le cerveau, détermine le délire, les ébranlemens nerveux, la mort enfin, sans que le médecin révoque en doute, un seul moment, la connexion apparente de ces phénomènes avec ceux d’un chagrin devenu tout à coup intolérable, et de la folie que ce chagrin peut déterminer en quelques heures.

À ce plan si bien combiné, à ces projets sinistres pour lesquels l’alchimie de Dalibard fournit des moyens infaillibles, il semble que les deux amans ne peuvent échapper. L’action calculée du poison a déjà relâché les fibres musculaires et dénaturé la couleur des tissus autour du cœur d’Helen. Le scalpel du chirurgien y fouillerait maintenant sans démentir les probabilités d’une mort causée par l’angina pectoris, ce mal si difficile à combattre chez les sujets nerveux que de vives émotions ont coup sur coup agités. Nous avons vu comment Perceval doit périr : qui donc pourrait sauver l’un ou l’autre ? À Becky Carruthers, — personnage plus important qu’on n’a pu le supposer d’abord, — cette mission est réservée. Déjà inquiet, depuis sa découverte nocturne, il surveille les menées de Varney et de Lucretia, et lorsqu’au milieu du désordre que causent les souffrances de la mourante Helen, ils croient pouvoir se ménager une secrète conférence où les dernières mesures à prendre seront concertées entre eux, cette entrevue a pour témoin le pauvre Beck, caché, comme Polonius, derrière une tapisserie de haute lisse. Il entend les deux complices projeter le crime qui va les débarrasser de Perceval, son maître adoré. Il les voit jeter au feu, — une fois qu’ils ont mis à part le poison préparé pour ce dernier forfait, — tous les mortels trésors que Dalibard avait entassés. Lucretia seulement passe à son doigt une bague tombée en dehors de la cassette mystérieuse. Cette bague est faite sur le modèle de celles qui servaient aux empoisonneurs italiens du XVIe siècle ; elle ressemble à cette petite clé d’or que César Borgia confiait à celui de ses courtisans dont il voulait se défaire sans scandale. Une pointe cachée et qui laisse à peine trace de la blessure qu’elle a ouverte, un puissant venin chassé sans le moindre effort dans l’imperceptible déchirure de l’épiderme, composent cette arme redoutable.

Or, tout à coup, lorsque Varney l’a quittée, Lucretia, tournée vers une glace, y voit l’honnête espion se glisser à petit bruit vers la porte. Sur ses traits décomposés, elle lit l’assurance qu’il a surpris l’entretien qu’elle vient d’avoir avec son beau-fils. D’un seul bond, la prétendue malade est devant cet homme, qui balbutie d’incohérentes réponses à ses questions pressantes et rapides. Devinant qu’il est décidé à fuir et probablement à dénoncer ce qu’il a pu apprendre, elle n’hésite pas à le retenir violemment. Beck repousse cette vipère qui se roule autour de lui, et, quand elle sent qu’il échappe à ses étreintes, elle presse contre son poignet découvert la bague venimeuse. Certaine alors qu’il n’a pas long-temps à vivre, elle le voit partir avec moins de crainte. Varney cependant, averti par elle, s’élance à toute bride sur les traces du groom fugitif, qui, monté sur le meilleur cheval de l’écurie, court au-devant de Perceval pour le mettre en garde contre les deux assassins.

Maintenant l’heure du châtiment a sonné, car ce pauvre valet méprisé, ce mendiant que Perceval a recueilli dans la boue de Londres, Becky Carruthers, que Lucretia vient de tuer à l’heure même, est précisément ce fils tant cherché pour qui elle entassait ainsi crime sur crime, et John Ardworth est bien le fils de Walter Ardworth, l’ami de Braddell. Le mystère qui entourait son existence, l’abandon où il a été laissé, tiennent seulement à ce que Walter Ardworth, uni à une femme indigne de lui, était passé aux Indes pour y contracter un autre mariage, effaçant, autant qu’il le pouvait, tout vestige du premier.

Nous laisserons volontiers au lecteur le soin de composer lui-même la scène finale de cet horrible drame. Il devinera sans peine comment le romancier, gardant pour cette heure suprême toutes les révélations qui doivent écraser sa détestable héroïne, la fait passer par mille angoisses graduées, depuis le moment où elle apprend qu’elle doit renoncer à être jamais la mère de John Ardworth jusqu’à celui où Becky lui est ramené, livide, rongé par le poison qu’elle-même a fait couler dans ses veines, la maudit, la dénonce, et vomit sur sa robe, avec une dernière imprécation, un flot de sang dont il semble que Lucretia doit rester à jamais souillée, comme sont encore empreints du sang de Rizzio les parquets séculaires d’Holy-Rood. Helen meurt aussi, mais Perceval est sauvé. Varney, arrêté pour crime de faux, est déporté à la Nouvelle-Galles. Lucretia finit ses jours dans une maison d’aliénés, échappant par ce destin, plus triste que la mort même, aux justes représailles de la loi.

À cette manière violente, exagérée, tumultueuse et froidement symétrique de disposer ce qu’on pourrait appeler son tableau final, vous avez reconnu le romancier vulgaire, l’émule attentif des narrateurs de second ordre. Néanmoins il ne faudrait pas s’en tenir, même pour le roman dont nous venons de terminer l’analyse, à cette appréciation sommaire et trop dédaigneuse. Un écrivain d’élite, un homme érudit comme l’est sir Edward Bulwer, se retrouve encore, même lorsqu’il fait tout son possible pour effacer sa supériorité gênante et se mettre au niveau des intelligences les plus communes. Vainement écarte-t-il avec un soin extrême les qualités qu’il suppose antipathiques à ses lecteurs dégénérés malgré lui, à son insu, ses anciennes habitudes l’emportent encore par momens, et le ramènent au temps où, stimulé par une ambition plus noble, au lieu de rivaliser avec la plèbe des conteurs nouveaux, il aspirait à effacer les gloires passées, à remplacer Maturin, Walter Scott, à éclipser Hook et Plumer Ward dans leurs tableaux fashionables, à défier la critique sévère des Lockart et des Macaulay.

Ainsi, dans toute la première partie de Lucretia, vous rencontrerez des tableaux d’intérieur, des physionomies, des caractères, qui rappellent la meilleure manière et les meilleurs jours de l’écrivain. L’intérieur de Laughton-Priory, les manies, les préjugés du vieux sir Miles, son orgueil héréditaire constamment aux prises avec la générosité de son cœur, tout, jusqu’à la date exacte de son élégance, jusqu’aux particularités de son costume, en fait un portrait excellent. Vous diriez les touches exactes et fines de notre Meissonnier, et la vigueur de ses daguerréotypes au pinceau. Sir Miles est un gentleman de la vieille école, encore poudré en 1800, un digne contemporain de lord Chesterfield, un digne convive des petits soupers de mistress Clive ; son jabot de dentelle est saupoudré du meilleur martinique ; sa canne à poignée transversale, son petit chapeau à bras, sa tabatière d’émail encadrant un portrait de femme, ses trois ou quatre pipes en terre cuite, — car les houkahs, les mirschaums n’étaient pas encore à la mode, — indiquent nettement la destinée et les transformations de cet ex-beau devenu gentilhomme campagnard, autrefois célèbre dans les chroniques de boudoir, depuis héros populaire des county-meetings et des festivals agricoles.

Vernon appartient à une autre génération, et mille détails caractéristiques le distinguent de son oncle. Ce dernier était un beau ; Vernon est un buck. Les bucks, que les dandies ont remplacé, faisaient état de mépriser la tendance madrigalesque et l’esprit gourmé de leurs prédécesseurs. Ils mettaient leur gloire à se montrer plus virils, plus énergiques, plus robustes que ces copistes efféminés des belles manières françaises. Pour briller parmi eux, il fallait boire sec, jouer gros jeu, être bon écuyer, bon cocher, ferme joueur de paume, ne reculer devant aucune débauche, si dangereuse et si fatigante qu’elle fût, enfin mener la vie comme une course à fond de train, et dépenser largement les trésors de force ou de santé qu’on avait reçus du ciel. Un buck qui survivait à son orageuse jeunesse était un homme pour long-temps éprouvé ; mais bon nombre des jockeys engagés dans ce redoutable tournoi mouraient avant d’avoir franchi la moitié de l’hippodrome. Soit dit en passant, nous avons eu en France, et vers la même époque, une espèce d’élégans analogue à celle-ci et copiée d’après elle. Ils florissaient vers le début de la révolution ; quelques-uns se retrouvent parmi les muscadins du directoire. Nous les voyons se colleter bel et bien avec les musculeux ouvriers du faubourg Saint-Antoine quand ceux-ci se moquaient de leurs ridicules cadenettes, disputer aux jockeys anglais les prix des courses, conduire au Champ-de-Mars, en véritables four-in-hand, des chars romains attelés de quatre chevaux, déjeuner en nageant sur la Seine, courre le cerf avec Ouvrard dans les bois du Raincy, et figure, athlètes infatigables, dans les orgies du Luxembourg, où Barras aimait à les mettre aux prises avec les faciles beautés dont il s’entourait. Napoléon, qui n’aimait pas les vices exubérans et scandaleux, les richesses indisciplinées et les scandales inutiles, dispersa dans ses armées ou dans ses préfectures l’élite de sa jeunesse dorée. Les derniers débris de cette génération s’en vont aujourd’hui l’un après l’autre, jetant un regard de mépris sur nos prudentes folies, nos désordres énervés, nos merveilleux à corsets, nos estomacs blasés et paresseux, nos amours languissans, nos facultés bornées en tout genre.

Il y a aussi un véritable talent dans la manière dont le personnage de Lucretia Clavering se présente tout d’abord au lecteur. Rien ne fait présager en elle cette héroïne de mélodrame hérissée et pantelante, cette mère insensée et furibonde, qui nous gâte le dénoûment du livre. Elle est jeune, belle, un peu froide, un peu hautaine, mais le génie du mal ne lui est encore apparu que dans le désordre des rêves. Elle ose à peine s’avouer à elle-même ce vague désir, cette ambition cruelle qui lui font étudier avec une impatiente curiosité les dispositions apoplectiques de son vieil oncle. Encore a-t-elle, à ses propres yeux, une sorte de justification, car c’est l’amour, et non pas une passion plus vile, qui lui inspire cette pensée mauvaise. Elle me voit point dans sir Miles le riche célibataire dont elle doit hériter, mais le protecteur impérieux qui l’a séparée de Mainwaring et ne consentira jamais à leur mariage. Elle est encore bien loin, la femme qui, plus tard, se débarrassera coup sur coup de deux maris, et cependant on entrevoit, nuage menaçant au sein d’un ciel encore azuré, les instincts funestes que le temps et le malheur développeront. Non, ce n’est pas en vain que Dalibard a voulu étendre au-delà des justes bornes la science de cette enfant précoce, ce n’est pas en vain que, pour l’enchaîner à lui, dupe de l’admiration qu’il lui avait d’abord inspirée, il lui a livré les trésors de son expérience consommée, lui apprenant en même temps à dissimuler cette périlleuse richesse. Maintenant, forte contre lui de ses propres leçons, forte de ces aveux qu’elle a provoqués en quelque sorte pour le mettre à sa merci, elle abuse des avantages qu’il lui a laissé prendre ; elle tyrannise sans remords ni pitié ce précepteur amoureux, et, dans la lutte qui s’engage entre eux, — lutte d’où elle sortira vaincue, — sans manquer aux convenances de son âge, de son sexe ou de son rang, elle se révèle hasardeuse, insolente, ironique, implacable, à ce point que l’on peut tout attendre, dans l’avenir, d’une nature déjà si corrompue.

Quand nous la retrouvons à Paris, après la ruine de toutes ses espérances, la maladie morale dont elle est atteinte, la hideuse lèpre du crime, n’a fait que des progrès cachés ; Lucretia Dalibard, comme Lucretia Clavering, est encore innocente aux yeux des hommes, et c’est un trait où se retrouve le romancier d’élite, que de n’avoir point précipité d’un seul coup dans l’abîme cette ame désespérée. Caractère vicieux, mais énergique, Lucretia ne doit point succomber au premier choc. Elle tomberait sans cela dans la catégorie des scélérats vulgaires, et cesserait de nous intéresser, tandis qu’en la voyant affaissée sous le poids des regrets, engourdie par le froid despotisme de son mari, ne prenant plus souci d’elle-même ni de sa destinée, on éprouve une sorte de sympathie pour cette malheureuse victime de l’égoïste et sanguinaire Dalibard.

En créant le personnage de Varney, sir Edward Bulwer semble s’être proposé de faire le procès à notre époque tout entière. Gabriel-Honoré, fils d’une danseuse et d’un savant, artiste incomplet, épicurien frivole, indolent, présomptueux, prenant pour les dons incompris du génie certaine facilité superficielle dont il abuse, et pour un signe de distinction aristocratique le goût des plaisirs, des prodigalités insolentes, des fanfaronnades audacieuses, Gabriel-Honoré, disons-nous, résume assez la corruption de la jeunesse contemporaine. Ajoutez à cette corruption de l’esprit et des sens un égoïsme glacé, un mépris souverain pour les vertus qui ne sont pas à sa portée : vous avez un type déplorablement vrai, une dissection déplorablement exacte de toute une classe d’êtres qui appartiennent exclusivement à notre civilisation raffinée, à nos mœurs amollies, vicieux efféminés, autour desquels une menteuse élégance dissimule les plus vils penchans, les plus honteuses faiblesses.

Parmi les jugemens sévères que la presse anglaise a portés contre l’auteur de Lucretia, il en est un qui a dû attirer particulièrement notre attention. Il a été dit que sir Edward Lytton Bulwer imitait, de propos délibéré, les romanciers français, que l’influence littéraire de MM. de Balzac, Sue, etc., se faisait sentir d’un bout à l’autre dans cette œuvre nouvelle ; or, c’est là aujourd’hui l’inculpation la plus grave qui puisse atteindre un écrivain anglais, et nous croyons qu’on aurait pu l’épargner à Bulwer. Cependant, comme il faut tenir compte des moindres indices, nous avouerons que les doctrines sociales et philanthropiques dont M. Eugène Sue, dans ses derniers ouvrages, s’est constitue le propagateur, ont bien pu inspirer à l’auteur de Lucretia le rôle de Becky Carruthers, le balayeur des rues, et celui de Grabman, le jurisconsulte de bas étage. On supposerait même, sans trop d’invraisemblance, que Bulwer a voulu donner un hideux pendant à certains portraits, comme ceux du Chourineur, du Maître d’École, du Squelette, quand il a glissé dans son roman la figure épouvantable du Body-Snatcher, -le voleur de cadavres, — qu’il finit par accoupler à Varney l’empoisonneur sur les bancs du navire qui emporte ces deux misérables. A vrai dire néanmoins, ce n’est là qu’une imitation fort incomplète, portant sur quelques détails accessoires, et d’ailleurs, ainsi que nous le disions en commençant, Bulwer a pu choisir ses modèles en ce genre parmi ses compatriotes. Dickens dans Oliver Twist, Harrison Ainsworth dans Jack Sheppard, et les copistes de l’un et de l’autre, dans des centaines de romans anonymes, ont analysé des existences non moins souillées, non moins infimes que celles qui tiennent tant de place dans le dernier récit de Bulwer. Nous sommes donc en droit de repousser, comme une accusation légèrement portée, cette solidarité que l’on veut établir entre les horreurs tant reprochées à Lucretia et celles que l’on signale à bon droit dans quelques-uns de nos romans-feuilletons. Ce qui nous porterait surtout à douter de cette imitation directe, c’est précisément ce qui a valu à sir Edward Bulwer tant d’acrimonieux réquisitoires : — une petite note, imprudemment loyale, par laquelle Bulwer reconnaît avoir librement plagié (freely plagiarized), dans un roman de M. de Balzac, une description qui l’avait frappé[4]. L’aveu spontané d’un plagiat partiel n’implique-t-il pas en effet que l’auteur de Lucretia se sentait, pour le reste de son livre, à l’abri de cette espèce de reproche ? S’il l’eût redouté, ne se serait-il pas bien gardé de se dénoncer ainsi lui-même, et de donner l’éveil à la critique ?

Ce que nous disons des origines littéraires, nous le disons aussi des sources historiques. Au premier abord, on pourrait croire que Lucretia Clavering est l’effigie tant soit peu dénaturée d’une femme à qui la presse française fit naguère une célébrité déplorable. On est d’autant mieux confirmé dans cette opinion, que l’on sait davantage à quel point le procès du Glandier préoccupa nos voisins, et quelles terribles conclusions leurs écrivains en tirèrent contre la société française, contre la littérature moderne, contre l’éducation que les femmes reçoivent chez nous. Ce fut, on s’en souvient, un tolle universel de l’honnête et religieuse Angleterre contre la France athée et perverse, anathème injuste comme la plupart des anathèmes, et que ne justifiait nullement la moralité comparée des deux pays. Toutefois, nonobstant la vraisemblance des conjectures que l’on pourrait former à cet égard, elles sont démenties par l’écrivain, qui nous dit expressément de quels faits réels il s’est inspiré. Persuadé que le grand mal de notre époque est une ambition impatiente de tout délai, antipathique à tout travail, il voulait exposer à sa manière, sous forme de drame ou de roman, les vérités morales qui pourraient le mieux combattre ces dispositions funestes, lorsqu’un favorable hasard lui fournit un cadre éminemment approprié à ses vues.

« Ce hasard m’a fait connaître, poursuit-il, la double histoire de deux criminels qui ont vécu de notre temps, — histoire aussi remarquable par la noirceur et le nombre des forfaits commis que par le caractère des deux scélérats qui en étaient les auteurs : l’un, doué des plus brillantes facultés, de l’esprit le plus vif, de l’humeur la plus gaie ; l’autre, non moins distingué par son savoir et par ses aptitudes intellectuelles ; si bien que l’examen et l’analyse de ces perversités exceptionnelles devinrent pour moi une étude remplie d’intérêt et de sombre curiosité[5]. »

On a complété cette demi-confidence, on a nommé l’un des personnages ainsi désignés par l’auteur de Lucretia. « Dans le fait, disait à ce sujet un critique anglais, les rangs moyens de la société à Londres ont vomi un scélérat de tout point pareil à Varney, et il y a de ceci assez peu d’années pour que l’on n’en ait pas encore perdu tout souvenir. Le procès de Wainewright et la manière dont il fut soustrait à une mort ignominieuse se rattachent à un ensemble d’infamies et de meurtres bien autrement effrayant que le récit de sir Edward Lytton. Nous ignorons, ajoutait le rewiever, d’après qui fut tracé le portrait de Lucretia… » Sur ce point, en effet, les opinions diffèrent, et les versions mystérieuses qu’on a fait circuler ne sont pas en rapport les unes avec les autres ; mais il est resté avéré que nos chroniques judiciaires n’avaient rien à revendiquer dans cette odieuse création, ou pour mieux dire dans cette affreuse image. Nous constatons avec plaisir ce simple fait, qui nous paraît une réfutation indirecte de toutes les malédictions lancées contre nous, il y a cinq ans, par les écrivains anonymes de la presse anglaise. La société qui donne naissance à une Lucretia Clavering ne saurait foudroyer de très haut celle qui a repoussé de son sein la misérable condamnée de Brives.

Le dernier roman de sir Edward Lytton, qui, selon toute apparence, clot la carrière du laborieux conteur, déjà décidé, il y a quatre ans, à ne plus s’aventurer dans le domaine de la fiction, était fort impatiemment attendu ; il a été lu avec avidité, critiqué avec amertume, et, selon nous, il ne méritait ni tant d’intérêt ni tant de haine. Ce n’est pas à dire qu’il soit indigne de toute attention, et, en songeant à cette longue série de récits qui forment le bagage littéraire de Bulwer, nous ne regrettons pas que celui-ci nous ait fourni l’occasion d’apprécier un talent incomplet sans nul doute, gâté par des manies, des affectations regrettables, plus élevé pourtant, plus littéraire, plus consciencieux que ses détracteurs ne veulent bien en convenir. Au lieu de se montrer si sévères pour l’auteur de Lucretia, ceux-ci eussent mieux fait de rechercher la cause des défauts qu’ils relevaient si amèrement. On pouvait agiter à ce propos une question intéressante. Il y avait à se demander jusqu’à quel point les défauts de Bulwer dérivent de l’activité, de la curiosité excessives qui l’ont tour à tour entraîné sur tant de voies différentes. Remarquons-le, ce besoin de tout apprendre, de tout essayer, apanage sublime des esprits supérieurs, est une tendance maladive chez les intelligences de second ordre, qui s’assimilent incomplètement le butin de leurs avides recherches, et portent avec fatigue ce fardeau imprudemment soulevé. La science acquise nous profite justement dans la proportion des facultés qui nous étaient données pour l’acquérir. Quand elle dépasse cette mesure, elle risque de détruire en nous l’équilibre nécessaire, de chasser le naturel, d’effacer la spontanéité, de contrarier, de gêner les allures de l’esprit et du style. Les idées, se raffinant, deviennent subtiles et bizarres ; le trait vif et franc se change en acutesse ; on était correct, on incline au purisme : l’érudition s’exagère, et la pédanterie n’est pas loin ; bref, les prétentions grandissent, et le mérite diminue d’autant. Serait-ce là, par hasard, l’histoire secrète de la décadence notée par nous dans les œuvres successives de Bulwer ? Ou n’est-il, tout simplement, qu’un écrivain comme tant d’autres, dérouté dans ses calculs par l’inconstance capricieuse de ses lecteurs ? Le succès a tourné la tête à bien des gens : pourquoi donc une défaveur imméritée n’agirait-elle pas de même sur l’esprit de celui qui en est victime ? Peut-être n’est-ce pas trop du concours de ces deux causes pour expliquer la distance qui sépare les débuts de Bulwer de ses dernières productions. Quoi qu’il en soit, l’auteur d’Eugène Aram n’en reste pas moins une des figures les plus remarquables que puisse nous offrir, dans son état actuel, la littérature des trois royaumes. Nous avons dû tenter de placer cette figure à son rang et sous son vrai jour, avant qu’elle se perdît dans ces limbes attristés par les ténèbres, où les beaux esprits que le baptême glorieux n’a point classés parmi les élus de l’avenir se tiennent, comme le dit Dante, avec les petits innocens mordus par les dents de la Mort[6].


E.-D. FORGUES.


  1. Ils avaient paru dans le New Monthly sous celui de Conversations d’un Étudiant ambitieux.
  2. Il en reste trace dans ses poésies, où nous trouvons un Songe de Cromwell
  3. Horne, The new Spirit of the Age.
  4. Lucretia, tome II, p. 79 et 80,
  5. Lucretia, préface, p. VIII.
  6. Il Purgatorio, canto VII, st. 10.