Études sur les glaciers/IX

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Gent & Gassman (p. 127-131).

CHAPITRE IX.

DES TABLES DES GLACIERS.


Le phénomène des tables des glaciers est si curieux, que lorsqu’on le rencontre pour la première fois, il frappe d’étonnement, comme quelque chose de tout-à-fait inattendu et d’inexplicable. Tous les glaciers n’en ont pas, et il est à remarquer que les glaciers les plus fréquentés, tels que ceux de Grindelwald et plusieurs de ceux de Chamounix, n’en montrent habituellement aucune trace, quoiqu’ils charrient tous des blocs d’un volume très-considérable. Ces tables se trouvent généralement près des moraines médianes ou près des bords internes des moraines latérales ; il y en a de toutes les dimensions ; j’en ai vu qui avaient jusqu’à vingt pieds de long sur dix et douze pieds de large. D’autres n’ont que deux ou trois pieds carrés. Ce sont généralement de grandes dalles ou des blocs de forme plus ou moins aplatie, reposant sur un piédestal de glace, de manière à imiter assez bien la forme de tables. La Pl. 14 représente plusieurs tables isolées du glacier inférieur de l’Aar. M. Lory a fait de ce curieux phénomène le sujet d’une charmante aquarelle, représentant ce même glacier de l’Aar avec ses nombreuses tables. Il est impossible de rendre avec plus de vérité l’effet grandiose de ce phénomène[1].

Le mode de formation de ces tables est le même que celui de l’exhaussement des moraines dont nous venons de parler. En leur qualité de bons conducteurs de la chaleur, les blocs qui, par un accident quelconque, se trouvent isolés à la surface du glacier, commencent par fondre la glace sur leurs bords ; mais à raison de leur volume, ils empêchent en même temps l’action des agens extérieurs sur la surface qu’ils recouvrent ; ils s’élèvent ainsi successivement de toute l’épaisseur de la glace qui se dissout autour d’eux par la fonte et l’évaporation, et se trouvent par là portés à une hauteur quelquefois assez considérable au-dessus de la surface du glacier. Mais à mesure qu’ils s’élèvent, le soleil et les vents secs commencent par attaquer latéralement la colonne de glace sur laquelle ils reposent. Celle-ci devient de plus en plus grêle, jusqu’à ce que, trop faible pour soutenir plus long-temps le poids de sa charge, elle se brise ; la table tombe et glisse au large, puis occasionne une seconde et troisième fois le même phénomène, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le bord du glacier, où elle se confond dans la moraine. J’ai vu cette année (1840) au glacier inférieur de l’Aar, une table de 15 pieds de long, 12 pieds de large et 6 pieds de haut, se détacher de sa base et glisser à une distance de 30 pieds, en réduisant en poudre la surface de la glace par dessus laquelle elle passa. Dans la partie supérieure des glaciers et en particulier sur la limite des névés, c’est-à-dire là où les moraines commencent à surgir, les plus petits blocs occasionnent des tables qui s’élèvent d’un demi pied jusqu’à un pied au-dessus du niveau de la glace. J’en ai vu un grand nombre sur le glacier du Lauteraar, au pied du Schreckhorn, qui avaient à peine cinq pouces de surface et un pouce d’épaisseur.

Jusqu’ici on n’a point encore fait d’observations sur le temps que met une table à parcourir toutes les phases de son développement ; je ne pense pas non plus que l’on arrive jamais à des données bien précises à ce sujet, attendu que le phénomène entier est complètement subordonné aux influences atmosphériques. Mais une chose bien autrement importante serait de chercher à faire servir ces tables à l’appréciation de la masse de glace qui se fond ou s’évapore pendant le cours d’un été. J’ai fait à ce sujet plusieurs observations que je me propose de continuer chaque année, et j’espère ainsi pouvoir démontrer par le calcul que la plus grande partie de l’eau qui s’échappe du glacier est enlevée à sa surface, et ne provient nullement de la fonte de sa partie inférieure. J’ai observé cette année, près de ma cabane, sur le glacier inférieur de l’Aar, une table dont le piédestal, de quatre mètres de circonférence, a diminué d’un mètre dans quarante-huit heures.

Dans beaucoup de tables, le piédestal ne se dessine bien qu’au sud ; quelques unes ne sont même pas du tout dégagées du côté du nord, de manière qu’elles ne font réellement table que du côté du sud, (voyez la troisième table sur la Pl. 14, à gauche de la grande moraine) ; et en effet le soleil agissant avec plus d’intensité du côté du midi que du nord, doit nécessairement y dissoudre plus de glace. C’est par la même raison que les tables choient habituellement du côté du midi ; la colonne de glace y étant plus réduite que du côté opposé, elle offre moins d’appui à la table, qui finit par pencher de ce côté, jusqu’à ce que son poids l’emporte et qu’elle tombe.

Il est rare de voir des tables dans la partie inférieure du glacier ; on ne les rencontre en grand nombre que là où le glacier est peu incliné, ordinairement dans le voisinage des moraines médianes, et surtout dans les endroits où celles-ci sont très-inclinées. Ce sont les blocs de ces dernières qui, en glissant le long de leurs flancs, gagnent la surface du glacier et y deviennent des tables. Les plus nombreuses sont au glacier inférieur de l’Aar, là où la grande moraine médiane se rapproche de la moraine latérale droite, c’est-à-dire à une hauteur d’environ 6 500 pieds ; sur le glacier de Zermatt, où il y en a beaucoup et de fort belles, elles sont à environ 7 000 pieds. Le glacier des Bossons en porte un très-grand nombre et de fort élevées, de même que le glacier de St-Théodule. Ordinairement les glaciers ne sont pas très-crevassés dans les endroits où il y a beaucoup de tables ; cependant ces deux phénomènes ne sont nullement incompatibles ; et c’est à tort que M. Hugi prétend que les crevasses, au lieu de continuer leur cours sous les tables, les contournent[2]. Nous avons vu sur le glacier de St-Théodule, au pied du Mont-Cervin, et sur le glacier inférieur de l’Aar plusieurs grandes tables dont la colonne était fendue du haut en bas par une crevasse.


  1. Collection de vues suisses, par Lory fils.
  2. Hugi, Naturhistoriche Alpenreise, p. 359.