Études sur les glaciers/VIII

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Gent & Gassman (p. 96-126).

CHAPITRE VIII.

DES MORAINES.


On donne dans les Alpes de la Suisse française le nom de moraines à ces accumulations de roches qui sont adossées comme des remparts contre les flancs des glaciers ou qui s’élèvent à leur surface et les accompagnent dans toute leur longueur. Jusqu’ici on ne leur a pas prêté toute l’attention qu’elles méritent ; elles ne sont, pour ainsi dire, mentionnées qu’en passant dans la plupart des ouvrages ; et cependant elles constituent l’un des phénomènes les plus importans des glaciers. Nous verrons plus bas en traitant de l’ancienne extension des glaciers, que c’est essentiellement à l’aide des moraines que l’on parvient à déterminer leurs oscillations.

Je distingue trois sortes de moraines, les moraines latérales ou riveraines, auxquelles les habitans de la Suisse allemande donnent le nom de Gandecken ; les moraines médianes qu’ils appellent Gufferlinien, et les moraines terminales, qu’ils désignent communément sous le nom de Gletscherschutt (détritus des glaciers). Les moraines latérales bordent les flancs des glaciers et proviennent des éboulemens qui s’arrêtent sur leurs bords. Les moraines médianes, au contraire, forment des traînées longitudinales sur la surface des glaciers ; elles naissent de la réunion des moraines latérales qui se confondent, lorsque deux glaciers confluent dans une même vallée. Les moraines terminales sont des remparts souvent très-élevés, bordant l’extrémité inférieure des glaciers : elles sont formées des décombres que le glacier pousse devant lui en labourant le terrain qu’il parcourt. Dans quelques glaciers enfin les moraines latérales et médianes se dispersent à tel point qu’elles ne forment qu’une seule grande nappe de blocs, recouvrant toute la surface de la partie inférieure des glaciers, quelquefois jusqu’à une distance considérable de leur issue.

Pour se faire une juste idée des moraines, il importe avant tout de connaître leur origine. Nous allons par conséquent commencer par nous occuper de leur mode de formation avant de parler des modifications qu’elles subissent et de l’influence qu’elles exercent sur les glaciers.

Il est évident que les blocs qui composent les moraines se détachent des parois des vallées. L’aspect de ces parois et l’identité minéralogique de leur roche avec celle des blocs en font foi ; et si à l’extrémité du glacier, les blocs sont souvent d’une roche différente de celle des parois de la vallée, il suffit de remonter la moraine pour être sûr de retrouver l’endroit d’où ils se sont détachés (voy. Chap. XII Du mouvement des glaciers).

Parmi les nombreux agens qui enlèvent ainsi une quantité de blocs aux parois qui encaissent les glaciers, on cite particulièrement la pluie, la neige, les avalanches, la foudre, en un mot l’ensemble des agens atmosphériques ; cependant le plus actif de tous est sans contredit le gel. L’eau en se congelant dans les fentes et les fissures des rochers, se dilate et désarticule en quelque sorte les joints entre lesquels elle s’introduit. Cette action désorganisatrice est d’autant plus sensible, que les variations de température sont plus considérables, ou plutôt que les oscillations de température entre + et −0° sont plus fréquentes. Les lieux où la température moyenne est d’environ 0° doivent par conséquent être le plus sujets à de pareilles dégradations ; et c’est ce qui nous explique pourquoi le fond des vallées inférieures des Alpes, alors même qu’elles sont encaissées dans des parois très-hautes et très-escarpées, n’est point recouvert d’autant de blocs que le bord et la surface des glaciers des hautes Alpes.

La nature de la roche exerce aussi une influence très-marquée sur la formation des moraines : les roches fissiles et diversement stratifiées se désagrègent plus facilement que les roches compactes, et fournissent une plus grande masse de débris aux moraines ; mais comme il n’est aucune roche qui ne soit plus ou moins fissurée, il en résulte que toutes, sans exception, sont soumises à l’action destructive du gel, et peuvent se rencontrer sur les glaciers ou le long de leurs bords. Les différents fragments de la roche en s’isolant de plus en plus par l’effet de la congélation, de l’eau et de la dilatation qui en résulte, finissent par se détacher de la masse commune et roulent dans les vallées, qui, dans les régions élevées de nos Alpes, sont ordinairement occupées par des glaciers. Aussi long-temps qu’ils sont épars sur le glacier ou adossés irrégulièrement contre son bord, ces débris de rochers éboulés ne constituent point encore ce qu’on appelle des moraines ; ils ne prennent ce nom que lorsqu’ils ont été alignés le long du glacier par suite de sa marche progressive, c’est-à-dire lorsque, déplacés par le mouvement de la glace et entraînés le long de ses bords, ils se sont rangés en forme de digues continues, adossées d’un côté contre le glacier et de l’autre contre les parois de la vallée, et forment un talus naturel entre la glace et les parois de la vallée (voy. Pl. 9). Toutefois ces relations des moraines avec le glacier et les parois de la vallée varient suivant l’état du glacier : lorsque les parois sont très abruptes, les moraines latérales reposent souvent complètement sur le glacier, surtout lorsqu’il est en croissance ; elles sont simplement adossées contre son bord, et le plus souvent inférieures au niveau de sa surface lorsque le glacier est en retrait et lorsque les parois sont très-évasées. Les blocs épars à la surface du glacier tendent généralement à regagner ses bords, ce qui arrive tôt ou tard par l’effet et la nature de ses mouvemens.

Les glaciers en se frottant contre les parois des vallées, entraînent avec eux dans leur marche toutes les masses mobiles qu’ils rencontrent et qui sont ainsi continuellement broyées les unes contre les autres et contre les parois de rochers qui leur servent de lit, tandis que les blocs qui reposent sur le glacier même marchent avec lui sans subir de friction. Il résulte de cet état de choses, que les blocs des moraines tendent continuellement à user leurs angles et leurs arêtes et par conséquent à s’arrondir, tandis que les blocs qui reposent sur le glacier même, avancent sans s’entreheurter et restent anguleux[1].

Dans les moraines proprement dites, c’est-à-dire sur les bords des glaciers, on rencontre pêle-mêle des blocs de toutes les dimensions encore complètement anguleux, d’autres plus ou moins émoussés, et jusqu’à des galets de toute taille, passant même au sable le plus fin ou à l’état d’un limon finement trituré. Les schistes, les calcaires et surtout les marnes sont, de toutes les roches, celles dont les débris se désagrègent le plus vite ; ces dernières, au lieu de se transformer en galets arrondis, deviennent une pâte molle, forment un lit de boue sous le glacier (Rosenlaui), ou des digues de limon sur ses bords (glacier supérieur de Grindelwald). Ce sont les roches quarzeuses granitiques et serpentineuses qui forment les plus beaux galets et ceux qui s’arrondissent le plus régulièrement (glacier de Trient, de Zermatt, etc.).

Quant à la grandeur des moraines, elle varie considérablement suivant la fréquence des avalanches dans les diverses vallées et suivant la nature des roches dont celles-ci sont formées.

Les moraines augmentent en général de puissance à mesure qu’elles avancent vers l’extrémité inférieure du glacier, et cela se conçoit facilement par la raison fort simple que le glacier, cheminant habituellement dans toute sa longueur entre des parois de rochers plus ou moins escarpés, les débris qui se détachent de ces parois viennent en partie s’ajouter à ceux que le glacier amène des régions supérieures et augmentent ainsi continuellement la masse mobile de la moraine. Ceux qui restent en route sont ordinairement triturés et broyés contre les parois de la vallée.

Une autre cause des différences que l’on observe, quant à la puissance des moraines, entre la partie inférieure et la partie supérieure des glaciers existe dans la nature même de la glace : aussi long-temps que le glacier est encore à l’état de névé, les blocs qui tombent des parois environnantes, au lieu de rester à la surface, pénétrent dans l’intérieur même de la masse, qui est continuellement recouverte par les couches de neige nouvelle qui viennent s’ajouter aux anciennes. Il peut ainsi arriver que de grands glaciers ne présentent dans toute leur partie supérieure aucune trace de moraine, quoiqu’ils soient encaissés dans des parois très-escarpées dont il se détache certainement des fragmens de rochers ; témoin la partie supérieure des glaciers du Lauteraar et du Finsteraar.

Lorsqu’on est placé en face d’un glacier de manière à pouvoir embrasser des yeux tout son cours supérieur, on voit, surtout sur les glaciers composés de plusieurs affluens, les moraines se rétrécir de plus en plus vers le sommet et finir par disparaître entièrement. Nous en avons un exemple frappant dans les glaciers qui descendent de la chaîne du Mont-Rose et vont se réunir dans le grand glacier de Zermatt. Du haut du Riffel, d’où je les ai fait dessiner tels qu’ils sont représentés pl. 1 et 2, on poursuit leurs moraines à-peu-près toutes jusqu’à la même hauteur ; mais comme elles ne sont pas toutes également puissantes dans tous les glaciers, il y en a que l’on ne distingue pas à l’œil nu, de ce point. Cependant toutes, autant que nous avons pu nous en assurer, remontent à-peu-près à la même hauteur, et leur limite extrême est en tout cas au-dessus de la mi-côte. Quelques-unes de ces moraines, entre autres celle qui sépare le grand glacier du Mont-Rose du petit glacier du même nom (voy. Pl. 1), et deux moraines du glacier du Petit-Cervin (voy. Pl. 2) se laissent ainsi poursuivre des yeux jusqu’à une hauteur d’environ 10 000 pieds. On remarquera que les exemples que je viens de citer sont des moraines médianes ; mais ce n’est pas une raison pour en inférer qu’elles s’élèvent plus haut que les moraines latérales ; bien au contraire, celles-ci se laissent ordinairement poursuivre au-delà du point où, par leur jonction, elles se transforment en moraines médianes ; seulement les moraines latérales sont généralement moins visibles, par la raison, qu’étant adossées, d’un côté, contre les parois des rochers, on les distingue difficilement. Les moraines médianes, au contraire, se dessinent très-nettement, même de loin, à cause du contraste qu’elles forment avec les masses blanches du milieu desquelles elles surgissent.

Si nous cherchons maintenant à expliquer comment il se fait que les glaciers se comportent d’une manière si différente vis-à-vis de leurs moraines, dans leur partie supérieure et dans leur partie inférieure, nous aurons à lutter contre des préjugés bien étranges et d’autant plus difficiles à déraciner, qu’ils paraissent fondés sur la raison et se font forts d’une logique serrée, pour repousser des faits dont la réalité est cependant incontestable.

C’est un fait connu de tous les habitans des Alpes, que le glacier ne souffre aucun corps étranger dans son intérieur, et qu’il repousse à la surface toutes les pierres qui tombent dans son intérieur. De quelque pitié que cet énoncé simple et vulgaire d’un grand phénomène ait été accueilli par les physiciens vers la fin du siècle dernier, le fait en lui-même n’en est pas moins vrai. Tous ceux qui ont examiné de près les glaciers, savent que jamais on ne remarque aucune pierre ni aucun corps étranger dans la tranche terminale, ni dans (je dis dans et non pas entre) les parois souvent très-profondes des crevasses[2]. Mais si l’on remonte un glacier jusqu’à sa partie supérieure, il arrive un moment où l’on voit les moraines s’enfoncer insensiblement et bientôt disparaître sous la masse du glacier à mesure que la glace devient moins consistante et plus grumeleuse. Cette disparition n’a rien qui puisse étonner, lorsqu’on veut bien tenir compte de la structure diverse du glacier aux différentes hauteurs, telle que nous l’avons décrite au Chap. 3. Il est inutile de rappeler que les blocs ne peuvent s’enfoncer que dans le névé ; ceux qui tombent sur le glacier proprement dit restent à sa surface, ou s’ils disparaissent, ce n’est que lorsqu’ils tombent dans les crevasses.

Dans sa partie supérieure, là où il est encore à l’état de névé, le glacier n’a pas assez de consistance pour maintenir les débris des rochers à sa surface ; ceux-ci s’enfoncent par conséquent dans cette glace incohérente et grumeleuse. Cependant la masse entière du glacier chemine dans le sens de sa pente et donne ainsi de plus en plus prise à l’action dissolvante des agens atmosphériques et de la chaleur du soleil. L’eau qui résulte de la fonte de la partie superficielle s’infiltre dans la masse, et lorsqu’elle rencontre un bloc dans l’intérieur du névé, elle coule le long de ses flancs et imbibe la masse environnante. Lorsque survient ensuite le froid de la nuit, cette eau qui vient de s’infiltrer dans la masse grumeleuse du névé se congèle et par-là même se dilate. Il en résulte une pression qui s’exerce contre le bloc en question et le force à faire place à cette glace naissante. Le bloc s’élève ainsi vers la surface, grâce à la résistance moins considérable des couches supérieures incohérentes et grumeleuses, comparée à la résistance des couches inférieures qui viennent de se transformer en glace compacte par l’effet de l’eau infiltrée. De très-gros blocs peuvent ainsi être ramenés à la surface. Cette ascension s’opère plus facilement à l’égard des fragmens anguleux que lorsque ce sont de grandes dalles, et cela est facile à comprendre : les blocs anguleux sont poussés à la surface par l’action combinée de la pression latérale et de la pression de bas en haut ; les dalles, au contraire, à moins qu’elles ne reposent sur leur tranche, ne reçoivent que l’impulsion de bas en haut et arrivent ainsi plus lentement à la surface.

Jamais les blocs n’arrivent à la surface à l’endroit même où ils sont tombés dans le glacier ; ils cheminent au contraire de bas en haut, en suivant une ligne diagonale qui est la résultante de la dilatation des couches inférieures par suite de leur transformation en glace compacte, et de la marche descendante de toute la masse dans le sens de sa pente.

La vitesse de l’ascension diagonale des blocs dépend uniquement des circonstances atmosphériques. Supposons une pierre tombée dans le névé en 1840. Si pendant l’hiver il tombe une grande quantité de neige et que l’été qui va succéder ne soit pas très-chaud, et que surtout il ne règne pas de vents secs qui facilitent l’évaporation, il est certain que cette pierre fera très-peu de chemin dans sa marche ascensionnelle. Mais tout le contraire aura lieu si l’hiver est peu neigeux et que pendant l’été suivant la fonte et l’évaporation soient considérables.

Trois causes très-diverses contribuent donc à faire arriver les pierres de l’intérieur du glacier à sa surface : l’évaporation, la fonte et la transformation de l’eau résultant de la fonte, en glace compacte. Les deux premières sont des causes négatives, puisqu’elles contribuent seulement à diminuer l’épaisseur de la couche de glace qui doit être traversée sans rehausser le moins du monde le bloc ; la troisième seule agit directement et elle est de beaucoup la plus efficace. Nous venons de voir comment elle produit des effets aussi surprenans.

Les choses se passent un peu différemment lors qu’une pierre vient à tomber dans une crevasse, près de l’extrémité inférieure du glacier. Comme les parois de ces fentes des glaciers sont ici de glace compacte, il ne peut s’y infiltrer que très-peu d’eau, et l’action directe de la dilatation par voie décongélation ne peut être que très-faible. En revanche, l’évaporation et la fonte sont plus considérables à raison de la température plus élevée qui règne dans ces régions plus basses.

Mais les blocs n’ont pas seulement une tendance à remonter à la surface ; à raison du mode de progression de la masse entière du glacier dont nous nous occuperons dans un des chapitres suivans, ils sont encore assujettis à une marche oblique, qui, à la longue, leur fait gagner les bords du glacier, où ils se confondent avec les moraines ; car comme la partie médiane et les bords du glacier n’ont pas la même vitesse, il en résulte un mouvement diagonal du milieu vers les bords, indépendamment du mouvement diagonal ascensionnel dont nous venons de nous occuper. Ainsi de quelle manière que les blocs qui se détachent des vallées alpines se répandent à la surface des glaciers en y tombant, ils finissent toujours par aller, tôt ou tard, se confondre avec les moraines.

Les influences nombreuses et diverses des agens extérieurs sur les glaciers donnent lieu à une foule d’autres accidens et de phénomènes importans que nous allons successivement passer en revue. Ce sont elles qui déterminent entre autres la forme des moraines et surtout qui donnent aux moraines médianes leur apparence particulière. Mais avant de nous occuper des caractères particuliers des moraines médianes, disons un mot de leur origine.

Jusqu’ici l’on n’a point accordé aux moraines médianes toute l’importance qu’elles méritent, et les explications que l’on en a données sont, pour la plupart, très-incomplètes ou absolument erronées. De Saussure lui-même s’en faisait une très-fausse idée, quoiqu’il en eût observé un très-grand nombre ; elles résultent, selon lui, de la tendance qu’auraient les glaces à se presser vers le milieu des vallées où elles entraîneraient avec elles les terres et les pierres dont elles sont couvertes. Cette tendance est à ses yeux une conséquence de la forme même des vallées dont le fond est plus excavé que les bords. « La preuve de cette vérité, » dit-il[3], « c’est que vers la fin de l’été on voit en bien des endroits, surtout dans les vallées les plus larges, des vides considérables entre le pied de la montagne et le bord du glacier ; et ces vides proviennent, non seulement de la fonte des glaces latérales, mais encore de ce qu’elles se sont écartées en descendant vers le milieu de la vallée. Pendant le cours de l’hiver suivant ces vides se remplissent de neiges ; ces neiges s’imbibent d’eau, se convertissent en glace. Les bords de ces nouvelles glaces les plus voisines de la montagne se couvrent de nouveaux débris ; ces lignes couvertes s’avancent à leur tour vers le milieu du glacier ; et c’est ainsi que se forment ces bancs parallèles qui se meuvent obliquement d’un mouvement composé, résultant de la pente du sol vers le milieu de la vallée et de la pente de cette même vallée vers le bas de la montagne. »

Cette manière d’expliquer les moraines médianes, quoique très-ingénieuse, est complètement erronée, comme on va le voir, ce qui ne l’a pas empêché de réunir les suffrages de tous les météorologistes. En admettant que les glaces se portent continuellement des bords vers le milieu de la vallée, on est forcé d’admettre, en même temps, que la glace y chemine plus vite que sur les bords : si cela était, il faudrait que les crevasses, qui se forment transversalement, fussent plus inclinées vers le milieu du glacier que vers les bords. Or c’est tout le contraire qui a lieu. Les crevasses, ainsi que nous l’avons vu plus haut, sont généralement en forme de segment d’arc, ayant leurs extrémités dirigées vers le bas du glacier. Dans l’hypothèse de Saussure, il faudrait de plus que chaque hiver donnât lieu à une nouvelle moraine médiane, et que toutes fussent dirigées obliquement du dehors en dedans ; or je n’ai rien vu de semblable dans aucun glacier ; elles ont, au contraire, une tendance à se diriger de dedans en dehors, conformément aux lois générales de la marche des glaciers.

Quant aux vides que l’on aperçoit souvent entre le pied de la montagne et le bord du glacier, ils ne prouvent en aucune manière que la glace se porte vers le milieu de la vallée. Ils sont, pour la plupart, le résultat de la fonte opérée par la chaleur que réfléchissent en été les parois de la vallée. Il est vrai que pendant l’hiver ils se remplissent de neige ; mais cette neige contribue rarement à l’accroissement du glacier, dans sa partie inférieure ; elle se dissout au contraire avant d’avoir eu le temps de se transformer en glace ; et l’on comprend en effet que si les parois de la vallée facilitent si fort la fonte du glacier dont la masse est compacte, elles doivent exercer une influence bien plus dissolvante encore sur la neige.

Au lieu d’aller chercher si loin l’explication d’un phénomène aussi simple que l’est celui des moraines médianes, il suffit d’examiner un instant les glaciers où l’on en rencontre, pour se convaincre qu’elles sont dues uniquement à la rencontre de deux glaciers dont les moraines se réunissent. La meilleure preuve que l’on puisse en alléguer, c’est qu’il n’y a de moraines médianes que sur les glaciers composés, tandis que les glaciers simples en sont toujours dépourvus. Ces moraines médianes cheminent à la surface du glacier sous la forme de remparts plus ou moins élevés ; elles se laissent poursuivre à de grandes distances ; mais lorsque le cours du glacier est très-long, elles finissent par se confondre avec les moraines latérales, à raison de la marche plus rapide de la masse entière sur les bords qu’au milieu, de la même manière que les blocs épars sur les glaciers simples finissent toujours par aller se mêler aux moraines latérales. Quelquefois les moraines médianes, au lieu de former des lignes continues, se présentent sous la forme d’amas isolés d’un volume très-considérable. Ces amas que je distingue sous, le nom de moraines passagères, proviennent de chutes ou d’éboulemens locaux survenus sur un point des rives du glacier et qui après avoir gagné la surface de ce dernier, y cheminent de la même manière que les moraines médianes continues. Ces moraines d’éboulement sont surtout fréquentes dans les glaciers qui reçoivent beaucoup de petits affluens, tels que le glacier inférieur de l’Aar.

Les moraines médianes, quelles qu’elles soient, supposent toujours un glacier composé, résultant de la réunion de deux ou plusieurs glaciers simples. Il y a des glaciers sur lesquels on en distingue deux, trois, quatre et même davantage, qui de loin se présentent comme autant de bandes parallèles noires, au milieu de la surface blanche du glacier. Le grand glacier de Zermatt en montre quatre à l’endroit où nous le traversâmes en face de la cime du Mont-Rose. Ce sont les moraines de la Porte-Blanche, du Gornerhorn, du Mont-Rose et celle qui sépare le grand glacier du Mont-Rose du petit glacier du même nom. Plus bas de nouvelles moraines médianes viennent s’ajouter aux anciennes, à mesure que de nouveaux affluens débouchent dans ce grand fleuve de glace : ce sont celles du Lyskamm, du Breithorn et de la Furkeflue ; mais à mesure qu’elles apparaissent sur la rive gauche, celles qui avoisinent la rive opposée commencent à se confondre : les moraines de la Porte-Blanche et du Gornerhorn se confondent les premières ; puis, après avoir cheminé quelque temps ensemble, leurs débris viennent se mêler à la moraine du Riffel, qui est la moraine riveraine de droite (voyez Pl. 2). De même les moraines du Mont-Rose et celles du Breithorn, du petit Cervin, etc., finissent aussi par se confondre, Pl. 5, si bien qu’à l’extrémité du glacier de Zermatt, on ne distingue plus que des lambeaux de deux moraines médianes, Pl. 6.

Les moraines médianes sont en général d’autant plus puissantes, que les glaciers sur lesquels elles reposent ont fait plus de chemin avant de se réunir, et cela est facile à concevoir ; car un glacier qui a cheminé long-temps isolé entre des parois de rochers doit nécessairement avoir amassé plus de débris qu’un petit glacier qui vient à peine de se détacher d’un grand plateau de glace. La moraine médiane du glacier inférieur de l’Aar est, de toutes celles que je connais, la plus remarquable par son étendue et par sa hauteur (voyez Pl. 14) ; aussi naît-elle de la réunion de deux grands glaciers, le glacier du Lauteraar et le glacier du Finsteraar, qui, avant de se rencontrer dans leur cours, ont franchi l’un et l’autre un espace de plusieurs lieues. Cette moraine que j’ai représentée Pl. 14, avec la cabane construite à sa surface par M. Hugi en 1827, est tellement puissante, qu’à une demi-lieue du point de confluence des deux glaciers, elle a déjà plusieurs centaines de pieds de large. Elle s’étend sur toute la longueur du glacier et maintient en quelque sorte la séparation primitive entre le glacier du Finsteraar et le glacier du Lauteraar jusqu’à l’issue des glaciers réunis. Vue du sommet du Sidelhorn, elle fait l’effet d’un large mur noir séparant deux routes blanches.

Lorsque par l’effet de la rencontre de deux glaciers les moraines latérales se confondent pour former une moraine médiane, l’on remarque ordinairement, au point de confluence, une dépression plus ou moins profonde, qui est la conséquence nécessaire de leur forme primitive. En effet, toute moraine latérale présente à son bord extérieur un talus plus ou moins incliné vers les parois qui l’encaissent ; or, du moment que deux glaciers viennent à confluer dans un même lit, c’est par leurs moraines latérales qu’ils se touchent d’abord, et comme le talus est anticlinal, ou incliné en sens opposé, comme les deux jambages d’un V, il doit nécessairement en résulter une dépression médiane. Mais cette dépression disparaît bientôt, et souvent même, lorsqu’il s’agit de puissantes moraines, se transforme en une arête très-saillante, comme c’est le cas de la grande moraine médiane du glacier inférieur de l’Aar (Pl. 14) et de la moraine des glaciers réunis du Breithorn et du Lyskamm, dans le grand glacier de Zermatt (Pl. 2).

L’explication de ce singulier phénomène n’est pas bien difficile ; elle est tout entière dans les propriétés physiques des blocs comme conducteurs de la chaleur, comparées à celles de la glace elle-même ; ici encore, il faut distinguer entre les fragmens d’un certain volume et les graviers : les premiers, comme l’a fort bien démontré de Saussure, protègent la glace contre l’action dissolvante du soleil, tandis que les derniers en accélèrent la fonte. Cette action diverse de corps semblables ayant les mêmes propriétés physiques peut paraître paradoxale au premier coup-d’œil ; cependant elle n’en est pas moins naturelle, et voici comment : les grands blocs acquièrent, à leur surface, sous l’influence des rayons solaires, une température qui est de beaucoup supérieure à celle de la glace ; mais cette température ne se communique pas à toute leur masse ; d’où il résulte que, tandis que leur face supérieure est à une température élevée, leur surface inférieure conserve la température du glacier, en même temps qu’elle protège l’espace qu’elle recouvre contre l’action des rayons solaires et des vents secs. Tout le contraire a lieu pour les petits fragmens et les graviers ; ceux-ci, à raison de leur volume, transmettent facilement à toute leur masse la chaleur que leur face supérieure emprunte aux rayons du soleil. Ils acquièrent ainsi en peu de temps une température assez élevée, et, fondant la glace autour et au-dessous d’eux, ils pénètrent dans la masse du glacier. Mais ils ne s’y enfoncent pas indéfiniment ; je n’en ai jamais vu à plus d’un pied de la surface, et cela se comprend : aussi long-temps qu’ils sont à la surface, ils reçoivent la chaleur extérieure, non seulement par leur face supérieure, mais aussi latéralement. Une fois enfoncés dans le glacier, leur surface supérieure lui est seule accessible, tandis que leurs autres faces subissent au contraire l’influence réfrigérente du glacier ; il en résulte qu’ils doivent se maintenir à un niveau à-peu-près constant, qui est la résultante de l’action combinée du soleil et du glacier. En général, plus un fragment est petit et plus il s’enfonce facilement ; mais lorsque les graviers s’accumulent de manière à former une couche épaisse, ils ne sont plus susceptibles de fondre la glace, mais la protègent au contraire à la manière des grands blocs (voy. Chap. 10). Les plus gros fragmens que j’ai vus au-dessous du niveau de la surface du glacier n’avaient pas un pied cube ; or, comme les moraines sont en général composées de gros fragmens, elles protègent la partie du glacier qu’elles recouvrent contre les agens destructeurs extérieurs ; de cette manière elles se trouvent non seulement bientôt au-dessus du reste de la surface, mais leur hauteur va continuellement en augmentant jusqu’à ce que les parois deviennent tellement escarpées que les blocs roulent en bas. La moraine s’élargit ainsi, les endroits occupés par les blocs redeviennent accessibles aux influences extérieures et tendent à se mettre au niveau de la surface du glacier ; ceci nous explique pourquoi les moraines médianes, d’abord hautes et étroites, unissent par s’élargir de plus en plus.

Les mêmes choses se passent de la même manière dans les moraines riveraines, lorsque celles-ci gisent sur le glacier même ; mais comme elles reçoivent continuellement de nouveaux blocs des parois de la vallée, il arrive qu’alors même qu’un rempart s’écroule de la manière que nous venons de le signaler, il s’en forme bientôt un nouveau, de sorte que beaucoup de moraines riveraines se maintiennent en dos d’âne dans toute leur longueur. Il existe une très-grande diversité de formes et de dimensions entre les moraines d’un seul et même glacier. Souvent l’une est très-puissante, tandis que l’autre est très-mince. Cette différence est surtout frappante dans les glaciers composés. C’est ainsi que le glacier inférieur de l’Aar compte plusieurs moraines médianes outre la grande moraine dont il a été question plus haut (voy. pl. 14) ; mais elles se confondent bientôt avec la moraine latérale droite. Sur le glacier du Lauteraar et du Finsteraar, nous en vîmes surgir plusieurs du sein du glacier, à une hauteur de 8 000′. La glace était, à la surface, incohérente et grumeleuse ; mais elle paraissait plus compacte et plus unie le long des blocs. Nous vîmes ainsi le phénomène du mouvement ascensionnel des blocs, dont nous avons parlé plus haut (pag. 105), se répéter cent et mille fois[4]. La grande moraine, quoique plus rapprochée de la rive gauche que de la rive droite, se maintient comme moraine médiane jusqu’au moment où elle se réunit aux deux moraines riveraines latérales, pour recouvrir toute la surface de l’extrémité du glacier d’une nappe de bloc uniforme.

Les crevasses exercent une influence très-marquée sur la forme des moraines médianes et latérales. En déplaçant continuellement les blocs qui les composent, elles les empêchent de s’élever sous forme de rempart ; et dans les parties très-escarpées du glacier on a souvent de la peine à reconnaître les moraines au milieu des aiguilles et des déchirures sans nombre qui se rencontrent partout où la pente est considérable. Il arrive ainsi que lorsqu’on examine un glacier très-escarpé, du haut d’une sommité, on voit la moraine s’effacer plus ou moins avec l’apparition des aiguilles. Tous ces énormes blocs qui plus haut formaient une moraine très-distincte, sont cachés dans les crevasses ; mais lorsque l’on porte ses regards au-delà des aiguilles, on est tout étonné de voir la moraine reparaître à mesure que les crevasses se referment et que le glacier reprend un aspect plus régulier (voy. Pl. 10). Beaucoup de voyageurs, absorbés sans doute dans la contemplation des aiguilles et de leurs parois brillantes, n’ont point fait attention à cette réapparition des moraines, ou du moins ne lui ont point accordé une attention suffisante. D’autres, trop préoccupés d’idées systématiques, ont prétendu que les moraines n’étaient jamais affectées par les crevasses[5]. Mais il suffit de jeter un coup d’œil sur les planches 3, 4, 8 et 10, pour s’assurer qu’il n’en est rien et que les crevasses n’épargnent pas plus les moraines que le reste du glacier.

En général les moraines médianes se maintiennent rarement dans leurs rapports primitifs sur toute la longueur du glacier ; les mêmes causes qui tendent à rejeter sur les bords les blocs épars de la surface, tendent également à disloquer les moraines médianes et à les refouler vers les bords du glacier. C’est ainsi que les nombreuses moraines médianes du glacier de Zermatt tendent de plus en plus à se réunir dans sa partie médiane (pl. 3 et 4) ; elles ne forment même plus que deux larges bandes, dans sa partie inférieure (Pl. 5), et à son extrémité ces deux bandes se répandent sur toute la surface du glacier, sous la forme de lambeaux détachés (Pl. 6), qui sont ici bien différens de ces belles moraines continues que l’on observait plus haut.

Pour épuiser la question des moraines médianes, il me reste à examiner deux phénomènes très-remarquables qui en dépendent, savoir, les moraines obliques avec les lambeaux de différente nature qui se détachent des moraines principales, et les traînées parallèles de gravier qui regagnent en rayonnant les bords.

Les moraines obliques se rencontrent toujours entre des moraines médianes, dont elles sont une simple modification ; elles se forment lorsque les moraines latérales de deux glaciers d’inégale dimension se confondent de manière à former une moraine qui, au lieu de marcher régulièrement comme une moraine médiane, dans le sens du mouvement progressif des deux glaciers, est plus ou moins refoulée sur l’un des glaciers et prend une direction oblique. Aussi cette obliquité de certaines moraines médianes varie-t-elle considérablement ; sur le glacier de l’Aar j’en ai observé qui provenaient des affluens du Finsteraar et qui étaient très-peu inclinées (Pl. 14), tandis que sur le glacier de Zermatt on en voit quelques-unes au pied du Gornerhorn qui sont à-peu-près transversales et qui proviennent de la manière dont le glacier du Gorner prend de flanc le grand glacier du Mont-Rose (Pl. 1). Comme ces moraines ne sont pas alignées dans le sens de la marche générale du glacier, elles se dispersent bientôt et se confondent soit avec les moraines médianes régulières, soit avec les moraines latérales.

Il arrive aussi que lorsque le glacier a une marche sinueuse et qu’après avoir dépassé une saillie il avance dans une anse rentrante, sa moraine latérale se démembre et émet des lambeaux sur le glacier, qui suivent la ligne directe du mouvement général au lieu de continuer à marcher le long de ses bords ; c’est ce que j’ai observé dans la partie inférieure du glacier de Zermatt, à l’angle d’Auf-Platten (Pl. 5). Ces lambeaux se dispersent promptement de la même manière que les moraines obliques. Sur le glacier de Viesch, dont la moraine médiane est très-sinueuse à raison des contours fréquens que le glacier fait dans son lit anguleux, il se détache aussi de nombreux lambeaux irréguliers de la moraine médiane, qui se dispersent complètement sur la surface du glacier, vers son extrémité inférieure (Pl. 10).

Les traînées régulières et parallèles de grains de sable que l’on poursuit quelquefois sur de très-grandes étendues, le long des moraines médianes, me paraissent être un effet de la dilatation de la surface chargée de débris, combiné avec le mouvement progressif de toute la masse. Les petits grains de sable épars n’agissant pas comme les gros blocs, tendent à former des séries longitudinales et parallèles qui se transforment quelquefois en rainures et qui servent même souvent de lit aux petits filets d’eau qui coulent le long des moraines. Nulle part je n’ai observé ce phénomène d’une manière aussi frappante que sur la mer de glace de Chamounix, en 1838 ; je l’ai également remarqué sur le glacier de l’Aar, et ce qui m’a confirmé dans l’explication que j’en donne, c’est qu’ici, Pl. 14, on remarque sur le côté gauche de la grande moraine une petite moraine qui lui est parallèle et qui me paraît s’en être détachée de la même manière que les traînées de sable dont je viens de parler se détachent des moraines en général.

Le phénomène des nappes de blocs, dont j’ai parlé au commencement de ce chapitre, a lieu lorsqu’un glacier très-chargé de moraines se rétrécit prés de son extrémité. Les moraines s’étalent alors sur toute la surface du glacier et le recouvrent complètement, quelquefois jusqu’à une grande distance de son issue. Ce phénomène ne peut se produire que sur les glaciers très-peu inclinés, où les crevasses sont peu nombreuses ; car dans le cas contraire, les blocs, au lieu de former une nappe continue à la surface du glacier, tomberaient dans les crevasses et laisseraient la glace à découvert, comme cela a lieu dans la plupart des glaciers (voyez les glaciers de Zermatt et de Viesch, pl. 6 et 9). Les nappes de blocs ne sont donc pas autre chose que des moraines latérales et médianes disloquées, étalées et confondues. Ce mélange ne s’opère que très-insensiblement ; et comme c’est toujours le milieu du glacier qui se trouve envahi le dernier, l’on voit ordinairement une bande blanche s’avancer en forme de pointe dans la surface sombre de la nappe de blocs ; de loin l’on dirait que c’est le glacier qui se termine ainsi en pointe, tandis qu’il se prolonge encore souvent jusqu’à une très-grande distance sous la nappe de blocs. On remarque rarement à la surface des nappes de blocs de ces alternances brusques de niveau, comme on en rencontre en longeant les moraines latérales et les moraines médianes, mais elles ont ordinairement une tendance à se déprimer vers le milieu ; c’est tout le contraire de ce que l’on observe dans les glaciers dont la surface est à découvert, et où le centre est renflé, tandis que les flancs sont ordinairement déprimés.

Jusqu’ici je n’ai observé le phénomène des nappes de blocs que dans les glaciers composés. Je citerai comme exemple le grand glacier de Zmutt, dans la vallée de St-Nicolas, qui se compose de la réunion de cinq glaciers, et dont la surface est entièrement recouverte de blocs jusqu’à un quart de lieue de son issue. On reconnaît encore, même à l’extrémité du glacier, l’origine diverse des moraines, qui sont venues se confondre dans cette grande nappe de blocs ; son flanc droit, composé essentiellement de gabbro et de roches granitiques, présente de loin une teinte bleuâtre, tandis que le flanc gauche paraît roussâtre, ce qui est dû à l’oxidation des roches serpentineuses qui composent en grande partie la moraine gauche. Le milieu de la nappe est un mélange des deux roches. Mais la plus remarquable de toutes les nappes de blocs que l’on puisse citer, c’est sans contredit celle du glacier inférieur de l’Aar ; jusqu’à une demi-lieue en amont de son extrémité, le glacier n’est recouvert que de débris de rochers, au point que l’on ne se douterait même pas que l’on chemine sur un glacier, si l’on ne rencontrait de temps en temps une crevasse.

Les moraines terminales, que les habitans de l’Oberland bernois désignent sous le nom bien plus caractéristique de décombres du glacier (Gletscherschutt) différent des moraines médianes et latérales, en ce qu’elles ne reposent jamais sur le glacier même : ce sont des digues ou des remparts qui se forment en avant de l’extrémité du glacier, et que celui-ci pousse incessamment devant lui, en accumulant tous les matériaux mobiles qui se trouvent sur son passage. Lorsqu’au contraire le glacier est en retrait, il forme chaque année une nouvelle moraine terminale, jusqu’à ce que survienne de nouveau une crue des glaces qui refoule tous ces remparts en avant, pour n’en former qu’une seule moraine terminale. Dans la plupart des cas la moraine terminale se lie directement aux moraines latérales, comme on le voit dans notre Pl. 10 : mais cette continuité cesse nécessairement, lorsque le glacier est en retrait, pour reparaître dès que le glacier redevient stationnaire ou recommence à s’avancer[6]

La formation des moraines terminales est due en partie aux débris qui tombent de la surface même du glacier. Lorsque, par un beau jour d’été, l’on se trouve en face de l’extrémité du glacier, il n’est pas rare de voir des blocs se détacher de la surface et glisser le long des parois terminales, pour venir s’unir à la moraine qui est à ses pieds. Une autre cause plus efficace que la précédente, consiste dans le résidu de la couche de boue qui est entre le glacier et le sol sur lequel il repose. Cette couche provient des blocs qui, après être tombés dans les crevasses, sont restés au fond, et y ont été triturés par la pression de la masse de glace et du frottement résultant de sa marche progressive. En certains endroits les moraines terminales sont presque exclusivement composées d’un terrain trituré de cette manière, qui peut même servir à l’agriculture. Nous avons vu l’année dernière un champ de pommes-de-terre cultivé sur la moraine du glacier de Zermatt, dont l’extrémité n’en était séparée que par un espace de quelques pieds. C’est un terrain très-léger qui se distingue de la terre végétale ordinaire par une grande quantité de paillettes de mica très-brillantes, qui proviennent du granit et du schiste micacé décomposé. Le glacier supérieur du Grindelwald peut aussi être rangé parmi ceux qui repoussent le plus de boue à leur base ; la couche a plusieurs pouces d’épaisseur, et l’on voit qu’elle a puissamment contribué à la formation des hautes moraines terminales qui le bordent.

La plus grande variété règne dans le nombre et la puissance de ces moraines terminales ; il y a des glaciers qui, quoique très-chargés de débris, n’en ont que de très-faibles ; témoin le glacier inférieur de l’Aar ; tandis que d’autres en ont de très-considérables. La plus belle moraine terminale que l’on puisse voir est celle du glacier de Viesch, que j’ai représentée Pl. 9 ; elle s’élève autour de l’extrémité du glacier, comme un vaste cirque, dans lequel la rivière qui s’échappe du glacier s’est creusé une issue. Sa hauteur est en plusieurs endroits de plus de 30 pieds sur une largeur bien plus considérable.


  1. Les fragmens de roches mobiles qui s’arrondissent le plus sont ceux qui, gisant sous le glacier, sont triturés à sa surface inférieure entre la roche solide et la glace compacte, et souvent réduits aux plus petites dimensions. Aussi trouve-t-on ordinairement sous les glaciers, vers leur extrémité inférieure, des accumulations considérables de galets de différentes grandeurs complètement arrondis ; mais on n’y rencontre jamais de grands blocs anguleux ; ceux-ci ne se voient que sur le glacier même, où ils avancent sans changer notablement de place, par le seul effet du mouvement de la glace.
  2. Pour la première fois depuis que je parcours les glaciers, j’ai observé cette année (1840) au glacier supérieur de Grindelwald un caillou engagé dans la glace compacte ; mais j’ai pu également me convaincre qu’il y avait été introduit par une crevasse qui s’était complètement refermée en cet endroit.
  3. Voyage dans les Alpes, Tom. I, p. 382.
  4. Dans ce cas-ci, c’est bien à travers la glace compacte que les blocs arrivent à la surface. Ce fait nous prouve que la glace du glacier proprement dit subit encore continuellement des modifications analogues à celles qu’éprouvent les névés, par suite de l’infiltration des eaux qui coulent à sa surface. Dans une masse aussi compacte, l’ascension doit naturellement s’opérer beaucoup plus lentement que dans le névé ; mais le fait qu’autour et dessous les blocs, la glace est toujours plus compacte qu’à distance, nous prouve que, dans ce cas-ci, le bloc influe sur sa base et autour de lui de la même manière que dans les régions supérieures.
  5. Hugi, Naturhistoriche Alpenreise, p. 359.
  6. On conçoit d’avance que les grands glaciers qui sont allés continuellement en décroissant, aient laissé devant eux, en se retirant, autant de moraines terminales concentriques qu’ils ont éprouvé de moment d’arrêts dans leur retrait. Nous verrons plus tard en examinant les anciennes moraines quelle immense extension les glaciers ont eue jadis.