Évangéline/Au lecteur

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 5-12).

AU LECTEUR


La critique m’ayant montré quelques taches dans ma première traduction d’Évangéline, j’avais à cœur de retoucher, de polir, de perfectionner mon œuvre. Cependant je ne me serais probablement pas décidé à la livrer de nouveau au public assez indifférent, si je n’avais été sollicité par un homme que je vénère beaucoup, et que j’appellerai avec raison mon Mécène, puisqu’il m’a protégé depuis longtemps et avec fidélité.

Je n’ai jamais prétendu faire une traduction tout à fait littérale. J’ai un peu suivi mon caprice. Parfois j’ai ajouté, j’ai retranché parfois ; mais plutôt dans les paroles que dans les idées. J’ai respecté partout les sentiments du poète Américain. Dans cette deuxième édition, j’ai rendu la vie à Évangéline que, dans ma première traduction, j’avais laissé mourir, par pitié, en même temps que son Gabriel.

Je devais publier à Paris cette nouvelle édition du poème Acadien. Cependant pour des raisons qu’il serait au moins superflu de raconter à mes bienveillants lecteurs, j’ai dû rappeler mes humbles manuscrits au foyer paternel. Je ne me flattais pas d’éblouir le monde parisien, bien qu’aujourd’hui les grands poètes de la France soient à peu près tous rentrés sous terre, et que ceux qui survivent ne volent pas toujours très-haut. Je connais assez les préjugés des petits-neveux d’outre-mer de mes ancêtres, et leur antipathie pour tout ce qui n’est pas français, pour savoir que le barde sauvage des bords lointains du St. Laurent n’aurait pas, un seul instant, suspendu la foule parisienne aux accords de son luth.

J’aurais été flatté tout de même de voir la Patrie de mes Pères se tourner vers cette rive Canadienne où un million de ses enfants conservent encore sa foi, sa langue et ses coutumes, et lui donner un sourire de reconnaissance.

Si mon livre a du mérite, ce mérite est dû à mon amour de cette langue, de cette foi, de ces coutumes que la France nous a léguées, seul héritage que nul n’a pu nous ravir ! Il est dû aussi à l’intérêt que je porte à l’Acadie, cette sœur du Canada si indignement traitée par ses vainqueurs.

Les Acadiens comme les Canadiens ont conservé le culte du souvenir. Les uns et les autres sont encore ce qu’étaient leurs aieux sous le règne du bon roi Henri IV. Dans les campagnes qui bordent le St. Laurent, comme sur les rivages de l’ancienne Acadie où sont restés les descendants des fils de la France, le voyageur retrouve le même attachement à la foi catholique, attachement que les persécutions les plus cruelles n’ont pu ébranler, la même urbanité, le même amour de la nationalité, amour sublime qui réunit toutes les amours et prête à un peuple quelque faible qu’il soit, une énergie et une vigueur qui tiennent du prodige.

Il est étonnant de retrouver encore des villages, des comtés même tout peuplés d’Acadiens, dans cette Acadie où la cruelle Albion a promené la torche incendiaire et le fer meurtrier de ses soldats inhumains.

C’était le 5 septembre 1755, l’Acadie se mirait dans les flots de l’Atlantique et du Bassin des Mines, riche, paisible et souriante comme une fiancée ; tout-à-coup, l’Angleterre jalouse de la prospérité des colons français, arme une flotte, choisit les plus envieux de ses enfants et les plus barbares de ses soldats, et les lâche comme une meute enragée sur l’heureuse colonie. On appelle l’hypocrisie et la trahison au secours de la violence. Comme toujours la cruauté est peureuse. Les Acadiens surpris, dépouillés de leurs armes, sont enchaînés comme des criminels, embarqués pèle mêle sur les vaisseaux Anglais, et transportés sur les bords étrangers où les attendent la faim et le dénûment, la persécution et la mort : car bien peu d’entre les exilés d’Acadie ont pu comme le père Basile Lajeunesse, l’un des héros du poème, chanter l’hospitalité généreuse, la richesse et la liberté de la grande colonie Anglaise. La plus part au contraire ont été repoussés avec malice, bafoués et maltraités. Dans la Pennsilvanie, on a voulu réduire en esclavage ces malheureux déportés. Ce n’est pas ainsi aujourd’hui que l’exilé est accueilli dans la grande république.

Qu’elle a donc été lamentable la destinée de ce pauvre petit peuple Acadien ! et par quel prodige subsiste-t-il encore, disséminé, il est vrai, mais toujours reconnaissable, toujours le même que le bon peuple chanté par Longfellow. Aujourd’hui les barrières qui nous séparaient de ce peuple sont tombées. Nous n’avons plus qu’une même patrie, le Canada. La Providence qui fait surgir les nations et qui les fait entrer dans le néant, a sans doute les yeux ouverts sur nous. Elle ne nous a pas dirigés pendant trois siècles à travers les écueils et les dangers de toutes sortes pour ensuite nous laisser périr tout-à-coup. Un peuple qui aime sa langue, sa foi et ses coutumes jusqu’au martyre peut bien être accablé, vaincu, tyrannisé, mais il ne saurait périr tout entier.

L. Pamphile Lemay.
Québec, 1er Juillet 1870.

L’on me saura gré peut-être de ce que je reproduits ici la lettre vraiment flatteuse que le grand poète Américain m’a fait l’honneur de m’adresser, lorsque parut ma première traduction d’Évangéline.


Cambridge, près Boston, 27 Octobre 1865.
Cher Monsieur,

Permettez-moi de vous féliciter de la publication de votre ouvrage et des heureuses pensées qui s’y trouvent si élégamment exprimées, ainsi que du talent poétique et du vif sentiment de la nature qu’il révèle.

Mais laissez-moi surtout vous remercier de cette partie de votre livre que vous avez bien voulu consacrer à la traduction d’Évangéline. Je vous dois la plus grande reconnaissance pour cette marque de votre bienveillance, non-seulement parce que vous avez bien voulu faire choix de cette œuvre pour sujet de traduction, mais encore parce que vous avez rempli cette tâche toujours difficile, avec tant d’habileté et de succès.

Je n’ai qu’une seule réserve à faire : vous faites mourir Évangéline :

« Elle avait terminé sa douloureuse vie. »

Cependant, je ne vous querellerai pas pour cela. Mon but n’est pas de critiquer, mais de vous remercier et de vous dire combien je suis heureux de l’honneur que vous m’avez fait.

Espérant que le succès de votre livre surpassera même vos plus grandes espérances.

Je demeure, cher monsieur,
votre obéissant serviteur,

Henry W. Longfellow.