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Évangéline/Partie I, Chapitre I

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 17-31).


PREMIÈRE PARTIE

I


Sous le ciel d’Acadie, au fond d’un joli val,
Et non loin des bosquets qui bordent le cristal
Que déroule, tantôt sous les froides bruines,
Tantôt sous le soleil, le grand Bassin des Mines,
On aperçoit encor, paisible, retiré
Et loin de ce qu’il fut, le hameau de Grand Pré.
Du côté du levant de beaux champs de verdure
Offraient à cent troupeaux une grasse pâture
Et donnèrent jadis au village son nom.
Pour arrêter les flots le vigilant colon,

À force de travail et de rudes fatigues,
Éleva de ses mains de gigantesques digues
Qu’au retour du printemps on voyait s’entr’ouvrir,
Pour laisser l’océan s’élancer et courir
Sur le duvet des prés devenus son domaine.
Au couchant, au midi, jusqu’au loin dans la plaine
S’étendaient des vergers et des bouquets d’ormeaux,
Le lin vert balançait ses frêles chalumeaux
Et le blé jaunissant, ses tiges plus robustes ;
Vers le nord surgissaient mille sortes d’arbustes
Des bois mystérieux et de sombres halliers ;
Et, sur les hauts sommets des monts irréguliers,
De magiques brouillards, des brumes éclatantes,
Se paraient au soleil de couleurs inconstantes
Et semblaient admirer le vallon dans la paix
Sans oser cependant y descendre jamais.

C’est là qu’apparaissaient, charmantes et coquettes,
Les maisons du hameau qui toutes étaient faites
Avec du bois de chêne, ou d’orme ou de noyer,
Comme le paysan bâtissait son foyer.
Dans la terre Normande, alors que le trône
S’asseyaient les Henri. Un chaume frais et jaune
Arrange par faisceaux, recouvrait tous les toits ;
Des lucarnes laissaient, par les châssis étroits,
Pénétrer le soleil jusqu’au fond des mansardes,
Lorsque tournant au vent, les girouettes criardes
S’illuminaient des feux d’un beau soleil couchant,
Dans les beaux soirs d’été, lorsque l’herbe du champ
Exhalait son arôme et tremblait à la brise,
Sur le seuil de la porte avec leur jupe grise,
Leur blanche capeline et leur mantelet noir,
Les femmes du hameau venaient gaiement s’assoir,
Et filaient leur quenouille ; et les brunes fillettes
Unissaient leurs chansons au bruit clair des navettes

Tournant sur les métiers leurs essieux de roseau,
Au joyeux ronflement du rapide fuseau.
Le pasteur du village, humble et vénéré prêtre,
Alors ne tardait pas d’ordinaire à paraître.
En le voyant venir d’un pas majestueux
Tous les petits enfants cessaient leurs bruyants jeux,
Leurs courses dans les prés, leurs cris de toutes sortes
Et retournaient s’asseoir en rang devant les portes.
Arrêtant leurs fuseaux, les femmes se levaient,
Et, par des mots polis, toutes le saluaient.
Bientôt les laboureurs revenant de l’ouvrage
À l’étable menait leur pesant attelage.
Le soleil émaillait la pente du coteau :
Et ses derniers rayons, comme des filets d’eau,
Jusques au fond du val, glissaient de roche en roche.
De sa voix argentine au même instant la cloche
Annonçait l’angelus et le déclin du jour.
Et, pardessus les toits et les monts d’alentour,

On voyait la fumée en colonnes bleuâtres,
Comme des flots d’encens, s’échapper de ces âtres
Où l’on goûtait la paix, le plus divin des biens.


Ainsi vivaient alors les simples Acadiens :
Leurs jours étaient nombreux et leur mort était sainte.
Libres de tout souci comme de toute crainte.
Leurs portes n’avaient point de clef ni de loquet ;
Car dans l’ombre des nuits nul n’était inquiet ;
Et, chez ces bonnes gens, on trouvait la demeure
Ouverte comme l’âme, à chacun, à toute heure.
Là le riche vivait avec frugalité,
Le pauvre n’avait point de nuits d’anxiété.


Sur une grande ferme attachée au village,
Et tout près du bassin, au milieu du feuillage,

On voyait, autrefois une belle maison
À l’air un peu coquet avec son blanc pignon :
C’était là qu’habitait Benoît Bellefontaine.
Il avait avec lui, dans ce joli domaine,
La jeune Évangéline, une suave fleur.
Tous deux vivaient heureux. Benoît avait du cœur,
Une haute stature, un bras fort, un front hâve.
Un œil intelligent mais peut-être un peu cave,
Une démarche ferme et soixante-et-dix ans.
Avec son teint de bronze et ses longs cheveux blancs
Il était comme un chêne au milieu d’une lande,
Un chêne que la neige orne d’une guirlande.
Et cette jeune fille, elle était belle à voir,
Avec ses dix-sept ans, son front pur, son œil noir
Qu’ombrageait une épaisse et longue chevelure ;
Comme au bord de la route une discrète mûre
Dérobée à demi par un épais buisson !
Elle était belle à voir, au temps de la moisson,

Lorsqu’elle s’en allait à travers la prairie,
Avec son corset rouge et sa jupe fleurie,
Porter aux moissonneurs assis sur les guérets,
Chaque jour, un flacon tout plein de cidre frais !
Mais les jours de dimanche elle était bien plus belle !
Quand la cloche sonnait dans la haute tourelle.
Que le prêtre, en surplis, bénissait, au saint lieu,
Le peuple rassemblé pour rendre hommage à Dieu,
On la voyait venir le long de la bruyère,
Tenant dans sa main blanche un livre de prière
Ou les grains vénérés d’un humble chapelet.
Elle portait alors élégant mantelet,
Jupon bleu, souliers fins, chapeau de Normandie,
Et brillants anneaux d’or qu’aux rives d’Acadie
Une aïeule de France autrefois apporta ;
Que la mère, en mourant, à sa fille quitta
Comme un gage sacré, comme un saint héritage
Mais un éclat plus doux inondait son visage
Quand, venant de confesse à l’approche du soir,
Elle passait sans bruit sur le bord du trottoir

Adorant dans son cœur Dieu qui l’avait bénie.
On aurait dit alors qu’une pure harmonie
Comme un accord qui meurt sur ses pas s’élevait.
La maison du fermier en ces temps se trouvait
Sur un charmant côteau dont la pente riante
S’inclinait, par degrés, vers la rive bruyante.
Le sentier pour s’y rendre était bordé d’ormeaux ;
Un sycomore altier, de ses vastes rameaux,
En ombrageait la porte et la sombre toiture.
À travers la prairie un sentier de verdure
Conduisait au verger tout en fleurs le printemps,
L’automne, tout en fruits. De ses bras palpitants
Une vigne enchaînait l’antique sycomore
Et protégeait l’essaim d’une ruche sonore.
Et plus bas se trouvaient, sur le flanc du coteau,
Le puits au bord mousseux, et tout auprès, un sceau
Et l’auge où s’abreuvaient les bœufs et les génisses,
Puis du côté du nord plusieurs autres bâtisses.

Les granges, les hangars protégeaient la maison
Contre les ouragans de la froide saison.
C’était là qu’on voyait les voitures diverses :
Les pesants chariots, la charrue et les herses.
La vaste bergerie où bèlaient les moutons,
Et le brillant sérail où criaient les dindons,
Où le coq orgueilleux chantait d’une voix fière,
Comme aux jours où son chant troubla l’âme de Pierre.
Les granges jusqu’au faîte étaient pleines de foin ;
Elles seules semblaient un village de loin :
Leurs toits proéminents étaient couverts en chaume,
Et le treffle fané remplissait de son baume
Le fenil où montait un solide escalier.
Là se trouvait encor le joyeux colombier
Avec ses nids moelleux, ses tendres créatures,
Ses doux roucoulements, ses amoureux murmures ;
Puis, au-dessus des toits, c’étaient les cris stridents
Des girouettes de tôle allant à tous les vents,

C’est ainsi que vivait en paix avec le monde,
En paix avec son Dieu, dans sa terre féconde,
Le fermier de Grand Pré. Sa Joie et son appui,
Toujours Évangéline était auprès de lui
Et gouvernait déjà sagement le ménage.
Plus d’un jeune amoureux à peu près de son âge,
La suivait à l’église, et priait à genoux
En reposant sur elle un œil tendre et jaloux,
Comme si cette femme avait été la sainte
Qu’il venait vénérer dans la pieuse enceinte.
Bien heureux qui pouvait toucher sa blanche main !
Marcher à ses côtés sur le bord du chemin !
Quelques-uns osaient-ils à sa porte se rendre,
Pendant qu’ils l’écoutaient sur l’escalier descendre,
Ils se seraient ceux-là demandé bien en vain
Lequel battait plus fort, ou du marteau d’airain,
Ou de leur cœur rempli d’espérance et d’angoisse.
Aux fêtes du Patron qu’invoquait la paroisse,

Vers le soir, la jeunesse assemblée au canton,
Dansait joyeusement au son du violon,
Et les garçons alors, remplis de hardiesse,
Lui répétaient tout bas quelques mots de tendresse
Mais inutilement, car de ces amoureux
Le jeune Gabriel était le seul heureux :
Gabriel Lajeunesse enfant du Gros Basile,
Un forgeron du bourg reconnu pour habile
Parmi les villageois qui l’estimaient beaucoup,
Car le peuple a jugé, de tout temps et partout,
L’état de forgeron un métier honorable.
Les célestes liens d’une amitié durable
Unissaient le fermier et le vieux forgeron.
Et leurs petits-enfants, l’espoir de leur maison,
Avaient grandi tous deux charmants, pieux et sages,
Semblables à deux fleurs sous les mêmes feuillages.
Le curé du canton, homme aux nobles désirs,
Qui méprisait la terre et dont tous les loisirs

Étaient donnés au soin de sa chère jeunesse,
Leur avait enseigné l’amour de la sagesse
En leur montrant à lire. Enfants naïfs alors
Ils se livraient ensemble, en paix et sans remords,
Aux plaisirs innocents de l’innocente enfance.
Leur leçon récitée avec obéissance,
Ils couraient à la forge où Basile, le soir,
Bien souvent, les bras nus, le visage tout noir,
Un tablier de cuir autour de la ceinture,
Sans crainte soulevait, avec une main sûre,
D’un cheval hennissant le vigoureux sabot ;
Pendant qu’auprès de lui, dans un feu de fagot
Rougissant lentement un grand cercle de roue,
Comme un serpent de feu qui se tortille et joue
Dans un brasier ardent allumé sous les bois.
À l’approche des nuits, l’automne, bien des fois,
Quand le ciel était noir, et que la forge sombre
Semblait vomir dehors des flammèches sans nombre,

Par les carreaux de vitre et les ais du lambris,
Ils venaient regarder, avec des yeux surpris,
Le soufflet haletant qui ranimait la braise,
Et réchauffer leurs doigts en causant à leur aise.
Quand ils n’entendaient plus le soufflet bourdonner,
Ni sous le dur marteau l’enclume résonner,
Alors ils comparaient à des vierges pieuses
Qui, tenant à la main leurs lampes radieuses,
Entrent au sanctuaire au milieu de la nuit.
Les étincelles d’or qui retombaient sans bruit
Et mouraient tour à tour sous les cendres éteintes,
Quand l’hiver étendait son voile aux riches teintes
On les voyait tous deux sur un léger traîneau,
Sillonner comme un trait la pente du côteau :
Souvent sur les chevrons ou le toit de la grange
Ils montaient hardiment, cherchant la pierre étrange
Que l’hirondelle apporte à son nid, tous les ans,
Quand elle l’a trouvée au bord des océans.

Pour de ses chers petits dessiller la paupière.
Heureux qui la trouvait cette étonnante pierre !
Ainsi leurs premiers jours sans pleurs et sans ennuis,
Comme un songe doré s’étaient bien vite enfuis !


Ils n’étaient plus enfants à l’époque où se passe
Le récit douloureux qu’il faut que je vous fasse.
Gabriel était homme, il aimait les travaux,
Forgeait avec son père et ferrait les chevaux.
Évangéline était une adorable femme —
Elle avait de son sexe et les espoirs et l’âme ;
On l’avait, dès longtemps, surnommée au canton :
« Le soleil d’Eulalie, » à cause, disait-on,
Qu’elle ferait régner par sa grande prudence,
Au foyer de l’époux la joie et l’abondance ;
Et que de beaux enfants au visage vermeil
Naîtraient de ses amours : ainsi que le soleil,

Qui brille le matin de la sainte Eulalie
Féconde les vergers dont chaque rameau plie
Sous le poids des fruits mûrs, veloutés, odorants,
Comme un vieillard heureux sous le poids de ses ans.