Évangéline/Partie I, Chapitre III

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 43-56).


III


Comme un frêle aviron aux mains des matelots,
Ou comme le filet dans le ressac des flots
Le notaire Leblanc était courbé par l’âge :
Son front large gardait la trace d’un orage
Et sur son col bronzé tombaient ses cheveux gris,
Pareils aux touffes d’or des épis de maïs.

À travers leur cristal ses besicles de corne
Laissaient voir la sagesse au fond de son œil morne
Il se plaisait beaucoup à faire des récits.
Père de vingt enfants, plus de cent petits-fils,
Jouant sur ses genoux, égayaient sa vieillesse —
Par leur charmant babil, et par leur gentillesse.
Pendant la guerre il fut, comme ami des anglais,
Quatre ans tenu captif dans un vieux bourg français.
Maintenant il avait une grande prudence
Et la simplicité de la naïve enfance.
C’était un bon ami : les enfants l’aimaient tous
Car il leur racontait contes de loups-garous,
Et d’espiègles lutins faisant au ciel des niches ;
Il leur disait le sort qu’avaient les blancs Létiches,
Enfants morts sans baptême, esprits mystérieux
Qui voltigent toujours cherchant partout les cieux
Et de l’enfant qui dort viennent baiser les lèvres ;
Comment une araignée éloigne toutes fièvres,

Quand on la porte au cou dans l’écale des noix ;
Comme un jour de Noël l’on entendait les voix
Des bœufs qui se parlaient au fond de leurs étables ;
Il disait les secrets, les vertus admirables
Que le peuple, autrefois, simple autant que loyal,
Prétendait découvrir dans le fer à cheval
Et le trèfle étalant quatre feuilles de neige,
Et biens d’autres récits d’ogre et de sortilège.


Aussitôt cependant que Leblanc arriva,
De son siége au foyer Basile se leva
Et, secouant le feu de sa pipe de terre,
Il dit en s’adressant au modeste notaire :
« Allons, père Leblanc, qu’avez-vous de nouveau ?
« Peut-être savez-vous ce qu’on dit au hameau
« De ces fiers bâtiments venus de l’Angleterre ? »
— « Je sais fort peu de chose et fais mieux de me taire,

Lui répondit Leblanc d’un ton de bonne humeur :
« Il est vrai qu’il circule une grande rumeur,
« Mais comme mon avis n’est jamais le plus sage
« Je dirai seulement ce qu’on dit au village,
« Je ne puis toutefois croire que ces vaisseaux
« Viennent sur notre rive apporter des fléaux ;
« Car nous sommes en paix ; et pourquoi l’Angleterre
« Ainsi nous ferait-elle éprouver sa colère ? »
— « Nom de Dieu ! » s’écria le bouillant forgeron,
Qui parfois décochait un sonore juron,
« Faut-il donc regarder toujours en toute chose,
« Le pourquoi, le comment ? Il n’est rien que l’on n’ose !
« L’injustice est partout et personne n’a tort :
« Tout le droit maintenant appartient au plus fort. »
Sans paraître observer la chaleur de Basile
Leblanc continua d’une voix fort tranquille :
« L’homme est injuste, mais le bon Dieu ne l’est pas :
« La justice triomphe à son tour ici-bas.

« Et pour preuve je vais vous redire une histoire
« Qui ne s’efface point de ma vieille mémoire :
« Elle me consolait de mon destin fatal
« Lorsque j’étais captif au fort de Port Royal.
« Un vieillard aimait bien cette histoire touchante :
« À ceux que maltraitait quelque langue méchante
« D’une voix tout émue il allait la conter :
« Je voudrais comme lui pouvoir la répéter :


— « Sous le ciel africain, dans une ville antique
« On voyait autrefois, sur la place publique,
« Une haute colonne au piédestal d’airain
« Qu’avait fait élever un puissant souverain,
« Et sur cette colonne une statue en pierre,
« Figurait la justice impartiale et fière ;
« Une large balance, un glaive menaçant
« Étaient ses attributs, et disaient au passant

« Que dans cette cité la suprême justice
« De l’opprimé toujours était la protectrice.
« Cependant la balance, au fond de ses plateaux,
« Voyait chaque printemps, bien des petits oiseaux
« Bâtir leurs nids moelleux en chantant et sans craindre
« Le glaive flamboyant qui semblait les atteindre.
« Mais petit à petit se corrompit la loi :
« Aux misères du pauvre on n’ajouta plus foi,
« Et le faible, sans cesse en butte à l’ironie,
« Dut subir du plus fort la lâche tyrannie.
« On afficha le vice, et chaque tribunal
« Outragea l’innocence et protégea le mal.


« Un jour il arriva que certaine duchesse
« Perdit un collier neuf d’une grande richesse :
« N’ayant pu le trouver elle voulut, du moins,
« Venger avec éclat et sa perte et ses soins.

« Elle accusa de vol, en face de la ville.
« Une pauvre orpheline, une pieuse fille.
« Qui depuis de longs jours la servait humblement.
« Le procès, pour la forme, eut lieu bien promptement,
« Et le juge pervers condamna la servante
« À mourir au gibet d’une mort infâmante.
« Autour de l’échafaud on vit les curieux,
« Pressés, impatients, inonder tous les lieux.
« La jeune fille vint, calme mais abattue,
« Subir son triste sort au pied de la statue.
« Le bourreau la saisit. Au moment solennel
« Où son cœur s’élevait vers le Juge Éternel,.
« Un orage mugit ; l’impitoyable foudre
« Ébranle la colonne et la réduit en poudre,
« Et la balance tombe avec un lourd fracas ;
« Or dans un des plateaux qui se brisent en bas
« On voit un nid brillant… c’était un nid de pie
« Dans lequel s’enlaçait avec coquetterie

« Parmi les brins de foin, le collier précieux !…
« C’est ainsi qu’éclata la justice des cieux ! »


Quand le père Leblanc eut fini son histoire
Basile ne dit mot mais ne parut rien croire ;
Il n’en concluait point qu’on n’avait désormais
Nul motif d’avoir peur des navires anglais.
Il voulait répliquer et manquait de langage,
Ses pensers demeuraient empreints sur son visage,
Comme sur une vitre, on voit dans les hivers,
La vapeur se geler sous mille aspects divers.


Alors Évangéline, à la braise de l’âtre,
S’empresse d’allumer la lampe au pied d’albâtre,
Et tout l’appartement luisant de propreté
Se remplit aussitôt d’une vive clarté.

Ensuite elle s’en vient déposer sur la table
Un pot d’étain rempli d’un cidre délectable.
Tandis que le notaire, étalant son papier,
Écrit d’une main prompte, et sans rien oublier
Les noms des contractants, la date et puis leur âge,
La dot qu’Évangéline apporte en mariage
Et tous les divers points sans en oublier un.
Et quand tout fut écrit comme voulait chacun,
Que le sceau de la loi fut mis, brillant et large,
Comme le soleil levant sur le blanc de la marge.
Le vieux fermier tira sa bourse de chamois
Puis offrit au notaire au moins deux ou trois fois
En bel et bon argent le prix de son ouvrage.
Le notaire charmé, forma, selon l’usage,
Des vœux pour le bonheur du couple fiancé ;
Puis il prit sur la table après s’être avancé,
Le large pot d’étain où fermentait la bière,
Remplit, d’un air joyeux, la coupe tout entière,

Et but à la santé des gens de la maison.
Chacun prit à son tour l’écumeuse boisson.
Du cidre sur sa lèvre il essuya l’écume ;
Il prit son large feutre, il prit sa longue plume,
Son rouleau de papier et donna le bonsoir.
Les amis qui restaient vinrent alors s’asseoir
En cercle devant l’âtre où pétillaient les flammes.
Évangéline prit le damier et les dames
Qu’elle alla présenter aux paisibles vieillards.
La lutte commença. Leurs anxieux regards
Voyaient avec plaisir les pions dresser un siège,
Et les dames tomber dans un perfide piège.
Cependant l’un et l’autre ils s’amusaient beaucoup
D’une manœuvre heureuse ou d’un malheureux coup.
Les fiancés assis dans la fenêtre ouverte
Écoutaient sur la rive expirer l’onde verte.
Heureux et souriants ils se parlaient d’amour,
En regardant les flots qui chantaient tour à tour,

Et les rubans de feu sur l’écume des vagues ;
La lune qui veillait, et les bruines vagues
Qui traînaient mollement leurs robes sur les prés
Et les étoiles d’or dans les cieux empourprés.


Ainsi passait le soir dans la joie et l’ivresse,
Et le temps paraissait redoubler de vitesse.
Tout à coup l’on ouït, dans le beffroi voisin,
La cloche qui vibrait sous le marteau d’airain.
On entendit neuf coups ; elle sonnait neuf heures ;
C’était le couvre-feu de toutes les demeures.
Basile et son ami se serrèrent la main
Et se dirent adieu pour jusqu’au lendemain.
Bien des mots de douceur, bien de tendres paroles,
Paroles d’amitié charmantes et frivoles,
S’échangèrent tout bas entre les doux amants,
Et de leurs cœurs émus calmèrent les tourments.

Nul bruit dans la maison ne se fit plus entendre :
Les charbons du foyer furent mis sous la cendre.
Après quelques instants le vieux et bon fermier
Fit du bruit de ses pas retentir l’escalier.
Tenant dans sa main blanche une lampe de verre
Sa fille le suivit gracieuse et légère
Ainsi qu’une gazelle aux lisières des bois.
Une douce lueur éclaira les parois
Quand la vierge monta les degrés de la rampe ;
Ce n’était point alors sa radieuse lampe,
Mais son regard serein qui versait la clarté.
Elle entra dans sa chambre. Un châssis, d’un côté,
Y laissait du soleil pénétrer la lumière.
Une chaise et le lit de la jeune fermière,
Une table, une image une croix seulement,
Voilà ce qu’on voyait dans cet appartement.
Mais on trouvait, au fond, dans un vieux garde-robe,
Des pièces de flanelle et d’étoffe à la mode,

Ouvrage ingénieux, tissu fin et parfait,
Que son habile main au métier avait fait,
Et qu’elle allait offrir pour dot en mariage,
Parce qu’il ferait voir la femme de ménage
Mieux que ne le feraient les plus riches troupeaux.
Elle éteignit sa lampe. Inondant les carreaux
Les reflets argentés de la paisible lune
Dormaient sur le tapis tissé de laine brune ;
Et le sein de la vierge agité par l’espoir,
Au pouvoir merveilleux du bel astre du soir
Obéit doucement comme l’onde et la nue.
Quand son voile glissa de son épaule nue ;
Quand de son fin soulier sortit son beau pied blanc ;
Quand ses longs cheveux noirs tombèrent sur son flanc,
Qu’elle parut charmante ! Et, dans sa rêverie,
Elle s’imagina qu’au bord de la prairie,
Amoureux et rusé, Glabriel son amant,
En silence épiait le fortuné moment

Où, devant les rideaux de l’étroite fenêtre,
Il pourrait voir son ombre un instant apparaître.
Or l’ombre d’un nuage effleura les cloisons
Que la lune éclairait de ses moelleux rayons.
D’une grand noirceur la chambre fut remplie :
Un sentiment de crainte et de mélancolie
Saisit Évangéline. Elle eut comme un remords.
Entr’ouvrit sa fenêtre et regarda dehors.
La lune s’échappait, souriante et volage.
Les plis mystérieux d’un vagabond nuage,
Une étoile aux cils d’or la suivait dans le ciel.
De même qu’autrefois le petit Ismael
Suivait Agar sa mère en sa lointaine marche,
Après qu’elle eut quitté le toit du Patriarche.