Évangéline/Partie II, Chapitre II

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 108-127).


II


Mai semait dans les champs le lis et l’immortelle.
Rapide et frémissante une longue nacelle
Glissait sur les flots d’or du Grand Mississippi.
Elle passa devant le Wabash assoupi,
Et devant l’Ohio qui balance ses ondes
Comme un champ de maïs berce ses tiges blondes.

Or ceux qui la montaient étaient des Acadiens,
De pauvres exilés dépouillés de leurs biens,
Triste et frêle débris d’un peuple heureux naguère,
Aujourd’hui dispersé sur la rive étrangère.
Une même croyance et les mêmes malheurs
Unissaient fortement ces pieux voyageurs.
À travers les forêts, les campagnes fleuries,
À travers les vallons et les vertes prairies,
Sur les sables ou l’onde ils s’en allaient errants,
Cherchant, de toutes parts, leurs amis, leurs parents.
Parmi ces fugitifs la belle Évangéline,
Semblable, en ses ennuis, au cyprès qui s’incline
Sur la fosse profonde où dort un malheureux,
Allait avec Félix son guide vertueux.


Le jour naît et s’enfuit, et la frêle pirogue,
Sur le fleuve écumeux, toujours se berce et vogue.

Elle effleure, tantôt, le pied d’un noir rocher,
Tantôt, parmi les joncs, on la voit se cacher.
Quand l’aile de la nuit s’entr’ouvre sur la terre
Elle cherche, à la côte, un abri solitaire ;
Les voyageurs lassés dressent leur campement.
Et couchés près du feu, reposent un moment.
Enfin elle franchit des chutes aboyantes,
Rase des bords féconds, des îles verdoyantes,
Où le fier cotonnier berce, d’un air coquet,
Ses aigrettes d’argent et leur moelleux duvet.
Elle s’avance, ensuite, en des anses profondes
Où de longs bancs de sable élèvent, sur les ondes,
Comme un ruban doré, leurs dos étincelants.
Et sur ses bancs de sable où les flots ondulants
S’en viennent tour à tour, chanter à leur passage,
Elle voit s’agiter le doux et blanc plumage
Des nombreux pélicans qui guettent le poisson.
L’insecte au fin corsage et l’impur limaçon.

La rive qu’elle effleure est basse et parfumée ;
La végétation est brillante, animée ;
Les oiseaux font entendre un magique concert ;
La fleur élève au ciel son calice entr’ouvert.
De distance en distance, au bord du gai rivage,
Au milieu d’un jardin ou d’un ombreux bocage,
S’élèvent la maison d’un Planteur enrichi
Et du nègre indolent la case au toit blanchi.
Les exilés touchaient cette terre féconde
Qu’un printemps éternel de son éclat inonde ;
Où toujours des moissons se balancent au vent.
Le grand fleuve, empressé, décrit, vers le levant,
Sous un ciel tout de flamme, une courbe lointaine,
Et ses flots transparents roulent dans une plaine
Parmi les nénuphars, les bosquets d’orangers,
Les citronniers fleuris et les riches vergers.
La rapide nacelle, obéissant aux rames,
S’écarte de sa course en traçant, sur les lames,

Un sillon circulaire où tremble le ciel bleu.
Sa fuite, en ce moment, se ralentit un peu.
Elle entre dans les eaux du bayou Plaquemine
Que le soleil couchant de ses feux illumine.


Devant les voyageurs, en ces endroits déserts,
Coulent, de tous côtés, mille canaux divers,
Et leur barque s’égare en ces eaux paresseuses
Qui se croisent cent fois sous les feuilles ombreuses.
Les cyprès chevelus, de leurs sombres rameaux,
Forment, au-dessus d’eux, de sonores arceaux
Où flottent parfumés, les mousses diaphanes,
Le lierre palpitant et les vertes lianes ;
Comme dans un vieux temple, entre de saints tableaux,
Flottent, tout radieux, de célèbres drapeaux.
Il règne dans ces lieux un effrayant silence ;
On entend seulement le héron qui s’élance,

Au coucher du soleil, vers le grand cèdre noir
Dont les rameaux touffus lui servent de juchoir ;
Où, sur un tronc noirci, le hibou taciturne
Qui fait frémir les bois de sa plainte nocturne.


La lune se leva. Ses limpides rayons
Tracèrent, sur les eaux, de lumineux sillons ;
Coururent mollement le long de chaque branche
Qui parut se vêtir d’une écorce plus blanche ;
Glissèrent à travers le feuillage des bois
Qui formait des arceaux, des voûtes, des parois,
Comme à travers les ais d’un vieux mur en ruine
Glissent les fils d’argent d’une molle bruine.
La clarté de la lune aux différents objets
Donnait de grands contours et d’étranges aspects.
Tout parut se confondre en une masse grise ;
Tout sembla revêtir une forme indécise.

Voguant silencieux les malheureux proscrits
Sentirent un grand trouble entrer dans leurs esprits :
Le noir pressentiment d’un mal inévitable
Leur fit paraître encor ce lieu plus redoutable ;
Et leurs cœurs, effrayés des menaces du sort,
Se serrèrent soudain et tremblèrent plus fort ;
De même que l’on voit la frêle sensitive
Replier sa corolle et se pencher craintive,
Quand, au loin dans la plaine, un coursier au galop,
Fait retentir le sol de son poudreux sabot.
Mais une vision gracieuse et divine
Vint distraire et charmer l’âme d’Évangéline.
Sa brûlante pensée avait pris un beau corps :
Un fantôme brillant, devant ses yeux alors,
Flottait, avec mollesse aux rayons de la lune,
Et semblait lui sourire en sa longue infortune.
Celui qu’elle voyait dans cette vision,
Que la lune d’argent portait sur un rayon,

C’était le fiancé que demandait son âme !
Il lui tendait les bras, et chaque coup de rame
Semblait le rapprocher du fragile bateau
Qui glissait lentement, en silence, sur l’eau.


Cependant un rameur d’une haute stature,
Portant un cor de cuivre à sa large ceinture,
Se leva de son banc à l’avant du bateau
Et, pour voir si comme eux, en ce pays nouveau
À l’heure de minuit dans ces bayous sans nombre,
Quelques autres canots ne voguaient pas dans l’ombre,
Il emboucha son cor et souffla par trois fois.
La fanfare éclatante éveilla, sous les bois,
Mille échos étonnés, mille voix inquiètes
Qui moururent au loin, dans leurs sombres cachettes.
On entendit voler les nocturnes oiseaux ;
On entendit frémir les flexibles roseaux,

Les bannières de mousse et les vertes ogives
Qui flottaient au-dessus des ondes fugitives ;
Mais pas une voix d’homme, en ce lieu de terreur,
Ne répondit alors à l’appel du rameur.
Comme un pavot fleuri dont la tête s’incline
Sur le bord du canot la triste Évangéline
Inclina doucement son front toujours vermeil,
Et bientôt reposa dans un profond sommeil.
Les rameurs, en chantant des chansons Canadiennes,
Comme ils chantaient jadis, aux rives Acadiennes,
Quand ils se promenaient sur leurs fleuves profonds,
Dans les flots ténébreux plongeaient leurs avirons.
Et puis, dans le lointain, comme les sourds murmures
Des brises de la nuit qui bercent les ramures,
Ou des limpides eaux qui coulent sous les bois,
On entendait des bruits, mystérieuses voix,
Qui s’élevaient du fond de cette solitude,
Et venaient se mêler aux cris d’inquiétude

Des oiseaux effrayés qui prenaient leur essor,
Aux longs rugissements du sombre alligator.


Les rameurs poursuivaient leur course solitaire
Le matin, quand le jour vint sourire à la terre,
Que d’un éclat nouveau la fleur des champs brilla.
Le lac étincelant d’Atchafalaia
Déroulait devant eux son onde miroitante
Et leur rendait l’espoir en comblant leur attente.
Dans l’ondulation les légers nénuphars
Balançaient mollement leurs calices blafards ;
Des lotus empourprés les corolles mignonnes
Sur le front des proscrits se tressaient en couronnes ;
L’air était embaumé des suaves senteurs
Que les magnolias épanchaient de leurs fleurs,
Et que la tiède brise emportait sur son aile,
Suivant le cours des flots la rapide nacelle

Longea bientôt les bords onduleux et pourpres
D’îles aux verts contours, aux luxuriants prés,
Que les oiseaux charmaient de leurs cantates gaies,
Que les rosiers en fleurs cernaient de blondes haies,
Où la mousse et l’ombrage invitaient au sommeil
Le voyageur errant brûlé par le soleil.


Vers le rivage ombreux de la plus riante île
Les voyageurs lassés guident l’esquif agile,
L’amarrent fortement en lieu sûr au rameau
D’un grand saule-pleureur qui se penche sur l’eau,
Et se dispersent tous sous les épaisses treilles.
Fatigués du travail et d’une nuit de veilles,
Ils dormirent bientôt d’un sommeil bienfaisant.
Au-dessus de leurs fronts, sourcilleux et pesant,
Le cèdre séculaire élevait son grand cône :
À ses bras étendus s’accrochait la bignone

Dont la coupe d’argent se balançait dans l’air.
Et le vif colibri, luisant comme un éclair,
Volait, de fleur en fleur, avec un doux bruit d’aile,
Et caressait leur sein de son bec infidèle.
La vigne suspendait ses rameaux tortueux,
Son feuillage enlacé, ses ceps durs et noueux,
Et formait des treillis, des échelles étranges
Comme celle où Jacob vit, en songe, les anges,
Les anges du Seigneur descendre et remonter.
Les doux reflets du jour faisaient luire et flotter
Devant l’esprit rêveur de la jeune orpheline
Un espoir ravissant, une image divine.


Cependant sur les flots unis comme un miroir
Venait rapidement un esquif au flanc noir.
Élégant et léger il effleurait les lames.
Des chasseurs le montaient, et leurs flexibles rames

Battaient l’onde, en cadence, au refrain des chansons :
Ils allaient vers le nord, la terre des bisons.
Un jeune homme pensif, à la brune prunelle,
Était au gouvernail et guidait la nacelle.
Son poignet musculeux annonçait la vigueur,
Mais son œil était plein d’une morne langueur.
Son âme était bercée au vent de la trisse…
Ce jeune homme c’était Gabriel Lajeunesse !
Sans plaisir, sans espoir, redoutant l’avenir,
Et toujours poursuivi par l’affreux souvenir
Des maux qui l’accablaient depuis quelques années.
Il fuyait tous les lieux pour fuir ses destinées :
Il allait demander l’oubli de ses regrets
Et l’oubli de lui-même aux lointaines forêts.


Creusant un sillon d’or dans l’élément docile,
Le vagabond esquif s’avance jusqu’à l’île

Où s’était arrêté le canot des proscrits ;
Mais il ne vogue point sous les rideaux fleuris
Que le palmier formait de son large feuillage ;
Il longe l’autre bord plus triste et plus sauvage.


Gabriel, le chasseur, sur sa rame courbe,
Ne vit point, à la rive, un canot dérobé
Sous les tissus de jonc et les branches de saule ;
Il ne vit point, non plus, la fraîche et blanche épaule
D’une vierge endormie à l’ombre des palmiers.
Le bruit des avirons, le chant des nautonniers
Ne réveillèrent point ceux qui dormaient, comme elle,
Sur la mousse des bois, sous le toit de dentelle
Que les rameaux touffus formaient au-dessus d’eux.
Le canot des chasseurs glissa sur les flots bleus
Comme, sur un jardin, l’ombre d’un haut nuage ;
Et quand il eut longé la courbe du rivage,

Que le cri des tollets mourut dans le lointain,
Plusieurs des fugitifs s’éveillèrent soudain,
L’esprit bouleversé d’une angoisse inouïe.
Mais aux pieds du pasteur la vierge réjouie
Vint se précipiter avec émotion :
— « Ô mon père, dit-elle, est une illusion
« Qui de mes sens troublés soudainement s’empare ?
« Est-ce un futile espoir où mon âme s’égare ?
« Ai-je entendu la voix d’un ange du Seigneur ?
« Quelque chose me dit, dans le fond de mon cœur,
« Que mon cher Gabriel est près de cette plage ! »
Mais un reflet de pourpre inonda son visage,
Et puis elle ajouta mélancoliquement :
« Ô mon père, j’ai tort, j’ai tort assurément
« De te parler ainsi de ces choses frivoles :
« Ton esprit sérieux hait ces vaines paroles. »
— « Mon enfant, » répliqua le sensible pasteur,
« Ton espoir est permis, ton rêve est enchanteur,

« Et tes illusions, pour moi, ne sont point vaines.
« Puissent-elles marquer le terme de tes peines !
« Lorsque sur notre esprit flotte un pressentiment,
« C’est pour nous avertir de quelqu’événement,
« Comme au-dessus des flots la bouée attachée
« Avertit que, sous elle, une ancre gît cachée.
« Espère, ô mon enfant, et calme ton souci ;
« Ton ami Gabriel n’est pas bien loin d’ici,
« Car, du côté du sud, la Tèche est assez proche
« Avec Saint-Maur juché sur sa côte de roche ;
« Et c’est là que l’épouse, après de longs malheurs,
« Retrouvera l’époux qui séchera ses pleurs ;
« Que le pasteur pourra, sous son humble houlette,
« Réunir, de nouveau, le troupeau qu’il regrette !
« Le pays est charmant, féconds sont les guérets,
« Et les arbres fruitiers parfument les forêts.
« On marche sur les fleurs, et le ciel, sur nos têtes,
« Tend ses voûtes d’azur que supportent les crêtes

« Des superbes forêts et des bois éloignés.
« Heureux les habitants de ces lieux fortunés
« Où du sol, sans travail, un fruit suave émane,
« Et qu’on nomme l’Eden de la Louisiane !… »


À ces mots consolants du Prêtre vénéré
La troupe se leva ; l’esquif fut démarré
Et vogua fièrement sur la vague de moire.
Le soir sur l’orient ouvrit son aile noire.
À l’occident pourpré le soleil radieux,
Comme un magicien dont l’art charme les yeux,
Tendit sa verge d’or sur la face du monde
Et noya, dans le feu, le ciel, la terre et l’onde.
La verdure des prés, le feuillage des bois,
Les vagues du beau lac, le tuf et les gravois
Jetèrent des rayons et des gerbes de flammes.
Le canot qui flottait sur les rapides lames

Avec ses avirons d’où les flots écumants
Retombaient, goutte à goutte, en larges diamants,
Était comme un nuage à la frange dorée
Qui flotte entre deux cieux dans une mer pourprée.
Le front d’Évangéline était calme et serein :
Pour elle enfin le ciel ne serait plus d’airain !
L’amour illuminait son âme sans mystère
Ainsi que le soleil illuminait la terre.


Alors dans un bosquet un jeune oiseau moqueur,
Le plus sauvage barde et le plus beau chanteur,
Sautant de branche en branche, au bord du gai rivage,
Jusqu’au faîte d’un saule au frémissant feuillage,
Se mit à fredonner des ramages si beaux
Que les vieilles forêts, les rochers et les eaux
Semblaient, pour l’écouter suspendre leurs murmures.
Ses notes scintillaient, ravissantes et pures,

Comme un ruisseau de perle à travers des récifs,
Ses chants furent, d’abord, douloureux et plaintifs ;
C’était le chant d’amour des âmes délaissés :
Mais sa voix s’anima ; ses roulades pressées
Firent trembler au loin les feuillages touffus :
Brillants coups de gosier, éclats, trilles confus,
C’était un cri d’orgie, un refrain de délire..
Il parut babiller et s’éclater de rire ;
À la brise il jeta des accents de courroux ;
Il modula longtemps des sons tristes et doux ;
Puis, fendant, dans son vol, l’air avec brusquerie,
Il sema dans le ciel, comme par moquerie.
Tous les charmants accords de sa divine voix.
Au milieu d’un beau jour il arrive, parfois,
Qu’une brise légère, après quelques ondées,
Agite des tilleuls les cimes inondées
Et fait tomber la pluie, en goutte de cristal,
De rameaux en rameaux, jusques au fond du val.

Ainsi l’oiseau moqueur, s’envolant des ramures,
Fit pleuvoir, sur les bois, ses chants et ses murmures.


Bercés par leur espoir et par ces doux accords
Bientôt les voyageurs longent les riants bords
De la Tèche qui coule au milieu des prairies.
Par-dessus les forêts et les plaines fleuries
Une blanche fumée ondule dans les airs.
Ils entendent bientôt les sons lointains et clairs
D’un cor qui va troubler les échos des rivages,
Et les mugissements des bœufs dans les pacages.