Évangéline/Partie II, Chapitre V

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 174-192).


V


Dans cette heureuse terre où de flots azurés
La Delaware arrose, en chantant vals et prés,
Il s’élève une ville harmonieuse et fière
Qui baigne ses beaux pieds dans la chaude rivière ;
Qui garde avec amour, dans son bois enchanteur,
Le vénérable nom de Penn, son fondateur.
Là l’air est imprégné d’une douceur extrême ;
De la beauté la pêche est le charmant emblème ;
Là, comme un doux écho, chaque rue a sa voix
Qui murmure les noms des vieux arbres des bois.

Comme pour apaiser les plaintives Dryades
Dont on a démoli les vertes colonnades.
C’est là qu’Évangéline, après ses longs travaux,
Avait enfin trouvé le calme et le repos ;
Et c’est là qu’était mort Leblanc, le vieux notaire.
De ses cent petits-fils, quand il quitta la terre,
Un seul vint, un moment, s’asseoir à son chevet.
C’est dans cette cité que la vierge trouvait
Le plus de souvenirs de sa terre natale.
Elle aimait des Quakers l’existence frugale,
Et l’usage charmant de tous se tutoyer :
Cela lui rappelait son antique foyer,
Et sa chère Acadie où se traitaient en frères
Les habitants unis dans l’heur et les misères.
Après qu’elle eut fini ses courses ici-bas,
Par un divin instinct, ses pensers et ses pas
Se tournèrent d’accord, vers cette ville altière,
Comme la feuille, au bois, se tourne à la lumière.

Quand la brise s’élève avec le frais matin
Et chasse les brouillards jusque dans le lointain
Le voyageur assis sur le flanc des montagnes
Voit naître, sous ses pieds, de riantes campagne,
De longs ruisseaux d’argent franges de verts rameaux,
Des clochers orgueilleux et d’agrestes hameaux ;
Ainsi quand les brouillards s’enfuirent de son âme,
Bien loin, au-dessous d’elle, en des sentiers de flamme,
Elle vit graviter le monde étincelant :
Et les sentiers ardus que d’un pas chancelant
Elle avait remontés avec tant de constance
Semblaient courts maintenant, et brillaient à distance.


Cependant Gabriel n’était pas délaissé :
La vierge, dans son cœur sous le deuil affaissé,
Gardait fidèlement son image bénie,
Palpitante d’amour, charmante, rajeunie,

Comme en ce jour heureux où, la dernière fois,
Assise à ses côtés, elle entendit sa voix !
Les ans n’avaient point pu changer cette figure
Qu’elle vit autrefois si placide et si pure !
Pour elle son amant n’avait jamais vieilli :
L’absence et le malheur l’avaient même embelli ;
Il était comme mort, mort à la fleur de l’âge,
Dans toute sa beauté, sa force et son courage.


En son exil lointain, sous un ciel étranger,
La vierge gémissante apprit à partager
L’angoisse du chagrin, les pleurs de l’indigence.
Elle apprit la douceur, l’amour, la patience.
Elle épanchait sur tous sa douce charité
Qui ne perdait jamais de son intensité ;
Comme ces belles fleurs dont les brillants calices,
Sans perdre de parfums, ni rien de leurs délices,

Répandent dans les airs leurs suaves odeurs.
Son cœur brûlait souvent de divines ardeurs ;
Elle ne formait pas alors d’autre espérance
Que de suivre Jésus avec persévérance.
Elle entra dans un cloître et coupa ses cheveux,
Puis au pied des autels elle fit de saints vœux.


Bien souvent on la vit dans les coins de la ville
Où vivote la classe indigente et servile ;
Où coulent tant de pleurs ; où l’humble pauvreté,
Honteuse et sans habits, cherche à fuir la clarté ;
Où la femme malade est sans pain et travaille
Pour nourrir ses enfants qui gisent sur la paille ;
Bien souvent on la vit, brûlant de charité,
Porter un doux espoir sous le toit attristé.

Lorsque la foule était vers minuit disparue,
Que tout dormait, le guet qui longeait chaque rue,
Criant dans la rafale et dans l’obscurité
Que tout était tranquille au sein de la cité,
Voyait dans le carreau de quelqu’humble mansarde
Scintiller les rayons de sa lampe blafarde.
Avant qu’à son sommeil l’heureux fut arraché,
Le pensif Allemand qui venait au marché
Avec fleurs et fruits mûrs dans sa lourde charette,
La rencontrait toujours, rentrant dans sa retraite,
Après avoir veillé, toute seule en pleurant,
Au chevet solitaire où râlait un mourant.


Sur la ville vint fondre une peste maligne.
Plus d’un présage affreux, plus d’un funeste signe
En avait averti l’orgueilleux citadin.
De sauvages pigeons avaient paru soudain :

Ils sortaient des forêts où pour toute pâture
Ils n’avaient pu trouver qu’une noix sèche et dure,
Leur vol rapide et sombre avait terni le jour.
L’insecte sans murmure avait fui son séjour.
Ainsi que dans les mois d’avril et de septembre,
Sur les champs émaillés et tout parfumés d’ambre,
L’océan pousse un flot qui monte, monte encor,
Jusqu’à ce que le pré soit lui-même un lac d’or ;
De même, franchissant sa borne accoutumée,
L’océan de la mort sur la plaine embaumée
Où fleurissaient, la vie, et l’amour, et l’espoir,
Poussa soudainement son flot impur et noir.
Le riche, par ses biens, la beauté, par ses charmes,
L’enfant, par ses soupirs, la mère, par ses larmes,
Ne purent désarmer le terrible oppresseur ;
Et le frère mourait dans les bras de sa sœur ;
L’enfant pâle et maigri, sur le sein de sa mère ;
L’époux en embrassant une épouse bien chère !

Le pauvre, délaissé dans ce moment fatal ;
Sans amis, sans parents, frappait à l’hôpital,
La demeure de ceux qui n’ont point de demeure ;
C’est là qu’il attendait, en paix, sa dernière heure.


En ce temps l’hôpital s’élevait retiré,
Au dehors de la ville, au coin d’un large pré :
Aujourd’hui, cependant, la cité l’environne,
Et ses murs lézardés, le toit qui le couronne
Semblent être un écho qui répète aux heureux
Ces mots que Jésus dit chez Simon le lépreux :
— « Des pauvres sont toujours au milieu de vous autres. »
Nuit et jour, à l’hospice, avec de saints apôtres,
On voyait accourir la sœur de charité.
Et quand elle parlait de la félicité
Que Dieu réserve, au ciel, à ceux qui sur la terre,
L’ont tendrement aimé comme on aime un bon père,

Le mourant souriait et retrouvait l’espoir.
Sur le front de la vierge il croyait entrevoir
Une vive auréole, une lueur divine,
Comme au front de ces dieux un artiste en dessine,
Ou comme de bien loin, pendant l’obscurité,
On en voit resplendir au front d’une cité.
Son regard lui semblait un rayon, une flamme
De ce ciel où bientôt allait monter son âme.


Un dimanche matin, le temps était bien beau,
Pensive et recueillie, elle vint de nouveau,
Visiter l’hôpital encombré de malades.
Dans l’air chaud de l’été, sous ses vertes arcades,
Le jardin balançait mille odorantes fleurs.
La vierge recueillit celle dont les couleurs
Pouvaient charmer les yeux, ou nourrir l’espérance
Des patients cloués sur leurs lits de souffrance ;

Elle fit un bouquet, ensuite elle monta.
La brise, au même instant, sur son aile apporta
Les sons mélodieux d’une cloche lointaine.
Des accents cadencés flottèrent dans la plaine
Et parurent se perdre au fond des vastes bois :
C’était le chant pieux des graves suédois.
Aussi doux que le bruit d’une aile qui se ferme
Le calme descendit sur son âme plus ferme ;
Elle sentit alors que sa peine achevait.
Elle entra tout émue. À chaque humble chevet
Que l’ange de la mort recouvrait de son aile,
Se tenait, en silence, un serviteur fidèle.
Il prodiguait des soins au pâle moribond ;
Mettait un linge froid sur sa tête et son front,
Et portait de l’eau froide à ses lèvres arides.
Il fermait doucement les paupières livides
De l’être infortuné qui venait de mourir ;
Lui croisait les deux mains, et pour le recouvrir

Étendait un drap blanc sur sa figure pâle.
Quand la vierge rentra dans la fiévreuse salle
Plus d’un visage mat parut se réveiller,
Se tourna lentement sur son dur oreiller,
Et sur elle fixa des yeux pleins de souffrance.
Sa présence était douce et rendait l’espérance :
C’était le jour naissant qui du clair horizon
Verse un reflet vermeil aux murs d’une prison.
En portant ses regards sur les lits autour d’elle
Elle vit que la mort travaillait avec zèle.
En effet, dans la nuit, plusieurs pestiférés
Que la veille, de soins elle avait entourés,
Étaient enfin partis de cette pauvre terre :
Mais d’autres occupaient leurs couches de misère !


Soudain elle s’arrête, et ses pas étonnés
Par la crainte et l’effroi semblent être enchaînés.

Sa lèvre est entr’ouverte et tout son corps frissonne ;
Sous sa morne paupière un court éclair rayonne ;
Sa main laisse tomber son frais bouquet de fleurs :
Elle jette un sanglot et verse d’amers pleurs.
Les malades surpris, par un effort suprême,
De leurs chauds oreillers levèrent leur front blême.


Près d’elle sur un lit où tomba son regard
On venait de porter un grand et beau vieillard ;
Mais il était mourant, et sa joue était creuse ;
Des cheveux gris tombaient sur sa tempe fiévreuse.
Et dans le même instant un reflet du soleil,
En luisant sur son front le rendait plus vermeil,
Paraissait effacer les rides du vieil âge,
Et rendre la jeunesse à son pâle visage.

Il était là, gisant immobile et sans voix,
Son regard suspendu sur la petite croix
Qui se trouvait au pied de sa brûlante couche.
La fièvre d’un trait rouge environnait sa bouche,
On eût dit que la vie, ainsi que les Hébreux,
Avait mis sur sa porte un sang tout généreux
Pour que l’ange de mort retint son large glaive.
Ses pensers se perdaient dans un vague et long rêve ;
Un râle fatigant, court et précipité,
Soulevait sa poitrine avec rapidité ;
Ses yeux étaient couverts de nuages funèbres ;
Ses esprits se plongeaient en de lourdes ténèbres,
Ténèbres d’agonie et ténèbres de mort.
Au long cri que jeta la vierge en son transport,
Il sembla secouer sa morne léthargie
Et retrouver encor quelque reste de vie.
Alors il crut ouïr comme une voix du ciel,
Une voix qui disait : « Gabriel ! Gabriel !

 « Je te retrouve enfin, et nous mourons ensemble ! »
Et cette voix vibrait, comme l’airain qui tremble.
Dans un songe, aussitôt, il vit, comme autrefois,
La terre d’Acadie et ses verdoyants bois,
Et ses ruisseaux d’argent, ses prés et ses villages,
Et le toit de son père au milieu des feuillages,
Et son Évangéline allant à son côté,
Dans toute sa jeunesse et toute sa beauté,
Sur la prairie en fleurs, ou le long des rivières !…
Des pleurs viennent mouiller ses débiles paupières…
Il entr’ouvre les yeux, les porte autour de lui :
La douce vision, hélas ! a déjà fui !
Mais auprès de sa couche, humble et mélancolique,
Il voit, agenouillée, une forme angélique,
Et c’est Évangéline !… Il veut dire son nom,
Mais sa langue ne peut murmurer qu’un vain son
Dans un dernier transport, il attache sur elle
Un regard où l’amour au désespoir se mêle ;

Il veut lever la tête et lui tendre la main,
Aussitôt il retombe, et tout effort est vain !
Seulement un sourire éclaire sa figure
Quand de la vierge il sent la lèvre chaude et pure
Se poser sur sa lèvre et sur son front brûlant.
Son regard se ranime et devient plus brillant ;
Mais ce n’est qu’un éclair ! On le voit se déteindre :
C’est la lampe qui brille au moment de s’éteindre,
Le flambeau consumé que réveille un vent frais :
Il pâlit, il se voile, il se ferme à jamais !
Et tout était fini ; la crainte et l’espérance,
Les fidèles amours et la longue souffrance !


Évangéline en pleurs resta pieusement
Près des restes sacrés de son fidèle amant.
Une dernière fois, dans l’angoisse abîmée,
Elle prit dans ses mains la tête inanimée,

Doucement la pressa contre son cœur transi
Et dit, penchant son front ; Ô mon père merci !


Adieu ! vieille forêt ! Noyés dans la pénombre
Et drapés fièrement dans leur feuillage sombre,
Tes sapins résineux et tes cèdres altiers
Se balancent encor sur le bord des sentiers ;
Mais loin de leur ombrage et de leurs vertes ailes,
Dans le même tombeau, les deux amants fidèles
Dont les afflictions et les maux sont finis,
Reposent, côte à côte, à jamais réunis !
Ils dorment sous les murs d’un temple catholique !
Leurs noms sont ignorés ; la croix simple et rustique
Qui disait au passant le lieu de leur repos
Ne se retrouve plus ! Comme d’immenses flots
Roulent, avec fracas, vers une calme rive,
Auprès de leur tombeau, pressée, ardente, active,

S’agite chaque jour la foule des humains.
Combien de cœurs blessés et remplis de chagrins
Soupirent leurs ennuis et leur sollicitude,
En ces lieux où leurs cœurs trouvent la quiétude !
Combien de fronts pensifs s’inclinent tristement
En ces lieux où leurs fronts n’ont plus aucun tourment !
Combien de bras nerveux travaillent sans relâche
En ces lieux où leurs bras ont achevé leur tâche !
Combien de pieds actifs se succèdent sans fin,
En ces lieux où leurs pieds se reposent enfin.


Adieu ! vieille forêt ! Noyés dans la pénombre
Et drapés fièrement dans leur feuillage sombre
Tes sapins résineux et tes cèdres altiers
Se balancent encor sur le bord des sentiers ;
Mais sous leur frais ombrage et sous leur vaste dôme,
On entend murmurer un étrange idiome !

On voit jouer, hélas ! les fils d’un étranger !…
Seulement, sur les rocs que le flot vient ronger,
Et sur les bords déserts du sonore Atlantique
On voit, de place en place, un paysan rustique.
C’est un pauvre Acadien dont le plaintif aïeul
Ne voulut pas avoir, pour sépulcre ou linceul,
La terre de l’exil si lourde et si fatale,
Et qui revint mourir à sa rive natale !


Cet homme, il est pêcheur ; il vit de son filet.
Sa fille porte encore élégant mantelet,
Beau jupon de droguet, chapeau de Normandie.
Elle a de beaux yeux noirs, une épaule arrondie.
Sa femme, tout le jour, tourne son gai fuseau ;
Ses garçons, comme lui, se complaisent sur l’eau.

Dans les veilles d’hiver, quand les vagues écument,
Assis au coin de l’âtre où les fagots s’allument,
De l’humble Évangéline on conte les malheurs :
Et les petits enfants versent alors des pleurs.
Et l’Océan plaintif vers ses rives brumeuses
S’avance en agitant ses vagues écumeuses ;
Et de profonds soupirs s’élèvent de ses flots
Comme pour se mêler au bruit de leurs sanglots !



FIN