Évelina/Lettre 15

La bibliothèque libre.
Évelina (1778)
Maradan (1p. 95-99).


LETTRE XV.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 14 avril.

Je m’attendois d’un jour à l’autre, ma chère Évelina, à apprendre la nouvelle de votre départ de Londres, et je différois de vous écrire jusqu’à ce que vous fussiez de retour à Howard-Grove ; mais la lettre que je viens de recevoir, et qui m’annonce l’arrivée de madame Duval, exige une prompte réponse.

Son arrivée en Angleterre m’afflige et m’inquiette. Comme je vous ai plaint, mon enfant, en lisant le récit d’une rencontre aussi inattendue et aussi peu souhaitée ! J’ai craint depuis long-temps cet événement et les suites qui devoient en résulter. Après vous avoir reconnue, il étoit naturel que madame Duval dût vous réclamer : je ne connois que trop bien ses intentions, et j’ai prévu depuis bien des années les contestations dont nous sommes menacés actuellement.

Quelque fâcheuses que soient les circonstances de cette affaire, il ne faut pas vous décourager, ma chère. Tant qu’il me restera un souffle de vie, il sera consacré à votre service, et je prendrai de même tous les arrangemens possibles, pour établir solidement votre bonheur après ma mort. Persuadée de mon appui, reposez-vous sur ma tendresse, et ne vous livrez pas aux craintes que madame Duval pourroit chercher à vous inspirer. Conduisez-vous envers elle avec le respect et tous les égards qui sont dus à une aussi proche parente. Souvenez-vous qu’en oubliant son devoir, elle ne vous autorise pas à négliger le vôtre : plus vous serez frappée des défauts d’autrui, plus il faudra, ma chère, vous étudier à en éviter jusqu’à l’ombre. Je vous recommande donc d’être sur vos gardes, pour que nul manque d’attention, nulle froideur ne lui fasse soupçonner l’indépendance que je vous assure ; et lorsqu’elle aura fixé le temps de son départ, fiez-vous à moi du soin de m’opposer à ses projets : je vous promets que vous ne la suivrez point ; mon refus est tout prêt, et j’en fais mon affaire. Je sens, à la vérité, que cette tâche est difficile ; mais il ne conviendroit pas, ou plutôt il seroit impossible que vous vous en chargeassiez. Je suis peu surpris, au reste, de la mauvaise opinion qu’elle a de moi ; je plains plutôt son étrange aveuglement. Voyant l’impossibilité de colorer sa propre conduite, elle cherche des torts à tous ceux qui ont été intéressés aux événemens malheureux qu’elle n’a que trop sujet de déplorer. C’est-là la raison de son endurcissement, et elle doit, en quelque sorte, lui tenir lieu de justification.

Rien ne pouvoit m’être plus agréable que le desir que vous me témoignez de retourner à Berry-Hill : votre long séjour à Londres, et la dissipation dans laquelle vous vivez, me mettent mal à mon aise. Je ne prétends pas cependant que vous renonciez aux parties auxquelles vous êtes invitée ; madame Mirvan pourroit regarder votre refus comme une censure, et rien ne s’accorderoit plus mal avec votre âge et avec les bontés que cette dame a pour vous. Je ne m’étendrai point sur ce sujet, et je me borne seulement à vous dire que je me réjouirai de tout mon cœur, lorsque je vous saurai heureusement arrivée à Howard-Grove. Je me flatte que cette lettre vous trouvera occupée des préparatifs du voyage.

Je ne saurois assez vous remercier, ma chère Evelina, de tous les détails dans lesquels vous entrez : continuez à m’écrire avec la même exactitude ; je serois malheureux si j’ignorois la moindre de vos actions.

Que le genre de vie que vous menez actuellement est nouveau pour vous ! Des bals… des spectacles… les opéra… des ridotto… Ah, mon enfant ! comme vous perdrez au change à votre retour ici ! Je tremble pour votre tranquillité future… Mais j’espère tout de l’excellence de votre cœur et de la vivacité naturelle de votre caractère.

Je puis sans doute me dispenser de vous dire que j’aime bien mieux les fautes d’inexpérience qui vous échappèrent au bal, que les grands airs dont vous avez voulu faire l’essai au ridotto ; mais l’embarras et l’humiliation que vous en avez soufferts, ne me permettent plus la moindre réprimande.

Je suppose que vous ne verrez plus ce sir Clément Willoughby : ses propos et sa hardiesse m’ont excessivement choqué. D’un autre côté, j’ai été fort content de la bonté de cœur de mylord Orville ; mais j’ose croire pourtant que, malgré sa complaisance, vous ne serez plus tentée de mettre son nom à l’épreuve.

Que le ciel vous bénisse, ma chère enfant ! Puissiez-vous ne jamais connoître l’infortune ni le vice ! Puissiez-vous ne perdre jamais ce contentement que donne l’innocence, ce sentiment qui fait votre propre bonheur, et qui contribue à la satisfaction de tous ceux qui vous connoissent !

Arthur Villars.