Évelina/Lettre 16

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 99-121).


LETTRE XVI.


Évelina à M. Villars.
Berry-Hill, 15 avril.

Madame Duval arriva hier sur les cinq heures pour prendre le thé, et elle nous trouva encore à table. Que cela ne vous étonne point, on dîne ici fort tard. On lui fit ouvrir une autre chambre, et dès que le dessert fut apporté, on la pria d’entrer.

Elle étoit accompagnée d’un Français, qu’elle présenta sous le nom de M. Dubois. Madame Mirvan les reçut tous deux avec sa politesse ordinaire ; mais le capitaine témoigna de l’humeur, et, après un moment de silence, il lui dit d’un air sévère : « Qui vous a priée de nous amener ce damoiseau » ?

« Je ne sors jamais sans lui, répondit-elle ». Après une seconde pause, le capitaine se tourna vers l’étranger, et lui dit en anglais : « Savez-vous bien, monsieur, que vous êtes le premier Français qui mette les pieds dans ma maison » ?

M. Dubois fit une révérence : il ne parle pas l’anglais, et ne l’entend guère ; de sorte qu’il prit peut-être cette apostrophe pour un compliment.

Madame Mirvan tâcha d’égayer la mauvaise humeur du capitaine ; mais il lui laissa faire tous les frais de la conversation, et resta étendu dans son fauteuil sans dire mot, excepté quand il trouvoit l’occasion de lâcher quelque sarcasme contre la nation française. Enfin madame Mirvan voyant qu’elle ne réussiroit point à nous faire passer une soirée agréable, proposa d’aller à Ranelagh. Madame Duval accepta la partie avec plaisir, et, après quelques plaisanteries sur la dissipation des femmes, le capitaine y acquiesça également. Marie et moi nous montâmes pour nous habiller.

Bientôt après on vint nous annoncer sir Clément Willoughby. Il s’étoit introduit sous prétexte de s’informer de notre santé, et il se présenta avec l’air de familiarité d’une ancienne connoissance ; l’accueil glacé qu’il reçut de la part du capitaine et de madame Mirvan elle-même, le décontenança cependant un peu.

J’étois très-embarrassée de reparoître devant cet homme, et je ne descendis que lorsqu’on vint m’appeler pour prendre le thé. Je le trouvai profondément engagé dans un entretien avec madame Duval et le capitaine sur les mœurs françaises ; sujet qui paroissoit l’absorber, au point qu’il ne fit pas attention à moi lorsque j’entrai dans la chambre. La conversation fut poussée avec chaleur : le capitaine défendit la supériorité des Anglais à tous égards, et madame Duval s’opiniâtra à leur disputer jusqu’aux moindres avantages. Sir Clément employa à la fois les armes du raisonnement et du ridicule, pour appuyer et pour renforcer tout ce qu’il plut au capitaine d’avancer ; il remarquoit qu’en combattant madame Duval, il ne manqueroit pas de gagner l’amitié du maître de la maison ; et sa sagacité ne le servit que trop bien : il eut bientôt lieu de se féliciter d’un succès complet.

Dès qu’il me vit, il me salua respectueusement, et me demanda si j’étois remise des fatigues du ridotto. Une légère inclination de tête fut toute ma réponse ; j’étois encore honteuse du souvenir de cette aventure. Il retourna à la dispute, et il la ménagea si bien, tantôt en agaçant madame Duval, tantôt en soutenant les raisons du capitaine, que je ne pus m’empêcher d’admirer son talent, en blâmant sa finesse.

Madame Mirvan craignant l’issue d’une querelle aussi échauffée, essaya plusieurs fois de détourner la conversation, et elle y auroit réussi peut-être sans l’entremise de sir Clément, qui, par son humeur satirique et mordante, avoit entièrement captivé les bonnes graces du capitaine. Madame Duval succomba sous les efforts réunis de ses deux adversaires ; elle trembloit de colère.

Madame Mirvan nous annonça enfin, à ma grande satisfaction, qu’il étoit temps de partir. Sir Clément se leva pour prendre congé ; mais le capitaine le pria très-amicalement d’être des nôtres. Il répondit qu’il avoit déjà pris des engagemens ; mais qu’il y renonçoit pour avoir le plaisir de rester avec nous.

Il y eut quelques petits démêlés avant qu’on s’accordât sur les places. Madame Mirvan offrit sa voiture à madame Duval, et elle proposa que les dames s’y missent ensemble. Cet arrangement ne fut point agréé par madame Duval ; elle ne voulut point faire une aussi longue course sans cavalier, et témoigna sa surprise qu’une dame polie pût faire une proposition si anglaise. Sir Clément Willoughby dit que sa voiture attendoit à la porte, et il pria qu’on voulut bien s’en servir. Enfin il fut décidé qu’on chercheroit une remise pour M. Dubois et madame Duval : le capitaine, et à sa sollicitation sir Clément, y montèrent avec eux. Madame, miss Mirvan et moi, nous fîmes le chemin tranquillement à nous trois.

Je ne doute pas qu’ils ne se soient querellés en route ; car, lorsque nous descendîmes à Ranelagh, ils parurent tous de mauvaise humeur. Nous fîmes nos parties : tout le monde fuyoit madame Duval, excepté moi. Je ne la quittai pas un instant ; et, de peur que je ne lui échappasse, elle ne quitta pas mon bras de toute la soirée.

Il y avoit une foule prodigieuse, et sans les soins particuliers de sir Clément Willoughby, nous eussions eu de la peine à nous procurer une loge avant qu’une moitié des assistans se fût retirée (on appelle loge, des réduits voûtés qui sont destinés pour les parties de thé). Lorsque nous fûmes placés, quelques dames de la connoissance de madame Mirvan, s’arrêtèrent pour lui parler, et l’engagèrent à faire avec elles le tour de la salle. Elle nous quitta : mais jugez quelle fut ma surprise quand je la vis revenir, accompagnée du lord Orville ! Les dames continuèrent leur promenade, et madame Mirvan s’assit avec nous : elle invita légèrement, mais avec politesse, le lord à prendre le thé avec nous ; il accepta à ma grande confusion.

Cette apparition me déconcerta de nouveau, comme tout ce qui me rappelle le souvenir du malheureux ridotto : d’ailleurs ma situation présente ajoutoit encore à mon embarras ; j’étois placée entre madame Duval et sir Clément, qui, je crois ; n’étoit pas plus édifié que moi de l’arrivée du lord Orville. Les disputes éternelles continuoient toujours entre le capitaine et madame Duval, et je rougissois d’appartenir à des gens aussi mal élevés. La pauvre madame Mirvan et son aimable fille n’avoient pas sujet d’être plus contentes.

Dès que mylord Orville eut pris sa chaise, il se fit un silence général ; sa présence nous gêna tous, quoique par des motifs différens. J’ignore par quelles raisons il avoit recherché notre société ; peut-être n’étoit-ce que pour voir si j’avois encore inventé quelque nouveau mensonge sur son compte.

Ce fut madame Duval qui rompit la première le silence : « Je suis choquée, dit-elle, de ce que vos dames portent des chapeaux dans une assemblée aussi élégante que Ranelagh ; je n’en vois pas l’utilité ; cela leur donne un air commun. On ne connoît pas cette mode à Paris ».

Sir Clément. « J’avoue que je ne protége pas trop moi-même les chapeaux, et je suis fâché que les dames aient adopté une mode qui est une vraie attrape ; car de deux choses l’une, ou le chapeau cache la beauté, ou il en fait chercher là où il n’y en a pas. Cette invention date sans doute d’une jeune coquette fantasque ».

Le Capitaine. « Dites plutôt de quelque vieille sorcière ridée, qui avoit encore envie de donner la chasse aux jeunes drôles ».

Madame Duval. « Je ne connois pas vos usages en Angleterre ; mais à Paris, l’âge n’empêche point une femme d’être considérée ».

Le Capitaine. « Est-ce que vous prétendez nous faire accroire que là-bas, comme ici, on ne distingue pas les jeunes femmes des vieilles » ?

Madame Duval. « Non, monsieur ; la nation française est beaucoup trop polie pour faire ces sortes de distinctions » ?

Le Capitaine. « Elle en est d’autant plus sotte ».

Sir Clément. « Veuille le ciel que, pour notre propre intérêt, nous pussions nous faire à une aussi heureuse facilité » !

Le Capitaine. « Voilà, monsieur, une ridicule prière que vous adressez au ciel. On voit bien que tous n’êtes pas accoutumé à en faire souvent ».

Madame Duval. « Eh bien ! irez-vous commencer à présent une dispute de religion ? C’est encore là une de ces incongruités à l’anglaise dont on n’a pas d’idée à Paris.

Sir Clément. « Je le crois bien, on n’y a pas plus de religion que de politique ».

Le Capitaine. « Mais que sont-ils donc ces gens-là ? Il faut que nous sachions cela, Sir Clément ».

Sir Clément. « La question du Capitaine est serrée, et j’espère que votre réponse, madame, ne nous laissera rien à désirer ».

Le Capitaine. « Allons, madame, vîte au combat ; contez-nous cela tout de suite, et ne perdez pas votre temps en préparatifs.

Madame Duval. « Doucement, messieurs, je ne vous échappe point. Croyez-vous, après tout, que les Français manquent d’occupations ? Je vous promets qu’ils en ont de tout genre ».

Le Capitaine. « Encore, à quoi, à quoi s’occupent-ils, ces fameux monsieurs ? Citez-nous des faits. Jouent-ils ? — boivent-ils ? sont-ils musiciens ? — sont-ils palefreniers ? ou bien passent-ils leur temps à caresser les vieilles femmes » ?

Madame Duval. « Oh ! quant à cela ; — mais certes je suis trop bonne de me donner la peine de répondre à ce tas de questions triviales ; — ne me demandez plus rien ». Puis se tournant, à mon grand chagrin, vers mylord Orville, elle lui dit : « De grace, monsieur, avez-vous jamais été à Paris » ?

Il se contenta de lui faire une révérence.

« Et comment vous y êtes-vous plu, monsieur » ?

Il sourit à cette question, que Sir Clément appelleroit serrée ; et, après avoir balancé un instant, il lui répondit néanmoins dans des termes qui marquoient son approbation.

« Je pensois bien, monsieur, que vous en seriez content, car vous avez tout-à-fait l’air d’un galant homme. Quant au capitaine et à cet autre, comment peuvent-ils juger de ce qu’ils ne connoissent pas ; je suppose du moins, monsieur (en s’adressant à sir Clément), que vous n’êtes jamais sorti de votre pays.

« J’ai seulement été absent pendant trois ans », répliqua sèchement sir Clément.

Madame Duval. « Cela m’étonne, et je ne m’en serois pas doutée. Je parie cependant que vous n’avez jamais voyagé qu’avec des Anglais.

Le Capitaine. « Et avec qui donc, s’il vous plaît ? Voudriez-vous qu’à l’exemple d’une certaine nation, qui n’est pas à mille lieues d’ici, il eût rougi de sa patrie, pour que celle-ci eût eu à rougir ensuite de lui » ?

Madame Duval. « Vous feriez fort bien vous-même de voyager ».

Le Capitaine. « Et à quel propos, je vous prie ? quelle utilité m’en reviendroit-il » ?

Madame Duval. « Une très-réelle. On feroit de vous un tout autre homme ».

Le Capitaine. « Vous voudriez peut-être que j’apprisse encore à faire la cabriole, — à m’habiller comme un singe, — à babiller votre baragouin français, que je poudrasse mes cheveux, que je me barbouillasse le visage de rouge ; en un mot, que je prisse pour modèle vos dignes compatriotes » ?

Madame Duval. « Je voudrois, monsieur, que vous prissiez de meilleures manières, et sur-tout que vous vous accoutumassiez à parler aux femmes un langage moins bourru et moins gothique. Monsieur, qui a été à Paris (en montrant mylord Orville), vous dira combien vous y seriez mal reçu si vous vous avisiez de tenir des propos aussi grossiers. Il n’y a pas de perruquier, pas de savetier, qui n’eût honte de vous ».

Le Capitaine. « Madame, je vous abandonne volontiers vos perruquiers et vos décrotteurs. Vous pouvez faire parade de leurs mœurs tant qu’il vous plaira, et je suis fort aise que vous les goûtiez tant. Mais, quant à moi, je vous dirai avec cette même franchise qui caractérise vos conseils, que je ne suis pas habitué à la société de ces messieurs ».

« Mesdames et messieurs, interrompit madame Mirvan, si vous ne prenez plus de thé, je vous invite de venir vous promener avec moi ». Nous nous levâmes sur le champ, Marie et moi, et mylord Orville nous suivit. Les autres demeurèrent à disputer, et nous étions peut-être au bout de la salle avant qu’ils s’apperçurent de notre absence.

Comme l’époux de madame Mirvan avoit eu tant de part à la contestation, mylord Orville s’abstint de gloser sur cette scène indécente. Il n’en fut plus question le moment d’après, et la conversation prit enfin un ton d’honnêteté et de gaîté. Je m’y serois intéressée avec plaisir, si j’avois pu oublier le ridotto. Je savois que le lord étoit en droit de me reprocher une sottise ; je brûlois d’envie de lui faire mes excuses, et il me fut impossible de prendre sur moi de lui parler d’une aventure dans laquelle je m’étois exposée avec tant d’imprudence : bien plus ; j’osai à peine ouvrir la bouche pendant tout le temps de notre promenade. J’étois sûre qu’il avoit pris mauvaise opinion de moi : cette idée me poursuivoit sans cesse, et me faisoit craindre qu’il n’interprétât mal tout ce que j’aurois pu dire. Ainsi, au lieu de mettre à profit une conversation qui, dans d’autres circonstances, m’auroit été infiniment agréable, je demeurai muette, triste et honteuse. Que d’embarras un seul faux pas ne m’a-t-il pas attirés ? Si jamais je retombois dans la même faute, oh ! je mériterois la plus sévère punition.

« Nous fîmes trois ou quatre fois le tour de la salle, avant que le reste de notre société vînt nous joindre ; ils étoient toujours également querelleurs, ce qui engagea madame Mirvan à se retirer, sous prétexte d’être fatiguée. Elle en fit la proposition, qui fut unanimement acceptée. Mylord Orville nous demanda nos ordres ; mais nos cavaliers ayant décliné ses offres, il se mit d’une autre coterie, et nous entrâmes dans une antichambre pour attendre nos voitures. On convint que nous retournerions en ville de la manière dont nous étions partis pour Ranelagh. Madame Duval monta donc dans sa remise ; mais elle n’y fut pas plutôt, qu’elle jeta un grand cri en sautant à terre, et se plaignant qu’elle étoit mouillée de part en part. En effet, la voiture avoit beaucoup souffert du mauvais temps qu’il avoit fait toute la soirée, et la pluie y avoit pénétré, je ne sais comment.

Madame Mirvan, Marie et moi, nous nous servîmes, comme auparavant, de l’équipage du capitaine. Dès qu’il fut instruit de cet accident, il eût la politesse de s’emparer de la place qui étoit vacante dans notre voiture, sans se mettre en peine de madame Duval, ni de M. Dubois. Sir Clément Willoughby avoit sa voiture qui l’attendoit.

Je demandai d’abord la permission de céder ma place à madame Duval, et je fis mine de mettre pied à terre ; mais madame Mirvan m’arrêta, en remarquant que ce seroit m’exposer à retourner seule en ville, soit avec l’étranger, ou avec sir Clément.

« Ne vous inquiétez point de notre vieille, s’écria le capitaine ; elle est à l’épreuve de la pluie : je réponds d’elle ; et d’ailleurs, comme nous sommes tous Anglais, elle ne risque pas de rencontrer pire que nous ».

« Je ne prétends pas la protéger, répondit madame Mirvan ; mais, comme elle appartient à notre partie, il seroit de la dernière indécence de l’abandonner dans un tel embarras ».

« Peste ! reprit le capitaine, que l’accident de madame Duval avoit mis de fort bonne humeur : si un de ces vilains Anglais lui faisoit quelque honnêteté, ce seroit un coup de poignard pour elle ».

Madame Mirvan l’emporta cependant, et nous descendîmes tous pour attendre que madame Duval fût pourvue d’une autre voiture. Nous la trouvâmes avec M. Dubois, au milieu des laquais, occupée à essuyer son négligé, qu’elle disoit être d’une étoffe de Lyon d’un nouveau goût, et auquel elle s’intéressoit beaucoup. Sir Clément Willoughby lui offrit son équipage ; mais elle étoit trop piquée de ses railleries pour l’accepter. Nous attendîmes long-temps, sans qu’on pût se procurer une autre remise. Enfin le Capitaine consentit à accompagner sir Clément, et nous montâmes toutes quatre dans le carrosse de madame Mirvan. Madame Duval demanda avec instance qu’on y accordât une petite place à M. Dubois, et le capitaine se prêta à cette complaisance, seulement pour se débarrasser de cet étranger.

Notre voiture prit le devant. Nous fûmes tous taciturnes et d’une humeur sociable ; car les difficultés qu’exigeoient ces arrangemens, avoient ennuyé et fatigué tout le monde. Nous continuâmes notre chemin sans dire mot ; mais notre silence ne fut pas de longue durée : à peine étions-nous à trente pas de Ranelagh, que la voiture se brisa, et nos voix se firent entendre toutes à la fois. À en juger par nos cris, je suis sûre qu’il n’y eut personne qui ne nous crut blessés à mort. Le cocher arrêta, les domestiques accoururent à notre secours, et nous descendîmes tous sains et saufs. Il faisoit nuit et il pleuvoit. Aussi-tôt que j’eus mis pied à terre, je me sentis soulever par sir Clément Willoughby : il me demanda la permission de me secourir, et sans attendre ma réponse, il m’emporta dans ses bras à Ranelagh.

Il s’informa avec beaucoup de zèle si j’étois blessée. Je l’assurai que je ne m’étois pas fait le moindre mal, et je le priai de me quitter pour rejoindre le reste de notre société, dont j’étois très-inquiette, puisque j’ignorois s’ils étoient tous échappés aussi heureusement que moi. Il me dit qu’il se croyoit fort honoré de mes ordres, et qu’il couroit les exécuter ; mais me voyant mouillée, il me pressa d’entrer dans une chambre chaude. Il n’écouta pas mes objections, et me força de le suivre dans un appartement, où nous trouvâmes un bon feu, et quelques personnes qui attendoient leurs voitures. Je pris une chaise, et je le priai de nouveau de se retirer.

Il s’en alla en effet ; mais il reparut presque aussitôt : il me dit qu’il pleuvoit à verse, et qu’il avoit ordonné à ses domestiques d’aller au secours des Mirvan, et de leur porter de mes nouvelles. J’étois très-fâchée de ce qu’il n’avoit pas pris cette peine lui-même ; mais comme je n’étois pas fort liée avec lui, je ne voulus pas lui en faire des reproches, ni l’engager malgré lui à cette complaisance.

Il approcha sa chaise de la mienne, et m’ayant demandé une seconde fois comment je me portois, il ajouta à voix basse :

« Miss Anville me pardonnera, si le desir de me justifier me porte à saisir cette occasion pour lui faire mes excuses de la conduite extravagante que j’ai tenue au ridotto. Soyez persuadée, mademoiselle, que j’en ai un regret sincère ; et s’il m’étoit permis de vous avouer ce qui m’a encouragé à…

Il s’arrêta ; mais je ne lui fis point de réponse. Je me rappelois la conversation dont miss Mirvan avoit été témoin, et je supposois qu’il me parleroit de la part que mylord Orville y avoit eue : je n’étois guère curieuse d’entendre répéter ce récit. La suite de notre entretien me prouva, en effet, que je l’avois devinée : j’ignore quel étoit son dessein, à moins qu’il ne voulût se faire un mérite d’avoir pris ma défense.

« Et cependant, continua-t-il, mes excuses ne serviront qu’à mettre au jour ma trop grande crédulité, mon défaut de jugement et de pénétration. Il ne me reste donc qu’à vous demander pardon, et espérer qu’à l’avenir… ».

Dans ce moment, le domestique de sir Clément ouvrit la porte, et j’eus le plaisir de revoir le capitaine, madame Mirvan et sa fille.

« Oho ! s’écria le capitaine, vous voilà logés bien et à votre aise ; mais nous allons vous chasser de vos quartiers. Venez, Lucie, Marie, approchez-vous du feu et séchez vos guenilles. Mais, parbleu ! où est restée notre vieille Française » ?

« Bon Dieu ! m’écriai-je, madame Duval n’est-elle pas avec vous » ?

« Avec moi ? non pas, Dieu merci ».

J’étois très-alarmée de ce qu’elle pouvoit être devenue ; et, s’il eût dépendu de moi, j’aurois été la chercher moi-même. On envoya de tous côtés des domestiques au-devant d’elle : le capitaine ne cessa de nous dire qu’il falloit nous tranquilliser et nous en fier au petit-maître Français, qui en prendroit bien soin.

Nous fûmes long-temps avant que d’avoir de ses nouvelles, et nous demeurâmes seuls dans la chambre. Mon inquiétude augmenta au point, que sir Clément en eut pitié ; il s’offrit d’aller lui-même chercher madame Duval, et il alloit se mettre en chemin, lorsqu’elle entra accompagnée de M. Dubois.

« Je sortois, madame, lui dit-il, pour vous chercher ».

« Vous êtes bien bon, monsieur, de venir lorsque le danger est passé ».

Elle étoit dans un état effroyable, couverte de boue depuis les pieds jusqu’à la tête, et dans une colère qu’il est difficile d’exprimer. Nous lui témoignâmes à l’envi l’intérêt que nous prenions à son désastre. Mais le capitaine, fidèle à ses manières grossières, ne la vit pas plutôt, qu’il partit d’un grand éclat de rire.

Nos soins et nos attentions l’empêchèrent de prendre garde aux insultes du capitaine ; et graces à son emportement et à sa détresse, il n’étoit pas difficile de la distraire.

Nous la priâmes de nous informer de son accident : « Hélas ! dit-elle, après que vous nous eûtes quittés, le pauvre M. Dubois ; — mais il n’y avoit pas de sa faute, car il est tout aussi mal accommodé que moi ».

Tous les yeux se tournèrent alors vers M. Dubois, qui, tout tremblant de froid, se tenoit au coin du feu pour sécher son habit.

Le capitaine rit plus fort que jamais, et madame Mirvan faisant l’impossible pour occuper l’attention de madame Duval, la pria de reprendre le récit de son aventure ; elle continua ainsi : « Nous voulûmes nous en retourner par la pluie, et M. Dubois eut l’honnêteté de me soulever dans ses bras, pour m’aider à traverser un endroit où il y avoit de la boue par-dessus le talon. J’ai payé bien cher cette politesse, car au beau milieu de ces ordures, — que n’en étois-je à cinquante lieues ! — je ne sais comment il s’y prit, — je ne suis pourtant pas si pesante ; mais enfin le pied lui glissa, — je le suppose du moins, — et nous tombâmes tous deux à la renverse. — Plus nous faisions d’efforts pour nous relever, plus nous enfoncions, — et mon négligé de soie est entièrement gâté. — Nous sommes encore trop heureux d’être parvenus à nous relever ; car vous vous êtes mis peu en peine de nous, et personne n’est venu à notre secours ».

Le capitaine, ravi en extase, couroit de l’un à l’autre pour jouir en plein de leur détresse ; il poussoit des cris de joie, et secouant rudement la main de M. Dubois, il le félicita d’avoir touché terre anglaise. Ensuite il approcha une chandelle pour mieux examiner madame Duval, et il déclara que de sa vie il ne s’étoit si bien diverti.

La fureur de madame Duval étoit inexprimable : elle arracha le chandelier des mains du capitaine, frappa du pied, et finit par lui cracher au visage.

Ce procédé parut les calmer tous deux ; la joie du capitaine se changea en colère, et la fureur de madame Duval en crainte. Il est vrai que le premier s’annonça de manière à faire peur : il saisit la pauvre femme par les épaules, et la secoua avec tant de violence, qu’elle cria au secours. Il n’y avoit, ajouta-t-il, que sa vieillesse et sa laideur qui pussent lui épargner un traitement moins délicat.

M. Dubois, qui jusqu’ici étoit demeuré fort tranquille près du feu, se mêla enfin de la partie, et éclata en plaintes contre le capitaine. On fit peu d’attention à ce qu’il disoit, et d’ailleurs on ne le comprenoit pas. Madame Duval se soulagea par un torrent de larmes.

Après que nous les eûmes séparés, je la priai de permettre qu’une des servantes de la maison l’aidât à sécher ses habits : elle y consentit, et nous prîmes, pendant cet intervalle, toutes les précautions possibles pour la préserver du froid. Dans cette situation désagréable, nous attendîmes près d’une heure avant qu’on pût trouver une voiture, et ensuite nous partîmes dans le même ordre dont on étoit convenu avant notre accident.

Je ferai une visite ce matin à la pauvre madame Duval, pour m’informer de sa santé, dont je serois inquiette, si sa constitution ne me paroissoit des plus vigoureuses. Adieu, mon cher monsieur, jusqu’à demain.