Évelina/Lettre 19

La bibliothèque libre.
Évelina (1778)
Maradan (1p. 133-142).


LETTRE XIX.


Suite de la Lettre d’Évelina.


Samedi matin, 17 avril.

Madame Duval nous amena M. Dubois. Je m’étonne qu’elle s’avise de l’introduire dans une maison où il est si mal reçu : je trouve tout aussi singulier qu’elle ne sorte jamais sans lui. Cependant je n’aurois peut-être point fait cette remarque, si le capitaine Mirvan ne me railloit sans cesse sur le damoiseau de ma grand’maman.

Madame Mirvan les reçut tous deux avec l’honnêteté qui lui est propre ; mais le capitaine assaillit tout de suite madame Duval de la manière la plus insultante : « Eh bien ! madame, lui dit-il, vous qui avez vu le monde, expliquez-moi un peu ce que vous préférez, la chambre chaude à Ranelagh, ou le bain froid que vous prîtes ensuite ? Mais certes vous avez un air si bien portant, que je vous conseille de redoubler la dose ».

Madame Duval. « Ma foi, monsieur, on ne vous demande pas vos conseils, et vous pouvez les garder pour vous : d’ailleurs, ne vous en déplaise, il me semble que ce n’est pas une bagatelle que d’être éclaboussée, d’attraper un rhume, et d’abîmer toutes ses hardes ».

Le Capitaine. « Éclaboussée, dites-vous ? et n’est-ce que cela ? — Je vous croyois trempée de la tête aux pieds. — Allons donc, ne faites pas la petite bouche, ce seroit gâter le conte : souvenez-vous que vous étiez percée jusqu’à la moelle des os. Par la sambleu ! j’en rirai toute ma vie. La pauvre dame laissée à l’abandon, et assaisonnée de la sorte ! et puis monsieur le Français à côté de vous, mouillé comme un rat ».

Madame Duval. « Plus notre embarras étoit grand, plus vous avez eu tort de n’être pas venu à notre secours. Vous saviez très-bien où nous étions, et je vous ai entendu rire à gorge déployée le moment où cet accident arriva : d’ailleurs il n’est que trop vraisemblable que c’est vous qui nous avez renversés ; car M. Dubois m’a dit que sans un croc en jambe qu’on lui a donné, il ne seroit sûrement pas tombé ».

Le capitaine jeta des éclats de rire si immodérés, que je commençai à croire cette imputation fondée ; mais il nia absolument le fait.

Madame Duval. « Pourquoi donc n’êtes-vous pas venu nous secourir » ?

Le Capitaine. « Moi ! croyez-vous que j’avois oublié que je suis Anglais, un vilain, un brutal Anglais » ?

Madame Duval. « Fort bien, monsieur, fort bien ; mais j’étois une sotte d’attendre mieux de vous : cela ressemble au reste de la pièce, à l’offre gracieuse que vous me fîtes de me faire sauter la portière, la première fois que je vous vis. Mais ce qui est très-certain, c’est que je suis décidée à ne plus vous choisir pour me conduire à Ranelagh ; car si j’avois eu le malheur de tomber sous les chevaux, je parie que vous n’eussiez pas bougé d’un pas pour me sauver la vie ».

Le Capitaine. « Je vous réponds bien que non, madame, pas pour tout au monde : je connois trop la bonne opinion que vous avez de votre nation, pour vous faire l’affront de croire qu’un Français puisse avoir besoin de moi, quand il est question de vous défendre ».

Madame Duval. « Bravo, monsieur, continuez ; cela est digne de vous. Si le pauvre Dubois n’avoit pas partagé avec moi ce fâcheux accident, je n’aurois eu besoin des secours de personne ».

Le Capitaine. « Je vous promets que les miens vous eussent laissé en plein repos : je sais mieux garder mon rang. D’ailleurs, il ne s’agissoit que de vous plonger un tant soit peu ; vous pouviez arranger cela à vous deux ; et j’aurois été de trop ».

Madame Duval. « Je pense que vous cherchez à me faire accroire que monsieur m’a joué ce tour à dessein » ?

Le Capitaine. « Mais très-certainement ; qui en douteroit ? Un Français faire une mal-adresse ! vous n’y pensez pas, madame : passe encore pour un rustre Anglais. À quoi bon tous les sauts et les cabrioles de vos maîtres de danse, si vous ne savez pas seulement tenir l’équilibre » ?

Pendant ce dialogue, sir Clément Willoughby se présenta dans la salle. Il affecta de fréquenter la maison sur le pied d’une ancienne connoissance ; et ces mêmes airs de familiarité, dont je suis si choquée, servent précisément à le mettre bien dans l’esprit du capitaine, dont il a le talent d’étudier tous les caprices.

Après l’avoir accueilli avec beaucoup d’amitié, M. Mirvan lui dit : « Vous venez à point nommé, mon garçon, pour arranger un petit différend entre madame et moi. Vous imagineriez-vous que le bain que monsieur lui administra l’autre soir, n’a pas été de son goût » ?

« J’aurois cru, répondit sir Clément avec un grand sérieux, que l’amitié qui subsiste entre monsieur et madame, eût dû prévenir tout événement fâcheux : mais peut-être ne se sont-ils pas entendus d’avance ; et, dans ce cas, monsieur a commis une petite inattention ; car, selon mon avis, il auroit dû s’informer auparavant de l’espèce de terrain auquel madame donne la préférence ».

« À merveille, monsieur ! s’écria madame Duval, vous voudriez nous mettre aux prises : mais on ne se joue pas de moi à si peu de frais. Épargnez vos peines ; j’ai déjà pénétré votre intention ».

M. Dubois, qui étoit parvenu à démêler le sujet de la conversation, entreprit de plaider sa cause avec beaucoup de solemnité. Il espéroit, dit-il, que la compagnie conviendroit du moins qu’il n’appartenoit point à une nation de sauvages, et qu’ainsi il étoit incapable d’offenser une dame de propos délibéré ; qu’au contraire, en tâchant, comme il étoit de son devoir, de sauver madame Duval, il en avoit pâti lui-même, de façon à s’en ressentir long-temps. Puis il ajouta, avec une physionomie alongée, qu’il se flattoit qu’on ne le taxeroit pas de prévention, s’il soutenoit que cette malheureuse chute ne devoit être attribuée qu’à un choc violent qu’il avoit reçu de quelque personne mal-intentionnée ; qu’il ne décideroit pas cependant si c’étoit dans le dessein de faire tomber sa dame, ou seulement pour éclabousser ses habits.

Cette contestation fut enfin terminée par madame Mirvan, qui nous proposa d’aller voir le cabinet de curiosités de Cox. On fut bientôt d’accord, et on fit arrêter des voitures.

Ce cabinet offre des choses surprenantes et d’une grande richesse : il m’intéressa peu cependant ; c’est une pure parade, mais il est vrai qu’elle tient du merveilleux.

Pendant que nous faisions le tour de la salle, sir Clément Willoughby me demanda mon sentiment sur ce brillant spectacle.

Je lui répondis que je le trouvois joli, et même ingénieux ; mais que je sentois malgré cela un certain vide, dont je ne savois pas trop rendre raison.

« Supérieurement bien répondu, s’écria-t-il ; vous avez défini à la lettre mes propres sentimens, mais avec une finesse à laquelle je n’aurois jamais pu atteindre. J’étois bien sûr, que votre goût est trop bon pour pouvoir être flatté de ce qui ne parle pas à l’esprit ».

« Pardieu, s’écria madame Duval, vous êtes bien difficiles vous deux : si ceci n’est pas de votre goût, que pourrez-vous donc trouver de beau ? C’est le coup d’œil le plus grand, le plus brillant, le plus exquis que j’aie encore vu en Angleterre ».

« Je suppose, reprit le capitaine en ricanant, que cela est dans votre goût français ; cela y ressemble assez, car ce ne sont que de pures babioles. Mais, dis-moi, mon ami, ajouta-t-il, en s’adressant à celui qui nous expliquoit ces curiosités ; de quelle utilité est tout ceci ; Je ne suis pas assez sorcier pour le deviner » ?

« En effet, répliqua madame Duval avec dédain, comme si chaque chose devoit avoir son utilité » ?

« N’admirez-vous pas, monsieur, répondit notre conducteur, l’industrie du méchanicien, la beauté du travail ? Toute personne de goût peut aisément appercevoir l’utilité d’ouvrages aussi extraordinaires ».

« Votre personne de goût doit être, dit le capitaine, un fat ou un Français ; ce qui revient à-peu-près au même ».

Nous étions occupés alors à examiner une pomme de pin qui renfermoit un nid d’oiseaux chantant ». Ha ! s’écria madame Duval, voilà qui est plus joli que tout le reste, je n’ai rien vu de plus élégant dans tous mes voyages ».

« N’as-tu pas, mon ami, dit le capitaine au conducteur, d’autres pommes que celle-là » ?

« Comment, monsieur » ?

« C’est que je te prierois de m’en donner sans oiseaux ; car, vois-tu, je ne suis pas Français, et j’aime les choses solides ».

Ce spectacle finit par un concert de musique mécanique : je ne saurois expliquer comment elle fut exécutée ; mais l’effet en étoit charmant. Madame Duval étoit ravie en extase, et le capitaine la contrefaisoit par des contorsions ridicules qui attirèrent l’attention de toute l’assemblée. Pendant qu’on exécuta l’antienne d’un couronnement, madame Duval affectoit de battre la mesure et d’exprimer sa satisfaction par différent gestes.

Le capitaine demanda au plus vîte des odeurs : une dame eut la politesse de lui présenter son flacon, et il n’eut rien de plus pressé que de le mettre sous le nez de la pauvre madame Duval : la trop grande quantité qu’elle en prit par distraction, lui fit jeter de hauts cris. Dès qu’elle fut remise, elle éclata, comme de coutume, en invectives ; mais le capitaine protesta qu’il n’avoit pris cette précaution que par pure amitié, les transports de la dame lui ayant fait craindre qu’elle ne se trouvât mal. Cette excuse, loin de l’appaiser, amena une forte querelle, qui n’eut d’autre effet que de divertir le capitaine. Il est toujours si bruyant en public, que très-souvent nous avons honte de lui appartenir.

Madame Duval, malgré sa colère, ne fit aucune difficulté de venir dîner avec nous. Madame Mirvan avoit retenu des places au théâtre de Drury-Lane, et elle l’invita poliment d’être de la partie : son rhume l’empêcha d’accepter la proposition. Je suis fâchée de son indisposition ; mais je ne regrette point le refus qu’elle fit de nous accompagner. Sans oser la juger sévèrement, je dois avouer pourtant qu’elle n’est point de la classe des personnes auxquelles je puis donner mon approbation.